Chapitre 3

On aurait été bien en peine de déceler une seule étincelle d'hostilité dans les yeux de la petite métisse, la seule lueur qui semblait s'y refléter à l'instant présent était celle de la curiosité, une curiosité qui n'était pas obscurcie par l'ombre de la méfiance… Et pourtant, le visiteur qui s'était placé dans la ligne de mire de ce regard avait un certain mal à dissimuler l'appréhension qu'il suscitait.

Un visiteur des plus inattendues… Ce n'était certes ni une inconnue, ni leur première rencontre, et la possibilité qu'une seconde puisse survenir avait jadis traversé la conscience de la fillette, mais dans le cas de figure qu'elle avait anticipé, elle se serait plutôt attendu à croiser cette femme au bras d'un certain professeur Nimbus rougissant. C'était tout le mal qu'elle lui avait souhaité…

Et pourtant, la créatrice de sa ligne d'accessoires de mode favorite s'était présenté à sa chambre d'hôpital, sans y avoir été invité ni se faire annoncer. Même le chauffeur, qui était supposé être son époux, n'avait pas été convié à cet entretien.

Un entretien dont les premiers tâtonnements furent des plus laborieux… Certes, en un sens, les présentations étaient inutiles, de part et d'autres, mais les convenances comme la prudence leurs barraient le moindre raccourci, les condamnant à quelques circonvolutions aussi maladroites que futiles.

Après tout, le tuteur de la petite Haibara lui avait déjà dit tout ce qu'il y avait à savoir sur cette femme d'âge mûr, y compris et surtout des petites choses qu'elle aurait sans doute voulu conserver dans le secret de son cœur d'enfant, ce cœur qui avait continué de battre pour le même petit garçon pendant quatre longues décennies.

Et sa seule présence dans cette chambre témoignait amplement du fait que Fusae Campbell avait du bénéficier d'un petit cours de rattrapage sur Ai Haibara, au cours de ses secondes retrouvailles avec un ami d'enfance. Restait à savoir si Sherry ou même Shiho Miyano avait fait l'objet d'une de ses leçons… Une question qui ne manquait pas de titiller une fillette, quand bien même elle ne pouvait pas la poser de but en blanc.

« …j'imagine que ça a dû vous faire un choc de retrouver votre ami d'enfance… Particulièrement après tout ce temps… »

Inclinant légèrement la tête, aussi bien pour acquiescer à la remarque de son interlocutrice que pour se replonger dans ses souvenirs, des souvenirs autrement plus récents que ceux qu'elle avait l'habitude de dépoussiérer, Fusae se tourna vers la fillette avec un sourire énigmatique, même si la nostalgie lui donnait une teinte chaleureuse qui en accentua paradoxalement le mystère au lieu de l'atténuer.

« Pas tant que ça… Après tout, en un sens, le temps l'a complétement épargné… Hier comme aujourd'hui, il continue de prendre des petites métisses sous son aile, pour les protéger des loups qu'elles ne peuvent s'empêcher d'imaginer au coin de la rue, et les convaincre qu'il serait dommage de dissimuler leurs cheveux, de peur qu'ils les distinguent au sein de la foule dans laquelle elles voudraient se fondre… »

Une observation qui poussa Haibara à faire tourbillonner une mèche de cheveux auburn entre ses doigts, tout en rendant la monnaie de sa pièce à la styliste, sous la forme d'un sourire qui 'avait rien à envier au sien.

« Oh, ce n'est pas si habituelle que ça de me voir avec une casquette… Eh, que je sache, vous auriez eu du mal à ne pas remarquer mes cheveux, une certaine fin d'après-midi… »

Fusae haussa les épaules sans se départir de son expression.

« Certes, mais c'est l'intention qui compte. Le jour où j'ai observé une fillette du coin de l'œil quand elle est passée devant moi, je n'ai pas eu à chercher très loin pour savoir ce qui se passait sous sa casquette. Il m'aurait suffi de me rappeler de ce que je pensais encore à son âge… »

Haibara haussa un sourcil.

« Ce n'est pas comme si c'était la première fois que je me découvrais un stalker…mais je ne vous aurais jamais ajouté à ma liste, je l'avoue… Enfin, je suppose que c'était surtout mon tuteur qui vous intéressait, moi j'étais juste le cadeau promotionnel dont il se serait sans doute fort bien passé… »

« Je sais bien que c'est un procédé peu recommandable, et que je vous dois des excuses, mais en amour comme à la guerre, tout est permis, et il fallait bien que je me fasse une idée sur ma rivale. »

L'amusement fît passer une ombre bienveillante sur le visage de la styliste tandis qu'elle observait la réaction de la fillette face au titre dont on l'avait affublé.

« Oh, je sais bien que j'envisage toujours le pire, en tout cas quand il s'agit de la place qu'il pourrait me rester dans la vie d'Hiroshi après toutes ces années. J'ai même cru qu'il s'était présenté à notre premier rendez-vous encadré par une armée de petits enfants avant qu'il ne vienne me détromper. Mais il y avait quand même des signes qui ne trompaient pas. Il faisait un peu trop attention à sa ligne pour un célibataire, et je sentais bien que la voix de sa conscience devait avoir une deuxième propriétaire, vu la manière dont il ne pouvait pas s'empêcher de jeter des regards en coin à chaque bouchée d'une innocente pâtisserie. La maison était un peu trop bien tenue étant donné l'idée bien particulière que son unique habitant supposé se faisait d'un rangement digne de ce nom. Et surtout, il y avait toujours un prétexte plus ou moins plausible à me bafouiller quand s'approchait l'heure à laquelle une épouse pouvait rentrer du travail et surprendre quelqu'un en flagrant délit… On pouvait donc me pardonner d'avoir des soupçons, surtout quand j'ai vu qu'ils étaient au moins partiellement fondé. Après tout, dans cette petite bande d'enfants qui venait régulièrement égayer la solitude d'Hiroshi, il y en avait un, ou plutôt une, qui ne ressortait jamais pour rejoindre ses parents. J'ai longtemps attendu de rencontrer sa mère, mais comme tu dois t'en douter, c'était en vain… »

Qu'est ce qui était le plus troublant dans cette confession ? Qu'elle ait pu être crédible en tant qu'épouse de ce professeur Nimbus ? Ou qu'il ait réussi à se ménager un jardin secret à l'abri de sa petite marâtre soupçonneuse ? Enfin, il n'y avait pas non plus de quoi faire un drame… Ce quiproquo l'amusait plus qu'autre chose, et les tentatives d'Agasa pour fuir son statut de vieux garçon dans le dos de sa protégé représentait une agréable surprise pour elle plus qu'une trahison…

« Cela aurait été plus simple pour vous de lui poser directement la question, non ? »

Trouvant la force de se dépouiller de son couvre-chef, Fusae le tourna et e retourna entre ses mains d'un air songeur, tandis que la nostalgie se teintait d'un soupçon de mélancolie.

« Alors qu'il y avait une possibilité au-dessus de zéro pour que ce soit un veuf ou un divorcé qui me donne ma réponse ? Plus je t'observais discrètement, et plus j'avais du mal à envisager autre chose, et la première possibilité étouffait la deuxième un peu plus chaque fois que j'y réfléchissais… C'est pour ça qu'avant de tenter ma chance, j'ai préféré consulter celle qui aurait été en droit de manifester son opposition au cours d'une certaine cérémonie, et même sans doute bien avant…»

Un semblant de tristesse tenta bien de s'installer sur les lèvres d'une scientifique, mais leur pli moqueur rendait la position trop bancale pour qu'il s'y maintienne bien longtemps.

Elle avait l'occasion de donner sa bénédiction à son tuteur, et elle pourrait quitter cette maison sans le moindre remords, maintenant qu'il y aurait quelqu'un de mieux qualifié qu'elle pour prendre la relève et s'occuper de celui qu'on ne pourrait plus qualifier de vieux garçon. La corvée de se chercher un nouveau colocataire était un bien maigre prix à payer pour cette petite douceur, non? Oh certes, elle aurait souhaité que le préavis soit un peu plus long, mais avoir rajeunie de dix ans ne la dispensait pas de devoir grandir, et maintenant que son statut de réfugiée avait expirée, il fallait être assez mature pour ne plus en abuser…

« Si ça peut vous consoler, vous n'étiez pas si loin que ça de la vérité, dans mon cas…mais en ce qui concerne votre ami d'enfance, vous vous trompiez sur toute la ligne. Alors tâchez de ne pas attendre dix ans, cette fois, d'accord ? N'attendez même pas qu'il fasse le premier pas, si vous voulez mon avis, il n'y aura pas toujours de petit enfant pour le pousser dans votre direction… En contrepartie, il n'y en aura pas non plus pour vous congédier de cette maison à la sortie des classes..»

En temps normal, voir une rivale déclarer forfait de la plus radicale des manières, en vous signalant qu'il n'y avait jamais eu de compétition en premier lieu, même pas à titre posthume, était censé vous soulager d'un poids… Mais ce ne fût pourtant pas tout à fait le résultat chez celle qui avait entendu cet encouragement désabusé.

« Je ne suis pas venu pour te chasser de cette maison, tu sais… »

« Alors ne vous sentez pas coupable de le faire. Et ne vous inquiétez pas pour moi, notre voisin a une maison un peu trop grande pour lui. Un écrin approprié à son égo quand on y pense. Et ce ne serait pas la première fois qu'il y accueille un étranger venu d'on ne sait où, alors je ne devrais avoir pas trop de mal à m'y glisser… Au moins le temps de trouver mieux… »

Une éventualité qui semblait imprégné de douceur mais aussi d'amertume si on en jugeait à ce qui se reflétait dans les yeux de celle qui l'évoquait, ce qui ne manqua pas d'intriguer celle qui était censé être rassuré.

« Tu m'as peut-être détrompé, mais tu n'as pas non plus fait grand-chose pour me sortir de l'ignorance, tu sais… »

« Il n'y a pas grand-chose en dire. Qu'est-ce que je faisais chez le professeur ? Il m'a ramassé dans la rue, un jour de pluie, au moment où le petit chaton n'avait ni la force de s'enfuir, ni même celle de donner un coup de griffe… Qu'est-ce que je faisais dans la rue ce jour-là ? J'étais à la recherche d'un abri hors de portée de la belle-famille peu recommandable qui avait remplacé celle que j'avais perdu… Maintenant que les services sociaux ont enfin pu traiter mon dossier, je n'ai plus besoin de refuge…et avec votre retour, le professeur n'a plus besoin de refugiée non plus… C'est aussi simple que ça, et il n'y a pas besoin de s'y attarder plus longtemps… »

La tristesse n'avait pas réussi à se ménager la moindre petite place dans ce bilan d'une petite métisse sur l'année qui avait achevé de s'écouler. Shiho Miyano avait achevé son deuil, et si l'avenir continuait de demeurer incertain aux yeux de la petite Haibara, ce n'était plus de la frayeur ou du fatalisme qui s'y reflétait quand elle le regardait en face.

Pourtant, il y eut quelqu'un pour la contredire.

« Tu sais, petite, je crois que je ne suis pas la seule qui aurait du poser une certaine question à Hiroshi, au lieu de me mettre en tête de sortir discrètement de sa vie de peur d'y être de trop. Il m'arrive peut-être de faire des erreurs quand il s'agit de deviner ce qui a pu se passer dans la vie de mon ami d'enfance en mon absence, mais je ne crois pas m'être trompé quand je suis venu te demander si je pouvais avoir une petite place dans la tienne… même si je sais qu'elle ne pourra jamais combler le vide laissé par ta véritable famille. »

Pendant quelques instants, Fusae pu avoir le loisir de contempler une fillette dont l'attitude était approprié à son page, à la place du spectacle légèrement dérangeant par moment d'une enfant que le monde avait fait grandir un peu, et même beaucoup trop vite, sans lui laisser le temps de savourer une période où on ne lui demandait pas de jouer les adultes. Une vision attendrissante qui la conforta dans sa résolution.

Au point de lui donner la force d'ébouriffer gentiment la chevelure de son interlocutrice.

« Parce que, quand je t'ai observé, je n'ai pas seulement vu les regards en coin que tu jetais en direction de la belle-famille qui te hantait, ni la tristesse pour cette famille où tu ne pourrais plus te réfugier, j'ai vu aussi une petite fille…qui avait retrouvé une nouvelle famille. Même si elle est encore trop têtue pour l'admettre, ou trop craintive pour s'en rendre vraiment compte… Alors tu devrais y réfléchir encore un peu, avant de te mettre à la recherche de ce que tu as déjà trouvé, ou plutôt de celui qui t'as déjà trouvé, dans la rue, ce jour là… »

Haibara baissa la tête, dans l'espoir que les cheveux auburn qu'on lui caressait dissimuleraient l'impact des observations qu'on lui avait murmuré.

Mais pouvait-elle vraiment contredire l'amie d'enfance du professeur, maintenant que l'antidote avait suivi le même chemin que l'organisation ?

Shiho Miyano était peut-être supposée avoir atteint un âge suffisant pour se prétendre indépendante, mais la petite Haibara restait prisonnière d'un corps de fillette, et il n'y aurait pas de sursis pour la condamnation de dix ans qui lui était tombé dessus… D'une manière ou d'une autre, il lui faudrait trouver au moins une bonne âme pour recueillir cette petite orpheline…

Un constat qui sonnait comme une excuse malgré sa véracité, et une excuse inutile qui plus est, parce qu'après tout… le petite Haibara avait réellement besoin d'une nouvelle famille, même si elle ne s'en rendait compte qu'au moment où elle n'avait plus besoin d'en trouver une.

Lorsque l'entrevue prit fin, et que la styliste laissa la place à un petit garçon de sept ans, qui partagea la même réaction qu'Haibara en découvrant l'identité de celle qui était venu lui rendre visite, une métisse lui signala qu'elle n'aurait plus besoin de lui extorquer d'accessoires de mode jusqu'à la fin de sa vie…et qu'il devrait donc se résoudre à enfiler un certain uniforme si l'aide d'une scientifique se faisait cruellement, c'était en effet le mot, sentir.