Chapitre 1 : The Woman in White

"J'aimerais mourir maintenant, et qu'on en finisse."
Le garçon était jeune, affreusement maigre, ses coudes cagneux s'enfonçaient dans le matelas et son visage se tordait de douleur sans jamais une lueur d'apaisement. Le médecin avait un fils d'environ son âge. Il était blindé, immunisé contre la souffrance de ses patients, c'était indispensable dans son métier. Mais le gamin était affreusement pâle. Sauf là où les hématomes avaient teinté sa peau d'un arc en ciel macabre. Il lui faisait peine.
"On peut pas en finir?" Demanda encore le garçon en l'implorant de ses yeux bleus rougis par les nuits sans sommeil et les larmes qu'il refusait de laisser couler. Il portait le nom d'un ange et le médecin savait qu'entre deux soins, les infirmières se désolaient de le voir mourir à petit feu.
Les derniers bilans étaient mauvais. Terriblement mauvais. Le médecin se pencha sur le lit du garçon.
"Tu veux arrêter d'avoir mal, Castiel, pas mourir."
"A ce stade là, ça fait plus grande différence. » Grogna le gamin.
Cette nuit là, il passa sur la liste des prioritaires pour une greffe de moelle osseuse. A travers la porte fermée et le brouillard de ses nuits sans sommeil il entendit sa mère gémir et pleurer. La liste des prioritaires, autant dire la liste des morts imminents. Il ferma les yeux et tenta vainement de penser à autre chose qu'à la souffrance qui lui broyait les os et faisait couler de l'acide dans ses veines.

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Sur le papier c'était une bonne idée. Sur le papier c'était une bonne action et ça pouvait sauver une vie. Mais bordel qu'est ce que ça faisait mal! La crème anesthésiante qu'on lui avait passé sur la hanche n'anesthésiait que la peau mais pas l'os où un bourreau sadique allait enfoncer un mandrin tellement gros que Dean avait décidé de le décrire à Sam comme une corne de rhinocéros. Il serra les dents en s'accrochant à la certitude qu'il allait sauver une vie.
Ça lui faisait une belle jambe tiens !
"Ça va ?"
La voix venait de très loin et il hocha la tête en pensant que non, bien sur que non ça n'allait pas putain !
Il continua à proférer une litanie d'insultes dans sa tête jusqu'à ce que l'anesthésie générale le plonge dans un sommeil salvateur.

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"C'est une belle journée pour revivre non?"
Castiel n'eut pas le cœur de faire remarquer au médecin à quel point son exclamation joyeuse lui semblait ridicule. Mais la douleur s'était atténuée et pour ça il pouvait être reconnaissant. Restaient les nausées et la fatigue perpétuelle, mais le médecin promettait que ça irait en s'arrangeant.
"La greffe a pris, si tu es régulier dans le suivi de ton traitement, dans quelque temps ça ira mieux."

Castiel hocha lentement la tête et observa l'infirmière qui décrochait la poche de plastique qui pendouillait sur un pied à perfusion à sa droite. Il restait quelques traces sanglantes dans la tubulure qu'elle enroula sur elle même avant de mettre un bouchon à sa perfusion.

Il décida que le rouge clair était sa couleur préférée et s'endormit sans s'en rendre compte.

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La fille lui caressait doucement la main tandis qu'il somnolait dans son lit d'hôpital le reste de l'anesthésie le faisait flotter dans une hébétude bienheureuse.
"Tu veux faire quoi, plus tard?"
Dean entendit à peine la question et répondit la première chose qui lui passait par l'esprit.
"Rockstar."Souffla-t-il en ouvrant un peu les yeux. Ses paupières étaient si lourdes qu'il les referma presque aussitôt. "Mais j'aime aussi beaucoup les voitures."
Il s'endormit avant de finir sa phrase.
C'était pas si dur, finalement, de sauver une vie.

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Cinq ans plus tard.
Ils étaient dans un bar sans prétention qui les avait engagés pour une série de cinq représentations. Ils jouaient dans l'indifférence presque générale et vendaient parfois quelques CD qu'ils gravaient eux même. Dans l'ensemble c'était une vie qui leur convenait. Dean veillait sur Sam comme il l'avait toujours fait et Sam cherchait les ennuis comme il l'avait toujours fait. Souvent, ils s'asseyaient au comptoir, le vieux carnet en cuir contenant toutes leurs compositions entre eux, et, chacun un crayon à la main, écrivaient des chansons comme on fait des cadavres exquis.
Les premières pages étaient réservées à la liste des chansons et au fil du temps ils y avaient vu émerger des thèmes communs comme une très longue histoire d'horreur posée en rimes sur les accords de guitare de Dean et le rythme de la batterie de Sam.
"Tu sais, la plupart des gens écrivent des histoires d'amour dans leurs chansons." S'amusait le cadet, son grand corps vautré sur le bar, faisant tourner son tabouret d'un coté et de l'autre sans que ses épaules ni son torse ne bougent. Il finissait toujours par poser sa tête sur un de ses bras, son crayon pointé en l'air comme si l'inspiration allait le frapper comme la foudre. Ses cheveux trop longs et mal coupés effleuraient le bar poisseux.
"Faut croire qu'on est pas la plupart des gens." Répliquait Dean en faisant cliqueter son crayon sur sa bouteille de bière.
Plus tard dans la nuit, ils rentreraient au motel, le premier de l'annuaire, le moins cher, et s'endormiraient jusqu'au lendemain. C'était une vie d'errance et cela leur convenait.
Pourquoi cela fut il différent ce soir là?
Pourquoi au milieu de la petite foule indifférente y avait il un jeune homme qui ne quittait pas Dean des yeux? Ça arrivait quelque fois et ça le mettait plutôt mal à l'aise. C'était étrange pour quelqu'un qui avait décrété à dix huit ans qu'il voulait être rockstar de ne pas apprécier le regard des autres sur lui. Cela amusait beaucoup Sam d'ailleurs. Dean se savait capable de soutenir le regard d'une foule sans ciller, il l'avait déjà fait dans des circonstances plus ou moins agréables. Mais l'inconnu clignait à peine des yeux, ne bougeait pas de sa position au fond du bar et dardait sur lui un regard étrangement fixe. Dean manqua un accord et perdit le fil de sa chanson sans que personne d'autre que Sam ne s'en rende compte. Il se força à détourner le regard de l'inconnu au fond du bar et se concentra sur ce qu'il chantait. Il n'y eut pas d'autre incident au cour de la soirée.

A la fin de la représentation que Dean appelait « Tour de gratte », il laissa Sam remballer seul sa batterie tandis qu'il allait leur commander deux bières. La barmaid lui sourit.

« C'est la maison qui offre. » Dit elle. Il lui fit un clin d'œil et attendit son frère en vidant sa première boisson de la soirée. Sam revint peu après, ses baguettes dépassant de la poche arrière de son jean. Il tendit leur vieux carnet à Dean.

« Inspiré ? »

« Pas du tout. » Répondit l'aîné en lui tendant sa boisson. Sam se percha sur le tabouret de bar qu'il se mit à tourner de droite à gauche son seul point fixe semblant être ses mains enroulées autour de sa bière.

« Qu'est ce qu'il t'est arrivé tout à l'heure ? Ça fait des mois que je ne t'ai pas entendu rater un accord. »

« Il y avait un type qui me regardait. »

Sam haussa un sourcil orné d'un anneau en argent ( Dean avait cessé depuis longtemps d'essayer de comptabiliser les piercings de son frère, il lui semblait qu'il en avait un nouveau tout les mois et que d'autres disparaissaient au même rythme.) « Le mec en trench coat là bas ? » Demanda-t-il en désignant l'inconnu au fond du bar du goulot de sa bouteille. « Il te regarde toujours. Tu veux que je vous laisse seuls ? » Il avait un petit sourire moqueur qui déplut à Dean.

« T'as pas une pauvre groupie à traîner dans l'arrière salle au lieu de te foutre de moi ? » Grogna-t-il.

« Pourquoi pauvre ? J'ai pas eut de plaintes jusqu'à présent ! »S'amusa Sam.

« Tu sais qu'un jour faire partie d'un groupe de rock minable ne suffira plus à lever les filles ? Qu'il va falloir que tu développes une vraie personnalité pour ça ? » Se moqua Dean.

Sam se leva et poussa le carnet vers son frère. « Ou alors on se met sérieusement à devenir célèbres pour réellement gagner notre vie avec notre musique ? Au boulot grand frère ! »

Dean le regarda s'éloigner en compagnie d'une blonde qui faisait une tête de moins que lui et ils sortirent du bar laissant le chanteur seul en compagnie de sa bière et de son carnet. Il en tourna distraitement les pages sans y apporter la moindre modification.

« «Can I tell you something » est une bonne chanson. » Dit une voix grave à coté de lui. L'étranger au trench coat s'était approché du bar et se hissait sur un tabouret en faisant signe à la barmaid de lui apporter une bière.

« On se connait ? » Demanda Dean d'un ton revêche. Ce n'était pas comme ça qu'il aurait du s'adresser à une des rares personnes qui prêtaient réellement attention à sa musique, il le savait, mais l'étranger le mettait mal à l'aise. De près, ses yeux qui ne clignaient quasiment pas étaient d'un joli bleu un peu verdi par l'éclairage poussiéreux du bar. Il avait l'air jeune et fatigué.
« Vous m'avez sauvé la vie »
"Je me souviens pas d'avoir fait un truc pareil gamin." Répondit le musicien amusé.
"Il y a cinq ans, le 18 Septembre, vous avez fait un don de moelle osseuse. "
"Comment tu sais ça?" Demanda Dean en reposant brusquement sa bière sur le comptoir.
"Parce que j'étais le receveur."
"Je croyais que c'était anonyme ces trucs là !"
"Ça l'est. Ça m'a pris deux ans pour vous retrouver."
Il regardait Dean avec des yeux où le chanteur ne voyait rien d'autre qu'une sorte de soulagement. Il était quand même sur ses gardes mais ce mec, non, ce môme, savait quelque chose sur lui que seul Sam savait. Même leur père ignorait que Dean avait donné sa moelle osseuse. Il en conservait une petite cicatrice à la hanche qu'il effleurait du bout du pouce quand il se sentait un peu inutile, un peu minable d'avoir choisit une vie d'errance plutôt que de faire quelque chose d'utile à la société.

« Je m'appelle Castiel. » Dit l'étranger en lui tendant une main pâle que Dean serra par automatisme.
"Pourquoi avoir tenté de me retrouver? Tu as des réclamations à faire?"
Castiel secoua la tête et baissa les yeux vers sa propre bière qu'il n'avait pas touchée.
"Je voulais juste vous remercier. C'était important pour moi."
Dean ne répondit pas. L'autre se leva, emportant sa boisson avec lui après l'avoir salué. La voix du chanteur, à peine plus forte que le brouhaha du bar le retint.
"Qu'est ce que tu fais dans la vie?"
Castiel se retourna perplexe et Dean lui fit un petit sourire en haussant les épaules. "Je voudrais pas savoir que la vie que j'ai involontairement sauvée soit stupidement gâchée. Alors, tu en fais quoi de ta deuxième chance?"
"J'étudie les mathématiques." Dit Castiel. " Et la comptabilité."
Dean s'étouffa sur sa bière. "Tu te fous de moi j'espère?"
L'autre secoua la tête avec un petit sourire. Dean fit un geste du menton pour l'inviter à se rasseoir près de lui.
"J'aime l'immuabilité des chiffres. Quoi qu'on fasse, un et un font toujours deux."
Dean eut un petit sourire. "Parfois un et un ça fait trois, au bout de neuf mois."
Castiel eut l'air perplexe quelques secondes avant de comprendre et il secoua encore la tête. "C'est exactement pourquoi la comptabilité me plaît. Ce genre d'items n'entrent pas en ligne de compte."
"Tu es un gamin bizarre." Commenta Dean, amusé malgré lui.
"Vous avez des réclamations ?" S'amusa Castiel.
Dean haussa les épaules et ils finirent leurs bières en silence.
Castiel était encore là le lendemain soir et s'éclipsa juste après le tour de chant des deux frères. Dean ne le revit que plusieurs semaines plus tard.
De loin en loin ils partagèrent une bière et une unique fois, Dean le vit avaler quelques cachets avec sa première gorgée. L'idée du jeune homme s'insinua dans sa tête comme un chat qui miaule à la porte jusqu'à ce qu'on lui ouvre.
Castiel s'installa peu à peu dans sa vie comme le chat inconnu qui s'enroule sur le canapé sans qu'on lui ait rien demandé. En ronronnant si fort qu'on n'a pas le courage de le renvoyer. Castiel ne ronronnait pas, mais Dean n'arrivait pas à trouver en lui la moindre volonté de l'éloigner de lui. Cela dura comme ça plusieurs semaines, quelques mois.
Comment de cela passèrent ils un soir à leurs mains courant sur le corps l'un de l'autre, le dos de Castiel pressé contre le mur extérieur du bar où Free Will venait de se produire? Aucun des deux n'aurait su le dire. Cela semblait naturel et ils en avaient envie. Castiel aimait les choses certaines et immuables, Dean aimait la chaleur du moment. Ils fonctionnaient curieusement bien, comme si la compatibilité de leurs sangs leur assurait la compatibilité de leurs âmes.
"Pourquoi tu as attendu si longtemps pour te montrer?" Demanda Dean entre deux baisers. Castiel embrassait comme s'il n'existait rien au monde de plus important que les lèvres du musicien contre les siennes.
"Je voulais attendre cinq ans."
"Pourquoi cinq ans?"
Castiel leva le poignet gauche au creux duquel, dans la pénombre, Dean n'aurait pas pu discerner un tatouage s'il ne l'avait pas déjà vu en plein jour. Un pissenlit dont tombaient cinq aigrettes.
"Cinq ans de rémission totale. Ça veut dire que je suis guéri. Je voulais être sur de ne pas avoir fait tout ça pour finalement rechuter après t'avoir remercié."
Dean leva la main jusqu'au poignet de Castiel où il posa un baiser léger. "Une aigrette de plus tout les ans?" Demanda-t-il en effleurant du pouce la fleur en légère surimpression sous la peau. Castiel hocha la tête.
"Ton bras en sera couvert un jour."
"Je l'espère bien. Et ce sera intégralement grâce à toi."

Trois ans plus tard
Huit aigrettes. Castiel massait son bras avec une crème cicatrisante, passant et repassant son pouce sur la peau sensibilisée comme s'il venait de se brûler. Il était allongé sur la banquette de Dean dans le tourbus. Dean ne s'habituait pas réellement à avoir un bus pour voyager d'un état à l'autre, il ne s'habituait pas réellement à la notoriété non plus. Mais c'était plutôt agréable de ne plus naviguer de motel en motel au rythme des bars qui acceptaient de les embaucher pour une soirée ou deux. C'était agréable de savoir qu'à présent, Sam ne manquerait de rien et qu'ils n'auraient plus jamais à caser sa batterie dans le coffre d'une vieille voiture prête à rendre l'âme. Ils n'étaient ni assez célèbres ni assez riches pour se croire à l'abri du besoin pour toujours, mais leur situation était devenue beaucoup plus confortable depuis deux ans qu'ils avaient signé chez un label indépendant qui leur assurait une publicité assez importante pour élargir leur public.

Dans le petit écran encastré au dessus de la table du tourbus, Rose Dawson parlait de l'amour de sa vie. « Il m'a sauvée, de toute les façons imaginables. »

Dean soupira et contracta tout ses muscles pour s'étirer sans bouger de sa position dans sa couchette, les bras passés autour de Castiel qui ne détachait pas ses yeux du film.

« J'arrive pas à croire que tu me fasses regarder Titanic pour la cinquième fois ! » Ronchonna-t-il.

« Je ne t'ai pas forcé. » Répliqua l'autre.

C'était vrai mais Dean n'avait pas l'intention d'accepter ça comme une raison suffisante pour ne pas râler. Ils roulaient en direction d'une ville dont le chanteur avait déjà oublié le nom. Plus tard dans la soirée, Castiel scotcherait un papier avec le nom de la ville à son pied de micro pour s'assurer qu'il ne commette aucun impair. Il serait quelque part dans la foule probablement leur plus ancien fan et le plus fidèle. Sam et Kevin iraient prendre un bain de foule après le concert pendant que Charlie aiderait les roadies à ranger le matériel. C'était un rituel que seule la présence ou l'absence de Castiel venait perturber. Ça durait comme ça depuis presque trois mois et Dean verrait arriver la fin de la tournée avec reconnaissance et soulagement. Il se laissa bercer par le ronron du moteur et le cahots réguliers de la route, retira son bras déjà engourdi de sous le corps de son amant et s'endormit tandis que Rose et Jack faisaient la fête dans l'entrepont des troisième classe, bercé par le son monotone de la basse dont Charlie jouait en sourdine sur la couchette au dessus d'eux... Castiel massait toujours distraitement son poignet nouvellement tatoué.

Quand il se réveilla, le soleil filtrait entre deux nuages éclairant toute la campagne qu'ils traversaient d'une lumière dorée rendue plus intense par le ciel gris acier qu'il voyait par la fenêtre du tourbus. Castiel s'était déplacé jusqu'à la petite table sur laquelle il avait posé les pieds, un livre calé entre ses genoux. Il se mordillait l'ongle d'un pouce en tournant les pages à un rythme régulier.

« J'aime bien ce genre de temps. » Dit Dean à mi voix juste pour tester sa capacité à parler. Castiel hocha doucement la tête et leva le menton vers la couchette supérieure, lui indiquant de ne pas réveiller Charlie.

« Moi aussi. C'est mon préféré. » murmura-t-il en tirant le rideau pour dévoiler plus de fenêtre. Dean se leva avec précaution (il ne se passait pas un jour sans qu'il se cogne quelque part dans ce foutu bus et c'était encore pire pour Sam) et s'assit à coté de Castiel pour poser un baiser sur sa joue.

« Je sais, c'est pour ça que je l'aime. »

L'autre fronça les sourcils. « Je croyais être tombé amoureux d'Axel Rose, pourquoi je me retrouve avec une pâle copie romantique d'Elton John ? » Se moqua-t-il.

« Parce que c'est la musique qui compte, pas le musicien. » Répondit Dean en lui prenant le menton pour l'embrasser dans le cou.

Castiel n'avait pas de contre argument valable.

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Castiel arrangea le col du blouson noir de Dean et se hissa sur la pointe des pieds pour l'embrasser doucement.

« Je t'attendrai après le concert. Peut être nu sur ton lit. » Promit il avec un sourire enjôleur.

« Tu veux vraiment m'exciter avant que j'entre en scène ? » Demanda le chanteur.

« Tu es toujours excité avant d'entrer en scène. »

Dean rit. De l'autre coté de la porte des coulisse, ils entendaient la rumeur de la foule qui commençait à s'impatienter et le bruit familier de l'équipe de Free Will qui terminait de tout mettre en place.

Castel s'éclipsa et rejoignit la fosse de la salle de concert. Ce n'était pas la plus grande où Free Will s'était produit, mais la foule était déjà considérable et il s'écarta prudemment de la masse de jeunes gens qui s'agglutinaient contre les barrières bordant la scène où des roadies et des employés de la salle ajustaient les cymbales de la batterie de Sam et scotchaient des setlist par terre.

Il prenait ses vacances en fonction des tournées du groupe, un comptable avait ce genre d'avantages, et s'arrangeait pour les suivre autant que possible. Ce n'était pas autant qu'il l'aurait voulut. Il pouvait se glisser dans la couchette ou la chambre d'hôtel de Dean, mais il préférait la sécurité de son propre appartement. Free Will n'était sans doute pas destiné à être le plus grand groupe de tout les temps, mais leur fanbase sans cesse grandissante commençait à le mettre mal à l'aise. Plus d'une fois au cours des derniers mois, on l'avait reconnu dans la rue alors qu'il n'était personne, simplement parce que les fans l'avaient souvent vu traîner auprès des Winchester. Il n'aimait pas cela et tentait d'être aussi discret que possible.

La foule continua à se masser autour de lui, le faisant zigzaguer vers un coin sûr où il ne risquait pas d'être bousculé. Deux filles, assises par terre discutaient à voix plutôt basse, leurs verres de bière posés entre elles. L'une portait un bandana rouge qui attira l'attention de Castiel. Aucune mèche de cheveux n'en dépassait, elle était pâle et maigre mais souriait à son amie comme si elle vivait le meilleur jour de sa vie.

« Vous êtes Castiel ? » Demanda une voix derrière lui. Il se retourna, surpris et hocha la tête. « Je peux avoir un autographe ? »

Les deux filles assises par terre interrompirent leur conversation et Castiel baissa les yeux sur le papier qu'on lui tendait avec un gros marqueur noir.

« Non heu … je... Pourquoi un autographe je suis... enfin je ne suis pas avec le groupe, je suis là en spectateur ! » Bafouilla-t-il affreusement gêné et regrettant de ne rien avoir à triturer pour s'occuper les mains et repousser le stylo qu'on lui tendait avec insistance.

« Pas avec le groupe ? Vous dormez dans le tourbus ! » Répondit la fille qui lui parlait et dont il ne regardait que les mains. Ce serait trop réel, trop intrusif de donner un visage à cette personne. Castiel était terrifié par ce que cela impliquait. Ça voulait dire qu'au moins une personne avait remarqué ses allées et venues, l'avait assez observé pour connaître son nom et savoir où il dormait. Cela signifiait qu'elle avait sans doute ses idées sur sa vie, sa relation avec le groupe. Cela signifiait que pour elle, il existait parce qu'il connaissait Free Will. C'était comme d'être soudain devenu une célébrité tout en se voyant privé du droit à exister en tant qu'individu. Il secoua la tête la gorge nouée.

« Je suis désolé... je ne crois pas que ce soit une bonne idée. » Parvint il à dire, sans doute pas assez fort pour couvrir le brouhaha de la foule. La fille eut un reniflement méprisant et le dépassa en marmonnant quelque chose de désagréable. Castiel la vit se frayer un chemin dans la foule compacte et disparaître.

« Quelle conne ! » Grogna une des filles assises par terre. Elle leva son verre de bière à peine entamé vers Castiel. « Vous en voulez ? J'y ai à peine touché et vous avez l'air d'en avoir besoin. »

La fille au bandana hocha la tête. Castiel cligna des yeux une fois ou deux et finit par s'agenouiller auprès des deux filles en saisissant le verre avec reconnaissance. La bière blonde éventée était à peine fraîche mais suffisante pour délier un peu la boule qu'il avait dans la gorge. Les deux filles le regardaient avec intérêt.

« Il est beau votre tatouage. » Dit celle au bandana rouge.

« Merci. Et merci pour la bière. Je m'appelle Castiel. »

« On s'en doutait. » S'amusa la brune, celle qui avait des cheveux. « Moi c'est Brooklyn, elle c'est Kate. »Dit elle en lui tendant la main. Castiel la serra et lui rendit son verre de bière à moitié vide.

« Vous permettez que je vous en offre une autre après le concert ? Je n'aime pas être redevable. »

Brooklyn secoua la tête. « Est ce que c'est pas comme ça que font les violeurs dans les concerts ? Ils offrent des verres aux filles, les droguent et ensuite on les revoit plus jamais ? »

« Brook ! » Protesta Kate. « Excusez là, je la soupçonne d'avoir un syndrome de Tourette depuis des années, ou un asperger, elle est incapable de ne pas dire ce qu'elle pense ! »

Castiel sourit et s'assit en tailleur à coté des deux filles. « Ça ne me dérange pas. » Dit il. « Et je n'avais pas l'intention de droguer qui que ce soit ! Je ne reconnaîtrais sans doute pas de la drogue si on m'en mettait sous le nez. »

Brooklyn haussa les sourcils. « La fille qui vient de partir a dit que vous dormiez dans le tourbus... elle s'est trompée ? »

Castiel et Kate la dévisagèrent, perplexes. « Quoi ? » Se défendit elle « On me fera jamais croire qu'on file pas la drogue gratuitement aux artistes ! Ni que les tourbus n'en sont pas pleins ! »

Castiel sourit. Les lumières s'éteignirent et la foule se mit à crier lui évitant d'avoir à répondre à la question embarrassant de Brooklyn. Ils se levèrent et il se plaça derrière les filles, il voyait par dessus leurs épaules, et de toute façon le spectacle ne l'intéressait pas réellement. Il avait vu Dean chanter des dizaines de fois, parfois pour son seul bénéfice. Il avait vu et entendu Sam jouer de la batterie un nombre incalculable d'heures. Il savait exactement comment Kevin se tenait derrière son clavier et à quel moment il disparaîtrait en coulisse pour récupérer son violoncelle pour la partie acoustique du concert. Il avait déjà joué de la basse de Charlie et savait combien elle était lourde et que la bandoulière lui entaillait le cou chaque soir. Elle portait des cols roulés depuis plus d'un an ou de gros colliers à clou pour éviter cela.

Il connaissait le groupe. Chacune de leurs chansons même les inédites. Il les aimait toutes. Mais il connaissait ces gens en tant qu'être humains. Ils étaient ses amis, pas des vedettes à ses yeux (ou enfin si, peut être un peu, mais pas que). Il aimait se glisser chaque soir dans la foule hurlante et s'imprégner de leur enthousiasme. Il aimait entendre Dean leur parler de réaliser leurs rêves et les entendre réagir comme si dans le public certains avaient la révélation de leur vie.

Il aimait se souvenir de la toute première fois où il avait entendu ce groupe. Il avait dix sept ans et après un an de recherches il venait de trouver l'identité de celui qui avait donné de sa moelle osseuse pour le sauver. Il avait cliqué sur une page internet et la musique s'était déclenchée, le faisait sursauter. Il avait faillit fermer l'onglet, par réflexe, mais le son n'était pas désagréable.

C'était la toute première fois qu'il avait entendu la voix de Dean Winchester. Elle n'avait rien de spécial, elle était basse et douce et évoquait beaucoup plus une promenade en forêt que la rage du hard rock pour le jeune homme que Castiel était à l'époque. Il avait fermé les yeux une seconde pour écouter la voix de quelqu'un qui sans le savoir lui avait sauvé la vie et avait écouté les paroles.

« The Woman in White didn't mean any harm,

But she crushed my heart and broke my arms,

Took me to the river and tried to drown me.

The Woman in White didn't mean any harm,

But I had to get rid of her before she kills me. »

Plus tard, il avait appris que c'était Sam qui avait écrit la chanson après la mort accidentelle de sa petite amie Jessica. Les paroles continuaient de le toucher énormément. La moitié des fans choisissaient d'y voir l'histoire d'une Dame Blanche comme dans la légende urbain. L'autre moitié y voyait une histoire d'amour triste et les deux interprétations étaient également vraies.

Castiel avait surnommé la chanson « Leucémie » ce qui faisait grincer des dents à Dean et sourire Sam.

« Tant qu'elle te plaît mec... » Avait dit le cadet en entendant le surnom la première fois. « Tant qu'elle t'évoque quelque chose, tout me va. »

Contrairement à Dean, Sam n'était pas possessif avec ses créations, il semblait sincèrement heureux pour peu qu'on manifestait un peu d'intérêt pour ses écrits et ses compositions, l'interprétation qu'on en avait lui importait peu.

Ils commençaient presque tout leurs concerts par cette chanson. C'était peut être un clin d'œil adressé à Castiel. Ou peut être une façon de se rappeler que pour les frères Winchester, tout avait commencé ce jour là précisément. Avec la mort de Jessica. Castiel fermait les yeux, écoutait la foule crier ou se taire selon les soirs, se laissait porter par le son lourd de la basse, les notes de clavier hypnotiques, et la voix de Dean qui chantait doucement.

« I miss her like hell.

She didn't mean to break me.

But she did. »

Quand il rouvrit les yeux, applaudissant en même temps que le public par habitude, la fille au bandana rouge s'essuyait le nez avec sa manche. Il lui tendit un mouchoir en papier qu'elle prit un peu surprise dans l'instant de flottement entre deux chansons.

« J'ai pleuré aussi la première fois que je l'ai entendue. » Dit il. Il devait crier pour se faire entendre par dessus le bruit de la foule. Il n'osait pas regarder le bandana ni y faire allusion.

« Pour vous non plus c'est pas une histoire d'amour ? »

Castiel secoua la tête. « Pas même de loin. »

Elle sourit avant de reporter son attention sur la scène où Sam assurait un fond sonore tandis que Dean et Charlie ajustaient leurs instruments à la chanson suivante.

C'était pour ce genre d'échanges, pour l'étrange communion entre des gens liés uniquement par la musique que Castiel assistait aux concerts de Free Will. C'était comme d'être vivant, mais à plusieurs.