Deux garçons.

Deux délinquants.

Deux manières différentes de voir le monde.

Enfin, pas si différentes que ça.


Il en avait marre de tout. D'aller au lycée, de faire semblant d'en avoir faire quelque à foutre, de faire semblant d'essayer. Marre de se réveiller chaque matin en sachant pertinemment à quel point il serait ennuyé quand il rentrerait, et cette lassante routine s'imposait sur ses épaules comme un fardeau inévitable. C'était bientôt la fin de l'été, bientôt. Et il allait devoir la supporter une année de plus. Il lui sembla qu'il n'avait pas encore vécu, et c'était peut-être vrai – d'ailleurs, de l'été, il n'avait pas fait grand chose. Lui qui aimait sortir, il était resté dans la maison, à s'occuper des corvées, de ce qu'il y avait à faire, plus précisément, de ce qu'il y avait à faire et que personne ne faisait.

Jean ne voulait voir personne. Ça ne changeait pas de son humeur habituelle, d'ailleurs, Jean n'aimait pas parler. Mais ce soir plus que d'habitude, il se sentait susceptible de s'énerver, et c'était une chose qu'il ne voulait pas faire. Pas ici, pas maintenant. Pas comme ça.

"Tu veux en parler ?" lança sa mère, appuyée dans l'encadrement de la porte. En parler ? Jean voulut rire. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas parlé. Elle, le silence ou Marco, son demi-frère – par alliance seulement – d'un an son cadet, quelle différence cela pouvait-il faire ? De toute manière, Jean n'avait rien à dire. Et il était fatigué qu'on lui pose des questions.

Bien sûr, sa mère faisait référence à l'air étrange qu'il arborait depuis quelques temps, bien plus étrange qu'à son habitude. Et même si sa mère avait mis du temps à venir le voir, elle était là, et Jean réalisa combien il devenait de pire en pire. La journée, il s'occupait du mieux qu'il pouvait, on pouvait même dire qu'il participait. Mais quand il n'y avait plus rien à faire, Jean devenait un fantôme qui n'ouvrait la bouche et ne se montrait que lorsque c'était véritablement nécessaire. Le reste du temps, il essayait de gérer l'horrible lassitude qui coulait en lui comme un venin, s'empêchant de trop basculer du côté sombre.

Jean leva les yeux de son exercice de maths, celui-là même qu'il avait posé devant ses yeux pour faire mine de s'occuper. En réalité, il n'avait même pas lu l'énoncé, et il essayait encore moins. Il avait songé à quelque chose, puis autre chose, et ici s'était-il retrouvé, perdu encore une fois dans le vaste monde se ses pensées. Il avait attendu tant de temps que sa mère le remarque, et maintenant, il cultivait cette haine silencieuse pour celle qui lui avait donné la vie. Il avait déjà vu son père s'en aller sans un mot quand il avait treize ans, et le goût amer de l'abandon était assez déplaisant. Sa mère n'était pas méchante, elle était simplement spéciale. Mais Jean en était sûre : il ne voulait vraiment pas parler. Ni à elle, ni à qui que ce soit. Marco et sa bonne humeur n'auraient fait aucune différence.

"Non, merci," se contenta-t-il de répondre, avec la voix la plus polie et la plus neutre qu'il put. Jean ne voulait pas de problèmes. Certes, c'était un délinquant, et personne ne pouvait le nier – c'était même visible à son visage qu'il apportait des problèmes partout. Mais il ne souhaitait pas de problèmes là où il n'en avait pas besoin – créer des froids avec sa mère n'était pas sur la liste, alors il se contentait d'être neutre et impassible, comme s'il s'en fichait. Au fond, il savait qu'il s'en fichait un peu. Mais quand même, c'était toujours plus facile d'être poli et minimal que d'essayer. Essayer. Jean n'aimait pas essayer.

Elle lui sourit légèrement, comme si elle considérait son fils avec la plus grande tristesse du monde, mais elle n'ajouta rien, se contentant de l'observer quelques secondes – et il avait déjà détourné les yeux pour faire mine de se plonger dans son exercice de maths, pour lui donner une raison de s'en aller. Ne voyait-elle pas qu'il travaillait ? Elle devrait. Oh dieu, si seulement elle savait combien Jean était faux. À cette pensée, ce dernier se fit plus sombre encore et fronça les sourcils dans le vide, comme s'il se battait intérieurement – c'était probablement le cas. Finalement, elle se redressa, quitta le bout de mur contre lequel elle s'appuyait, et plissa le nez – c'était une manie qu'avait Jean, aussi – avant de quitter la pièce. Quand elle était entrée, la porte était grande ouverte, alors elle la laissa ainsi en repartant, mais Jean ressentit soudain un grand besoin de la fermer. D'ériger cette frontière entre lui et le reste du monde.

Assis en tailleur sur son lit dont les draps étaient désordonnés, comme toujours, Jean se leva brusquement et son stylo roula le long de son bloc notes, terminant sa course entre ce dernier et son manuel de mathématiques. Il sauta hors du lit et se précipita vers la porte pour la fermer. Jean perçut quelques éclats de voix avant que le bruit familier qu'il aimait tant – cela signifiait calme et tranquillité – de la porte se fermant ne retentisse à son oreille la plus proche. Immédiatement, il s'y adossa, poussant un long soupir. C'était souvent comme ça que se terminaient les journées. Une tentative de discussion, un sourire, même un coup d'œil tout simplement. La plupart du temps, c'était Marco qui s'en chargeait, profondément préoccupé par l'attitude de celui qu'il considérait comme son frère et ami proche.

Mais Jean n'avait pas d'amis. Aucun. Même pas un seul. Non qu'il soit particulièrement effrayant, c'était simplement quelque chose qu'il avait choisi, et ça lui convenait bien. Personne ne venait lui poser des questions. Alors, comme dans chaque jour de sa vie, lente et prévisible, il esquivait les questions, les regards et les sourires, et s'éclipsait hors de la réalité.

Quand il retourna vers son lit, il s'y jeta violemment, et son corps rebondit légèrement avant que le matelas ne se fige sous son poids. C'était quelque chose qu'il faisait beaucoup trop souvent, basculer sur son lit et fixer le plafond comme si l'histoire de sa vie y était écrite à l'encre indélébile. Parfois même il plissait les yeux comme si c'était écrit trop petit, et avait songé une fois qu'il devrait coller davantage de posters – ses murs en étaient déjà recouverts – pour s'empêcher de sonder le vide.

C'était l'été. L'été de l'année 1994 pour être plus précis. La tiédeur estivale englobait chaque être et le poussait jusqu'à la fainéantise la plus extrême. Le lycée ne reprenait que dans deux semaines et il profitait de chaque instant pour ne rien faire. Le matin, parfois, lorsque l'aube n'était pas trop rapide, il enfilait un survêtement trop grand et sortait courir dehors, des écouteurs dans les oreilles. Il aimait bien s'arrêter sur les docks de la ville, et le toit d'un bâtiment qui surplombait la zone de dépôt des marchandises maritimes. De là-haut, il pouvait dominer la mer et la plupart des habitations, et l'aube perçait à travers les immeubles. Il s'y asseyait, les jambes dans le vide, et contemplait le calme de la nature. Il aurait aimé être comme elle, serein et sans inquiétude. Imperturbable.

Des voix percèrent le silence et il se redressa sur ses coudes, alerte. Mais quand il reconnut celle de son beau-père et de sa mère, il soupira et se laissa retomber contre son lit. Cela ne valait pas le coup d'intervenir – ils se disputaient presque tous les soirs. Le père de Marco n'était pas un salaud, enfant, c'était même un chic type. Simplement, Jean avait grandi en pensant que les disputes aussi fréquentes dans un couple était chose normale, et il s'y faisait. Ce n'était pas trop violent, en tout cas, personne n'en venait jamais aux mains. Et puis, il n'y avait que Marco et lui ici, et ils étaient beaucoup trop âgés pour être affectés par ce genre de comportement qui, désormais, devenait plus banal qu'autre chose. Marco, à la limite, peut-être bien. Il était d'une sensibilité extrême et se sentait toujours très – non, trop – proche des choses et des gens. Il essayait de les comprendre, d'apporter la justice dans ce monde, et même si c'était quelque chose que Jean respectait, il savait que c'était peine perdue.

Il laissa ces voix se fondre dans le silence tandis qu'il posait sur ses oreilles les écouteurs reliés à son baladeur Sony, dans lequel il avait laissé une cassette récemment enregistrée, celle de The Offspring. Gotta Get Away se lança et il trouva ironique de faire le lien entre la chanson et sa propre histoire. Il ressentait ce besoin vital de s'en aller, mais comme la plupart des choses, c'était pour le moment une fantaisie. Jean ne pouvait pas s'accorder tout ce dont il rêvait – pour dire la vérité, il ne pouvait rien s'accorder d'autre que ce qu'il avait déjà; un toit, un lit, des cassettes, un passé ennuyeux, une tendance à chercher les ennuis quand il en avait l'occasion, et un sac lourd de rêves abandonnés. Jean n'était plus qu'un enfant parmi d'autres à qui on avait retiré cette part d'innocence. L'ambition ? Il n'en avait pas. Il ne prévoyait même pas de faire d'études – et travailler dans le supermarché du coin s'avérait être assez ambitieux pour lui. Des espoirs ? Non, c'était pour les losers, l'espoir. Et les rêves, ah, les rêves… il aurait aimé en avoir, mais rien ne s'apparentait ni de près ni de loin à un rêve. Sûrement en avait-il eu, un jour. Mais maintenant, il ne restait que les traînées sombres que ces derniers avaient laissées en brûlant.

Il faisait nuit, et Jean s'endormit sur des airs de punk rock.


Le soleil se couchait et l'enthousiasme de Marco grandissait peu à peu – ce qui avait le don d'agacer Jean. Marco était ce genre de garçon à trop exprimer ses émotions, et c'en était parfois même étouffant. Sûrement les ressentait-il pour deux ? Peut-être bien. Mais c'était définitivement une chose que Jean exécrait. Pour il ne savait quelle raison, il avait accepté d'accompagner son demi-frère à la fête qu'une de ses connaissances du lycée donnait, et il regrettait déjà l'élan de générosité qui l'avait pris. A bien y réfléchir, il ne voyait vraiment pas pourquoi il s'était rendu jusqu'ici. Sans doute avait-il eu pitié de Marco – il était assez raisonnable pour s'y rendre et revenir en vie, mais c'était sans compter sur les dangers de l'adolescence – et de l'alcool, aussi – alors on avait accepté qu'il s'y rende uniquement si Jean l'accompagnait.

Mains dans les poches de sa veste en jean beaucoup trop grande, il avançait avec nonchalance aux côtés d'un Marco souriant. C'était presque écœurant.

"Tes lacets sont défaits," fit remarquer Marco. Jean, à cette remarque, s'arrêta, et jeta un coup d'œil à ses bottes militaires, volumineuses et larges, qui rendaient ses jambes minces encore plus fines qu'elles ne l'étaient déjà. En effet, ses lacets étaient défaits. Jean les observa quelques secondes, semblant peser le pour et le contre. Cela valait-il la peine de les faire ? Non, absolument pas. Alors Jean haussa les épaules et reprit sa marche. Quand ils arrivèrent devant la maison déjà pleine d'adolescents pathétiques – selon Jean – il en profita pour se baisser et faire rentrer les cordons de ses lacets à l'intérieur de ses bottes. Ça devrait faire l'affaire. Marco, qui l'avait attendu, reprit sa marche et ils croisèrent quelques personnes avant d'entrer à l'intérieur.

La maison était plutôt spacieuse, en tout cas, plus spacieuse que la leur qui, malgré le fait qu'elle soit construite sur trois étages – deux étages et un rez-de-chaussée –, était incroyablement étroite. En effet, ici, c'était vaste et espacé, et chaque mètre carré était occupé par deux, trois, quatre – sinon plus – adolescents tous plus excités les uns les autres à l'idée de finir ivres. Certains commençaient déjà à basculer de l'autre côté, il le constata, mais le soleil ne s'était même pas encore couché et c'était pitoyable. Jean tenta vainement de retenir un soupir d'agacement, quand quelqu'un se planta devant eux, sourire aux lèvres.

"Salut, Marco !" lança-t-il d'une voix joyeuse, et Jean en conclut qu'ils se connaissaient du lycée. "C'est super que tu sois venu." Il fit une pause, comme s'il venait de remarquer la présence de Jean et, moitié intimidé, moitié excité, il posa des yeux brillants sur ce dernier. "Et tu as amené…" Il ne termina pas sa phrase, attendant que Marco lui apporte des informations – ce qu'il fit.

"Jean," fit-il, "mon demi-frère." Il lui lança un sourire et Jean put sentir à quel point il était fier de l'exhiber de cette manière. Jean s'en serait senti offusqué qu'il s'agissait d'une autre personne, mais c'était Marco, alors c'était une autre histoire. D'ailleurs, ce n'était pas désagréable pour son égo, qui se gonflait à mesure que Connie semblait perdre sa mâchoire. Jean était très grand, plutôt imposant de par sa nonchalance – sa posture en elle-même était intimidante, tellement agacée et pourtant si naturelle –, et il fallait bien noter quelque chose : Jean était un punk. Son arcade sourcilière et sa narine droites étaient munies de piercings, et son oreille gauche comportait deux piercings, à mi-hauteur de cette dernière. Aussi, on pouvait distinguer sans mal des tatouages courir jusque dans son cou, s'enfuyant hors de son t-shirt. De toute évidence, Connie ne fréquentant pas de telles personnes. Celui-là semblait s'être égaré dans son examen minutieux du nouvel hôte et Marco ajouta, "il n'est pas aussi féroce qu'il en a l'air."

Jean sourit de manière provocante, comme pour lui prouver tort. Connie haussa un sourcil surpris, hésitant entre fuir et taper dans ses mains, et hocha la tête en faisant une moue ravie. "Alors, fais comme chez toi, Jean." Il était sincère. Ce gars ne semblait pas avoir de problème avec le fait d'accueillir la moitié du lycée sous son toit, et que les trois quarts soient des inconnus.

"Difficile," grogna Jean comme pour lui-même à la remarque qu'il venait de faire. Chez lui, ici ? Déjà, c'était trop grand, trop spacieux. Trop… aisé. Ce n'était pas lui, pas son genre, c'était bizarre tout simplement. Connie, néanmoins, ne l'entendit pas, et se contenta de jeter un dernier sourire à Marco avant de s'éloigner vers d'autres convives inconnues à accueillir. Quand il fut complètement parti, Jean haussa un sourcil en direction de son demi-frère. "Tu es sérieux ?"

"Quoi ?" fit Marco dans un haussement d'épaules.

"C'est ça, l'hôte de la fête ?" Il ricana tout bas. "On dirait qu'une certaine personne essaye de gravir les marches de la hiérarchie de la popularité, hm." Cette idée l'amusait profondément. Ces gens qui se donnaient la peine d'attirer la masse humaine simplement pour gagner un rang social dans l'univers des lycéens superficiels et archaïques, c'était au-dessus de ce qu'il pouvait s'imaginer. Pouvait-on vraiment être motivé par ça ? Et pouvait-on vraiment penser qu'une tentative aussi ridicule – quoique l'alcool semblait couler à flot, et ça, pour sûr, ne déplaisait à personne – allait marcher ? c'était presque de la compassion que Jean ressentait à l'égard du type qu'il venait de rencontrer. Plutôt petit et les cheveux rasés à la militaire, il avait pourtant l'air sympathique. Exactement le genre de personne que Jean ne supportait pas.

Ils passaient de la pop rock en fond musical, une chanson que Jean ne semblait pas connaître – de toute manière à part du punk rock et les chansons déprimantes qu'il était de temps à autre – non sans honte – il ne connaissait pas grand chose. Les filles se déplaçaient entre les corps à la recherche de garçons à kidnapper, et ces derniers s'approvisionnaient en alcool. Après, pour s'en goinfrer, en offrir aux jolies filles, les balancer au visage des gens qu'ils n'appréciaient pas, il s'en fichait. C'était simplement un constat. Il soupira derechef et Marco attrapa sa manche l'espace d'une seconde, pour attirer son attention.

Comme son frère se frayait un chemin dans la foule – jusqu'au buffet, enfin, la table sur laquelle les boissons avaient été posées –, il s'activa à sa suite, peu désireux de se retrouver seul dans cet endroit bourré à craquer d'adolescents ignorants et pathétiques. Jean bouscula par inadvertance quelqu'un au passage, mais tandis que la victime s'offusquait en se massant l'épaule, Jean l'ignora et omis particulièrement de se retourner pour s'excuser. Il regrettait déjà d'être ici.

"Puisque tu es là, pourquoi tu n'irais pas rencontrer des gens ? Parler un peu."

Jean grimaça. Parler. Rencontrer des gens. Non, définitivement pas son genre. Il haussa un sourcil dans un geste ennuyé et soupira. "Non. Je suis venu pour te rendre service. Tu sais quoi ? Je pense que je vais aller faire un tour en ville. Tu n'as qu'à me dire à quelle heure tu veux que je passe te chercher." Il vit son frère pâlir. De toute évidence il ne pensait pas que Jean pourrait l'abandonner ici, encore moins mentir à ses parents. Il n'avait cependant pas vraiment menti… le deal était de l'accompagner, non ? Personne n'avait précisé qu'il devait veiller sur son cadet toute la soirée. Jean savait qu'il déformait les mots de leurs parents mais il s'en fichait bien, dans l'instant.

"Tu devrais plutôt rester," fit Marco d'une voix mal à l'aise, tout en versant du ponch dans un gobelet. "Je veux dire, tu pourras avoir des ennuis."

Jean éclata de rire. "Écoute Marco, c'est ici que je risque le plus d'en avoir – d'après la tête qu'a fait ton ami, les gens de mon espèce sont plutôt rares ici. Et si je reste ici une minute de plus je risque de tuer quelqu'un." Il n'avait pas tort. Les gens le regardaient de manière étrange, chose qu'il avait tentée d'ignorer mais ça devenait trop persistant pour qu'il parvienne à passer outre. Il ne voulait pas provoquer de bagarre, gâcher la fête de son frère, alors il prenait sur lui – mais chaque fois qu'il surprenait des yeux sur lui, il sentait ses nerfs exploser. Il avait toujours eu, depuis tout petit, cette tendance à se battre sans raison valable, juste pour le plaisir du conflit. Au fil du temps, c'était devenu bien plus qu'une tendance ; c'était lui-même, son caractère, sa peau et ses poings, et la manière qu'il avait de soupirer et de fermer ses paupières à moitié quand il sentait qu'il avait besoin de cogner quelqu'un.

Au lycée, il avait beaucoup d'ennuis à cause de ça. Ses allées et venues chez le proviseur Pixis lui avaient valu de nombreuses remarques, de lui et de ses professeurs, mais si ce n'était pas ça qui allait intéresser Jean, entendre se les faire rabâcher à longueur de temps était quand même désagréable. On menaçait toujours de l'expulser mais chaque fois qu'il se bagarrait, il obtenait toujours, systématiquement, une suspension de deux heures. 'Pour ne pas donner une mauvaise image', disait le proviseur comme excuse ou, autrement, c'était 'juste pour cette fois'. Jean avait perdu espoir. Il ne se ferait jamais virer de l'établissement à moins qu'il ne tue quelqu'un de plein gré et de manière sauvage. Jean eut un semi-sourire à cette pensée et balaya le regard désapprobateur de son frère.

"Je vais sortir fumer une cigarette, d'accord ?" Et il posa une main rassurante sur son épaule avant de sortir. Il dut donner des coudes et des bras, mais il n'était pas doux ni même galant, alors ce n'était pas un problème de se créer une voie vers la sortie. Il dépassa un couple, dont la fille laissa traîner ses yeux dans sa direction, sourcils froncés comme s'il était un monstre, une anomalie, et descendit les marches du perron pour s'asseoir sur le trottoir, tout au bout de l'allée pleine de voitures.

Il entendait encore la musique, si nettement qu'il en distinguait même les paroles. Jean s'assit nonchalamment sur le bord du trottoir, jambes écartées, et s'accouda à ces dernières après avoir sorti son paquet de cigarettes rouge de sa poche, des Brooklyn. Jean fumait sans arrêt. Chaque fois qu'il en avait l'occasion, qu'il se sentait sur les nerfs – quasiment tout le temps. Il n'aimait pas particulièrement l'odeur ni la sensation, mais c'était une drogue comme une autre, les gens qui se rongeaient les ongles n'aimaient pas forcément le faire non plus. C'était simplement devenu un mécanisme automatique chez lui. Alors il alluma sa cigarette avec son briquet, le plongea dans la poche avant de sa veste, et porta cette dernière à ses lèvres. Quand elles se séparèrent de ses lèvres, un nuage de fumée s'élevait dans la lumière reposante de la soirée. Tout petit, à peine perceptible. Mais là.

Quelque chose – non, quelqu'un – le tira de sa quiétude solitaire. Il pensa d'abord que c'était un bruit de voiture, comme un crissement de pneus ou un frein, mais c'était bien quelqu'un. Alors Jean se retourna et, à sa gauche, devant la maison voisine, trois types se faisaient face en un cercle déformé, tous penchés en avant avec les poings serrés et en appui sur leur jambe la plus adroite. Une bagarre. Jean sourit. Autrefois, il s'y serait peut-être mêlé sans demander leur avis, mais aujourd'hui, il préférait regarder le spectacle de loin. Il n'y avait personne dans la rue – de temps à autres une voiture passait mais disparaissait au coin de la rue ; et les seules personnes qui s'étaient aventurées dehors étaient assises sous le perron, ou sur les marches, à bien des mètres de là. Jean profita du silence pour écouter, et de la tranquillité pour observer.

À sa plus grande surprise, il reconnut une tête blonde – Reiner. C'était un gars de sa classe, au lycée. Non qu'il eut un grand contact avec lui, mais si Jean ne parlait à personne, il retenait en revanche toutes les têtes qui l'entouraient. C'était sa manière de se protéger – contre quoi ? il n'en savait rien. Peut-être avait-il juste une bonne mémoire, sinon. À sa droite, il vit un grand brun – plus grand encore que lui – et incroyablement fin, se tenir maladroitement, et Jean devina qu'il ne voulait pas se trouver ici. De toute évidence, celui-là ne savait – ni n'aimait – se battre. En revanche, le troisième… il ne fallait qu'une seule seconde pour dire qu'il adorait ça. Si Reiner avait l'air en colère, celui-là, en revanche, avait l'air de prendre son pied, d'une manière presque perverse et sournoise.

Jean aurait voulu s'avancer pour voir de plus près, mais il était très bien ici, alors il tira une nouvelle latte sur sa cigarette et observa la scène se prolonger. Reiner donna un coup, mais le petit brun esquiva ; et le garçon à leurs côtés restait toujours là, sans rien faire, l'air paniqué. Si Jean faisait toujours la gueule, le petit brun, lui, avait l'air d'aimer la vie – ne serait-ce que pour gâcher celle des autres ? Sûrement. Il avait l'air profondément amusé, comme s'il était pris d'un sadisme soudain. Il ne pouvait pas voir, d'ici, la lueur dangereuse dans ses yeux, en revanche, il pouvait clairement discerner son sourire provocateur. Il est comme moi, songea Jean, et il fronça les sourcils en portant à nouveau la cigarette à sa bouche.

Reiner s'avança tout d'un coup et le petit brun s'écarta agilement, il attrapa l'avant-bras du blond et le tordit dans son dos, et presque immédiatement, crocheta l'arrière de son genou avec le sien, et Reiner perdit l'équilibre, si bien qu'il s'affala sur le sol avant même de s'en être rendu compte. Jean lâcha un rire amusé, assez fort pour être entendu, mais assez bas pour être ignoré. A cet instant, le petit brun se retourna vivement vers lui – si vivement qu'il manqua de sursauter – et il croisa – nettement cette fois – deux yeux verts brillants. Ils n'étaient aussi loin qu'il n'y paraissait, et Jean pouvait les entendre haleter sans mal. La musique en fond résonnait toujours comme une pulsation sourde, mais il n'y faisait même plus attention. Il avait les yeux rivés sur Reiner, à terre et sourcils froncés, et le petit brun, qui l'observait de manière presque froide. "Pas mal," lâcha Jean avec tout l'ennui du monde.

"Un problème ?" lança ce dernier, et il avait raison – tout dans sa voix avait cet air de défi. Il sourit légèrement, pour lui-même surtout. Il existait finalement des gens comme lui sur cette Terre. La seule différence était que ce gosse avait l'air d'apprécier la vie, et il savait comment s'amuser. Jean, lui, n'aimait pas s'amuser. C'était une perte de temps. Vraiment.

"Je fume," répondit-il en haussant un sourcil, comme pour le provoquer davantage, et porta sa cigarette à ses lèvres comme pour prouver ses dires. Il ne le quitta pas des yeux, même lorsqu'il expira et qu'une brume grise s'éleva hors de sa bouche. Le gars était plutôt grand, mais pas trop, assez mince, mais fort, il le devinait – et sa chevelure brune hirsute allait à droite à gauche de manière presque aussi sauvage que ses yeux ne l'étaient. Celui-là haussa un sourcil, méfiant, et fit quelques pas en arrière, ses yeux toujours bloqués sur lui. Il portait un t-shirt d'une bande qu'il ne pouvait pas lire d'ici et un jean bleu marine troué au genou droit. Et, avec tout ça, des converses noires abîmées et lorsque le garçon pivota pour faire face à Reiner, jugeant sûrement que Jean avait reçu trop d'attention jusqu'ici, il distingua un anneau planté dans sa lèvre inférieure, brillant légèrement dans l'obscurité. Décidément.

Les voix reprirent, plus étouffées, cette fois-ci – Jean était sûrement moins concentré, ou alors, ce petit brun avait pris soin de parler moins fort. Être observé, il devait aimer ça, quand ça gonflait son égo de cette manière. Mais l'attitude de Jean était loin d'être de celles qu'il recherchait chez ses spectateurs, et c'était sûrement pour ça qu'il avait manqué d'intérêt envers lui. De toute manière, Jean s'ennuyait. Il se leva, jeta nonchalamment sa cigarette sur la route et l'écrasa du bout de sa botte militaire, et plongea machinalement ses mains dans ses poches avant de retrouver son chemin vers la maison.