Un peu plus de ciel et d'enfer
Pour vous, le début de cette histoire...
Changer la fin. Changer le début.
Tout balayer, effacer, et tout réécrire, voilà ce qu'il faudrait. C'est si simple. Il n'y a qu'à taper sur les touches, et l'histoire se réécrit, sur l'écran, sous nos yeux. Magique.
Ligne 1, colonne 1 : « Le bébé a encore toussé, cette nuit. Longtemps ».
Chapitre 1
Bécotide et ventoline
POV Draco
Le bébé a encore toussé cette nuit. Longtemps.
Astoria et moi nous sommes levés alternativement, pour le moucher et lui donner ses médicaments, et ce matin je suis crevé. Je me lève avec difficultés et je me traîne jusqu'à la douche pendant qu'elle lui donne le biberon.
Le flot chaud me fait du bien, et le gel douche achève de me réveiller.
Je rentre dans la cuisine, tandis qu'elle lui fait faire son rot. Les joues du bébé sont rouges, son souffle est rauque, et je plonge le nez dans mon café, espérant, bien naïvement, éviter ce qui m'attend.
- Draco, c'est ton tour, aujourd'hui, me lance-t-elle, légèrement agressive.
- Pfff…mais le kiné est en vacances, tu le sais bien.
- Je sais…trouves-en un autre, alors. J'ai deux RDV importants, il faut que tu te débrouilles, chéri. Désolée…fait-elle en se levant et en me collant le bébé dans les bras.
Depuis qu'elle retravaille à temps plein on se partage les corvées, sauf le ménage, heureusement, fait par une aide extérieure. Elle disparaît dans la salle de bain, et revient, parfaitement maquillée, son manteau sur le dos, quelques minutes plus tard :
- Bon, j'y vais. A ce soir…
- Et Scorpius ? Il est encore en pyjama !
- Ses affaires sont dans sa chambre. Habille-le et dépose-le chez la nourrice, s'il te plaît. Ou alors garde-le avec toi, comme tu préfères…Je dois absolument y aller, là…A ce soir !
- Mais…
Je n'ai pas eu le temps de finir ma phrase que la porte s'est déjà refermée sur elle. Je soupire. Vu notre niveau de revenus, elle pourrait largement rester à la maison et s'occuper de notre fils, mais elle prétend s'ennuyer dans notre Manoir. Même si moi, si j'y suis aussi, puisque j'y écris mon nouveau roman. Mais il paraît que quand je suis dans mon bureau, à écrire, c'est comme si elle était seule.
C'est possible. Je ne me rends pas compte.
A ce moment-là je suis dans ma bulle, et plus personne n'existe, c'est vrai. Alors elle a beau jeu de me dire « garde-le avec toi », comme si je ne faisais rien de ma journée, comme si j'étais oisif.
Ce que je suis souvent d'ailleurs. Mais si je m'encombre l'esprit avec le bébé, c'est clair que je ne pourrai pas écrire.
La décoration de cette immense bâtisse l'a amusée, les premiers mois. Mais maintenant elle préfère sortir avec ses amies ou aller au cinéma, le weekend, et travailler, la semaine. Ne pas être que « la femme de » ou « la mère de »…
Je regarde Scorpius, qui a agrippé mon pull :
- Bon ! va falloir être coopératif, hein ? je compte sur toi…Allez, on y va !
Heureusement Scorpius est un bébé calme et l'habillage se fait facilement, au fil de son babillage. Mais le temps de chercher son doudou, l'ordonnance, les médicaments, je commence à perdre patience.
Quand enfin je lui enfile ses moufles et son bonnet rouge, il est presque déjà 8h30 et j'ai l'impression d'être en retard. C'est idiot, je n'ai pas de réelle contrainte, mais j'aime allumer mon ordi à 8h30, devant mon thé.
Bien arrimé sur son siège bébé, Scorpius joue avec le mobile suspendu devant lui et je passe en revue les RDV de la journée : le ramoneur pour les cheminées, un déjeuner avec mon éditeur et…le RDV chez le kiné.
Merde.
Je sais que si je n'y vais pas Astoria va m'en vouloir, et la respiration rauque de mon fils est franchement inquiétante.
Elle prétend que notre Manoir familial est insalubre et humide, bien qu'on ait fait des travaux d'assainissement dans trois chambres, mais je ne veux pas quitter la maison de mon enfance, dans laquelle des générations de Malfoy ont vécu avant moi. Pas question de s'installer dans ces immeubles modernes qu'elle commercialise, sans vie, sans passé.
Je connais chaque recoin de ma maison, chaque marche, chaque lame de parquet rayée, chaque arbre du jardin, chaque glycine sur les terrasses… J'ai des souvenirs dans chaque pièce : mes premiers devoirs sur la table de la salle à manger, mes premiers rollers dans le couloir du premier – et une raclée pour les rayures du parquet-, mon premier baiser derrière l'armoire de ma chambre…c'était quoi son prénom, déjà ?
Astoria aimerait qu'on revende et qu'on se fasse construire une des maisons neuves sans charme, ultra confortables et modernes. Une salle à manger immense, un bar américain et un jacuzzi, voilà son rêve.
Moi, mon rêve, c'est…je fronce les sourcils. En fait, je crois que je n'en ai pas. Parce que je suis trop heureux ? Non…parce que je ne sais plus rêver, peut-être. Quand le rêve fait place au quotidien, on espère juste souffler, de temps en temps.
Un détour par chez la nourrice, un bisou sur le front de Scorpius, je claque la porte et il se remet à pleuvoir. Génial.
Je rentre rapidement au Manoir, je m'assois à mon bureau et, le temps que j'ouvre mon ordi, j'oublie tout.
Je relis mon dernier chapitre, celui sur lequel je bloque et je me promets d'avancer, aujourd'hui. Absolument. Je connais la trame de mon roman, et à peu près le déroulé de chaque chapitre, mais je n'arrive pas à écrire.
Les personnages m'échappent, ils sont creux, vides. Les phrases sont banales.
Comment j'ai fait, l'année dernière, pour écrire un roman à succès ? le roman d'une génération, disait un magazine féminin. Oui, je sais, ce n'est qu'un magazine féminin, mais je ne suis pas Salinger, non plus.
Ce roman, il a coulé tout seul, sous mes doigts, comme une évidence. Je l'ai écrit en un temps record et je n'ai mis que six mois à trouver un éditeur. Un coup de force, paraît-il. Je ne sais pas. C'était mon premier livre, je n'avais pas de comparaison.
Après l'angoisse du début, l'ivresse du succès, je suis actuellement dans le marasme-du-second-livre. Celui que tout le monde attend, surtout votre éditeur. Celui qui vous met la pression, car vous ne voulez pas décevoir. Celui qui sera forcément moins bien que le premier, parce que tout le monde vous attend au tournant.
Mon thé est froid, et je retourne à la cuisine, en préparer un autre. Je jette un coup d'œil dehors, j'allume la radio. Bon, je n'ai pas mérité de pause mais je la prends quand même. Il n'y a toujours pas de bourgeons, pourtant le printemps approche. En principe.
Soudain je repense à cette fuite, dans la chambre du haut, et je monte voir. De grandes traînées sous le toit confirment qu'il y a bien des infiltrations. Je soupire. Encore des ennuis.
Ce n'est pas un problème d'argent, ma famille en a. Beaucoup. Trop sans doute. Trop pour que je sois réellement motivé à écrire, comme dit Astoria. Il paraît que j'ai une vie trop facile. Il parait que se battre donne un sens à sa vie. Mais me battre contre qui ? Contre quoi ?
Je me débats déjà avec moi-même…et avec mon épouse, souvent. Si belle et si fière de travailler. Si pressée de partir le matin, au volant de la voiture que je lui ai offerte avec l'argent de mon premier livre.
Astoria qui adorait mes poèmes, quand je l'ai rencontrée, et qui considère maintenant ma vie d'écrivain comme un job de paresseux. Qui voit mes doutes et mon malaise comme des problèmes de riche, avec condescendance. Qui n'a même plus le temps de relire mes chapitres.
A midi, quand je m'apprête à déjeuner, un coup de fil :
- Draco ? Tu as pris rendez-vous chez le kiné ? me demande Astoria, méfiante.
- Merde…j'ai oublié.
- T'as oublié ton fils ? Et bien, je ne te félicite pas…
- Astoria…
- Il paraît qu'il y a un nouveau kiné, à côté du véto. Prends rendez-vous avec lui.
- Comment il s'appelle ?
- Aucune idée. Regarde sur internet. C'est rue Kennedy, je crois. A propos…c'est toujours d'accord pour ma sœur ?
- Je croyais qu'elle trouvait notre maison nulle, ta sœur.
- Très drôle. On peut bien la dépanner, non ? On ne la voit pas si souvent. Bon, je compte sur toi pour le kiné, chéri. A ce soir.
Je soupire…heureusement qu'on ne la voit pas souvent, sa sœur. En fait, j'aimerais bien que ça dure. Qu'on ne la voie plus du tout, même. Son mépris pour la province et le Manoir m'exaspère. Mais comme elle a besoin d'un toit dans la région pour quelques mois…
Bon, chercher un kiné, spécialisé dans les maladies respiratoires…quelques clics sur mon ordi, et j'ai un nom : Potter, Harry. En plus il est à l'autre bout du comté. Charmant.
Quel genre de bourreau est-il, celui-ci ?
Je repense en frissonnant à la dernière séance de kiné de Scorpius, et mon cœur se serre. Comment peut-on torturer des bébés ainsi ? Je revois les pressions sur son thorax, son petit corps tordu, déformé et j'entends ses râles désespérés. Des hurlements, plutôt. A dix mois, il commence à le reconnaître et il se raidit dès l'entrée dans le cabinet.
Je sais que ça fend le cœur d'Astoria, et qu'elle préfère que j'y aille, prétendant que moi, ça ne me fait rien. Bien sûr. Pratique. Mais ce n'est pas parce que je n'ai pas les larmes aux yeux que ça ne me fait rien. Ce serait trop beau.
Une voix chaude, agréable, au téléphone. RDV est pris pour 17h30. Charmante soirée en perspective. Le seul point positif c'est qu'après avoir hurlé le bébé est vanné et dort profondément la nuit suivante, en général. En général.
oOo oOo oOo
POV HARRY
17h30.
Mon dernier rendez-vous de la journée est en retard et ça m'exaspère. Déjà que je voulais partir tôt pour acheter un canapé, c'est raté. Je surfe sur des sites de magasins de meubles, mais tout me paraît horriblement cher. Une fois de plus je regrette mon appart en colocation de Londres, confortablement meublé, mais les évènements ont fait qu'il était préférable de partir. Indispensable, même.
Tant pis pour les regrets, la vie londonienne, les amis. Mon amour.
Le carillon sonne. 17h45. Quand même.
J'ouvre la porte. C'est un jeune père, affublé d'un bébé. Sans doute un de ces jeunes pères modernes, qui « aident » leur épouse dans l'éducation des enfants. Voire même un père divorcé, à son air morose et vu l'accoutrement du gamin.
- Asseyez-vous, je vous en prie…
- Merci.
Il soupire et commence à dévêtir le bébé, qui rouspète. Les RDV de fin de journée sont les pires. Les parents sont fatigués, les enfants à bout de nerfs et les séances finissent immanquablement dans les pleurs.
Pendant que je remplis la fiche de consultation, je l'observe avec le bébé, et je me retiens de sourire. La même blondeur, et le même air soucieux. Je vois à sa jambe qui tressaute qu'il donnerait cher pour être ailleurs.
Je suis agréablement surpris qu'il connaisse la date de naissance de son fils, son poids, sa taille, et les coordonnées du médecin traitant. En général les pères qui débarquent chez moi ont tout oublié. Je m'informe sur les antécédents du gamin, qui visiblement fait bronchiolite sur bronchiolite.
- Vous avez l'ordonnance ?
- Oui, la voilà…
- Il prend quoi ?
- Becotide et ventoline.
- Depuis longtemps ?
- Oh oui ! répond-il, légèrement sur la défensive.
Je connais bien cette expression-là, chez certains parents. Comme une vague mauvaise conscience de n'avoir pas été à la hauteur. Pas suffisamment bons parents pour que les enfants restent en bonne santé. Je lui souris :
- D'accord. Venez, on va aller à côté.
- Je le pose sur la table de consultation ? dit-il en jetant un regard angoissé à la table.
- Non, donnez-le-moi.
Il me tend son fils et je le prends dans mes bras, faisant rapidement connaissance avec lui. Il ne se raidit pas quand je vérifie l'encombrement de son nez et de ses bronches, et je m'assois sur une chaise, le bébé sur mes genoux.
Je commence tout doucement les mouvements visant à le dégager, selon une méthode dite douce, qui ne le fait pas pleurer. Je ne torture pas les enfants, moi, ça m'énerve de les entendre crier et ça les traumatise.
Petit à petit le bébé et le père se détendent, et il finit par me dire :
- Et bien, ça change. D'habitude il hurle…
- Oui, je sais. Mais je n'emploie pas la même méthode que mes confrères.
- C'est quoi votre méthode ?
- En fait elle n'est pas très différente de mes confrères, mais au lieu de poser les enfants sur la table je les garde sur mes genoux, c'est déjà moins traumatisant. Et puis je n'appuie pas trop fort…c'est inutile la plupart du temps. En plus quand ils me revoient les enfants ne pleurent pas, contrairement à ce qui arrive à mes confrères. Et je déteste qu'on pleure quand on me croise…
Il me sourit franchement, pour la première fois, et se laisse aller contre le dossier de sa chaise. Ce léger sourire ne quitte pas ses lèvres pendant toute la séance, jusqu'à ce que je remette le bébé entre ses bras, calme et dégagé.
- Et bien…c'est miraculeux ! Ca fait longtemps que vous exercez ?
- Non…je viens d'arriver. Je suis à peine installé. Mal, d'ailleurs. Il me manque pas mal de meubles, et l'appartement est ridiculement petit, mais je n'ai rien trouvé d'autre. Tout est si cher ici.
- Je comprends. Est-ce qu'on peut reprendre RDV pour après-demain ? Pour une fois qu'il ne pleure pas…dit-il en regardant sa montre.
- Bien sûr. A la même heure ?
- Oui. Très bien.
Il sort sa carte gold d'un geste négligent et je réalise que nous n'appartenons pas au même monde.
Après avoir tant bien que mal rhabillé le bébé, il se dirige vers la porte et on échange une dernière poignée de main :
- A bientôt ?
- Bonne soirée…
Je ferme la porte derrière eux et je souffle, enfin.
Après avoir rapidement nettoyé mon cabinet je monte dans ma vieille voiture et je roule jusqu'au magasin de meubles le plus proche… qui vient de fermer. Flûte ! Mais pourquoi est-ce que j'ai accepté de les recevoir aussi tard ? Il fait quoi comme boulot, déjà, ce snob ? Avocat, ou un truc comme ça ? Non, sûrement pas, vu comment il était habillé.
Maussade, je rentre dans mon appartement désert, et glacial.
Je rallume le chauffage et je me laisse tomber sur mon lit.
Deux coups à la porte, discrets. Qui est-ce ? Je ne connais personne, ici. Bien sûr, c'est ma propriétaire, qui habite juste en dessous. Cinquante ans et une curiosité à toute épreuve. Elle me grimace un sourire :
- Monsieur Potter ? je peux entrer ?
- Bien sûr…faites comme chez vous…
- Vous vous êtes installé ? demande-t-elle en jetant des coups d'œil à droite et à gauche. Ah, c'est ça votre parquet ? Je comprends pas pourquoi vous avez enlevé la moquette, elle était en bon état…
- Parce que je suis allergique. Vous désirez ?
- Oh ! Rien. Je voulais juste m'assurer que vous ne manquiez de rien, dit-elle en entrant, sans que je l'y aie conviée. Mais c'est désert, ici ! Vous n'allez pas le meubler ?
- Si, bien sûr que si…il faut juste que je trouve des meubles. J'ai pas eu trop le temps, pour l'instant.
- J'ai des vieux meubles, à la cave, de ma tante. Une belle armoire ancienne. Ca vous intéresse ?
- Heu…non, merci. A vrai dire, je suis allergique à la poussière et…
- Mais ils sont propres, qu'est-ce que vous croyez ? se rengorge-t-elle, vexée.
- Je n'en doute pas, mais les vieux meubles, vous savez, c'est pas trop mon truc.
- Ah bon ? Vous préférez ces horreurs modernes, de toutes les couleurs ? Ca va pas faire très joli, vous savez, avec les poutres…et c'est quoi cette odeur ?
- C'est un produit anti acarien. Ecoutez, je verrai, pour les meubles. Excusez-moi, mais j'ai un coup de fil à passer…merci d'être venue…
- Hum…oui. Vous passerez boire un verre, tout à l'heure ? me lance-t-elle avec un sourire aguicheur. J'ai un très bon xérès…
- Hé bien…si j'ai le temps, oui. Merci, au revoir…
Je referme la porte avec un soupir de soulagement. Pitié, protégez-moi des propriétaires intrusifs et des mégères en chasse…
Juste à ce moment-là, mon portable vibre :
- Allo ?
- Harry? C'est Ginny . Comment tu vas?
- Bien, je te remercie.
Sa voix chaude me réchauffe le cœur, subtilement. Mais je ne dois pas montrer mon trouble.
- Tu es bien installé?
- Oui, très bien, merci.
- C'est pas trop la campagne ?
- Si, forcément. Mais c'est ce que je voulais…
- Harry, tu as bien réfléchi ? Tu me manques tellement, tu sais.
- Oui, je sais. Mais tu viens ce week end, non ?
- Oui, bien sûr ! répond-elle d'une voix faussement enjouée. Je découvrirai ton domaine…
- Oh, ce sera vite vu. C'est tout petit, ici.
Un silence. Je crois que je devrais raccrocher. Elle reprend, d'une voix triste :
- Tu ne veux pas revenir à Londres, t'es sûr ? Peut-être qu'en faisant attention, ou en te protégeant…
- Ginny, on a déjà eu cette discussion avant mon départ…s'il te plaît… C'est pas facile pour moi, tu sais. Bon, j'ai des trucs à faire, là…je t'embrasse, Ginny.
- Moi aussi, mon amour. A bientôt…
Je raccroche, le cœur juste un peu plus lourd qu'avant.
oOo oOo oOo
POV Draco
Il est 20 heures et Astoria n'est toujours pas rentrée. Seule la cuisine est illuminée dans le Manoir et le froid s'insinue sous les vitres. Il faudrait changer les fenêtres, mais c'est encore des contraintes en perspective. Encore un bon prétexte pour ne pas écrire.
Je termine de donner son petit pot à Scorpius, qui s'est allègrement barbouillé les joues, et qui gazouille. Je lui sourie et il me montre ses gencives où quelques dents pointent, ça et là. Je suis devenu un pro du réchauffage de biberons et pots au micro ondes, depuis qu'elle retravaille. Un expert du lavage de nez et de la ventoline.
C'est clair que c'est prenant de faire visiter des appartements, mais à ce point-là… A croire que tous les acheteurs ne sont disponibles qu'à partir de 19h.
La cuillère tombe sur le carrelage et je la ramasse en soupirant.
Encore trois cuillerées, une nouvelle couche et au lit. La radio joue en sourdine un vieil air, qui me rappelle la fac. Le passé. Un passé où tout était simple, possible.
Tant pis pour Astoria, elle ne verra pas Scorpius avant qu'il se couche. Ca fait deux fois cette semaine…non, trois.
Je râle, mais je suis plutôt heureux de m'occuper de lui. Au moins, je ne suis pas seul, pendant ce temps-là.
En deux temps trois mouvements il est changé, en pyjama, et je le couche dans son petit lit en bois précieux, qui était le mien. Il serre son doudou dans ses bras et je ressors de la chambre sur la pointe des pieds, au son de la musique du mobile qui tourne au-dessus de son lit. Mozart, je crois.
Deux heures plus tard, je finis mon deuxième verre de Bailey's devant une série débile à la télé et Astoria bavarde au téléphone avec une copine. On a à peine échangé trois mots depuis son retour tardif. Elle raccroche et me demande, avec un sourire charmeur :
- Ca ne te dérange pas, si je sors avec une copine, demain soir ?
- Non, non…vas-y.
- Tu veux venir avec nous ? On va au cinéma…
- Non, non, merci.
- T'es sûr ? Tu sors jamais…
- Oui, je suis sûr.
- Ta journée s'est bien passée ? T'as trouvé un kiné ?
- Oui.
- Il a pas trop pleuré ?
- Non. Pas du tout. Pour une fois…
- Vraiment ? Et t'es sûr que c'était efficace ? dit-elle en fronçant les sourcils.
- Ca avait l'air, oui…
- T'es sûr ? Tu devrais quand même retourner chez notre kiné, c'est plus sûr.
- Pourquoi ? Pour l'entendre hurler ? Merci bien ! Vas-y, toi…
- Je travaille, moi, je te rappelle !
- Mais moi aussi, chérie, moi aussi…
Elle s'approche de moi, le regard soupçonneux. Toujours cette même vieille discussion.
- T'as beaucoup écrit, aujourd'hui ?
- Non, mais…
- Je me demande vraiment pourquoi on paie une nourrice…quitte à ne rien écrire, tu pourrais au moins t'occuper de lui.
- Si je m'occupe de lui, c'est clair que je ne vais rien écrire. Et je m'en occupe déjà pas mal le matin et le soir, je t'assure…
- Eh bien c'est très bien…ça change des premiers mois…lance-t-elle, sournoisement.
- Merci, chérie…et puis grâce à ton fabuleux salaire, on peut se payer une nourrice, alors j'en profite...
- Très drôle. Je ne viens pas d'une famille riche, comme toi, et ça compte pour moi, de travailler. Je ne peux pas rester oisive, à la maison, moi.
Le terrain est miné et je n'ai pas envie de déterrer la hache de guerre, ce soir. Je me lève, légèrement écoeuré :
- Bon, l'oisif va se coucher…
- Bonne nuit, chéri.
Elle s'installe confortablement sur le canapé et commence à zapper. Elle est fraîche et ravissante, j'ai l'impression d'avoir cent ans.
Je monte les escaliers, un peu déprimé.
Dans mon lit, impossible de trouver le sommeil. Ca fait deux mois que mon livre n'avance plus, deux mois que je n'ai pas écrit une ligne. Depuis qu'elle retravaille. Impossible de dire que c'est de sa faute, pourtant. Ou est-ce le fait d'être seul à la maison, alors qu'avant je sentais sa présence rassurante ?
Ce soir j'aurais envie de réconfort, peut-être même de faire l'amour, mais elle n'est pas là. Jamais là. Ou pas disponible. Trop fatiguée.
Nos rapports sont de plus en plus rares depuis la naissance de Scorpius, pourtant elle semble de plus en plus épanouie. Cherchez l'erreur.
Chapitre 2
Perturbations
POV Draco
Encore un matin où je dépose Scorpius chez la nourrice, encore un matin où je sèche lamentablement devant mon histoire. Peut-être qu'elle est pourrie, c'est tout. Peut-être que l'idée n'était pas bonne. Peut-être que les persos sont trop loin de moi.
Peut-être que je ne serai jamais un vrai écrivain.
J'observe la campagne, face à moi, et une sensation de paix m'envahit. Les arbres bourgeonnent, jour après jour, et le rayon de soleil me donne envie de sortir. Parfois j'ai des idées en allant me balader dans les bois, loin de chez moi. Souvent je les oublie sur le chemin du retour, quand la Rover s'embourbe dans les chemins terreux.
Bizarrement j'ai besoin d'aller de plus en plus loin, pour profiter de la route, écouter la radio, rêver. Toujours une bonne raison de ne pas rester immobile pendant des heures devant mon écran.
Et parfois c'est magique. Parfois je trouve l'Idée, et je me dépêche de rentrer pour la coucher sur le papier. Enfin je trouve une bonne phrase, un sentiment vrai, comme une pépite dans de la boue.
Mais souvent il ne se passe rien. Et c'est de plus en plus souvent.
Est-ce que la source s'est tarie ? Est-ce que j'ai écrit tout ce que j'avais à écrire, déjà ? Est-ce qu'il faudrait que je fasse une pause, que j'aille me ressourcer au bord de la Méditerranée, dans les Alpes, en Chine ?
Est-ce que je devrais changer de métier ? Mais c'est quoi, écrivain, comme métier ?
Pour les gens du village, le fils Malfoy est un nanti paresseux qui passe parfois à la télé, ou dans les magazines.
Un bienheureux qui fréquente la jet set alors qu'ils rament pour joindre les deux bouts. Je vois bien à leurs visages qu'ils m'envient, et que je profite du système, qui ne prête qu'aux riches.
C'est peut-être pour ça que je sors de moins en moins. C'est sans doute pour ça que je vais devenir fou, un jour, le jour où le mot qui aurait sauvé mon livre m'échappera définitivement.
Quand tout le monde s'apercevra que mon succès est dérisoire, fondé sur un malentendu.
Le téléphone sonne et je soupire. Encore un gêneur. Mais quand est-ce que j'aurai la paix ?
- Allo ? Monsieur Malfoy ?
- Oui, c'est moi, dis-je d'un ton agressif, pour décourager les éventuels vendeurs de cuisine et autres conseils en patrimoine.
- Excusez-moi. Je suis le kiné de votre fils, et nous avons RDV ce soir à 17h30. J'ai un…empêchement. Est-ce qu'il vous serait possible de venir plus tôt ?
Je soupire douloureusement. Encore un qui croit que je ne fais rien, et que je suis disponible, tout le temps. Ben voyons. Je grogne :
- Qu'est ce que vous croyez ? Que je suis à votre disposition, parce que je suis chez moi ? Et bien, détrompez-vous…
- Mais euh…non, non, pas du tout, excusez-moi, je ne…
- A quelle heure ? dis-je abruptement.
- Euh…A 17 heures ? ou 16 heures si vous préférez…je sais, c'est sans doute pas évident pour vous, de vous organiser. Je suis désolé…
- Moi aussi, je suis désolé. A ce soir, à 17 heures, monsieur…?
- Potter.
- Monsieur Potter.
Je raccroche, fou de rage. Comment je vais arriver à écrire si tout le monde m'interrompt ? Si ce fichu kiné n'est pas capable d'être un minimum disponible pour les gens qui travaillent, il n'a qu'à changer de métier. Devenir écrivain, tiens, comme ça il n'aura plus aucune contrainte.
Enervé je me lève et je retourne à la cuisine, grignoter mon biscuit du matin, même s'il n'est pas l'heure. C'est idiot, mais ma journée est découpée en petits évènements : le thé matinal, un biscuit à 10h30, le repas de 12 à 14, le thé à 17h. Astoria se moque de moi, et prétend que je suis un vieux petit garçon, bourré d'habitudes.
C'est sans doute vrai. Mais sans ces petits repères la journée serait un long no man's land et j'errerais, encore plus à l'ouest. Déjà que je me sens bien perdu, à la dérive. J'ai envie de fumer, mais j'ai arrêté à la naissance de Scorpius. Enfin, plutôt quand on a découvert qu'il était sujet aux bronchiolites, me privant ainsi de mon carburant principal.
C'est vrai qu'il m'arrive d'en griller une, dehors, sous la tonnelle, ou dans les bois, quand je promène le chien.
Mais elle veille et me lance un regard soupçonneux quand elle décèle un relent de fumée sur mon écharpe. Merde, c'est pas ma mère, non plus.
Je siffle le chien, j'enfile mes bottes, ma veste chaude et nous voilà partis vers la forêt, après un petit détour pour récupérer les cigarettes planquées dans le garage.
Ma forêt. Celle où je me cachais avec mes cousins quand j'étais petit, celle où j'ai construit une cabane dans les arbres. Mon royaume. Là où je me racontais des histoires, pendant des heures, sans savoir que j'en ferais un métier, un jour. L'odeur de ma forêt, je la connais par cœur, saison après saison, et je crois que me saison préférée c'est l'automne, avec ses odeurs de champignons et de marrons.
J'aime marcher dans les feuilles qui craquent, et les écureuils qui jouent à cache-cache.
Mais ce matin c'est presque le printemps et l'odeur est fraiche, un peu piquante. Un renouveau incroyable à chaque fois, auquel je ne m'attends jamais vraiment. Le chien tourne comme un fou autour des arbres, cherchant je ne sais quoi. Comme moi, qui tourne les idées dans ma tête, cherchant je ne sais quoi.
Mince, à cette heure ci je devrais être devant mon ordi, et écrire. Tout ça à cause d'un…kiné.
D'ailleurs, il fait quoi de sa journée, lui ?
Il a suffisamment de clients pour remplir tout son temps ? Suffisamment de bébés malades dans cette région délaissée ? Ils sont tous partis pour vivre à Londres, ou ailleurs, comme mes cousins. Hugo est à Stockholm et Ashley à New York. Ils sont hommes d'affaires, dans la banque paternelle. Moi mon père était le notable de la région, et il n'a jamais travaillé. Ca aurait été dégradant, pour lui.
Il n'y a que moi qui suis resté là, bien arrimé à mon village, mon Manoir, nos terres. Un gentleman's farmer, comme dit Astoria en riant. Autant ça lui avait plu quand je l'ai rencontrée, autant elle avait été fascinée par tant « d'exotisme », autant maintenant elle a l'air de purger une peine de prison. Charmant.
Je suis un homme d'une autre époque, il parait. Peut-être que mon enfance a été trop douce, et que je n'arrive pas en quitter le décor. Peut-être que je sais que l'herbe n'est pas plus verte, ailleurs.
Le chant d'un oiseau me tire de ma rêverie. Il est temps de rentrer, pour déjeuner.
Je suis un homme d'habitudes. Un cocon confortable.
oOo oOo oOo oOo
Le fait de savoir que je dois récupérer Scorpius à 16h30 m'énerve tellement que je n'arrive pas à me concentrer. Encore une après-midi de perdue. Merde. Et j'ai promis d'envoyer le début de mon roman à mon éditeur. Je ne peux pas lui envoyer ça, il va me rire au nez.
L'intrigue est inexistante et mes persos sont navrants. Le mieux serait sans doute de tout jeter au feu. Le mieux serait peut être d'arrêter de me prendre pour un écrivain.
J'ai dévoré la biographie des auteurs que j'adore pour leur voler leurs secrets, décrypter les mystères de la création. En vain. Entre les trucs des uns et les habitudes des autres, j'ai perdu ma route et ma boussole.
Alors j'ai tout oublié et j'ai décidé d'inventer ma vie. Mais ma vie ce sont les autres qui la peuplent et qui me filent leurs contraintes. Comme ce satané kiné.
Vivement que l'autre revienne, il était ouvert tard, lui.
Finalement le bébé ne pleurait pas tant que ça, si ?
Si. Merde.
Je fourre le bébé dans le siège auto, et je pars pour l'autre bout du comté. Quand j'arrive Scorpius s'est endormi et il râle quand je le réveille. Ca commence bien. La salle d'attente est déserte et les sièges en plastique sont hideux. Pas même une plante verte. Lamentable.
Le kiné ouvre la porte de son cabinet, me regarde froidement et me tend une main glacée. Scorpius hurle et réclame son doudou, qui doit être par terre, dans la voiture. Je bafouille :
- Je…euh… j'ai laissé son doudou dans la voiture. Je vais le chercher sinon il n'arrêtera pas d'hurler.
Il retient une grimace et me dit :
- Et bien allez-y !
Avant que j'atteigne la porte il ajoute :
- Donnez-le moi, vous irez plus vite sans lui.
- Oui…merci.
Je le mets dans ses bras, honteux, et je bats en retraite rapidement.
Quand je reviens Scorpius est calme, il a mis son poing dans sa bouche et écoute avec attention le kiné qui murmure à son oreille. Surpris, je lui tends son doudou mais il ne fait pas mine de vouloir venir sur mes genoux.
Un peu vexé, je me dis que mon fils préfère n'importe quel inconnu à moi, mais Potter n'est pas n'importe qui, je le sens. Je devine à la manière dont il le tient, son petit sourire et cette lueur dans son regard qu'il a un lien particulier avec les enfants, une compréhension inhabituelle. Je demande :
- Vous avez des enfants ?
- Moi ? Non. Mais j'en vois tellement, à la clinique, et certains depuis si longtemps que j'ai l'impression que ce sont les miens.
- La clinique ?
- Oui, le matin je travaille dans une clinique spécialisée, dans un service pédiatrique.
- Pour des enfants qui ont des bronchiolites ?
- Oh non, ça c'est plutôt rare. Plutôt des cas de mucoviscidose.
- Oh…je comprends.
Soudain je l'admire, car les reportages que j'ai vus sur la maladie m'ont effrayé. Finalement il n'a pas un métier facile. On bavarde encore quelques minutes de son métier et de son expérience et j'oublie complètement qu'il est en train de donner des soins à mon fils.
Quand il se lève et le remet dans mes bras, apaisé, je glisse :
- Excusez-moi pour ce matin, au téléphone. J'ai horreur d'être dérangé…
- Vous travaillez chez vous ?
- Oui.
- Et vous faites quoi ? me demande-t-il, surpris.
- Je suis…enfin, j'écris.
- Pour un journal ?
- Non. Un roman.
- Vraiment ? Vous êtes écrivain ? dit-il en ouvrant de grands yeux.
Non, je suis un imposteur mais ça personne ne le sait.
- Oui. On peut dire ça.
- Et vous publiez ?
- Euh…j'ai publié un livre, oui.
- Ah …c'est bien. Et il a marché ?
- Oui…un peu.
Il opine, impressionné, et je lui tends ma carte gold. Je meurs d'envie de lui dire que ce n'est pas grâce à l'écriture que je vis confortablement, mais ma femme me dirait que je prends plaisir à me diminuer, alors je me tais.
Lorsque je pars, sa poignée de main est beaucoup plus chaleureuse et on se sourit.
- RDV vendredi, à la même heure ?
- D'accord.
POV HARRY
Deux jours plus tard
Le train s'immobilise dans cette petite gare et je guette les passagers qui descendent. Enfin j'aperçois une chevelure rousse et elle descend, radieuse et se précipite vers moi. C'est bon de glisser mon nez dans son cou, et de sentir son parfum, à nouveau.
- Tu as fait bon voyage ?
- Très bon. Ce n'est pas si loin, tu sais. Et puis comme ça j'ai pu travailler, j'avais un rapport à terminer.
- C'est bien. On y va ?
Elle glisse son bras sous le mien et on se dirige vers la sortie, et mon appartement.
- C'est bon de te revoir, Harry. Tu me manques tellement.
- Je sais. Ca me fait plaisir aussi.
Je ne veux pas avouer qu'elle me manque, et que je regrette souvent ma décision. Mais je ne pouvais plus reculer mon départ, ça devenait trop pénible de rester à Londres.
Le silence s'installe entre nous, comme une ombre.
On ressasse le passé et nos griefs, mais il est temps de les oublier, pour ne pas gâcher le week-end. Je lui commente le trajet qui mène de la gare à chez moi, en lui indiquant la boulangerie où j'achète mon pain, le bureau de poste, l'école. Elle opine, faussement intéressée.
Enfin on arrive devant la maison et on grimpe les trois étages jusqu'à mon appartement. Elle demande, en s'affalant sur le lit :
- Ben dis donc ça ne te pose pas de problème de grimper tous ces étages ?
- Non, pour l'instant, ça va, dis-je, essoufflé.
- Et tu te sens mieux, ici ?
- Ecoute, c'est un peu tôt pour juger des résultats. Il faut attendre plusieurs semaines, je pense.
Elle me sourit, penche la tête de côté et me souffle, en tapotant sur le couvre-lit :
- Viens…viens ici. J'ai envie d'un câlin…
- Eh bien, le problème c'est que…le supermarché va fermer et je n'ai pas eu le temps de faire les courses.
- Comment ? Tu m'invites et le frigo est vide ?
- J'ai eu un client en fin d'après- midi et je suis allé directement à la gare, pour te chercher…je suis désolé.
- Bon, en punition tu m'inviteras au restau, demain soir.
- Ok. On y va ? Ca ferme tôt ici, et c'est pas tout près.
- Ah ! la province ! dit-elle en poussant un soupir. C'est pas grave, je saurai bien te coincer, mon chéri…
- Je n'en doute pas.
Elle se relève et je dépose un rapide baiser sur ses lèvres.
Le jour commence à tomber tandis qu'on parcourt en voiture la distance nous séparant du supermarché. Elle regarde par la fenêtre et s'extasie sur les paysages.
Arrivés dans le supermarché, on erre entre les rayons quand j'aperçois un lapin en peluche bleu qui traîne par terre. Il ne m'est pas inconnu, et je le ramasse.
- Mais t'as fini de ramasser des cochonneries ?
- C'est pas une cochonnerie, c'est un doudou et je crois que je sais à qui il appartient…je vais le ramener à la caisse centrale. Attends-moi, je reviens.
- Mais…
En me dirigeant vers la sortie du magasin, j'aperçois Scorpius dans un caddie, à une caisse. Il suce son pouce et pousse un cri de joie en reconnaissant son doudou, que je lui tends.
- Tiens Scorpius, tu as perdu quelque chose, je crois.
- Vous connaissez mon fils ? me demande une blonde d'un air méfiant.
- Un peu, oui, je suis son kiné.
- Sûrement pas, je le connais son kiné, et ce n'est pas vous, rétorque-t-elle sèchement.
- Mais si, chérie, c'est bien lui…intervient une voix derrière moi. Enfin, en ce moment…
Je me retourne, et me retrouve face à M. Malfoy, un peu gêné. Elle lui lance un regard surpris et rajoute, avec ironie :
- Ah oui ! Le remplaçant…C'est donc vous qui ne faites pas pleurer les bébés…
- Oui, c'est moi. Je n'aime pas faire pleurer les bébés…ni les autres d'ailleurs.
- Et c'est efficace ?
- Est-ce qu'il a toussé après ses séances ?
- Hmmm…non, je ne crois pas, rajoute-elle, sceptique. Bon, Draco, tu m'aides à décharger le caddie ?
Il opine et me lance un regard gêné. Il murmure :
- Merci pour le doudou…
- De rien…A bientôt.
Je rejoins Ginny après avoir jeté un dernier coup d'œil à la famille, et fait un petit signe au bébé, qui mordille allègrement les oreilles de son lapin.
- C'est qui ces gens ?
- Des patients à moi. Enfin, le bébé plutôt.
- Dis donc, elle a pas l'air commode.
- En effet…
- Elle est pas sympa avec toi ?
- En fait je ne l'ai jamais vue…c'est toujours lui qui vient avec le bébé.
- Vraiment ? Un papa poule ? C'est cool, ça…
- Ouais, c'est cool.
Je me souviens de la manière dont il m'a répondu au téléphone trois jours avant et je me dis que la politesse n'est pas le fort de cette famille. A part Scorpius, qui est plutôt …sympa.
oOo oOo oOo
Le lendemain, on est dans l'unique pizzeria de la ville, à dîner à la lueur des faibles chandelles quand elle me regarde avec des yeux tendres, et pose sa main sur la mienne :
- Ca fait du bien d'être avec toi, de nouveau.
- Merci…
- Pourquoi tu me remercies ?
- Ben, je sais pas…d'être venue de voir, par exemple…
- Mais c'est normal, non ? On est ensemble, encore, que je sache…on avait dit qu'on ne se séparerait pas, tu te souviens ? dit-elle d'un ton soupçonneux.
- Oui, je me souviens, Ginny, ne puis-je m'empêcher de répondre d'un ton las, qu'elle relève aussitôt.
- Tu penses que c'est pas une bonne idée, qu'on continue à se voir ? demande-t-elle agressivement.
Je bois une gorgée de Lambrusco, le temps de trouver les mots et de détourner mes yeux de son regard accusateur.
- Si…c'est une bonne idée…mais ça va durer combien de temps ?
- Comment ?
Cette fois ses yeux lancent des éclairs et elle retire sa main de la mienne. Je suis que je suis trop franc, voire brutal, parfois. Je demande doucement :
- Est-ce que tu es prête à venir habiter ici ?
- Quoi ? Tout le temps ?
- Oui…t'installer ici et vivre avec moi.
Elle fait une moue et répond, lentement :
- Est-ce que tu es prêt à avoir un bébé avec moi ?
- Ginny ! Je t'ai déjà expliqué…dans ma situation, c'est trop dangereux.
- N'importe quoi ! Tu connais le pourcentage de chances – ou malchances- pour que le bébé soit malade ?
- Il y a un risque et je ne veux pas le prendre, dis-je en jouant avec la cire qui s'écoule de la bougie. C'est trop grave.
- T'es sûr que c'est pas un prétexte, Harry ?
- Non, je ne suis sûr de rien, à part que je ne veux pas gâcher cette soirée. Arrêtons de nous chamailler, Ginny. Ca n'en vaut pas la peine. Profitons de ces moments ensemble…tu veux un dessert ?
Son regard est brillant mais elle acquiesce, en se mordillant les lèvres. On commande une grosse glace avec deux cuillères, et petit à petit on bavarde à nouveau comme s'il ne s'était rien passé.
Je sais que tout à l'heure on fera l'amour et que, sans en parler, cette histoire de bébé flottera entre nous, après.
Quand elle se blottira dans mes bras en murmurant « je t'aime ». Quand je ne lui répondrai pas. Et pourtant je l'aime.
Elle ne me comprend pas mais je ne sais pas comment lui expliquer. Comment lui faire entendre que ce n'est pas contre elle, que c'est juste moi qui ai peur, moi qui ne veux pas m'engager, parce que je vois trop d'enfants malades, trop de souffrance, chaque jour.
Parce que chaque matin les souffles douloureux de mes patients me rappellent qu'on ne peut pas, sciemment, mettre au monde un enfant pour lui imposer une telle vie. Si on peut appeler ça une vie.
oOo oOo oOo
POV DRACO
- Alors c'est lui, ce fameux kiné ? me demande Astoria, avec un regard en coin, tandis qu'on repart du supermarché.
- Oui, c'est lui, dis-je, lassé, en conduisant.
- Je ne vois pas ce qu'il a de spécial…il est peut être simplement incompétent, non ?
- Pourquoi ? Parce qu'il ne fait pas pleurer les enfants ? Tu sais qu'il travaille à l'hôpital, aussi, ou en clinique, je ne sais plus…tu crois qu'ils le garderaient s'il était incompétent ?
- Moui…mais il est un peu jeune, non ?
- Boh…pas trop jeune pour être kiné. C'est pas un cardiologue, non plus. Et il a un bon feeling avec les enfants.
- Il vient de s'installer ?
- Oui.
- Et il n'a jamais travaillé avant ?
- Astoria, je n'en sais rien, et je m'en fiche. Si tu veux retourner chez l'autre, vas-y, mais moi je n'y mets plus les pieds ! Un point c'est tout. D'ailleurs la semaine prochaine c'est ton tour…
- Oh là ! là ! Je ne comprends pas pourquoi tu t'énerves comme ça…on veut juste le bien de Scorpius, non ?
- Oui. Et tant que ce sera moi qui me coltinerai les séances de kiné, je ne retournerai pas chez l'autre, dis-je en me crispant sur le volant et en jetant un coup d'œil dans le rétro, pour observer mon fils qui s'endort en tétant son pouce. Mais toi tu vas chez qui tu veux, quand c'est ton tour…
- OK. Mais faudra pas te plaindre si tu es obligé d'y retourner deux fois plus souvent, parce qu'il ne guérit pas…
Je suis sur le point de répondre que ça ne me dérange finalement pas plus que ça, parce qu'il est agréable, lui, mais son portable sonne, réveillant Scorpius en sursaut, et elle ne m'écoute plus.
Encore une visite à prévoir un samedi matin. Ben voyons. Je sens que je vais encore devoir donner le biberon, les médicaments et le bain à notre fils tandis qu'elle ira faire visiter un Manoir ancien.
Encore une matinée de fichue…
Je commence à désespérer d'avancer sur mes personnages, surtout que je dois faire des recherches, et que je n'en ai aucune envie.
On décharge les courses, et on s'offre un petit apéritif bien mérité…après tout c'est vendredi. Elle nourrit et couche notre fils, en le câlinant.
Puis elle revient dans le salon, sur la pointe des pieds. Elle est belle dans sa robe noire ajustée, et je devine ses bas noirs. Un peu de musique, quelques regards entre nous et elle vient m'embrasser, glissant ses bras autour de mon cou. Elle est magnifique et son parfum me trouble, comme avant.
Je retrouve la femme amoureuse que j'ai épousée, celle qui sait être une chatte ou une tigresse au lit.
Rapidement ses bas rejoignent sa robe, par terre, et je me glisse en elle, avec bonheur. C'est si bon…ça faisait si longtemps.
Elle semble affamée elle aussi et m'encourage à aller plus vite, plus fort, d'une voix rauque, que je ne lui connais pas. C'est presque une inconnue dans mes bras, ce soir, et elle commence à perdre pied quand j'entends Scorpius tousser.
Merde.
Elle ne semble pas y prêter attention mais je suis déconcentré, ennuyé et je jouis rapidement, sans réel plaisir.
Est-ce que finalement ce kiné serait un imposteur ?
Chapitre 3
Don't believe in love
POV Draco
Le bébé a encore toussé une partie de la nuit et je suis à bout de nerfs. Après une douche rapide je descends dans la cuisine, retrouver Astoria qui chantonne en buvant son café. Je m'assois en face d'elle :
- Scorpius dort encore ?
- Oui, je n'ai pas voulu le réveiller, le pauvre chéri. Il a mal dormi, je crois.
- C'est pas le seul, dis-je en constatant avec amertume qu'elle a fini la confiture. Et il n'y a plus de confiture ?
- Hmmm ? Je sais pas. Tu n'as qu'à en acheter, si tu veux…
- Et le kiné ? Tu y vas quand ? Je te rappelle qu'il a encore trois séances, et c'est ton tour…
- Mince…J'ai pas trop le temps, moi… il a pas tant toussé que ça, si ? demande-t-elle innocemment.
- Si. Mais ça ne t'a pas réveillée…c'est moi qui me suis levé.
Elle me lance un coup d'œil perplexe et me sourit :
- Ecoute chéri, je suis crevée et j'ai vraiment pas le temps, là…tu veux bien t'en occuper, cette semaine encore ?
- Ben voyons ! Les courses, le kiné…je n'ai que ça à faire, moi ! dis-je en crispant mes doigts sur ma tasse. Tu te fous de moi ? Tu crois que je ne fais rien de mes journées ?
- Pas du tout…je sais bien que tu essaies de travailler, mais, toi, au moins, tu as plus de disponibilité, plus de liberté…
- Et du coup, c'est à moi de tout faire, c'est ça ?
- Ecoute Draco, on va pas s'engueuler au petit déjeuner…est-ce que tu peux, pour cette semaine, t'occuper de ton fils ?dit-elle avec un sourire charmeur, pour m'amadouer.
Mais je ne suis pas un de ses clients, et elle ne me vendra rien. Ca a trop duré :
- Pour cette semaine ? Mais je m'en occupe tout le temps ! Il va finir par m'appeler maman, si ça continue.
- Je te signale que c'est ton fils, aussi…
- Et le tien, chérie…je ne m'occuperai pas de ses séances. Je ne suis pas la boniche, ici. D'ailleurs je vais louer un studio qui deviendra mon bureau comme ça tu n'auras pas l'impression que je paresse à la maison toute la journée !
- Très bonne idée…comme ça on se verra encore moins, dit-elle en se levant brusquement et en quittant la cuisine.
Je fixe le jardin par la fenêtre, morose, en écoutant la radio. Il ne faut pas que cette histoire me perturbe, sinon je ne pourrai pas écrire. Déjà qu'il faut que j'attende qu'il se réveille…
Une porte claque, elle est partie. Flute. Elle adore faire claquer les portes, quand elle est en colère. Comment on en est arrivés là ? On s'entendait tellement bien, avant. Avant la naissance du bébé.
Pourtant ce bébé, on le voulait. Enfin, surtout elle. Moi je ne me sentais pas prêt. Mais bon…toutes ces nuits blanches, ces biberons, ces médicaments, ces contraintes ont eu raison de l'harmonie de notre couple, je crois. Il paraît que c'est normal, banal. Il paraît que ça va aller mieux. J'observe l'envol d'une nuée de corbeaux, au loin, et je soupire.
oOooOooOo
Je commence mon chapitre quand des pleurs s'élèvent. Misère. Scorpius est réveillé. Encore un soupir et je vais dans sa chambre. Il est rouge, en sueur et tousse encore. Je le prends dans mes bras, pour le calmer, mais il est grognon et tousse de plus belle. Bon, essayons le biberon.
On descend dans la cuisine, je prépare son biberon avec son lait hypoallergénique, mais il refuse absolument de le boire, détournant sa petite bouche avec obstination. J'imagine qu'il est tellement encombré qu'il ne veut rien avaler. Il serre son lapin contre lui, et le mordille.
- Scorpius, s'il te plaît, bois…
Je le serre contre moi, pris dans mes contradictions. Il ne va pas bien, est-ce que je le dépose quand même chez la nourrice ? Son petit front est chaud contre ma joue mais je me dis que c'est parce qu'il est énervé.
La séance de débouchage de nez est encore pénible que d'habitude, il hurle et se débat sur sa table à langer, lançant ses poings et pieds contre moi.
- Scorpius, je t'en supplie, laisse-toi faire…c'est pour ton bien !
Quand j'approche l'embout en plastique du respirateur de sa bouche, il hurle de plus belle et j'arrive difficilement à le maintenir sur son visage cramoisi, pour qu'il profite quand même de quelques bouffées de ventoline. Au bout du compte on est tous les deux passablement énervés et je l'habille rapidement, bien décidé à l'expédier chez sa nourrice. Après tout, j'ai une vie, moi aussi.
Je reviens quelques minutes plus tard, un peu honteux, et je me réinstalle devant mon ordi. Cette fois je vais faire mes recherches sur le métier de chirurgien cardiologue et je commence à surfer. Le téléphone sonne. La nourrice, bien sûr :
- M. Malfoy, il est vraiment pas bien, votre fils…vous avez vu le médecin ?
- On l'a vu la semaine dernière…il suit un traitement, je vous ai donné ses médicaments, non ?
- Oui, mais je ne suis pas infirmière, dit-elle d'un ton de reproche. Et je dois m'occuper des autres enfants, aussi…
- Je sais, Mme Blake, je sais. Je pense que ma femme l'emmènera chez le kiné, ce soir.
- J'espère…vous devriez quand même appeler le médecin.
- Je vais le faire…promis. A ce soir.
Elle raccroche sans répondre et je me fais l'effet d'être le pire parent qui soit. Merde, c'est pas de ma faute, c'est le tour d'Astoria…le médecin me confirme qu'il faut continuer le traitement et surtout aller chez un kiné, et qu'il est inutile de retourner le voir, sauf si son état s'aggravait vraiment.
Je laisse un message sur le portable d'Astoria et me replonge tant bien que mal dans mon histoire. Si je commence à tout faire à sa place je n'en finirai jamais.
oOooOooOo
Le soir Astoria rentre tard et le bébé n'a pas vu de kiné depuis cinq jours.
Elle s'installe à table et fronce les sourcils en découvrant que j'ai encore fait des pâtes, et que Scorpius siffle en respirant, alors qu'il somnole dans sa chaise, dans son pyjama bleu ciel.
J'attaque avant elle :
- Tu te souviens que tu as un fils, Astoria ?
- Quoi encore ?
- Quoi encore ? Encore trois séances de kiné et tu n'as pas pris RDV !
- Mais je t'avais demandé de le faire… gémit-elle. J'avais une journée crevante…
- Mais j'avais pas dit oui ! C'était ton tour…
- Mais t'es complètement inconscient, Draco ! Tu crois que c'est un jeu ? Une fois ton tour une fois mon tour ? T'as vu la tête qu'il a ?
- Oui, j'ai vu, parce que c'est moi qui m'en occupe !
- Et pourquoi il est pas encore au lit, à cette heure-ci ? il tombe de sommeil, le pauvre chéri…dit-elle en lui caressant les cheveux avec tendresse.
- Parce que je pensais que tu voudrais le voir avant qu'il dorme…
- Et que je lui fasse ses soins avant de le coucher, c'est ça ? rétorque-t-elle el le prenant sur ses genoux, et en le câlinant. Viens, mon amour…maman est là.
Scorpius se love dans ses bras, visiblement heureux de la voir, et elle part avec lui, en le couvrant de petits baisers. Dites-moi que je n'ai pas le rôle du méchant, dans cette histoire…je dessers la table, un peu écœuré.
Plus tard dans la nuit il tousse et je ne dors pas.
Elle, si.
Mais si je la réveille elle va dire que je le fais exprès, et ce sera vrai. Je me lève et je vais dans la chambre de Scorpius. Son sifflement s'est accru et j'ai l'impression que le tour de ses lèvres est bleu. Il ne pleure pas, mais c'est peut-être simplement parce qu'il dort. Ou alors il est dans une telle détresse respiratoire qu'il ne pleure même plus. D'un coup, j'ai peur. Est-ce que je dois appeler le médecin ? Le SAMU ? Ou ne rien faire, parce que ce n'est pas grave ?
Mince…je décide de lui donner un peu de ventoline, en espérant que le sifflement cesse. L'embout le réveille et il gémit et pleurniche.
- Chut…tais-toi, mon ange…rendors-toi.
Il se remet à tousser et je le prends dans mes bras, espérant qu'il se rendorme. Je marche longtemps, de long en large, dans cette chambre, à le bercer, à caresser et embrasser ses cheveux humides, à écouter son souffle rauque. Je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à le lâcher, ni à le remettre dans son lit. J'ai l'impression qu'il respire mieux dans mes bras.
Après avoir fait une centaine fois le tour de sa chambre je finis par m'écrouler sur le canapé, le bébé sur le ventre. Un peu surpris, il ouvre un œil, saisit son doudou que je lui tends et se rendort sur moi. Je mets la télé en sourdine et je l'écoute respirer.
D'un coup je me réveille en sursaut, le cœur battant. Scorpius va plus mal, je le sens. Son souffle est rauque et difficile, il est en sueur contre moi.
Sans hésiter, j'appelle le médecin de garde dont le nom figure sur le journal, et je réveille Astoria, en la secouant doucement :
- Chérie, le bébé ne va pas bien…le médecin va venir.
- Quoi ? mais il ne pleure même pas…qu'est ce tu racontes ? dit-elle en ouvrant difficilement les yeux, et en rajustant sa nuisette en dentelle.
- Crois-moi, ça ne va pas.
- Tu es sûr ? dit-elle en me le prenant des bras. Qu'est ce qui s'est passé ?
- Rien. Son état s'est aggravé, c'est tout.
Elle fronce les sourcils et me lance un regard accusateur. Je détourne les yeux et me laisse tomber sur le canapé, inquiet. Elle le berce doucement, les larmes aux yeux, et on n'échange plus une parole jusqu'à l'arrivée du médecin.
Le diagnostic est simple et brutal : détresse respiratoire due à la bronchiolite. Lorsqu'il nous demande pourquoi on a interrompu les séances de kiné, on se regarde gênés, accablés. On a d'autant moins d'excuses qu'on vit dans une grande maison, et qu'on n'a pas de problèmes financiers.
- Vous savez que les conséquences peuvent très graves ? demande-t-il en nous regardant comme si on était deux inconscients.
On acquiesce, toujours muets et Astoria souffle :
- C'est de ma faute…c'est affreux. C'était mon tour…
Le médecin lève un sourcil surpris et nous conseille de l'hospitaliser rapidement, dans la clinique la plus proche, qui a un service spécialisé dans les soins respiratoires.
On part sur les chapeaux de roues, le cœur lourd, après avoir placé Scorpius dans son siège, somnolent.
J'ai l'impression atroce que je ne le reverrai pas, l'impression atroce qu'on n'a pas su s'occuper de sa jeune âme. On ne se regarde pas, chacun ressassant sa culpabilité. La culpabilité s'accroît quand on pénètre dans la clinique, celle où il est né, dix mois plus tôt. Celle dont on était sortis si heureux, il y a dix mois.
Il est immédiatement pris en charge et placé sous respirateur, et on s'écroule sur les sièges, dans le couloir.
- Tu as pris son doudou ?
- Oui, il est là, me dit-elle en me montrant un sac qu'elle a préparé rapidement, avant notre départ.
- Donne-le moi…je vais le confier à une infirmière, pour quand il se réveillera.
Elle me le tend, d'un geste las, et soudain, en voyant ce lapin bleu aux oreilles grignotées, toute l'ampleur de mon chagrin me saute au visage, et je me rassois, accablé. Le manque, la honte m'envahissent, comme s'il ne restait plus rien de mon fils, que cette peluche. J'enfouis mon visage contre son ventre en velours bleu, pour cacher mes larmes, et Astoria pose une main rassurante sur mon épaule :
- Ca va aller…c'est une bonne clinique. Il s'en sortira. C'est pas si grave, sinon le médecin aurait appelé le SAMU.
L'interne passe nous voir pour nous informer qu'ils vont le garder, au moins pour la nuit, mais que le pronostic est plutôt favorable. Il nous conseille de rentrer chez nous.
- On ne peut pas rester avec lui ? demande Astoria, légèrement agressive.
- Pas tant qu'il est dans ce service…rentrez chez vous et repassez demain matin. Vous avez ses affaires ?
Astoria lui confie le sac et le doudou, et on repart, assommés par la fatigue et la culpabilité.
POV Harry
Je touille mon café en jetant un œil sur la liste des admissions de la nuit, et mon cœur se serre quand je vois le nom de Scorpius Malfoy. Je regarde autour de moi les couloirs déserts de la clinique, cherchant la responsable du service, et l'odeur de désinfectant me fait tousser, une fois de plus.
Pas un jour je n'oublie que je suis asthmatique et qu'il faut que je me méfie de tous les allergisants, sous peine de me rester à la clinique, côté patients. Je tâte dans ma poche mon inhalateur de secours, par habitude. Mon doudou à moi, dans certaine manière.
C'est l'heure de mon premier patient. En général je fais toujours le tour de l'étage dans le même ordre, consacrant une demi-heure à chaque patient, mais là je veux en avoir le cœur net.
Avec un prénom pareil, ça ne peut être que lui.
J'entre dans la pièce et je me retrouve nez à nez avec la blonde qui m'avait méprisé au supermarché. Elle lève les yeux vers moi, agressive :
- Qu'est ce que vous faites là ? Vous venez contempler vos dégâts ?
- Mes dégâts ? Ca fait presque une semaine que je ne l'ai pas vu…il est là depuis quand ?
- Cette nuit…
Je m'approche du petit lit, pour lire les informations notées au pied du lit, et regarder le bébé, qui repose paisiblement, la respiration encore sifflante :
- Et vous avez vu qui, dernièrement ?
- Comment ?
- Quel kiné ?
Elle tourne la tête vers la fenêtre, puis me fixe à nouveau, la bouche amère :
- Si vous l'aviez traité correctement, on n'en serait pas là…
- Désolé, mais je ne traite pas les enfants à distance…il faut se déplacer jusqu'à mon cabinet pour que ça fonctionne. Ou alors me demander de venir, au pire…
- Mais jusqu'à présent ça n'avait pas fait ça…il ne s'est jamais retrouvé dans un tel état ! rétorque-telle en toute mauvaise foi.
- Parce que vous laissez souvent votre enfant sans soin ?
- Je ne vous permets pas…dit-elle en se levant. Et je vous interdis d'approcher mon fils, désormais…
- Et bien c'est pas comme ça qu'il va aller mieux, votre fils…mais vous pouvez essayer la prière, il paraît que ça marche, parfois, à distance…
Après un dernier regard au bébé je tourne les talons et je sors retrouver mon premier patient. J'ai déjà dix minutes de retard sur mon planning.
Deux heures plus tard, je croise M. Malfoy dans le couloir, les yeux à terre, perdu dans ses pensées. J'espère qu'il est moins hystérique que son épouse…je lui tends la main :
- Bonjour !
- Oh, bonjour, Monsieur… ? Excusez-moi, j'oublie toujours votre nom…
- Potter. Comment va Scorpius ?
- Mieux, je vous remercie…dit-il se secouant la tête d'un air désolé. Vous travaillez ici ?
- Oui. Tous les matins. Mais je crois que votre épouse ne veut pas que je m'occupe de votre fils.
- Comment ? Vous l'avez vue ?
- Oui. Ce matin. Elle m'en voulait beaucoup, je ne sais pas pourquoi…
- Je suis désolé, dit-il en fixant le bout de ses chaussures. Elle n'avait pas trop confiance en votre méthode…mais moi j'avais tout à fait confiance, ajoute-il précipitamment.
- Merci. Mais le plus important, c'est de ne pas interrompre les soins. Vous n'avez vu personne depuis la semaine dernière ?
- Euh…non. Elle a …oublié de prendre rendez-vous.
- Je vois. Bon, je vais briefer ma collègue à son sujet…dis-je en m'éloignant.
- Attendez ! J'aimerais beaucoup…enfin je préfèrerais que ce soit vous qui le traitiez…
- Mais votre épouse…
- Je me fiche de ce qu'elle a dit. C'est de sa faute, si on en est là…vous me promettez de vous occuper de lui ? me demande-t-il, plein d'espoir, en posant sa main sur mon bras.
- Si vous insistez…
- J'insiste, dit-il avec une fermeté que je ne lui connais pas.
- OK, je vais le caser à la fin de mes rendez-vous…à plus tard…
- Merci…
Je n'avais jamais remarqué qu'il avait les yeux gris, avant.
oOooOooOo
Midi. Dernier RDV. Ouf. Je sors de ma salle de consultation et il est là, son fils dans les bras. Mince, je l'avais oublié. Mais il me regarde avec tant d'espoir que je n'ai pas le cœur de les renvoyer.
- Entrez…le temps que je lui crée un dossier ici.
Je rentre les données dans l'ordinateur du service pendant que le bébé joue avec un mobile, sur la table.
- Merci…merci d'avoir accepté de le traiter. D'après la responsable du service, vous êtres le meilleur kiné de la clinique…
- Oh, elle a dit ça ? Eh bien, c'est sympa. J'ai été formé dans le meilleur hôpital, à Londres, c'est sans doute pour ça.
- Vous venez de Londres ?
- Oui.
- Et vous ne vous ennuyez pas dans ce trou perdu ? dit-il en souriant.
- Euh…joker. Disons que je n'ai pas eu trop le choix. Tu viens, Scorpius ? dis-je en lui tendant les bras.
Il me tend ses bras en retour et nous sourions, tous les trois.
La séance est un peu plus délicate que d'habitude parce que le bébé est très encombré, mais il ne pleure pas. Je regarde son père :
- C'est un bébé calme, vous avez de la chance…
- Ah oui ? De la chance ? Je ne sais pas, c'est mon premier…
- Si, c'est vraiment un bébé sympa, je trouve…
Le père rougit légèrement et je constate une fois de plus combien les parents prennent les compliments sur leurs enfants pour eux, comme s'ils y étaient pour quelque chose.
- Bon ! Et bien, Scorpius, j'espère ne plus te revoir ici…plutôt à mon cabinet, la prochaine fois, hein ? Il sort quand ? je demande à son père.
- Demain je crois. Il doit encore passer une nuit en observation.
- Bon, Scorpius, RDV demain pour une nouvelle séance…à demain ?
- A demain. Merci beaucoup, me dit-il en me serrant la main chaleureusement.
Il s'éloigne en serrant son fils contre lui et je les trouve craquants, tous les deux.
POV DRACO
Le soir on se retrouve seuls à la maison, Astoria et moi, et c'est une sensation étrange. Comme si tout avait changé depuis hier. Pour une fois elle est rentrée tôt. Pour une fois elle n'a pas bonne mine, et elle vient se lover dans mes bras, sur le canapé :
- Ca fait bizarre, hein ?
- Quoi ?
- De se retrouver tous les deux…quand je pense qu'il est à l'hôpital…c'est horrible.
- Oui, c'est bizarre. Moi aussi quand je suis entré dans sa chambre déserte, tout à l'heure, et que j'ai vu ses peluches dans son lit vide…ça m'a fait un choc terrible, dis-je à voix basse, comme un aveu difficile.
- Mais il va revenir, hein ? demande-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
- Bien sûr, chérie. On le ramène demain…
- Tu crois qu'il pleure pas, tout seul, là-bas ? Il ne connaît personne…
- Ecoute, je suis resté avec lui jusqu'à ce qu'il s'endorme, et demain j'y vais dès huit heures…il ne s'en rendra même pas compte…
Elle ne répond pas mais je sens des larmes dans mon cou. Le silence pèse autour de nous, comme une chape. Je me sens absolument perdu, proche des larmes, moi aussi.
- C'est de ma faute, hein ? murmure-t-elle. Je ne suis pas une bonne mère. Je n'ai même pas pris RDV avec le kiné. Je ne me suis même pas aperçue qu'il était si mal…
- Mais c'est normal…tu travailles à l'extérieur, tu ne peux pas tout faire. Moi non plus j'ai pas été à la hauteur…
- Alors tu penses que j'ai pas été à la hauteur, hein ? dit-elle en se redressant soudain, le visage couvert de larmes. Que je suis une mauvaise mère ?
- Ecoute, j'ai pas dit ça…calme-toi, Astoria…on est fatigués tous les deux, c'est un moment difficile, mais c'est pas le moment de se flageller, à mon avis. Il faut qu'on fasse front, tous les deux. Qu'on s'améliore…
- Mais je l'aime, tu sais…dit-elle en suivant ses pensées. Je n'aime personne plus que lui.
- Bien sûr, dis-je en soupirant. Bien sûr…
Cette phrase résonne étrangement en moi. C'est parfaitement normal qu'une mère n'aime personne plus que son enfant, mais ça me fait mal, étrangement.
Avant, c'était moi qu'elle aimait plus que tout.
C'est juste un petit pincement au cœur, comme quand on félicitait mes frères pour leurs bonnes notes et que je me sentais oublié. C'est juste ridicule, je le sais, mais j'aimerais tellement qu'elle m'aime plus que tout…
Elle tend son visage vers moi et on s'embrasse, fiévreusement, un peu désespérément. Pour se prouver qu'on s'aime encore, comme avant ? Pour se sentir moins seuls ?
oOooOooOo
Le lendemain je suis debout bien avant l'heure habituelle, fou de joie à l'idée de retrouver Scorpius, fou de joie à l'idée de le ramener à la maison. Mon bouquin n'a plus aucune importance, soudain. J'ai convaincu Astoria de se rendre quand même à son travail, où elle a un rendez-vous important. Elle n'insiste pas trop pour m'accompagner.
J'ai envie de me retrouver seul avec la personne la plus importante au monde pour moi, mon fils.
Je chantonne tout le long du chemin qui me mène du manoir à la clinique, et le printemps me parait superbe, derrière les vitres de ma voiture. Un doux soleil me réchauffe et le bleu du ciel est d'un ton tellement pur que j'ai l'impression de le découvrir pour la première fois. La campagne est belle, paisible. Pourquoi courir tout le temps, partout, quand il y a tant de calme, de beauté juste devant chez moi ? Pourquoi courir après la gloire quand le sourire de mon fils peut combler tous mes manques ?
J'arrive à la clinique, le cœur battant, comme à un premier rendez-vous. J'ai rendez-vous avec mon fils, mon bébé à moi. J'anticipe sa joie et j'ai l'impression que mon cœur va exploser de bonheur à l'idée de le retrouver en bonne santé. J'espère qu'il ne dort pas…
J'entre doucement dans la chambre. Il joue tranquillement dans son lit, avec son doudou. Dès qu'il me voit il pousse un cri de joie et me tend ses bras, radieux. Je le soulève et je le serre fort contre moi, m'enivrant de son odeur de bébé, le couvrant de petits bisous. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, à le serrer dans mes bras mais quand l'infirmière vient me dire que le kiné m'attend pour la dernière séance, j'ai l'impression qu'il ne s'est écoulé que quelques minutes.
Dans ma joie, je suis presque heureux de le revoir lui aussi, et je lui serre chaleureusement la main.
- Alors, comment va ce jeune homme ce matin ? Bien, semble-t-il…c'est aujourd'hui qu'il sort, non ? dit-il en le prenant sur ses genoux.
- Eh oui…dis-je dans un soupir.
- C'est une bonne nouvelle, non ? demande-t-il, surpris.
- Excellente ! Je suis fou de joie, vraiment…il nous manque tellement…
- Bon ! Ca va nettement mieux, il est bien dégagé, c'est bien.
Je regarde Scorpius qui se laisse masser, et je suis presque ému de la manière dont cet homme s'occupe de lui. Tant de douceur, de prévenance. Encore cette impression de compréhension entre eux, comme si le kiné ressentait de l'intérieur chaque souffle de Scorpius.
Je secoue la tête. L'émotion me trouble un peu trop, je crois. Mais je ne peux m'empêcher de sourire quand mon fils pose ses mains sur la bouche du kiné, comme s'il attendait qu'il lui parle.
- Qu'est ce que tu veux que je te dise, mon bonhomme ? Porte toi bien, et j'espère ne pas te revoir trop vite…lui murmure-t-il doucement.
Scorpius penche sa tête sur le côté, en le regardant, et le kiné en fait autant, en lui rendant lui doudou.
- Comment il s'appelle, ton doudou ?
- Euh…doudou, je réponds à la place de Scorpius.
- Sans blague ? c'est original…alors prends bien soin de lui, aussi. Vous habitez dans une vieille maison ? me demande-t-il soudain.
- Euh…oui.
- Parce que l'humidité est très mauvaise pour les bébés fragiles, me dit-il.
- Je sais. On a entièrement fait refaire le premier étage pour tout assainir, dont sa chambre. Tous les matériaux sont hypoallergéniques.
- Vraiment ? Et bien ça a dû vous coûter bonbon, non ?
- Oui. Mais la santé de Scorpius est le plus important.
Il lève un sourcil surpris en remettant mon fils dans mes bras et je comprends ses interrogations : comment des parents qui ont fait refaire tout un étage pour leur bébé peuvent-ils « oublier » de le faire soigner ?
Il ne pose pas la question, et je n'ai pas la réponse.
- Bon..et bien bon retour. Je pense que le médecin vous prescrira encore quelques séances…n'oubliez pas de prendre rendez-vous, cette fois.
- Non…bien sûr que non, dis-je, honteux.
- Vous savez que certains kinés se déplacent à domicile ? c'est plus cher, mais c'est plus pratique, parfois.
- Ah bon ? et vous vous déplacez, vous ? je demande, plein d'espoir.
- Oui. En début d'après-midi uniquement. Mais je crois que votre épouse souhaite faire appel à quelqu'un d'autre, non ? dit-il en me tendant la main et en me raccompagnant à la porte.
- Ne vous inquiétez pas, elle n'est jamais là, vous ne la croiserez pas…
Il me lance un coup d'œil amusé et je bafouille :
- Enfin...vous comprenez. Je vous appellerai.
- A votre disposition, M. Malfoy. Bon retour, Scorpius…
Et je repars en serrant fort mon fils contre moi.
La personne que j'aime le plus au monde.
POV HARRY
Trois jours plus tard
J'ai encore toussé, cette nuit. Longtemps. Merde.
Quand je pense que j'ai quitté Londres pour éviter la pollution, finalement je ne me porte pas vraiment mieux ici. Ginny m'a entendu tousser hier, au téléphone, et bien sûr, elle n'a pas manqué de me faire remarquer, une fois de plus, que j'ai eu tort de partir.
Mais je suis sûr que non. Je me suis juste trompé d'appartement de location, je pense. Il doit y avoir un allergène que je n'ai pas détecté. La Région est plutôt saine, et elle me plaît. Je commence à me faire une clientèle, et mes collègues à la clinique m'apprécient, alors je ne veux pas repartir de zéro, une fois de plus.
Je touille mon café en regardant tomber la pluie. Dire que cette région est réputée pour être une des plus ensoleillées…mais on est en Angleterre, de toute façon. Un jour j'irai m'installer en Provence, profiter de l'air chaud et sec. Un jour.
Ma propriétaire fait hurler sa radio et ça m'énerve. J'enfile un pull par dessus ma chemise blanche, et direction la clinique.
J'aime retrouver mes patients, chaque matin. Parfois c'est plus dur, quand ils vont plus mal. Quand je lis sur leur visage et leurs lèvres asséchées le manque d'oxygène. Mais je sais que je peux les soulager, un peu. Ginny me dit que je vis trop dans ce milieu anxiogène, que je devrais oublier la maladie, un peu.
M'oxygéner l'esprit, pour changer. Vivre.
Mais je n'oublie pas que sans médecins et kinés compétents, je ne serais peut-être plus là. Et puis j'ai l'impression d'être utile, au moins. Quelques heures par jour, je suis utile aux autres. Et quand je soigne les enfants, je ne tousse jamais, bizarrement.
Ginny prétend que mon asthme est purement psychologique. Ben voyons.
Dès mon arrivée en pédiatrie mon portable sonne :
- Monsieur Potter ?
- Oui…
- C'est Draco Malfoy, le père de Scorpius. Voilà, il a besoin de soins et vous m'aviez dit que…enfin, que vous pourriez vous déplacer.
- Oui. Sans souci. C'est urgent ?
- Disons que j'aimerais bien ne pas trop attendre, cette fois…dit-il d'une voix angoissée.
Je soupire :
- Aujourd'hui ?
- Ce serait parfait, oui.
- Attendez, je consulte mes rendez-vous sur mon agenda…à condition de me passer de manger, je peux être là à 13h.
- Ecoutez, je ne veux pas vous priver de repas… ou alors je vous préparerai quelque chose, dit-il d'une voix hésitante.
Qu'est ce que les papas poules ne sont pas prêts à faire, pour leurs enfants ? Je souris, malgré moi :
- Oh ! Vous avez des talents culinaires, M. Malfoy ?
- Euh…non. Je sais utiliser le micro ondes.
- Pas mieux. Ce sera parfait. Donnez-moi votre adresse…Vous savez que le déplacement ne sera pas pris en charge par votre assurance si ce n'est pas un cas d'urgence ?
- Ca n'a pas d'importance…à tout à l'heure, et merci !
Je raccroche, le sourire aux lèvres. J'aime bien ce bébé, je crois.
oOoOoOoO
Chapitre 4
Un bon personnage
POV HARRY
J'arrive devant la maison et je me gare, impressionné par la taille du bâtiment. C'est une superbe bâtisse en pierre de taille, ancienne, avec une tourelle, mais je suis incapable d'en citer le style. Je n'y connais rien en architecture. Le jardin tout autour est immense et parfaitement entretenu, et je suis accueilli par les aboiements d'un chien.
- Jim ! gronde une voix à l'intérieur.
La porte s'ouvre et mon hôte retient à grand peine un grand chien. Il porte un large pull beige sur un jean noir, très gentleman farmer. Enfin, l'idée que je m'en fais. Je lui tends la main :
- C'est quoi, comme marque ?
- Comme marque ? Oh, c'est un lévrier. Il est gentil, mais un peu nerveux. Entrez. Scorpius est dans sa chaise, à la cuisine.
L'intérieur est majestueux, tout en pierre et marbre, avec des œuvres d'art sur les murs blancs et des plantes vertes. Il me précède jusqu'à l'immense cuisine rustique, et le bébé pousse un cri de joie en me voyant.
- Salut, bonhomme ! Tu as bonne mine, dis-donc ! Ca fait plaisir…tu manges quoi ?
- J'essaie de lui faire avaler des épinards, mais c'est pas évident…asseyez-vous deux minutes.
On s'installe autour de la grande table en bois familiale, qui doit bien avoir cent ans. Il y a une cheminée, dans un coin. Les appareils électroménagers sont rutilants et modernes, ce qui créée un contraste surprenant. Scorpius recrache sa dernière cuillerée, avec une moue.
- Tiens, bizarre, moi j'adore les épinards…dis-je en ébouriffant les cheveux blonds du bébé.
- Moi aussi ! dit son père. Il m'en reste pas mal dans la casserole, si ça vous dit…
- Mais vous êtes sûr que…
- Oh oui ! De toute façon, le reste partira à la poubelle, Astoria ne supporte pas les restes. Tenez, dit-il en me tendant une assiette d'épinards et une tranche de rôti. Bon appétit.
- Merci, c'est sympa. Mais j'ai pas beaucoup de temps, dis-je en commençant à manger.
- Je comprends. C'est gentil d'être venu aussi vite en tout cas.
- Non, c'est pas gentil…tant que vous payez, ça ne me dérange pas, dis-je en haussant les épaules. Et si en plus vous me nourrissez…
Il sourit :
- Ca fait bizarre de vous voir sans blouse…
Je fixe mon jean et mon pull :
- Ah oui ! je suis incognito, comme ça. Je suis un homme, aussi…
Son regard clair passe rapidement de mon pull à son fils, et il lui essuie la bouche, avec délicatesse :
- Allez, une compote et ce sera bon.
- Vous savez qu'il vaut mieux éviter les séances de kiné respiratoire après avoir mangé ? Ca risque de faire remonter tout ce qu'il a dans l'estomac…
- Oh ! Mince… quel idiot ! Non, je ne savais pas, en général les séances étaient toujours en fin d'après midi, dit-il en se mordant les lèvres.
- Bon, c'est pas grave pour cette fois, mais la prochaine fois, nourrissez-le plutôt après.
- Ok, j'y penserai, promis. Vous voulez boire quelque chose ?
- De l'eau, merci. Je travaille, après…
- Oui, moi aussi, en principe, dit-il avec un soupir.
- En principe ?
- Quand on travaille chez soi on a parfois du mal à s'y mettre sérieusement. On a mille raisons de ne pas rester concentré. En fait il faut une espèce de …rituel pour se forcer à bosser.
- Ah oui ! vous êtes écrivain, c'est ça ?
- Oui. On peut dire ça…
- Vous n'avez pas l'air sûr…
- Si…et comme je ne sais rien faire d'autre…dit-il en rangeant la table.
- En tout cas, vous préparez très bien les épinards…
On se regarde et on éclate de rire, provoquant l'hilarité de Scorpius, bon public. Je me lève et je me dirige vers la fenêtre, qui offre un magnifique spectacle sur le jardin :
- C'est vraiment beau, chez vous…je peux voir sa chambre ?
- Bien sûr. C'est en haut. Allons-y. Viens, chaton, dit-il en prenant son fils.
Je le suis dans les escaliers, rutilants d'encaustique, qui craquent sous nos pas. Tout est propre, clair, aéré. Une maison dans laquelle on se sent bien, sans doute. Un grand couloir en parquet clair mène à la chambre du bébé, multicolore et remplie de jouets et peluches. J'observe le sol, les tentures, le lit, les meubles, la température de la pièce. 19°. Parfait. Tout a l'air sain. Visiblement les parents ont choisi ce qu'il y a de mieux pour éviter les allergènes.
- Impressionnant…
- Quoi ?
- Cette chambre…vous avez fait appel à un spécialiste pour la faire refaire ?
- Oui. A un architecte qui a commandé ce qui se fait de mieux, je crois. Et on a fait pareil pour tout l'étage, y compris notre chambre. Je pense qu'on refera le rez de chaussée l'année prochaine. Prenez une chaise…
Je récupère Scorpius qui se tortille pour qu'on le mette par terre, et grogne un peu. J'aperçois son doudou par terre, et je le ramasse. Immédiatement il met ses oreilles dans sa bouche et il s'apaise.
- On a tous besoin d'un doudou, je crois dis-je à voix basse en commençant mes massages.
Son père s'assoit en face de moi et me demande, taquin :
- Et vous, vous en avez un ?
Je souris à peine, hausse les épaules et répond, sans vraiment y penser :
- Oui. Il est dans ma poche…et vous ?
Il soupire, regarde à l'extérieur en se mordillant la lèvre et souffle, avec une point de regret :
- Non..c'est sans doute ce qui me manque…
Il a l'air tellement triste, soudain, tellement perdu, que je lui glisse :
- J'ai du mal à croire qu'il vous manque quelque chose, vous savez…
- Ah oui ? fait-il, comme s'il sortait soudain d'un rêve. Pourquoi ?
- Regardez autour de vous : vous avez une maison splendide, un beau bébé, une épouse…charmante, et vous êtes en bonne santé. Il vous manque quoi ?
- Je ne sais pas…souffle-t-il, mélancolique. Je ne sais pas…
Ses yeux gris se voilent et je crois que j'ai posé une question indiscrète. Je me concentre sur le bébé, pour ne pas sentir son regard flou sur moi.
Avec ma petite expérience, je sais bien que les gens qui ont « tout » ne sont pas les plus heureux, mais je ne sais toujours pas comment les aider, eux…alors je soigne leurs enfants, en espérant qu'ils seront un peu plus heureux, après.
Moi, certaines nuits, j'aimerais juste de ne pas être malade…
- Pardon ? Je n'ai pas entendu ce que vous disiez…me demande-t-il, soucieux.
- Oh rien…ce n'était pas important.
- Ca doit être passionnant, non, de soigner les enfants ? me dit-il, subitement intéressé.
- Euh...oui. Très. Je les aime beaucoup.
Il me fixe avec attention :
- C'est bizarre…quand vous le soignez, on dirait que…je ne sais pas comment dire…que vous vous mettez à sa place. Que vous ressentez les mêmes choses que lui. Comme une osmose…
- C'est sans doute parce que j'ai vécu la même chose que lui…j'ai fait des bronchites asthmatiques pendant toute mon enfance, vous savez…
- Non ? Vraiment ? Et maintenant, c'est terminé ?
Je détourne la tête, gêné :
- Non. Pas vraiment. C'est pour ça que j'ai changé de région…il y avait trop de pollution à Londres.
- Ah carrément ! Mais…ça doit être bizarre de soigner des enfants qui ont la même maladie que vous, non ?
- Bizarre ? non…je les comprends mieux. C'est sans doute pour ça que je ne les torture pas comme j'ai été torturé, moi…
- Vraiment ?
- Oui…
Qu'est ce que je raconte ? J'enchaîne :
- Bon, je crois que c'est bien, maintenant, dis-je en me levant un peu vite et en remettant le bébé dans les bras de son père.
- Excusez-moi d'avoir été indiscret…je suis écrivain, alors la vie des gens, ça m'intéresse toujours.
- Je comprends…y a pas de mal. Il faut que je file, je suis loin de mon cabinet, et j'ai un RDV à 14h30.
- Bien sûr…merci d'être venu !
Il me raccompagne à la porte, après m'avoir fait un chèque, et je suis sur le point de monter dans ma voiture quand il me rattrape :
- Attendez…je me demandais…
- Quoi ?
- Vous allez mieux, maintenant ?
- Comment ? Oui, je vais très bien…dis-je, vaguement irrité. Et rassurez-vous, l'asthme, c'est pas contagieux…
- Non…c'est pas ça…depuis que vous êtes dans la région, vous allez mieux ?
- Bof…moyen. Mais mon appartement n'est pas idéal, je crois. Faut vraiment que j'y aille, M. Malfoy…à bientôt. Merci pour le repas.
- De rien. A bientôt ! dit-il en me faisant un signe de la main.
J'en ai trop dit. Qu'est ce qui m'a pris ? Les parents détestent savoir les soignants malades. A tous les coups je ne le reverrai jamais.
Bah, tant pis.
POV DRACO
Le kiné vient de repartir et mon cœur bat la chamade. Je viens d'avoir une idée. Une idée pour mon livre…au lieu de me débattre avec l'histoire d'un chirurgien, qui va me demander des tonnes de recherches fastidieuses, pourquoi ne pas faire de mon personnage un kiné, et m'inspirer du mien ? Enfin, celui de Scorpius…
En plus il est très sympathique et il répondra bien à mes questions, si je sais les poser habilement…oui, c'est une bonne idée, une très bonne idée. Je ressens une légère excitation, comme à chaque fois que j'ai une bonne inspiration pour mon livre.
Je couche rapidement Scorpius pour sa sieste, et je me précipite dans mon bureau, l'imagination enfiévrée. Je mets une musique de fond, la même, indéfiniment, pour chaque chapitre, et je commence à tourner en rond, dans la pièce.
C'est une grande capacité que j'aie, de me mettre à la place de mes personnages, et de vivre leur vie, ressentir leurs émotions, à cent pourcent. La seule façon d'être crédible, sincère. Je ris avec eux, je pleure avec eux. Il n'y a pas un de leur sentiment qui n'ait été le mien, d'abord.
Mais pour une profession, c'est encore mieux quand je peux m'appuyer sur une vie, une personne, une anecdote…et c'est ce qui me manquait avec mon chirurgien. Je n'en connais pas, et je fréquente très peu les hôpitaux…
Alors que les séances de kiné, je commence à connaître ça, bien, même.
Oui, c'est une bonne idée…plutôt qu'un chirurgien qui tombe amoureux d'une patiente, je vais écrire l'histoire d'un kiné qui tombe amoureux d'une patiente…qu'il ne sauvera pas, de préférence. Pas de happy end.
De vraies émotions, de vraies douleurs, c'est ce qu'il me faut.
Qu'est ce qu'il m'a dit qu'il soignait, déjà ? Des cas de mucoviscidose ? Oui, c'est bien, ça…un bon sujet. Triste, d'actualité. On va encore m'accuser de faire pleurer dans les chaumières. Mais qu'y puis-je, moi, si la vie finit mal, inévitablement ? Si les histoires tristes sont les plus belles, les plus marquantes ? Celles qui se vendent le mieux ? Qui connaîtrait Love Story si l'héroïne avait guéri, à la fin ?
Le tout, c'est d'être délicat, sincère, profond dans les émotions. Quitte à piller mes souvenirs les plus intimes, raviver mes blessures les plus profondes…ou celles des autres.
Ce moment de désespoir à la clinique, quand on a dû laisser le bébé…ce moment de bonheur, quand il m'a tendu les bras. Oui, revivre tout ça, encore et encore, et laisser parler mes doigts sur le clavier pour faire partager quelques secondes de vérité. La vérité…
L'image de cet homme est gravée dans mon esprit, à l'instant très précis où il a murmuré cette phrase : « Moi, certaines nuits, j'aimerais juste de ne pas être malade… ».
Une phrase que je n'aurais pas dû entendre, sans doute. Une phrase qui ne m'était pas destinée.
C'est là que j'ai eu l'illumination…un kiné qui est un malade, aussi. Des deux côtés de la barrière à la fois. Des souffrances et des guérisons. La maladie vécue de l'intérieur. Une mine pour moi. Une mine d'informations sur la maladie. Un miracle, presque. Mon imagination s'enfièvre, et des milliers d'idées se bousculent…
Des images de la rencontre du kiné et de la malade. Elle pourrait être un peu plus jeune que lui. Il pourrait arriver dans la région, remplacer un confrère à la retraite.
Elle serait émouvante, il serait un peu paumé.
Cet air sur son visage, tout à l'heure, cette détresse subtile, si vite envolée. Il faudra la garder, la décrire. L'exploiter.
Il aura dû quitter Londres, pour je ne sais quelle raison…une rupture sentimentale ?
Oui.
Bien, ça, la rupture. Il n'est pas malade, non, il est juste kiné. C'este elle qui est malade.
Il est un peu perdu, seul, il ne connait personne. Son appartement est moche, ses voisins sont bruyants. Il cherche à s'installer.
Elle, elle est fragile. Forcément. Mais fière, distante. Elle ne veut pas être prise en pitié. Ses jours sont comptés mais elle reste fière.
Ce ne sera pas un coup de foudre, non. Pas du tout.
Elle le trouvera …plouc ? Il la trouvera…snob.
Ils ne se parleront pas beaucoup. D'ailleurs ils ne viennent pas du même milieu. Elle, elle sera riche, hyper protégée par ses parents, seule.
Lui se sera battu pour ouvrir son cabinet. D'ailleurs il travaillera à la clinique, en même temps. Il sera obligé de faire des gardes de nuit, pour payer la location du cabinet.
Non, ils ne se parleront pas beaucoup. Ils ne sympathiseront pas au premier regard.
Tout passera par les gestes. Ses mains sur elle. Une attirance physique. Interdite par la déontologie. Perdue d'avance.
Une lente attirance, très progressive, contre laquelle ils lutteront. Forcément. Trop à perdre.
Je ferme les yeux, en buvant une autre tasse de café. Il faut que je sorte, que je marche, pour faire venir les idées. Je siffle le chien, je récupère les cigarettes, et me voilà parti pour un tour en forêt. Bon, faut pas que j'oublie mon fils, qui fait sa sieste. Pas que je m'éloigne trop.
J'emplis mes poumons de l'air printanier et je repense à lui. Mes pas me portent je ne sais où, je ne pense plus qu'à mon perso.
Oui, un bon personnage, le kiné. Proche des gens. Simple.
Et puis celui-ci est parfait…Il est jeune, mignon…il est mignon ? Oui. Plutôt mignon. Grand, les épaules larges, les yeux…bleus, verts ? Peu importe.
Rassurant. Oui, rassurant. Je suis sûr qu'on doit se sentir bien, dans ses bras. Protégé. Je suis sûr qu'il est calme. Câlin. Tendre. Un bon amant…
Si j'étais une femme…ce serait comment avec lui ?
Je m'imagine dans ses bras, quelques secondes, je revois ses mains douces, chaudes, sa bouche charnue, et je rougis. Une vague de chaleur s'empare de moi, bien malgré moi, tandis que le chien tire sur sa laisse.
Oui, si j'étais une femme, il me plairait, définitivement.
Des images de ma vie - en tant que femme- avec lui emplissent mon cerveau, immédiatement. Oui, je serais bien, avec lui. Je nous vois nous promenant avec le chien, dans la forêt. Au coin du feu…mon dieu, mais ce sont les pires clichés qu'on puisse concevoir…il va falloir que je me méfie de mon côté midinette. C'est un roman sérieux que j'écris, merde…
L'imagination…la mienne est débordante, il faut plutôt que je la canalise.
Oui, j'imagine bien la rencontre. Des bribes de dialogue me viennent. Elle est brune, pas très grande, avec une natte. Sérieuse. Une étudiante.
Et lui, il est…tout trouvé. Harry Potter. Le même. Sympathique, avec retenue. Légèrement distant. Timide, un peu. Drôle, aussi.
Mon cœur s'emballe, entre les arbres, à penser à leur rencontre. Leur amour.
Un amour impossible.
Mais il faut d'abord que je change mon début de roman. Pas grave. Ce que j'ai écrit ne me plaisait pas. Ne m'excitait pas. Là, ça m'excite.
Et je peux garder le titre « Mon ciel dans ton enfer ». Un bon titre. Vendeur. Il faut que je leur trouve un nom…bah, j'ai le temps.
Je regarde ma montre. Flûte. Déjà 15h30. Scorpius va se réveiller. Il faut que je rentre.
Il faut surtout que je revoie ce kiné, que je lui tire les vers du nez. Sur sa vie, sur son métier, sur sa maladie. Son passé, même, pourquoi pas.
Il faut que je trouve un prétexte…heureusement il y a mon fils. Mon fils qui vient de me sauver la vie. Enfin, de sauver mon roman, plutôt.
Je rentre à grands pas, le chien sur les talons. Je n'ai pas ressenti une telle énergie depuis…pfou ! Depuis la fin de mon précédent roman. Là, je m'étais inspiré de mes années de collège, et de mon milieu. Les errances d'un jeune homme trop gâté, trop cynique.
Un peu d'émotions, un peu de sexe, beaucoup d'ambigüités, et des fausses confidences sur la jet set locale. Un style haché, des ellipses. Un vernis de culture, un fond de désespoir. Les ménagères ont adoré.
Un an après, il ne me reste que le désespoir, et la vodka.
Et Zorro est arrivé…enfin, Harry. Mon héros un peu paumé.
Surtout il faut qu'il ne se doute de rien, sinon il ne sera pas naturel. Donc je ne dois rien lui dire. Le faire parler sans qu'il sache pourquoi. Pas facile.
Scorpius m'attend dans son lit. Il s'est dressé sur ses jambes et s'accrochant aux barreaux, fier de lui. Il me tend les bras, en sautillant.
- Viens mon bébé…c'est l'heure du goûter.
Je le change, en cherchant un moyen d'approcher mon perso sans le faire fuir. Comme un passionné d'animaux qui veut observer sa proie, de loin. Comment le revoir ? Comment le faire parler ?
- Tu sais quoi, poussin ? Ce serait bien que tu ne guérisses pas trop vite…
Bon Dieu, mais qu'est ce que je raconte ? Je m'imagine, oubliant de couvrir Scorpius, pour qu'il retombe malade et que je puisse le revoir. Non, pas ça. Pas pour mon roman.
Il faudrait que je puisse le voir, même si Scorpius n'est pas souffrant. Que je l'aie sous la main.
Soudain j'ai une idée…mon cœur accélère. C'est risqué. Enfin, gonflé, plutôt. Mais ça peut marcher.
Astoria ne sera pas contente.
Astoria n'est jamais contente, de toute façon. En plus, elle n'est jamais là. Oui, ce serait bien. Et puis après tout, où est le risque ?
Tout le monde sera gagnant. Forcément.
Je ne lui veux pas de mal, je veux juste le connaître un peu mieux. Qu'il me rencarde sur son métier. Qu'il me parle de son vécu. Juste lui piquer deux trois souvenirs, deux trois émotions. Un battement de cœur. Une larme, peut-être.
Je le remercierai, après. Je le citerai, dans mon bouquin. Il sera flatté.
Rien de méchant, vraiment.
Bon, il me reste deux jours pour mettre une stratégie au point, et le convaincre.
oOo oOo oOo
Je viens de coucher Scorpius, et mon cerveau tourne à plein régime, tandis que je redescends au salon. Je n'arrête pas de penser à mon livre, je n'arrête pas de penser à ma stratégie.
Je n'arrête pas de penser à lui.
Il m'obsède, comme tous mes personnages finissent par m'obséder, quand j'écris. Sauf que là il est comme une ombre, autour de moi, une ombre qui me fuit.
Je repasse en boucle tout ce qu'il m'a dit sur lui, et qui m'avait très peu intéressé, à l'époque. Tout ce que je pourrais utiliser pour mon bouquin. Tout ce que je pourrais utiliser pour le faire tomber dans mes filets.
Astoria zappe en buvant un verre de vin, sur le canapé, et j'ai besoin de calme. Je me dirige vers les escaliers :
- Bonne nuit, chérie…
- Tu vas déjà te coucher, Draco ? s'étonne-t-elle. Ou tu vas écrire ?
- Je ne sais pas…j'ai une idée, là, il faut que j'y réfléchisse…
- Une idée pour ton roman ? Génial ! Je suis contente pour toi, mon amour…ça va mieux, alors ?
- Oui, ça va mieux, dis-je, vaguement énervé.
- Tu n'oublies pas lundi soir, chéri ? lance-t-elle tandis que je bats en retraite dans les escaliers.
- Lundi soir ? quoi, lundi soir ?
- Charmant ! fait-elle, en reposant bruyamment son verre sur la table basse. Lundi, ca fera trois ans qu'on est mariés…ça te rappelle quelque chose ?
Je suis sur le point de rétorquer « on n'oublie pas les mauvais souvenirs », mais je sens qu'elle ne va pas goûter la saveur de cette réplique. A la place, j'étire un sourire sur mes lèvres :
- Mais je voulais te faire la surprise, chérie…
- Menteur ! Quand tu as cet air-là, Draco, tu ne penses pas à moi. Ni à ton fils, d'ailleurs. Tu penses à ton roman, tes persos, et tu n'as qu'une envie : disparaître pour te retrouver seul, devant ton écran.
Bien vu. Je fais une petite moue, genre « tu exagères », et je réponds, mielleux :
- Ne t'inquiète pas…on ira dans ce restau que tu adores…
- Merci, mon amour, fait-elle, en m'envoyant un petit baiser dans les airs.
Flûte. Une soirée de moins à penser à mon roman. Tant pis.
C'est idiot, mais quand j'ai une idée, ou l'envie d'écrire, je ne peux pas attendre. Le moment est toujours fragile, volatile.
Les idées s'envolent, et ne reviennent jamais. Le rythme se brise, les persos perdent leurs répliques.
Je sais, ma vie est devenue moins importante que mes bouquins, mais c'est comme ça. On ne peut pas vivre et écrire.
Moi, j'écris.
oOo oOo oOo
Je me tourne et je retourne dans mon lit, échafaudant des plans, des dialogues, pour le convaincre. Tout se mélange un peu, ma stratégie et mon roman. Je passe de l'un à l'autre sans fin.
Notre prochaine rencontre. Leur première rencontre. Nos silences. Leurs silences. Mes mensonges. Sa vérité, que je veux lui voler.
J'anticipe ses réactions, j'imagine leurs réactions.
Parfois il a mon fils dans ses bras, puis c'est elle, mon héroïne. Anna.
Je l'imagine à la clinique. Je visualise son cabinet. Ses instruments. Sa blouse.
Il faut que je me glisse dans sa peau, pour mieux le piéger. Le capturer. Le capturer sans lui faire peur, sans le blesser. Il faut qu'il vienne à moi, de lui-même.
Ses expressions me poursuivent, il faut que je les adapte à mon histoire.
Il faut que j'imagine ses réponses à mon baratin, et comment il va tomber amoureux de mon héroïne. Comment il va lui résister pour mieux lui céder, après.
J'ai cherché son adresse sur internet, tout à l'heure. Il habite un quartier minable. Bon pour moi, ça. Je passerai y faire un tour, demain, pour voir son décor. L'animal dans son milieu naturel.
Je m'inspirerai de ma cousine pour mon personnage féminin. Facile. Je connais ses réactions par cœur, et son milieu. Ses croyances et ses tabous. Je lui piquerai sa détresse, sa honte quand elle a eu son hépatite. Ses airs de sainte nitouche avec les autres, ses confidences sous le sceau du secret.
Ne racontez jamais vos secrets à un écrivain.
Ils se retrouveront dans ses livres, sous une forme ou une autre. Un écrivain n'a pas de famille, pas d'amis, pas de scrupules. Il n'a que des personnages, à faire vivre. Aimer. Souffrir.
Je les imagine, tous les deux, et ils vont bien ensemble.
Enfin, ils iront bien ensemble, dans mon histoire. Dans mon piège.
Ils seront heureux, quelques instants, avant le drame.
Comme nous le sommes tous.
Ils auront des vrais moments de bonheur, sur un canapé, dans une voiture, au cinéma…au bord d'une plage, sous un parapluie.
Des moments de partage, de compréhension, de joie.
Un magnifique arc en ciel.
Des moments de tendresse, de désir, d'amour.
Je me retourne, dans ce lit, et les émotions m'envahissent. Le désir, l'amour.
Ses mains viriles, chaudes sur son corps fin, ses seins.
Sa bouche exigeante lui volant un baiser. Elle détourne la tête. Il veut plus. Elle hésite. Les peaux sont moites, les souffles courts.
Les mains masculines se déplacent, se font caressantes, comme mes mains sur mon corps, que je ne contrôle plus, dans mon demi-sommeil.
Il lèche et mordille ses seins, sa verge se tend, comme la mienne. Le sang afflue.
Il y a cette odeur, dans son cou, entre ses seins, sur son ventre.
Il y a ses jambes qui s'écartent, il y a un sexe palpitant, une lente pénétration, un va et vient obsédant. Ce sexe qui entre et sort, encore et encore…le plaisir qui déferle, et je jouis, longuement, silencieusement.
Un plaisir inhabituel, plus profond que d'ordinaire. Un plaisir …féminin ?
Oui, c'est un bon personnage. Définitivement.
oOoOoOoOoO
Chapitre 5
Marché de dupes
POV Draco
Je me réveille tôt ce matin, le cœur battant. C'est aujourd'hui que je lance mon offensive sur mon perso. Aujourd'hui qu'il tombe dans mon piège, si Dieu le veut.
J'attends, et j'écoute. Astoria chantonne dans la salle de bain. Dans dix minutes elle ira réveiller le bébé. Dans dix minutes, si j'ai de la chance, il toussera. Il faudra revoir le kiné.
Grand seigneur, j'accepterai d'y aller, à sa place. Elle me sourira avec reconnaissance, je la regarderai avec tendresse, genre : « je fais ça parce que je t'aime, mon amour. Parce que ton bonheur est plus important que tout ».
Elle tombera dans le panneau. Ou pas. De toute façon ça l'arrangera.
J'ouvre les volets. Il fait beau. C'est bon signe, forcément. Il doit se réveiller dans son appart minable, en ce moment.
J'y suis passé, hier, pour voir son décor. Immonde. Un quartier populaire, des graffitis partout, et cette maison…minable. Je me suis arrêté, deux minutes. Il y avait une grosse femme, vulgaire, qui est sortie pour ramasser le journal. Une voisine, ou sa propriétaire. Il y avait la ligne de chemin de fer, pas loin. Que du béton à regarder.
Alors que chez moi il y a le jardin, magnifiquement entretenu, le bois, au loin. La campagne près de la ville.
J'ai peur.
Comment lui demander ça ? Et si je lui disais la vérité, simplement, à la place ?
Non. Ca le fera fuir. Il refusera. Ou alors, pire, il acceptera, et il s'inventera un personnage. Il réinventera sa vie, ses qualités, ses faiblesses. Il se décrira tel qu'il se voit, pas tel qu'il est.
Je dois lui mentir, pour avoir la vérité.
Je referme la fenêtre. Scorpius tousse. Parfait.
Je chantonne sous la douche. J'ai les mots, dans ma tête. Tout le scénario. Il ne me manque plus que ses répliques. D'abord des questions, inoffensives. Puis la proposition.
J'ai peur.
Je rejoins Astoria dans la cuisine. Elle est superbe, pomponnée, et donne le biberon d'un air las à Scorpius, qui la fixe. Je l'embrasse rapidement, en passant, et je me sers un café :
- Il a encore toussé, non ?
- Oui, soupire-t-elle, accablée.
- Il a encore deux séances, je crois ?
- Oui, je crois, lâche-t-elle avec réticence.
Attends ma chérie, tu vas sourire, dans trente secondes…je la regarde avec compassion :
- Tu veux que je m'en occupe ?
- Tu ferais ça, vraiment ? demande-t-elle, pleine d'espoir.
- Bien sûr ! Je comprends que tu aies beaucoup de travail, et comme demain on sort déjà au restau pour notre anniversaire de mariage…
J'ai l'impression qu'elle se rembrunit légèrement, mais très vite elle sourit :
- Merci, Draco. C'est vrai que j'ai une journée très chargée…c'est super sympa de ta part. Et puis je me réjouis pour demain. Tu as trouvé une baby sitter ?
- Oui, la fille des voisins…
- Ah ! Ton amoureuse ? me fait-elle avec un petit clin d'œil.
- Quoi ? Mais non…elle est jeune, c'est tout.
- Elle t'adore en tout cas, dit-elle en se levant, et en remettant Scorpius dans sa chaise. Et ce ne serait pas la première fois qu'un homme se laisse séduire par la baby-sitter…
- Désolé, les adolescentes ne m'intéressent pas…et je suis heureusement marié. N'est-ce pas chérie ?
- Si tu le dis….A ce soir !
Elle disparait, dans un frémissement de « Trésor », qui me chatouille délicieusement le nez. Je m'approche de mon fils :
- Scorpius, je vais avoir besoin de toi, tout à l'heure. Souhaite-moi bonne chance.
Il attrape ma bouche de sa main, pince mes lèvres avec détermination, et glousse.
Je préviens la nourrice qu'aujourd'hui encore je le garde avec moi, car il est souffrant, et elle me remercie avec sollicitude.
Ben voyons, elle est payée, de toute façon. Je crois que je remonte dans son estime, là. Un bon point pour moi.
Bon, au tour de ma victime, maintenant.
- Monsieur Potter ?
- Oui ?
- Draco Malfoy. Est-ce que vous pourriez, conformément à notre petit accord, passer chez moi vous occuper de mon fils ? Je m'engage à vous nourrir…
- Notre petit accord ? Je ne me souviens pas d'avoir signé un quelconque accord de cet ordre-là, répond-il en riant.
- Disons notre petite coutume, alors…
- Une fois suffit, pour qu'il y ait coutume ? réplique-t-il, badin.
- Juridiquement je pense que non, mais on parle de la santé de mon fils, là, donc, accepteriez-vous d'avoir l'obligeance de vous déplacer jusqu'à mon humble demeure ?
- Humble ? Elle n'a rien d'humble…elle est splendide.
Ca, je te l'ai pas fait dire, mon coco. Je prends un ton modeste :
- Merci…heureux qu'elle vous plaise. On se voit vers 13 heures ?
- Attendez je vérifie…entre 12h30 et 13h, oui. Il est très encombré ?
- Qui ?
- Ben…votre fils.
- Ah ! oui, bien sûr…euh, il a beaucoup toussé ce matin, oui.
- D'accord. Bon, à tout à l'heure.
- A tout à l'heure…
Je raccroche, un peu tendu. Bon, jusque là, ça va. J'habille Scorpius et j'installe son parc près de mon ordi, pour travailler un peu. D'habitude je me débarrasse de lui, le matin, mais je ne veux pas être obligé de faire l'aller-retour chez la nourrice, non plus.
Pendant qu'il tape comme un sourd sur ses cubes j'élabore le plan de mon roman, du moins, les grandes lignes : la rencontre, les soins, l'attirance réciproque.
Je griffonne quelques répliques, quelques idées de scène. Puis leur liaison, les malentendus, les peurs, la séparation. Oui, il faudra qu'ils se séparent, obligatoirement. Qu'ils souffrent, chacun de leur côté. Puis ils se retrouveront, comme une évidence. Et elle mourra. Forcément.
Quoique…j'hésite, d'un coup. Est-ce que ce ne sera pas trop larmoyant ?
Scorpius trépigne dans son parc.
Bon, on part pour une petite ballade dans le bois, avec le chien. Heureusement c'est une poussette tous terrains et Scorpius pousse un cri de joie à chaque nid-de-poule. Jim tire sur sa laisse comme un fou et j'ai du mal à pousser mon fils tout en retenant le chien.
Il n'a pas l'air si malade que ça, mon fils, j'espère que Potter ne se doutera de rien…
oOooOooOo
POV HARRY
Je monte dans ma vieille Rover, légèrement agacé.
Pour qui il se prend, de me faire traverser la moitié du canton, pour voir son fils ? Il ne peut pas se déplacer, lui ? Ca va me coûter cher en essence et je ne parle même pas du temps perdu. Pourquoi je lui ai proposé ça ? Les déplacements, c'est pour les urgences, en principe…
Et il me demande ça sur un ton badin, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde…il faut que je lui fasse comprendre que je ne suis pas à son service, que c'est réservé aux urgences, les déplacements…même quand on a les moyens de payer.
Oui, il va falloir que je sois ferme, cette fois. Je bosse, moi…
Je me gare devant le Manoir, accueilli par les aboiements du chien. Un chien de snob, ça…je parie qu'il fait du golf, le père. Tout à fait le genre.
Il m'ouvre, et je ne peux m'empêcher d'éclater de rire en le voyant couvert de farine :
- C'est carnaval, déjà ?
- Non, c'est la farine qui m'a échappé des mains. J'ai essayé de faire une tarte, tout à l'heure, mais bon…vous ne serez pas forcé d'y goûter…
- Une tarte pour moi ?
- Ben…euh…comme il n'y a pas grand-chose à manger, j'ai voulu me rattraper avec un dessert. Mais je suis minable, je crois.
Je le suis dans les couloirs, et il se débarrasse de la farine posée sur ses cheveux blonds et son pull noir, d'un geste agacé, laissant une trainée blanche derrière lui. Pas lui qui fait le ménage, à mon avis.
Scorpius pousse un cri de joie en me voyant, et j'échange un regard complice avec son père.
Je m'assois à la même place que la semaine précédente :
- Hum…ça sent bon. C'est une tarte à quoi ?
- Aux prunes. Des prunes qu'on avait congelées l'été dernier. Elle sera prête dans cinq minutes.
- Vous avez un verger ? dis-je en ébouriffant les cheveux blonds de Scorpius, qui grignote un gâteau sec.
- Oui, on peut dire ça…quelques arbres fruitiers, par là-bas, dit-il en montrant une direction avec sa main - l'ouest, probablement. Il y a de la tourte et une salade, ça vous va ?
- Parfait…mais il ne fallait pas vous sentir obligé…
Il me tend une assiette bien garnie de salades variées, d'une grosse part de tourte et répond, avec une petite moue :
- Vous traversez déjà la moitié du canton pour moi…enfin, pour Scorpius, alors je peux bien faire un petit effort. Goutez ce vin, juste un verre, il est excellent, il vient de France. Ah non ! Vous ne pouvez pas refuser…
Le vin est délicieux, il fait bon dans cette cuisine et l'atmosphère familiale est plutôt agréable. La douce chaleur du four me détend et l'odeur de la tarte me chatouille délicieusement les narines. La cuisine me rappelle celle de ma grand-mère, un endroit où il faisait toujours bon, où il y avait toujours des odeurs délicieuses. Je soupire. Tant de souvenirs…
Il déjeune en même temps que moi et je pourrais presque oublier que je suis là pour travailler, à la base. On bavarde tranquillement et je me demande comment je vais lui annoncer que je ne me déplacerai pas, la prochaine fois. Je me sens légèrement mal à l'aise, à cette idée, comme si j'allais le trahir, alors qu'il mange paisiblement avec moi.
La radio joue un vieil des Bee Gees et je fredonne à voix basse.
- Moi aussi, j'adore cette chanson, dit-il en tendant son gobelet au bébé. J'adore écouter les vieilles chansons. Je pourrais passer ma journée à ça…et vous ?
- En fait, quand je travaille, je ne peux pas, et puis le soir…je lis plutôt, ou je surfe sur internet. Mais remarquez, j'écoute quand même la radio, car ma proprio met la sienne à fond, et j'en profite malgré moi.
- Mince ! Pas de chance…et vous êtes bien logé, sinon ?
- Pfou ! pas vraiment…mais tout est si cher, dans cette région. J'ai fait quelques travaux pour l'assainir, mais dire que j'y suis bien, ce serait beaucoup dire.
- Ah oui, c'est vrai. Vous êtes asthmatique, c'est ça ?
- Oui, dis-je en finissant mon verre de vin.
Mais pourquoi est-ce que j'ai été lui raconter ça ?
- Et donc, ça ne va pas mieux… ? demande-t-il, plein de sollicitude.
Pitié.
- Bon, je crois qu'il est temps que je m'occupe de Scorpius…
- Attendez ! Vous n'avez pas goûté ma merveilleuse tarte ! juste un morceau…vous avez le droit de recracher si vous n'aimez pas ça, comme Scorpius…dit-il en se levant d'un bond.
- Je sais me tenir, quand même ! Qu'est ce que vous avez mis dedans, qui pourrait la gâcher ?
- En fait, j'ai suivi la recette de Mia, du moins, ce dont je me rappelle…répond-il d'un air embêté.
- Mia ? C'est votre sœur ?
- Euh, non…c'était notre gouvernante, quand j'étais petit. Enfin, la dame qui nous a élevés, mes frères et moi…
Bien sûr, il avait une gouvernante, et je suis sûr qu'il a une femme de ménage. Je suis sûr que son jean noir vaut un mois de salaire, et que mes honoraires sont un vague pourboire, pour lui. On n'habite pas une maison pareille par hasard. Surtout quand on ne travaille pas.
La tarte n'est pas mauvaise, mais manque singulièrement de sucre. Il grimace :
- C'est acide, hein ? Vous voulez du sucre ?
- Non, non…ça va. J'aime bien…
- Vous mentez mal, M. Potter. Attendez, je dois avoir de la cannelle, quelque part, dit-il en se levant et en fouillant l'imposant buffet de chêne.
- En fait, je suis allergique à la cannelle…plutôt du sucre, s'il vous plaît.
- Et bien dites donc, ça doit pas être facile tous les jours, pour vous !
Il me regarde avec intérêt, voire compassion, et je sens poindre les questions, et mon énervement. Ca ne rate pas:
- Ca fait longtemps que vous êtes allergique ?
- Oui, très, dis-je en engloutissant mon reste de tarte, pas mauvaise, finalement. Mais on vit avec.
- Et donc vous fuyez les produits allergisants…
- J'essaie, tout au moins…
- Vous voulez un café ? Vous avez vu, on a refait tout l'étage pour en faire un sas complètement sain, et pas seulement la chambre de Scorpius…parce qu'on s'est dit, si jamais on a un autre enfant, autant prévoir à l'avance. Et puis ça augmente la valeur de la maison…vous voulez voir le reste de l'étage ?
- Ecoutez, j'ai pas trop le temps, là…mon cabinet est loin d'ici…et d'ailleurs, sans vouloir vous vexer…la prochaine fois ce serait bien que vous vous déplaciez, avec Scorpius…parce que là ça me fait perdre un temps fou, et ça vous oblige à cuisiner…
Je le vois pâlir, et il baisse les yeux. Merde, je l'ai vexé. Il murmure :
- C'était si mauvais que ça ?
- Comment ? Non, non, pas du tout, mais enfin, ça me fait beaucoup de déplacements, entre la clinique et mon cabinet, et ça n'était pas vraiment une urgence, visiblement. Scorpius n'a pas toussé une seule fois, depuis que je suis là…essayez de trouver un kiné plus proche de chez vous, au moins.
- Je comprends…
Il a l'air mortifié. Flûte, je ne voulais pas ça.
On se tait, gênés. Scorpius gazouille en jouant avec sa cuillère et la radio prétend qu'après la pluie vient le beau temps.
J'aurais dû lui dire ça en partant, maintenant j'ai plombé l'atmosphère. Mais je ne suis pas à sa disposition, non plus. Je ne suis pas une nounou, moi.
On se lève pour aller dans la chambre du bébé. Scorpius me tend les bras, spontanément.
- Il a mangé il y a longtemps… ?
- Mince ! Vous aviez dit qu'il ne devait pas manger avant sa séance…j'ai oublié. Pff ! je suis nul…dit-il en se laissant tomber sur une chaise.
- Mais non…vous n'êtes pas nul. Vous aviez autre chose en tête…au fait, il parle de quoi, votre nouveau roman ? dis-je pour me rattraper.
Il me fixe avec étonnement, comme si j'avais posé une question incongrue. Il bafouille :
- De…euh…enfin, une rencontre entre un homme et une femme, enfin vous voyez le genre…
Franchement non, mais je m'en fiche, en même temps. Je n'ai qu'une envie : repartir. Je regarde ma montre.
Il soupire à nouveau fortement, et commence, d'une voix sourde :
- Je vous ai dit qu'on a fait refaire tout l'étage…il y a un appartement à louer. Est-ce que ça vous intéresserait ?
- Quoi ? Moi ? Pourquoi ?
- Parce qu'il a été entièrement traité et que ce serait parfait pour vous. Et puis je ne veux pas accueillir n'importe qui sous mon toit. Mais il faut que je le loue, pour rentrer dans mes frais…
- Vous savez, je n'ai pas trop de moyens, je viens déjà d'ouvrir mon cabinet…
- Mais je n'en demanderai pas trop cher…vous payez combien pour l'instant ?
Je secoue la tête, intrigué. Il y a quelque chose de bizarre là-dessous. D'incongru. Pourquoi cette offre subite ? Soudain je comprends :
- Vous êtes tellement inquiet ?
- Pardon ?
- Vous avez tellement peur pour votre fils que vous voulez avoir un kiné à domicile ?
Il ouvre la bouche, pour se récrier sans doute, puis la referme, et baisse la tête en réprimant un sourire :
- Je vois qu'il est inutile de vous raconter des histoires, M. Potter…
- Mais il va bien, votre fils…ne soyez donc pas si anxieux…dis-je en remettant le bébé dans ses bras.
- Anxieux, c'est mon deuxième prénom. Ecoutez, visitez le studio et dites-moi après si vous acceptez.
- Ca me parait complètement farfelu, comme idée. Oublions cela, voulez-vous…
- Non. Visitez-le. Vous n'aurez même pas à me répondre tout de suite. Vous pourrez réfléchir…s'il vous plaît.
- Non, ce n'est pas sérieux, M. Malfoy…
- S'il vous plait…pour Scorpius. Je vous promets que je ne vous solliciterai pas pour un oui ou un non. Je prendrai RDV, même si vous habitez ici. Venez avec moi.
Je le suis, en haussant les épaules. C'est hors de question, mais je ne veux pas faire de scandale.
Le studio, séparé de la maison par une porte, est beau. Grand, clair, avec un parquet neuf et de grandes fenêtres qui donnent sur le jardin. Il y a une terrasse, avec un escalier qui permet une entrée séparée, et une mezzanine grande comme la moitié de mon appartement actuel. Une cuisine américaine tout équipée noire parfait le tout. La petite salle de bain paraît neuve, avec ses tommettes bleues, et les glycines courent devant la fenêtre.
Cet appartement est sublime, les matériaux sont superbes. Je me tourne vers lui, et Scorpius, dans ses bras, me sourit de toutes ses petites dents. Ils me regardent avec tant de candeur, tous les deux, que je n'arrive pas à leur dire non directement.
- Bon, je réfléchirai…
- Je ne vous ferai pas payer les deux premiers mois, le temps que vous résiliez votre bail…
- J'ai pas encore dit oui, M. Malfoy, dis-je en tournant les talons et en repartant vers ma voiture.
- Je sais…je vous laisse réfléchir. Tenez, voici mon portable. Appelez-moi dès que vous aurez pris votre décision.
Je démarre rapidement, le cerveau embrouillé. Une petite voix me souffle qu'il y a un piège dans cette proposition, mais ma raison me dit que je serais sans doute mieux ici que chez moi…j'adore la nature et le jardin est superbe.
Au fait, j'ai oublié de lui demander ce qu'en pense sa femme ? C'est vrai qu'elle ne m'aime guère, elle…finalement c'est mieux. Au moins ils ne m'inviteront pas tous les quatre matins, comme ma proprio actuelle.
Chacun chez soi et les bébés seront bien gardés.
POV DRACO
Je tourne et retourne le menu entre mes doigts, incapable de me concentrer.
Astoria est superbe et a l'air épanouie, en sirotant son verre. Elle fixe l'orchidée sur notre table, et je pressens qu'elle attend un commentaire flatteur sur elle, sa robe, sa coiffure, sa beauté. Ou sur notre mariage.
Ma splendide épouse et notre magnifique mariage.
C'est très important pour elle, ce genre de sortie qui prouve au monde – ou aux voisins- que nous sommes heureux, riches, amoureux.
L'ambiance du restau est très zen, dépouillée, comme tout bon japonais qui se respecte, et elle minaude, en me lançant des regards énamourés.
J'adorerais jouer le jeu, lui donner ce qu'elle attend, lui dire qu'elle est la plus belle ce soir, la plus élégante – ce qu'elle est, à n'en pas douter- mais je suis poursuivi par la conversation de la veille. Comment j'ai pu être nul à ce point-là? Malhabile à ce point-là?
Pas la peine de se prétendre auteur pour être aussi peu psychologue. Quel idiot j'ai été! J'ai tout de suite vu, à sa tête, que j'avais été trop loin. Je lui ai fait peur, c'est sûr. Il me prend pour un tordu, à tous les coups. Merde.
Le serveur s'approche, obséquieux, et nous demande si on a fait notre choix. Astoria hoche la tête et je me rends compte que je n'ai rien choisi. En plus les noms japonais ne m'évoquent rien du tout, et je ne me rappelle jamais ce que j'aime. Ce que je supporte, plutôt. Mais ce restau est le plus couru de la région, et il faut y être vu, pour exister.
Un peu affolé, comme un gamin pris en faute, je déclare que je vais prendre comme elle…
- Mais tu détestes le poisson cru, Draco! Tu es sûr que tu veux des sushis ? me demande-t-elle, sceptique.
- Ah oui, c'est vrai…euh, il y a un menu avec de la viande?
- Ben oui…celui avec les mini-brochettes de poulet, que tu prends toujours! Tu ne veux pas plutôt ça?
- Si, si…parfait.
Je commande le vin le plus cher, par paresse, et je me fends d'un sourire – enfin. Elle penche la tête, avec sollicitude:
- Ca ne va pas trop, hein?
- Hein? Euh…pas trop.
- C'est ton roman? Tu n'y arrives pas? Tu avais l'air tout excité, il y a quelques jours…un problème?
Je soupire. Oui, le problème c'est moi, ma bêtise, ma précipitation. Mes obsessions.
- Disons que j'ai l'impression que mon perso…m'échappe.
- Le chirurgien?
- Oui.
- Tu n'as pas choisi le métier le plus facile, Draco. Parfois je me demande où tu vas pêcher tes idées…, dit-elle en finissant son verre de cocktail.
Moi aussi, je me demande. Elle bavarde et je ne l'écoute pas. Je me repasse en boucle ma conversation avec le kiné, et ça me bouffe. Tout ça pour ça. Ce qui me mine le plus c'est que je suis sûr que c'est un bon personnage, et qu'il m'échappe. L'idée était géniale et j'ai tout fait foirer.
Pourtant j'ai déjà toute la trame de mon roman en tête, et j'y pense tout le temps, quoi que je fasse, où que je sois. J'imagine les situations, les gestes entre eux. Je fais feu de tout bois.
Chaque situation courante je la vois d'un œil neuf, me demandant si ça ferait une bonne scène. Je me lève avec eux, je déjeune avec eux, je me douche avec eux, ils sont là tout le temps, partout. Dans chaque couple que je croise, chaque film que je vois, chaque chanson que j'entends. J'ai des morceaux de conversation en tête, qui me poursuivent.
Je vois ses yeux partout, et à chaque heure je me demande ce qu'il fait, avec qui il est. J'imagine ses gestes avec les enfants, et avec elle.
Est-ce qu'il irait dans un restau japonais avec mon héroïne? Non, pas son genre. Trop snob pour lui.
Ils iraient plutôt dans une pizzéria. Il n'est pas frimeur, lui. Et elle…elle a d'autres soucis.
On finit notre soupe miso, transparente, et je me dis qu'il faut être un peu tordu pour apprécier des mets aussi fades.
Une fontaine d'eau coule le long du mur, entre les bambous, et je n'ai qu'une envie, rentrer chez moi. Etre tranquille pour rêver à mon roman, et me torturer avec la réalité.
Je me suis ridiculisé. J'ai été pitoyable. J'en suis malade.
C'est idiot, j'ai presque l'impression d'avoir subi un revers amoureux. Son refus immédiat m'a vexé comme s'il m'avait rejeté, moi.
Où est-il en ce moment? Que ferait-il s'il commençait à tomber amoureux?
Est-ce qu'il passerait des heures à penser à elle?
Est-ce qu'il irait au cinéma, dans un bar?
Est-ce qu'il frémirait à chaque fois que la porte du bar s'ouvre, espérant la voir arriver?
Est-ce qu'il tournerait en vain dans le supermarché près de chez elle, espérant la croiser?
Est-ce qu'il vérifierait dix fois son portable, pour voir si elle n'a pas appelé?
D'ailleurs je sors discrètement le mien, pour jeter un œil, au cas où…
Mince. Un appel en absence.
Le cœur battant, je me lève pour aller me réfugier aux toilettes, sous le regard suspicieux d'Astoria. Il y a un homme qui téléphone déjà, et son ton ne laisse pas planer le doute. Il appelle sa maîtresse, alors que son épouse l'attend dans la salle.
Légèrement écœuré, mais fébrile, j'écoute le message:
«Bonsoir M. Malfoy. C'est Julia, la baby sitter. Je n'arrive pas à retrouver le doudou de Scorpius, et il pleure. Est-ce que vous pourriez me rappeler, s'il vous plait? Merci»
Légèrement déçu, je la rappelle et elle m'annonce qu'elle l'a finalement retrouvé, dans la salle de bains.
- Donc, tout va bien?
- Oui, tout va bien, M. Malfoy. Ne vous inquiétez pas, il dort. A tout à l'heure…dit-elle de sa voix sucrée.
- Oui, à tout à l'heure.
Je referme le portable d'un coup sec et je retourne auprès de mon épouse, morose. Elle tapote sur la table, énervée:
- C'était qui?
- Pardon?
- Au téléphone…tu as regardé ton téléphone, et tu es parti. Alors, c'était qui?
- La baby-sitter
- Il y a un problème? demande-t-elle, affolée.
- Non, non. Elle avait juste égaré le doudou de Scorpius. Il dort.
- Ouf! J'ai eu peur. Depuis qu'il a été à l'hôpital, j'ai toujours peur qu'il arrive quelque chose, quand on n'est pas là.
C'est le bon moment, je crois. Je la regarde d'un air compatissant, et je pose ma main sur la sienne:
- Je comprends, ma chérie. Moi aussi. C'est pour ça que j'ai eu une idée…qui pourrait bien nous arranger. J'ai proposé au kiné de lui louer l'appartement, chez nous. Comme ça on l'aura toujours sous la main…
- Quoi? s'étrangle-t-elle. Tu plaisantes? Sans me demander mon avis?
Inutile que je lui rappelle que la maison est à moi, enfin, à ma famille depuis des siècles. Ce genre d'argument ne fera que la mettre davantage en colère.
- Et bien…il n'a pas encore accepté, et je t'en parle justement.
- Louer l'appartement? Et ma sœur? Tu te rappelles qu'elle devait venir? Tu l'as fait exprès, hein, parce que tu ne peux pas la sacquer? T'es un vrai salaud, Draco, siffle-t-elle à voix basse, pour ne pas faire d'esclandre. Cette histoire de le faire pour le bien de Scorpius, c'est un prétexte…
- Mais non! Qu'est-ce que tu vas chercher!
- Si, j'en suis sûr. Tu la détestes, ça se voit bien. Comment je vais lui annoncer ça?
- Ecoute, on n'a même pas de date précise…elle dit qu'elle va venir, et elle ne le fait jamais. Il y a de très bons hôtels dans la région.
- Tu crois que ma sœur peut se payer l'hôtel deux mois? Elle ne s'appelle pas Malfoy, elle.
- La maison est suffisamment grande pour lui prêter une autre chambre…pas de quoi en faire un plat...
Elle me dévisage avec attention, cherchant la faille. Je m'évertue à rester impassible, mais son regard me scrute, comme un rayon laser. Je tente désespérément de saisir du riz avec mes baguettes, mais mes mains tremblent.
- Mais c'est n'importe quoi, Draco! C'est quoi cette lubie?
- Et bien…il cherchait une maison saine, alors…
- Alors tu l'as invité chez nous! Franchement je ne comprends pas, là…dit-elle en secouant la tête en signe d'impuissance. Qu'est ce qui t'a pris?
Mon Dieu, un mensonge, vite…que dirait un de mes persos dans ce cas là?
- J'ai eu tellement peur, moi aussi, la dernière fois, avec Scorpius… Alors, si on a un kiné dans les parages…c'est plus rassurant. Et puis on n'aura plus à se déplacer, dis-je d'un ton badin. C'est tout bénef, non?
- Et il est d'accord?
- En fait, je lui en ai juste parlé comme ça. Je ne pense pas qu'il acceptera. C'était plus une boutade qu'autre chose…
- OK. Alors rappelle-le et dis lui que c'était une plaisanterie. On ne va pas accueillir ce type chez nous, quand même!
- Réfléchis, chérie…ce sera beaucoup plus pratique. Moins stressant. En plus Scorpius l'adore…
Elle a arrêté de manger, la baguette en suspend, et son regard vrille mon âme. Elle secoue la tête, incrédule:
- C'est pas possible…Tu mens, Draco. Il y autre chose. C'est quoi?
- Arrête maintenant! il n'y a rien d'autre, et c'est un non évènement…
- Un non évènement, un homme chez nous? Tu rigoles?
- Non…
Je m'efforce de reprendre mon repas, mine de rien, mais elle n'abandonne pas. Soudain elle se redresse:
- J'ai compris!
- Compris quoi, Astoria? Tu ne vas pas en faire tout un plat, quand même…
- Il te plaît, hein? murmure-t-elle en se penchant vers moi.
- Quoi? Mais t'es folle…tu racontes n'importe quoi! Je ne suis pas gay…t'es cinglée?
- Rappelle-toi ce que tu m'avais raconté, un jour…à propos d'un de tes camarades de collège.
- Pitié, Astoria, j'avais 16 ans. Il ne s'est presque rien passé. Et j'étais dans une pension où il n'y avait que des garçons…c'est tellement banal.
- Banal, mon œil…et ce que tu as écrit dans ton bouquin? Le personnage, tu te rappelles, lui aussi avait eu une aventure avec un garçon…
- Mais c'est un roman, bon sang! Pas une autobiographie. Tu racontes n'importe quoi! En plus tu me fais des procès d'intention…
- J'arrive pas à croire que tu aies ce culot-là, Draco…
- Astoria, tu délires. Tu fais des rapprochements entre des choses qui n'ont aucun lien. C'est comme si je disais que tu vas retrouver un amant les soirs ou le samedi matin, parce que tu rentres tard! C'est idiot…
Elle baisse les yeux sur son assiette, et ne répond pas. Le serveur vient nous ôter les assiettes, et elle détourne la tête.
Pourquoi elle ne répond pas?
Est-ce que j'aurais vu juste, sans le vouloir?
Je me demande quel marché de dupes je viens de passer, là.
oOoOoOoOoO
Chapitre 6
L'armoire aux baisers
POV DRACO
Le froid me saisit, l'air un peu piquant rougit mes joues et me glace le nez. Jim tire sur sa laisse, énervé, tandis que j'essaie de faire le point en observant le paysage qui change, les arbres qui bourgeonnent.
Ma promenade matinale et ma première cigarette.
Un début de journée comme j'aime.
Je rallume une cigarette, essayant de me réchauffer un peu, et de trouver de l'inspiration pour mon roman.
Mais plus les jours passent, moins j'ai envie d'écrire.
Une fois de plus ma conversation avec Astoria me revient en tête et le malaise m'envahit à nouveau. Pourquoi est-ce qu'elle n'a pas répondu, hier soir, quand j'ai insinué qu'elle avait un amant ?
En fait je ne l'ai même pas réellement insinué. J'ai dit ça comme ça, par hasard.
Quand j'ai essayé d'en savoir plus, de tirer cette affaire au clair, elle m'a traité d'idiot, en me disant qu'évidemment elle ne me trompe pas. Qu'évidemment elle n'aime que moi.…
Elle était au bord des larmes, et elle a été si douce, si tendre, après…que je l'ai crue. Et je n'ai pas insisté.
Est-ce parce que la vérité aurait trop de conséquences, trop d'implications sur ma vie, et que je ne veux pas vraiment changer de vie ?
Ou parce que rien n'a réellement d'importance, d'intérêt, en dehors de mon roman ?
Si, bien sûr, ma femme a de l'importance.
Ma famille a de l'importance. De penser qu'Astoria puisse me tromper me fait souffrir, profondément. C'est comme une épine dans le cœur, comme un affront. Une sensation d'abandon insupportable.
Je chasse ces pensées, qui me plombent, et je me concentre sur mon roman.
J'ai l'impression d'avoir un poids sur les épaules, et j'avance difficilement.
Chaque pas me coûte, comme chaque mot me coûte.
Là aussi le bilan est plutôt déplorable.
Je ne l'ai pas revu depuis quelques jours, et je ne me fais plus d'illusions. Il n'acceptera pas de venir chez moi, je ne pourrai pas me servir de lui.
Alors je continue mon roman, difficilement, en pensant à lui. En imaginant sa vie, son quotidien, ses joies, ses peines. C'est comme je vivais une vie parallèle, par procuration. A chaque heure de la journée je me demande ce qu'il fait, qui il voit. J'ai reconstitué son emploi du temps, et j'invente ses rendez-vous avec ses patients.
C'est d'autant plus dur que je sais qu'il existe, à quelques kilomètres de moi, et qu'il ne se doute de rien.
C'est d'autant plus dur que je pense à lui tout le temps. Enfin, à son personnage.
J'aperçois une primevère et je me dis que c'est mieux ainsi…qu'au moins je ne profite pas de lui, qu'au moins il ne me fera pas de procès.
Et les insinuations d'Astoria sur ma soi-disant attirance…grotesque. Evidemment elle se fonde sur mes romans, comme si j'y racontais ma vie.
Je lance un coup de pied dans une branche morte.
C'est incroyable comme les lecteurs vous identifient à vos personnages, comme si on n'écrivait que sur soi. Mon personnage était pure invention, et je n 'ai jamais eu d'aventure avec un homme.
Et cette petite attirance quand j'avais 16 ans ne signifie rien, rien du tout. C'était purement hormonal.
Je passe à côté de l'arbre où nous avions gravé nos initiales, l'été où il était venu chez moi. C'était quoi son prénom, déjà ? Ah oui...Cédric.
Je souris en me rappelant notre premier baiser, bien cachés dans ma chambre. Est-ce ma faute s'il est la première personne que j'ai embrassée ? Je vivais entouré de garçons, à la maison et en pension…donc je n'avais pas le choix.
Tout ça est d'une telle banalité que ça ne signifie rien. D'ailleurs je n'y ai jamais repensé. Tiens, c'est marrant, il était brun et ressemblait un peu à…mon perso.
Pur hasard.
Hier je suis retourné devant chez Potter et je l'ai vu sortir les poubelles. Heureusement qu'il ne m'a pas remarqué, il m'aurait pris pour un fou. Est-ce que je deviens fou ?
Non.
Un écrivain obsédé par son personnage, c'est banal.
Mais je suis tellement gêné par rapport à lui que je n'ose pas reprendre RDV, alors qu'il reste encore une séance.
Je suis complètement idiot, je sais.
oOooOooOo
Deux jours plus tard
Je me gare devant le cabinet, et Scorpius s'est encore endormi dans son siège-bébé. Flûte. Pendant tout le chemin je me suis demandé comment j'allais l'aborder, éventuellement lui reparler de l'appartement mais Scorpius pleure quand je le réveille et toutes mes manœuvres me paraissent bien futiles.
- Allez, avec un peu de chance, c'est la dernière fois, lui dis-je en rajustant sa combinaison d'hiver et en séchant ses larmes sur ses joues rouges.
La salle d'attente est toujours aussi déprimante et il y a une jeune mère qui attend, sa fille sur les genoux, qui tousse et pleurniche. La vérité n'est pas très glamour, et je me demande si je ne me fais pas un film de son métier. En fait il côtoie à longueur de journée des enfants malades dans un environnement glauque, et moi je le vois en héros romantique. Ridicule.
Bienvenue dans la vraie vie.
Je fixe le tapis élimé des yeux et je me suis rarement senti aussi fatigué. Quoique déprimé serait un mot plus juste, sans doute.
Il entrouvre sa porte pour accueillir son patient suivant et je ne lève pas les yeux.
Je suis seul avec mon fils dans la salle d'attente, je me bats avec la combinaison, l'écharpe et les gants qui tombent à terre, tour à tour, en me disant que tout ça me fatigue. Il se tortille pour que je le mette par terre, mais je ne tiens pas à ce qu'il se traine jusqu'aux jouets posés sur une petite table, qui doivent être bourrés de microbes.
Enfin c'est notre tour et j'échange une rapide poignée de main avec Potter.
- Comment va Scorpius, aujourd'hui ?
- Bien, merci. Nettement mieux. Je ne pense pas que nous aurons à revenir.
- Tant mieux ! Voilà une bonne nouvelle…viens, mon bonhomme, dit-il en lui tendant les bras.
Mon fils lui sourit en retour et je me sens seul, inutile. Mais c'est bien normal. Son métier c'est de soigner les enfants, pas de distraire les parents.
Je note chacun de ses gestes, et je repère les instruments qu'il utilise. Toujours ça de pris. Je ne dois pas oublier mon objectif.
La séance se déroule dans le silence le plus total, entrecoupé du babillage de mon fils.
Etrangement je nous sens tous les deux gênés, incapables de rompre le silence.
A la fin, tandis qu'il remplit les papiers pour l'assurance, on se regarde enfin, et il me dit :
- Voilà…J'espère que c'était le dernier épisode de bronchiolite de l'hiver, pour lui.
- Moi aussi, dis-je d'un ton funèbre
Il se lève et me tend la main :
- Bonne continuation, M. Malfoy…J'espère que vous ne m'en voulez pas…
- Pourquoi je vous en voudrais ?
- Pour les déplacements…et pour ne pas avoir répondu à votre proposition de location. C'était très aimable à vous, en tout cas…
- Mais il n'y a aucun problème, M. Potter. J'imagine que vous êtes bien là où vous êtes. Au revoir…
Il ne me lâche pas la main :
- Il est toujours libre ?
- L'appartement ? Oui, mais plus pour longtemps, je pense. Pourquoi ?
- Oh, pour rien…dit-il en me lâchant brusquement la main. Au revoir !
La porte claque derrière moi et je me demande s'il y a encore un espoir…mais le froid et la pluie chassent mes dernières illusions et on rentre chez nous.
POV HARRY
Je tourne la clé dans la porte d'entrée et l'odeur de chou me prend à la gorge. Je monte l'escalier le plus doucement possible mais quand j'arrive au premier étage, inévitablement, la porte s'ouvre.
Ma propriétaire m'apparait, à peine vêtue dans son peignoir rose élimé, un sourire aguicheur sur les lèvres :
- M. Potter…vous vous y connaissez en plomberie ?
- Ah non ! pas du tout…désolé, dis-je en prenant rapidement la tangente.
- Vous vous souvenez que vous êtes invité ce soir pour un apéritif, quand même ?
- Oui, oui…ne vous inquiétez pas, je viendrai, dis-je en refermant rapidement la porte derrière moi, à bout de souffle après les trois étages.
J'ai autant envie de mourir que d'aller chez elle, mais ça fait deux mois qu'elle m'invite…et je n'ai pas pu y échapper, cette fois. Heureusement Ginny revient demain et cette vieille folle verra que je ne suis pas un cœur à prendre. Sûrement pas par elle, en tout cas.
Comme à chaque venue de Ginny, je me réjouis de la revoir et je redoute le moment où elle parlera de notre avenir. Et je redoute encore plus le moment de son départ, où je me sentirai soulagé, hélas…pourtant je l'aime. Enfin, je crois.
Je me relaxe dans un bain brûlant et j'oublie enfin ma proprio, les malades, la clinique …et l'invitation. Enfin un moment à moi, dans le calme. Enfin, presque…elle fait encore gueuler sa radio et je sens que je me crispe. Si au moins elle écoutait de la bonne musique.
J'entends aussi des éclats de rire et je me demande pourquoi j'ai fini par lui dire oui.
Tant de vulgarité m'exaspère et pourtant je ne crois pas être snob. Je repense à Scorpius et son Manoir. Et à son père, qui est la définition même du snob, pour moi.
Enfin, non, il n'est pas si méprisant que ça. C'est plutôt qu'il croie que le monde tourne autour de lui, et ça m'agace. Enfin, je ne le verrai plus, je pense. Il était très froid, tout à l'heure. Sans doute vexé par mon refus. Il ne doit pas avoir l'habitude qu'on lui dise non.
Le bain refroidit et je suis pris d'un frisson. Bon, ça va être l'heure de me jeter dans la gueule du loup…
oOooOooOo
Je sonne à la porte et ma propriétaire me claque deux bises sur les joues, avant que j'aie eu le temps de dire ouf. Comme à chaque fois je suis épaté par le kitsch de sa décoration, le papier peint à larges motifs bruns et beiges, le canapé en skaï blanc sale et les bibelots immondes.
Il y a là quelques inconnus, qui rient en se tapant sur les cuisses et en buvant des bières, et qui m'ignorent, à ma grande satisfaction. J'accepte un verre de xérès et ma propriétaire vient se coller contre moi, sur le canapé, me raconter sa fascinante journée et ses déboires avec son mari, qui l'a quittée dix ans plus tôt.
Son regard langoureux et ses mains sur mon genou ne mentent pas : elle est prête à se passer de loyer si je suis compréhensif avec elle, certains soirs.
Elle minaude, en finissant son verre sur lequel trainent de larges traces de rouge à lèvres :
- Vous devez vous sentir bien seul, le soir, non ?
- Euh…non, pas du tout, je me repose, dis-je en essayant-en vain- de préserver quelques centimètres entre elle et moi.
- On pourrait peut-être dîner ensemble, certains soirs ? Moi aussi je suis seule devant mon assiette…
- C'est gentil, mais…souvent je rentre tard. Et puis je vois déjà tellement de personnes, dans la journée…le soir je suis content d'être un peu seul, j'avoue…
Elle pince ses lèvres, et répond, d'une voix acide :
- Vraiment ?
- Oui…vraiment.
Elle semble réfléchir et je voudrais disparaître, là, tout de suite, avant qu'elle trouve autre chose. Soudain son large visage s'éclaire :
- Il parait qu'il y a un film super qui va sortir, bientôt ! j'ai des places gratuites par ma sœur…si on y allait ?
- C'est sympa, mais j'ai promis d'y aller avec ma fiancée…
- Vous êtes fiancé ? rétorque-t-elle, surprise. Depuis quand ?
- Depuis peu. D'ailleurs ma fiancée arrive demain…
- C'est la jeune fille rousse qui vient parfois ? Elle a pas l'air de savoir que vous êtes fiancés, dites-moi…la dernière fois c'était plutôt houleux entre vous…
- Vous nous avez entendus ?
- Enfin, j'ai pas vraiment écouté, hein ! Mais dans ces vieilles maisons, on entend tout…
- Quoi ?
- Enfin, seulement si vous parlez fort…rassurez-vous. Mais j'écoute jamais, promis. Et vous, vous entendez parfois ma radio ?
- Tout le temps, oui. Excusez-moi, mais je suis très fatigué…je vais y aller, dis-je en me levant et en me dirigeant rapidement vers la sortie.
- Harry ! Attendez…
Je retraverse sa maison immonde et je me précipite dans les escaliers, écœuré.
oOooOooOo
Ginny se love contre moi, et le jour point entre les volets. Je suis sûr qu'il fait froid dehors, et l'humidité de ma chambre me transperce les os.
J'entends déjà la radio de mon infernale voisine, qui m'a réveillée, et je n'en peux plus. Il faut que je parte d'ici, rapidement.
Elle soupire et s'étire. Je ne bouge pas, j'attends.
Elle me sourit et glisse son visage dans mon cou, cherchant à se rapprocher, encore. Ses cheveux soyeux et odorants me chatouillent et j'ai envie de caresser ses seins. De me perdre en elle et tout oublier. Ma bouche rejoint sa bouche, nos corps s'unissent tendrement. C'est un dimanche matin comme on les aime, à paresser et à s'aimer. Un petit retour vers le passé, quand tout était simple et clair entre nous.
On finit par se lever, et Ginny prépare le petit déjeuner en chantonnant, tandis que je décongèle du pain.
On se retrouve face à face, et elle caresse ma joue :
- Comme tu me manques, Harry. Pourquoi c'est pas toujours comme ça, entre nous ?
- Mais c'est toujours comme ça, quand tu es là, non ?
- Deux week ends par mois, oui…ça fait pas beaucoup.
- Ginny, on en a déjà parlé 46 pénibles fois…je ne reviendrai pas à Londres.
- Mais t'es pas mieux, ici ! T'as toussé, cette nuit, et ce studio est plutôt moche, non ? ajoute-elle en faisant une petite moue.
Je rajoute un sucre dans mon café.
- Oui…t'as raison. Je vais peut-être déménager.
- Vraiment ? Pour aller où ?
- Un peu plus loin, un studio dans une grande maison, beaucoup plus saine qu'ici.
- ' Chavais pas que tu cherchais un autre appart…, dit-elle la bouche pleine.
- Je cherchais pas vraiment. Mais la radio de ma proprio m'exaspère, maintenant, et ce studio est bourré d'allergènes et humide.
- Au fait…qu'est ce que tu lui as raconté ? Pourquoi elle m'a félicitée pour nos fiançailles hier soir ?... ou alors tu voulais me faire la surprise, mon chéri ? dit-elle en penchant la tête sur le côté et en souriant tendrement.
- Alors ça, c'est exactement elle…dès qu'elle entend un bruit elle ouvre la porte pour papoter. Je ne le supporte plus. J'ai l'impression qu'elle m'espionne…
- Mais c'est parce que tu lui plais ! Et cette histoire de fiançailles, alors ? relance-t-elle, taquine.
- J'ai dit ça pour qu'elle me lâche un peu…
- Donc, c'est pas vrai…dit-elle, déçue.
- Ecoute Ginny, on ne va pas se fiancer puisqu'on ne compte pas vivre ensemble…
Elle se rembrunit, finit son café et disparaît sans un mot dans la salle de bain.
Toujours cette même discussion.
Je ferme les yeux, essayant de faire le point sur mes sentiments.
Oui, je l'aime.
Non, je ne suis pas prêt à me marier et avoir des enfants.
Je débarrasse la table, cherchant un moyen pour renouer avec elle…on ne va passer le reste de la journée à se faire la tête, quand même.
Je sais…je vais lui acheter des fleurs. On va aller se balader dans la campagne, et on trouvera une petite auberge pour déjeuner.
Je lui dirai que je l'aime.
Oui, je le lui dirai, cette fois. Avant qu'elle parte.
oOo oOooOo
Ginny vient de monter dans le train et je souffle. Finalement tout s'est plutôt bien passé. Plutôt bien.
En gravissant les escaliers j'entends une porte qui s'ouvre et je serre les poings :
- Alors, elle est partie, votre petite dame ?
- Oui, elle est partie…
- Ca ne doit pas être facile, d'être fiancés et de se voir si peu…
- Oui, vous avez raison. C'est pour ça que je vais déménager.
- Quoi ?
- Vous avez bien entendu…je déménage.
- Mais quand ça ? demande-t-elle, les poings sur les hanches, mécontente.
- A la fin du mois…
- Hé là ! Vous savez que vous avez deux mois de préavis ? On déménage pas comme ça ! Et à qui je vais le relouer, moi ?
- Oui, je sais…je vous paierai vos deux mois, ne vous inquiétez pas.
- Ben je vous trouve gonflé !
- Et moi je vous trouve bruyante, et curieuse…je vous envoie un recommandé dès demain ! dis-je en montant les escaliers quatre à quatre.
- Goujat ! crie-t-elle avant de faire claquer sa porte.
Ouf. Bon débarras.
Maintenant, le tout ça va être de mettre les choses au point avec l'écrivain, pour ne pas qu'il s'imagine que je serai à son service. Pas question de tomber de Charybde en Scylla…
Je ferme soigneusement la porte derrière moi et je m'écroule sur le lit.
Faisons le point.
Objectivement, tout plaide en faveur du manoir Malfoy, sauf…lui.
Je ne lui fais pas confiance. Il me fait peur. Pourquoi a-t-il tellement insisté, la dernière fois ?
J'observe le plafond, essayant d'analyser froidement la situation.
D'un côté, l'appartement est splendide…
De l'autre côté, le père est …étrange.
Enfin, tous les écrivains sont un peu bizarres, j'imagine. Il n'est pas complètement fou ou inquiétant, mais quelque chose me gêne chez lui. La manière dont il me regarde, parfois. Comme s'il essayait de lire dans mes pensées.
Je secoue la tête…je crois que je suis en train de me faire du cinéma, là. C'est un père de famille un peu anxieux, c'est tout. Banal…
A moi d'être clair, pour éviter toute équivoque. Je ne vais pas laisser passer une occasion pareille parce qu'il est un peu paumé. Qu'est ce que je risque ?
La radio joue à nouveau à tue-tête et j'attrape mon téléphone et la carte de Malfoy.
Je tombe sur le répondeur :
« Bonsoir M. Malfoy. C'est Harry Potter. J'ai pensé à votre proposition d'appartement, et, finalement, ça peut peut-être m'intéresser. Ca dépendra de… certains points. Merci de me rappeler, même tard. »
J'ai à peine reposé le combiné qu'il rappelle :
- Monsieur Potter ? c'est Draco Malfoy…j'ai bien eu votre message…
- Ah oui…merci d'avoir rappelé. Votre proposition tient toujours ?
- Bien sûr ! Pourquoi est-ce que je changerais d'avis ?
- Parce que c'était tellement…brutal, inattendu que j'ai eu du mal à y croire. Ca me paraissait farfelu, mais finalement…c'est vrai que c'est beau, chez vous. Et très sain. Alors finalement…
- Parfait ! Je vous propose de vous le louer au même tarif que votre appartement actuel, si ça vous convient. Vous pouvez le revoir, si vous voulez, avant que je prépare le contrat de location.
- Euh…attendez. Je voudrais quand même mettre certaines choses au clair, avant…
- Allez-y. Je vous écoute.
- Je…je voudrais qu'il soit bien clair que je ne suis que votre locataire, et que je ne serai pas à votre disposition jour et nuit pour soigner votre fils….comprenez-moi, je…
- J'ai très bien compris, M. Potter, dit-il, d'un ton sec. Je ne vous promets pas qu'on ne fera jamais appel à vous, mais je prendrai rendez-vous avant, et je ne vous solliciterai jamais à des heures indues. Vous avez ma parole. Vous voulez qu'on le précise dans le contrat ?
- Oh ! Non, non…je vous crois. Mais je préfère qu'on parte sur de bonnes bases…
- Vous avez absolument raison, M. Potter. Rien ne vaut la franchise et la clarté dans les rapports. Pas de malaise entre nous. Vous ne serez pas une infirmière à domicile, rassurez-vous. Nous nous croiserons à peine. Ca vous va ?
- Euh …oui, tout à fait, dis-je, gêné.
- A bientôt, donc, M. Potter. Je suis rassuré à l'idée d'avoir un bon locataire, comme vous. Je craignais d'accueillir n'importe qui sous mon toit. Vous pouvez passer quand vous voulez, pour revoir l'appartement et signer les papiers.
- Bien. Merci. Je passerai demain ou mardi soir. Bonne soirée…
Je raccroche, à la fois soulagé et mal à l'aise. Visiblement, je l'ai vexé…
Bah, tant pis. Il vaut mieux ça plutôt qu'il croie que je serai taillable et corvéable à merci.
POV DRACO
Je raccroche et je retiens difficilement un sourire tandis qu'Astoria me foudroie du regard, de son fauteuil :
- Alors, c'est fait ?
- C'est pratiquement fait, oui.
Je me réinstalle confortablement sur le canapé, dissimulant ma joie. Elle ajoute :
- Il n'avait pas l'air très enthousiaste, au téléphone…
- Tu vois…comme quoi tu n'as pas de souci à te faire. Il a peur qu'on le sollicite trop souvent, et il me m'apprécie guère, je crois…
- C'est pour ça que je ne comprends vraiment pas pourquoi tu lui as fait cette proposition…dit-elle en me scrutant.
- Astoria, je croyais avoir été clair…ou alors tu as un niveau de compréhension plus bas que ce que je ne pensais : c'est juste pratique d'avoir un kiné sous la main…c'est tout. Mais on voit bien que ce n'est pas toi qui te coltines les séances…
- Mouis…que tu dis...
Je me lève et je retourne dans mon bureau, le cœur battant, avant qu'elle ne me gâche ma joie.
Il a accepté.
Il va venir.
Il sera là tous les jours. Tous les soirs.
Je le croiserai sûrement, au détour du jardin. Dans l'allée. Devant la boîte aux lettres.
D'abord je l'ignorerai.
Puis je lui proposerai de l'aider à mieux s'installer. Il me trouvera sympa.
Je pourrais même lui proposer de profiter de ma salle de sport, que je n'utilise jamais.
Oui, ce serait bien, ça. Faire du sport ensemble.
Une saine camaraderie.
L'effort partagé, puis le réconfort, après la douche. Les confidences, entre hommes.
J'imagine son corps en sueur et je soupire, malgré moi.
Je l'inviterai ensuite à boire un verre avec moi. Et je lui poserai toutes les questions qui me brûlent les lèvres, sans qu'il se doute de rien.
Il me dira tout, et je lui lâcherai quelques confidences, en retour.
Je suis pratiquement sûr qu'il n'a pas d'ami, ici.
Je deviendrai son ami.
Son meilleur ami.
Je sens une vague d'excitation monter en moi, comme à chaque fois que j'ai une bonne idée.
J'arpente mon bureau de long en large, la radio en sourdine, à imaginer nos premières rencontres. Notre rapprochement. Notre amitié. Les scènes défilent devant mes yeux, avec facilité.
Je nous vois côte à côte, sur ces appareils de torture, à transpirer ensemble. On est complices, peut-être même concurrents. Si on est en concurrence, je le laisserai gagner, ça le flattera. Je nous vois sous la douche, à s'essuyer virilement le dos, comme quand j'étais en pension.
Hum…non. Pas ce souvenir-là.
Puis on montera chez lui, il me proposera un gin, ou un whisky, que je lui aurai offert au préalable, en cadeau de bienvenue. Ce sera le soir, tout sera calme autour de nous, on observera les étoiles dans l'obscurité et il se félicitera intérieurement d'avoir accepté ma proposition.
Et c'est là qu'il sera en mon pouvoir…c'est là que je lui volerai le meilleur de lui-même…ses plus beaux souvenirs, les plus forts. Et ses grands échecs aussi. Il doit bien en avoir.
Je l'écouterai sans broncher, compréhensif, et je relancerai la conversation par quelques questions. Subtiles.
Il se sentira bien avec moi.
Puis je rentrerai chez moi, pas trop tard, pour ne pas être intrusif ou pesant.
Mais je ne me fais pas de souci. Les gens adorent parler d'eux…ils ont tellement peu d'occasion de le faire.
Et je me précipiterai sur mon micro, pour noter tout ce qu'il m'aura confié, et ses expressions, ses mimiques, ses soupirs…tout ce qui est lui, Harry Potter. Mon meilleur personnage.
Je m'assois à mon bureau et je ferme les yeux, envahi par l'envie de rêver encore ma vie, par l'envie d'écrire. C'est comme une douce chaleur, qui se concentre dans mon ventre.
Cette histoire m'enflamme l'âme et le cœur.
Ce sera mon plus beau roman, ma plus belle histoire.
La vie d'Harry Potter, avec mes mots, mes sentiments.
Son vécu et mon imagination.
Mon ciel dans son enfer…
POV HARRY
Deux jours plus tard
J'arrête ma vieille voiture devant le Manoir et je soupire. Il fait nuit, je me demande ce que je fais là, devant ce Manoir immense et froid.
Je me demande pourquoi j'ai accepté cette proposition.
Parce que ma proprio est insupportable.
Parce que mon appartement n'est pas sain.
Je sonne et les aboiements reprennent, qui me donnent envie de faire demi-tour.
La porte s'ouvre et Draco Malfoy me tend la main, chaleureusement :
- Entrez ! On va refaire un tour avant de signer, si ça vous va…
- D'accord.
- On va passer par l'intérieur, pour la dernière fois, mais quand vous aurez emménagé vous n'aurez pas à traverser la maison, rassurez-vous…
Le chien me flaire et fait demi-tour, déçu. Les pièces et couloirs élégamment éclairés par des halogènes et agrémentés de plantes exotiques me semblent tout droit sorties d'un magazine. Sans doute l'œuvre d'un décorateur.
Instinctivement, je marche sur la pointe des pieds, suivant mon hôte, comme si j'avais peur de salir ou faire du bruit.
- Ca n'a rien à voir avec mon ancien appartement, je murmure en passant devant les chambres.
- En effet…
- Vous l'avez déjà vu, mon appartement ?
- Heu…non. Bien sûr que non. Mais j'imagine…J'espère qu'il y a toujours de l'électricité souffle-t-il en ouvrant la porte du studio. Sinon ça va être difficile de le visiter…
Il appuie sur l'interrupteur et l'appartement s'illumine.
Le studio me parait encore plus beau et plus grand que la fois précédente.
J'entre, un peu intimidé, et je le regarde d'un autre œil. Comme un futur locataire. J'arpente les pièces lentement, essayant de m'imaginer où je vais placer mes meubles, et je me demande comment je vais occuper tant de superficie, en particulier la mezzanine.
Malfoy est adossé à la porte et il me demande négligemment :
- Ca vous plaît toujours ? Vous avez l'air embêté…
- Comment ? Oh oui ! Mais je ne suis pas sûr d'avoir assez de meubles pour le remplir…c'est tellement plus grand que chez moi…il n' y a pas d'armoire murale ?
- Non. Aucune armoire murale. Désolé. En revanche je peux vous en proposer une, qui se trouve dans mon bureau, et que je n'utilise pas. Une très belle armoire, qu'Astoria a viré de notre chambre quand on a fait aménager le dressing.
- Une armoire ancienne ?
- Elle a été traitée contre les acariens, comme tout le reste, ne vous inquiétez pas.
Je souris sans répondre. Il a bien deviné mes craintes. Parfois sa perspicacité me fait peur.
Je suis d'ailleurs relativement soulagé qu'il ne me demande pas pourquoi j'ai accepté, et qu'il ne me reparle pas de son fils.
Après avoir fait le tour et répondu à mes questions sur le chauffage, les charges, il m'invite à aller signer dans le bail dans son bureau. On retraverse le Manoir, sans croiser sa femme, ce qui ne me surprend pas.
Son bureau est en fait une espèce d'immense bibliothèque remplie de livres du sol au plafond, et le nez me démange très rapidement, en raison du nombre impressionnant de livres anciens. On s'installe à son bureau, couvert de papiers et il extirpe victorieusement d'une pile un formulaire, qui s'avère être le bail.
Je le lis attentivement et je ne peux m'empêcher d'être surpris :
- Votre épouse n'apparaît pas en tant que propriétaire ?
- Non. Le Manoir est dans ma famille depuis des générations. Elle n'en est pas propriétaire…c'est un problème ?
- Pas du tout. Que pense-t-elle du choix du locataire ?
Il sourit et me glisse :
- Vous voulez la vérité ? Elle est folle de rage. Elle voulait le prêter -gratuitement- à sa sœur, et je ne supporte pas sa sœur. Donc je suis ravi, pas elle. Mais ne vous inquiétez pas, vous ne la croiserez pas souvent.
- C'est marrant, j'ai déjà entendu cette phrase…
On échange un regard complice et je signe le bail, en me demandant vaguement dans quel guêpier je me suis fourré.
Il me propose de boire un verre, que j'accepte. On s'installe dans de confortables fauteuils et on bavarde de choses et d'autres, en sirotant un whisky. L'ambiance est détendue entre nous, et aucun de nous deux ne fait allusion à la « mise au point » effectuée par téléphone, au sujet de son fils.
Quand on a terminé nos verres, il se lève :
- Tenez …c'est cette armoire, là, au fond. Elle est en bon état, vous verrez. Mais je ne sais pas si elle est dans le style de votre intérieur.
- Mon intérieur n'a pas vraiment de style, vous savez…dis-je en la contournant. Vous l'avez traitée, alors ?
- Oui. Elle est comme neuve. Ou presque…dit-il en grimaçant tandis que je découvre à l'intérieur de la porte des initiales gravées : un D et un C, dans un cœur.
- Souvenir d'enfance ? De vous ou vos parents ?
- De moi. C'était « l'armoire aux baisers ». C'est là que je me cachais pour embrasser…mon premier amour, dit-il en rougissant. On doit pouvoir masquer ça…
- Mais non, c'est pas la peine…c'est à l'intérieur. Ca ne se voit pas.
Il a l'air horriblement gêné et ça m'amuse. Finalement il n'est pas si snob ni froid, quand on le connaît un peu. Il tente de se ressaisir :
- Vous emménagez quand ?
- Le 1er mars je pense.
- Et bien…j'espère que vous ne le regretterez pas, ajoute-il, soudainement sérieux.
- Moi aussi, j'espère…
On se serre longuement la main, et je baisse les yeux, avant d'attraper mes clés de voiture, au fond de ma poche.
J'espère vraiment que je ne le regretterai pas.
oOoOoOoOoO
Chapitre 7
Peut être une angine
POV DRACO
Il passe devant mes fenêtres, à petites foulées, comme tous les matins, accompagné de mon chien. Et j'attends son passage, comme tous les matins. Il suit l'allée et disparaît entre les arbres, au bout de quelques minutes. Il ne regarde jamais dans ma direction.
Je ne me montre pas, j'ose à peine respirer, comme si ça risquait de le faire fuir. Ca fait deux semaines qu'il a emménagé et je ne lui ai presque pas parlé.
J'attends qu'il trouve ses marques.
J'attends de faire partie de son décor.
J'attends qu'il ait besoin de quelque chose.
Un jour, il aura besoin de pain, de sel ou d'une ampoule et il viendra sonner à la porte. Ou peut-être qu'il frappera à la fenêtre de la cuisine.
Le chien l'a vite adopté, allant jusqu'à l'accompagner dans son jogging matinal, et moi j'attends son passage chaque matin, avant de réussir à travailler.
Je me lève même plus tôt pour ne pas le rater, au grand étonnement d'Astoria, qui n'a pas deviné la raison de ce réveil matinal. Heureusement elle a accepté de déposer notre fils chez la nourrice, comme ça je ne risque pas de le rater.
C'est un peu comme un gri-gri je pense.
J'observe mon personnage chaque matin avant de plonger dans mon roman. Lui vaque à ses occupations ensuite, à sa vie banale, mais moi je garde son visage en tête, ses yeux brillants, ses joues un peu rouges sous l'effort et je laisse mes doigts courir sur le clavier.
Parfois même je me lève de mon bureau, je traverse toute la maison et je le regarde monter dans sa vieille voiture et s'éloigner.
Souvent je reste immobile à la fenêtre, après son départ, attendant je ne sais quoi. Le paysage est immobile, et je soupire.
Puis je reprends le fil de mon histoire. Je me rassois devant mon ordi, et je résiste difficilement à l'envie de fumer. Mon principal carburant, qui me fait défaut. Alors juste un petit café. Et je retourne à mon histoire.
Ils se sont rencontrés.
Elle est venue le consulter, et il a rapidement pris la mesure de son état. Bien sûr je me suis servi de toutes les consultations de mon fils pour décrire cette rencontre entre eux, à la fois intime et détachée.
Détachée parce qu'il s'est comporté en professionnel, ce qu'il est, en toutes circonstances. Forcément.
Intime parce qu'il l'a touchée, forcément.
Cette intimité je veux la décrire sobrement, et pourtant il faudra qu'on sente, subtilement, que les gestes ne sont pas anodins. Il faudra créer un lien ténu entre eux, par quelques regards, quelques mots. Je suis gêné par la description de la scène. Dois-je la détailler, citer le nom des instruments médicaux, des médicaments, pour faire plus « vrai » ?
J'ai cherché sur internet des renseignements sur la maladie de mon héroïne et je n'en ai tiré qu'un grand dégoût pour moi-même. Puis-je vraiment utiliser tant de souffrance pour mon livre, pour être un peu connu, pour gagner de l'argent ?
Surtout que je n'en manque pas, d'argent.
Les questions me minent, de plus en plus. J'ai l'impression que plus je connais la maladie, les soins, plus je perds mes persos. Les émotions, les sentiments se diluent dans le vocabulaire médical.
En fait, je suis idiot, une fois de plus.
Il est à quelques mètres, tous les jours, tous les soirs, et je ne lui parle pas. Je ne lui demande rien. Il a toutes les clés de mon histoire -enfin, je pense- et je n'en profite pas.
Peut-être est-ce pur machiavélisme de ma part, une façon d'endormir sa méfiance…ou peut être est ce pure timidité ?
Quand parfois je le croise, mon cœur s'accélère, je bafouille un « bonjour » et il est déjà parti.
Le week end, je guette ses allées et venues, j'imagine ses loisirs, je me demande à quelle heure il se couche, à quelle heure il se lève. J'entends le bruit de sa douche, le matin. C'est comme un ami imaginaire, quand j'étais petit. Il m'accompagne sans être présent, il me suit comme une ombre, parfois je lui parle, quand je suis seul. Juste quelques mots murmurés.
J'imagine qu'il ouvre la porte de son armoire, qu'il voit mes initiales et celles de Cédric, et qu'il sourit.
Est-ce qu'il s'interroge, parfois, sur ces initiales ? Se demande-t-il si c'était une bluette, ou un grand amour ?
Je fixe le paysage au dehors, les premiers bourgeons et je réalise que je serais bien incapable de répondre. Etait-ce une bluette ou un amour ?
Il y a peu j'aurais répondu « une bluette ». Cette histoire, je l'avais oubliée en me mariant, en devenant un homme. Je la considérais comme une passade, un passage obligé.
Mais quand je lui en ai parlé, à lui, quand il a ouvert cette porte, dévoilé ce secret…soudain le ressenti a subtilement changé. Comme si je redécouvrais un souvenir cher de mon enfance, un objet précieux, intime. Une part de moi profondément enfouie.
Cédric.
Des yeux noisette, rieurs, une peau mate, une bouche gourmande.
Un camarade de pension, avec qui je m'entendais si bien. Mon alter ego. Des discussions pendant des heures, dans la salle commune ou dans les allées des jardins. Le subtil passage de l'enfance à l'adolescence, et les premières questions sur la vie, la mort. L'amour.
Longtemps on a parlé de telle ou telle actrice dont il était secrètement amoureux, telle chanteuse qui berçait mes rêves agités. Puis les questions se sont faites plus précises, plus ardentes.
Qu'est ce que ça fait d'embrasser sur la bouche ? Quelle sensation ? Quelle technique ?
Cet après-midi là, dans ma chambre, on avait décidé d'essayer « juste pour voir ». Pour savoir. Pour ne pas se trouver démunis le jour où on rencontrerait « la » fille de nos rêves. C'était juste un jeu, une expérience.
On a beaucoup ri, hésité, plaisanté, avant d'enfin aller se cacher derrière mon armoire. Avant qu'il pose ses lèvres sur les miennes. Avant que l'image de la chanteuse que j'étais censé imaginer ne soit remplacée par l'image du garçon que j'embrassais.
Avant qu'on y prenne goût.
Quand nos bouches se sont enfin séparées, cet après-midi là, nous n'avions plus le cœur à rire. Nos cœurs battaient la chamade, ses joues étaient rouges, nos lèvres un peu gonflées et j'étais tombé amoureux. Désespérément.
Merde. J'avais oublié ça.
J'avais oublié ce sentiment brûlant, intense, ce vide au fond de moi quand il s'éloignait, ce fourmillement insupportable quand il m'effleurait.
J'avais oublié que je n'ai vécu que par sa voix, ses baisers, ses étreintes, à 16 ans. Que je dormais avec ses pulls, que je me caressais tous les soirs en murmurant son prénom, que son avis sur tout était devenu ma bible.
Que j'ai écrit mes premières histoires pour lui, mes premiers poèmes en pensant à lui. Que j'ai pleuré des nuits pendant les vacances, que je lui ai écrit des dizaines de lettres, jusqu'à qu'il vienne passer quelques jours chez moi. Enfin…jusqu'à ce que…
Jusqu'à ce qu'il vienne me rejoindre dans mon lit, une nuit. Jusqu'à ce que je découvre pour la première fois la sensation d'un corps contre le mien, la douceur d'une peau nue contre la mienne. Nous nous sommes embrassés, longtemps, avant d'oser laisser courir nos mains sur nos chairs encore chastes, en tremblant. En silence.
Nous nous sommes juste caressés du bout de nos doigts, le premier soir, je crois. Nous avions tellement peur, honte peut être, que nous ne sommes pas allés bien au-delà de ce qu'on faisait seuls, avant. Mais la sensation de mon sexe dans sa main était bien différente de ce que je connaissais, et il a vite trouvé un rythme qui m'a donné plus de plaisir que je n'en avais jamais eu, seul. Je me souviens d'un éblouissement, d'une joie intense la première fois qu'il a joui entre mes doigts, comme un pouvoir extraordinaire que j'aurais enfin, le pouvoir inestimable d'entendre gémir de bonheur celui que j'aime.
Petit à petit, nuit après nuit, nous avons franchi quelques étapes du désir et de la découverte charnelle, timidement. Parce la peur était toujours là.
Oui j'ai eu peur quand il a posé ses lèvres dans mon cou, pour la première fois. Quand sa bouche a découvert mon corps tandis que je m'agrippais à ses cheveux. Ce fut divin et infernal à la fois, de s'abandonner à la peur, à l'interdit. Puis au plaisir, dans sa bouche.
Ce fut l'étape ultime de notre apprentissage, la limite que nous nous étions fixés pour rester « purs ». Parce qu'au-delà les gestes auraient trop graves, trop définitifs, du moins dans nos cerveaux d'adolescents, pour qu'on puisse les assumer.
Nous savions tous les deux que notre salut, dans notre milieu, passerait exclusivement par un mariage et des enfants, et que notre aventure ne serait qu'une parenthèse enchantée.
Tout cela me paraît bien risible, rétrograde, maintenant. Mais je sais combien c'était important pour nous, à l'époque.
Je sais que quand ses parents ont trouvé mes lettres ils ont été horrifiés, et qu'il a changé de pension.
Je crois qu'il s'est marié la même année que moi, j'ai vu l'annonce dans le journal.
J'espère juste qu'il a autant de plaisir avec elle qu'il en a eu avec moi…
Je rouvre les yeux et je n'ai pas écrit une ligne. Flûte.
Il faut que je revienne à mon roman, mes persos.
Il faut que je mette mon plan à exécution, absolument.
Que je le rencontre. Que je le découvre.
Mon personnage.
Harry.
oOooOooOo
POV HARRY
J'enfile mes baskets, je noue mon écharpe et je file à l'extérieur, pour courir. Il fait beau ce matin, chaque jour je redécouvre le paysage devant chez moi avec plaisir.
Par habitude, j'attends le chien, qui ne tarde pas à se montrer. Je m'accroupis, et il me lèche le visage. Je le flatte rapidement, il fait des bonds de joie, sachant qu'il va courir avec moi, ce qu'il adore. Ca me fait du bien de le retrouver chaque jour, bizarrement.
Quelques étirements et me voilà parti. Nous sommes samedi aujourd'hui, j'ai tout mon temps. Aucune contrainte.
Un vrai bonheur.
Ma vie a changé depuis que j'ai emménagé, en mieux. Le studio est très confortable et agréable, et je n'ai plus eu une seule crise d'allergie. Je tousse plus rarement, heureusement. Je comprends maintenant pourquoi je suis parti. Pourquoi j'ai quitté Londres puis cet appartement miteux. Pour vivre presque normalement. Pour oublier la maladie, par moments.
Rien de ce que je craignais ne s'est réalisé. Ils ne m'ont pas sollicité une seule fois. En fait je les croise à peine, elle hautaine, presque méprisante, lui indifférent. Enfin non, je ne dirais pas indifférent.
J'accélère en traversant la route et je cherche le bon terme.
Pas indifférent, non. Intimidé, dirait-on. Comme s'il n'osait pas me demander quelque chose, les rares fois où je le croise.
Bah, je ne m'en plains pas. J'aime ma solitude. J'aime le calme.
Ginny viendra la semaine prochaine et je me demande ce qu'elle pensera de mon studio.
Elle le trouvera splendide, bien sûr. Il l'est. Elle me demandera pourquoi je loue si peu cher un si bel appartement, et je ne saurai pas quoi répondre. Un coup de chance, sans doute.
Mes mollets tiraillent et je ralentis, concentré sur mon souffle.
Soudain le chien part sur la droite et je l'appelle, un peu affolé. Je ne suis pas censé sortir de la propriété avec lui, et il ne faudrait pas qu'il se perde. Je tente de le suivre entre les arbres encore décharnés et j'aperçois une silhouette, au loin.
En m'approchant je reconnais Malfoy et la poussette du bébé. Le chien tourne autour d'eux en aboyant et j'appréhende un peu sa réaction.
- C'est vous qui m'avez volé mon chien ? demande-t-il avec un petit sourire. Il ne me connaît presque plus…à part pour les repas bien sûr ! Comment vous avez fait ?
- Ca doit être mon charme naturel…non, en fait, il est content d'avoir de la compagnie, je pense…dis-je en me penchant vers Scorpius, qui pousse un cri de joie en me reconnaissant.
- Décidément tout le monde vous adore dans la famille, dit-il avant de baisser les yeux. Enfin, pour le chien, ça m'évite de le sortir le matin, c'est déjà ça. Vous savez, je vous admire beaucoup, de courir tous les matins…
- C'est vrai que certains matins c'est un peu dur de sortir du lit. Mais ça me fait tellement de bien…j'essaie de courir tous les jours, sauf quand il fait trop froid ou humide.
- Ah ! oui ? Pourquoi ?
- Parce que le froid et l'humidité sont très mauvais pour les bronches. Mais le sport est excellent pour la santé, dis-je en sautillant d'un pied sur l'autre.
- Sans doute, mais moi j'ai pas le courage...
- Pourtant c'est sympa de courir à deux. Votre épouse ne court pas non plus ?
- Oh non…si c'est gratuit ça ne l'intéresse pas. Elle a un abonnement hors de prix dans un club où elle ne met presque jamais les pieds…dit-il, sombre.
Le chien tourne à nouveau autour de moi, pressé de repartir, et Scorpius mordille son poing. Je le regarde en souriant :
- Il va mieux votre fils, n'est-ce pas ? Je ne l'entends pas tousser…
- Oui, il va bien merci…le seul qui tousse c'est moi, je le crains.
- Vous fumez, non ? Je sens parfois des relents de cigarette dans le garage.
- Oui, je fume, dit-il en levant les yeux au ciel. C'est mal, hein ?
- C'est votre santé…à vous de voir. Si vous voulez, je frappe à votre porte demain matin, et on court ensemble ?
- Moi ?
- Ben oui, vous…et votre chien ! Allez, à demain…
Et je repars à petites foulées, le chien sur les talons, en faisant un petit signe au bébé. Son père est immobile, et il me regarde m'éloigner.
Je ne sais pas pourquoi je lui ai proposé de courir, alors que je préfère la solitude. Par pitié ?
Il a l'air tellement paumé, par moment. Il est dans son bureau quand je pars, le matin, et il y est encore le soir, quand je rentre. J'aperçois parfois ses cheveux blonds derrière les fenêtres.
J'ai l'impression que le temps s'est arrêté, entre les deux. Qu'il ne s'est rien passé. Qu'il n'a pas vécu. C'est même un peu effrayant, cette immobilité.
Est-ce qu'il ne vit qu'à travers ses personnages ? Est-ce qu'il ne voyage que dans sa tête ? A quoi lui servent son corps, sa vie ?
Est-ce que c'est pour ça qu'il est si pâle, tout le temps ?
Oui, courir un peu, ça lui fera du bien, forcément.
oOooOooOo
Le lendemain matin je frappe trois petits coups à la porte et il m'ouvre, en jogging de luxe gris, une fine écharpe autour du cou et soupire :
- C'était donc sérieux ?
- Rien de plus sérieux…allez, il fait doux, ce matin. Allons-y. Jim nous attend. On va commencer par un échauffement.
Un nuage passe dans ses yeux gris, et il grimace :
- Vous savez, je ne fais jamais de sport, alors je ne vais pas être bien brillant…
- Jamais aucun sport ? Vous restez enfermé toute la journée ? dis-je en commençant les étirements.
- Je fais un peu de golf l'été, quand mon frère ou mon père viennent. Et puis on a quelques appareils, au sous-sol, mais on y va très peu.
- Vraiment ? Des appareils de musculation ? Avec des miroirs partout autour ?
- Oui, ce genre-là. La totale, je le crains. Quand mes frères étaient encore à la maison, ils l'utilisaient souvent, mais maintenant…
- Je comprends. C'est pas très convivial, seul.
- Vous pouvez les essayer, si vous voulez, dit-il doucement en commençant à courir à côté de moi.
- C'est pas trop mon truc, le sport d'intérieur. Je préfère courir. Au moins je profite de la nature…c'est tellement beau ici.
- Oui, sans doute. Ca fait tellement longtemps que j'habite ici que je ne remarque plus trop les paysages. Parfois je me force à les détailler, pour les intégrer à mes livres, mais c'est compliqué…dit-il d'une voix hachée.
- Ah oui ? Vous savez, je crois que nous devrions plutôt nous concentrer sur nos respirations, parce que si vous n'avez pas l'habitude de courir, vous allez vite vous trouver à bout de souffle…
- Ah ! ok …
Petit à petit je ralentis la foulée, pour ne pas le semer. Je lui jette des petits coups d'œil, de temps en temps. Il n'est plus si pâle, et le rouge envahit ses joues. J'entends à sa respiration qu'il est à bout de souffle, mais il s'accroche. Par fierté, sans doute.
Au bout de plusieurs minutes je ne vois plus ni lui ni le chien, mais je décide de continuer encore un peu, avant de faire demi-tour.
Il est adossé à un arbre, visiblement épuisé, le chien à ses côtés. Je les rejoins :
- Et bien, M. Malfoy, je crois que c'est le moment de décider d'arrêter de fumer…
- Appelez-moi Draco, s'il vous plaît. Arrêter de fumer ? Mais comment je vais faire pour continuer à écrire ?
- Quel rapport ? Vous fumez en écrivant ?
- Non, pas directement. Mais la cigarette, c'est…ma pause, mon carburant. Souvent c'est à ce moment-là que j'ai des idées.
- Vous pouvez très bien faire des pauses sans fumer, non ?…Vous ne voulez pas faire ce cadeau à votre corps ?
- Un cadeau ? Je ne pense pas être intoxiqué à ce point-là. Et puis ma vie est moins importante que mes livres, je crois…dit-il d'un ton pensif.
- Sans blague ? Vous restez des heures à votre bureau, sans bouger, et c'est plus important que votre vie ?
Il baisse la tête, et murmure :
- Je sais, c'est débile. Oubliez ça. Je crois que je vais rentrer…
- Déjà ? Vous m'abandonnez déjà ? Si vous voulez, on peut repartir, plus lentement, et je vais vous apprendre à respirer…
POV DRACO
Il veut m'apprendre à respirer. Dans cinq minutes il voudra m'apprendre à vivre. Je grimace :
- J'ai un point de côté. Allez-y, je ne veux pas vous retenir…
- Bon, je fais un petit tour avec Jim et je reviens vous chercher. Bougez pas, hein !
Ne pas bouger. Ce que je fais de mieux, depuis des années.
Pour une première approche, je me suis ridiculisé. Comment lui faire comprendre que je ne plaisante pas, que mes histoires, mes persos sont réellement plus importants que ma vie ? Que ma santé ne m'intéresse pas, fondamentalement ?
Quand je pense qu'il est malade, il semble en bien meilleure santé que moi. Charmant. Mais chaque minute arrachée à mon roman me fait souffrir, chaque minute à faire autre chose qu'écrire est une minute de perdue. Alors passer du temps à faire du sport…impensable.
Je sens qu'il va me reparler d'arrêter la cigarette, et je sens que ça va m'énerver. Peu à peu mon point de côté s'estompe, et je reprends mon souffle. J'ai chaud. Je retire mon écharpe et je retire mon haut de survêtement, déjà en sueur. J'avance de quelques pas jusqu'à un arbre au soleil, et je reste immobile, yeux fermés, le visage tourné vers l'astre bienfaisant, à respirer l'air un peu piquant du printemps.
J'entends des pas, des craquements, des aboiements, et ils sont là à nouveau.
- Vous allez attraper la mort, comme disait ma grand-mère, à vous découvrir comme ça…on repart ?
- On y va…je vous attendais, je réponds, un peu vexé.
- On va repartir doucement…pensez à bien expirer…essayez de caler votre respiration sur trois temps…
Je suis religieusement ses explications sur ma respiration, et l'exercice me parait plus facile. On court côte à côte, le chien entre nous, et ses yeux bienveillants et sa voix me portent dans l'effort. Parfois il écarte une branche pour que je passe, ou il me signale une pierre à terre, ou un passage glissant, et j'ai l'impression qu'il connait mieux ma forêt que moi.
On arrive près du chêne où sont gravées les initiales « CD » et il s'y arrête :
- Vous avez sévi ici aussi, on dirait …c'était une jeune fille du voisinage, cette « C » ?
- Euh…non. C'était quelqu'un que j'ai connu en pension.
- Et vous en avez gravés beaucoup comme ça ? dit-il, hilare.
- Non. Pas tant que ça. Enfin, je ne me rappelle pas…pourquoi ?
- Excusez-moi, je ne voulais pas être curieux. C'est juste marrant. On repart ?
- On repart.
Je me dis non sans amertume que bientôt il en saura plus sur moi que moi sur lui. En fait cet exercice ne me sert à rien puisque je ne peux même pas l'interroger. Je crois que je suis gentiment en train de perdre mon temps. Quoique…
De retour au manoir, au moment de se quitter, je lui lance :
- Je peux vous offrir un café ?
- Pourquoi pas ? Je prends une douche et j'arrive…mais…ça ne va pas déranger votre épouse ?
- Rassurez-vous, à cette heure-ci, elle n'est jamais dans la cuisine. Et puis, de toute façon, elle est comme Jim : elle ne mord pas.
- Pff ! Bon, à tout de suite, dit-il en riant.
Je me dépêche de prendre une douche, et je souris intérieurement : là, je vais avoir un vrai moment avec lui. Seul.
Le moment ou jamais.
oOooOooOo
Il est là, dans ma cuisine, les cheveux mouillés, une serviette sur son sweater immaculé, exhalant une agréable odeur de gel douche, et il dévore un morceau de cake :
- Je me demande comment vous faites pour rester des heures enfermé, sans bouger, dans votre bureau, sans voir personne.
Je grimace. Je veux lui poser des questions et c'est lui qui m'interroge. Bon. Admettons que c'est une manière d'établir la confiance. Je riposte, en lui versant un café :
- C'est comme pour le sport : ça demande de la concentration, et beaucoup d'entrainement, mais on y arrive.
- Bonne réponse. Excusez-moi, je ne voulais pas être blessant, mais je trouve ça tellement…bizarre. Vous ne gardez même pas votre fils ?
- Si je travaillais…disons dans une agence immobilière, vous trouveriez normal que j'emmène mon fils avec moi ? Non ? Hé bien c'est pareil. J'ai besoin de calme et de concentration pour écrire. J'adore mon fils, mais avec lui je ne peux pas vraiment écrire, vous savez.
- Et vous écrivez tous les jours ?
- Oui. Parfois je fais un petit break, mais j'ai toujours mauvaise conscience.
- Vraiment ? Pourtant si vous travailliez dans une agence immobilière, vous auriez vos week-ends, non ? ajoute-il, taquin.
- Bonne réponse, M. Potter.
- Harry. Appelez-moi Harry. Et vous vivez ici depuis toujours ? dit-il en regardant la cuisine autour de lui.
Je l'observe à mon tour, d'un autre œil, comme si je la voyais pour la première fois. Le vieux carrelage, les rideaux rustiques, l'immense table, la cheminée et les plantes ça et là. De l'électro ménager sophistiqué dans une cuisine ancienne. L'œuvre d'un décorateur, à vrai dire. Des photos de notre Manoir sont même parues dans un magazine de décoration.
Le plus beau jour de la vie de mon épouse, je crois.
- Oui. Depuis toujours. Mes parents vivent à Londres, désormais. C'est plus pratique pour les concerts et les voyages. Ils m'ont laissé le manoir quand je me suis marié. Mes frères sont partis vivre tout autour du monde, moi je suis resté là. Ca vous parait bizarre, hein ?
Il hausse les épaules et boit une gorgée de café. Ses cheveux qui sèchent forment des boucles sur son front. Il faudra que je me souvienne de ce détail pour mon roman. Je me cale dans ma chaise :
- Je suis bien ici. J'aime ces vieilles pierres. J'aime le printemps qui renaît chaque année dans le jardin, et les fruits en été. Et puis pour écrire j'ai besoin d'un cadre calme, reposant. Je ne crois pas que je pourrais écrire n'importe où, dans un café, un train, comme certains auteurs.
- Et vous avez toujours vécu ici ? Remarquez, je vous comprends, votre maison est fantastique, on s'y sent très bien.
- Merci…oui, j'ai toujours vécu ici, sauf pendant mes années de pension.
- Elle était près d'ici, cette pension ?
- Non, en Ecosse. Une tradition familiale. St'Pancrace.
- Mais c'est un collège de garçons, non ? dit-il en fronçant les sourcils.
- Oui, pourquoi ?
- Oh, pour rien…répond-il avec un petit sourire.
Soudain je réalise que je viens de commettre une bourde. Je lui ai dit il y a une heure que le « C » était quelqu'un avec qui j'étais en pension et maintenant il sait que c'était un collège de garçons.
Horreur.
Pourvu qu'il ne croie pas…il faut que je rompe le silence, vite. Que je noie le poisson. Je lui demande, négligemment :
- Et vous vous plaisez ici ?
- Enormément. Il faudrait être difficile…vous avez magnifiquement aménagé le studio, et je n'ai jamais vécu dans un environnement aussi sain. Merci encore…
- Oh non ! Ne me remerciez pas. Je suis heureux que ça vous convienne. Vous avez été tellement gentil avec Scorpius.
- C'est normal…c'est mon métier.
- Encore un peu de café ? Vous avez assez chaud ? Je peux remettre du bois dans la cheminée, si vous voulez…Vous savez, tous les kinés ne sont pas comme vous. Je me rappelle comment les autres le faisaient hurler…c'était horrible.
- Oui, c'est une vieille croyance qui court, que c'est bon de faire pleurer les enfants pour les dégager. Mais j'ai été trop maltraité pour utiliser la même méthode.
- Je comprends…
Il pose ses coudes sur la table, et met son visage entre ses mains, pensif. Il reprend, doucement, comme pour lui :
- Je ne suis pas sûr. C'était difficile, vous savez. Le regard des médecins quand mes analyses étaient mauvaises, le regard des kinés quand je n'arrivais pas à expectorer, et puis le regard des autres….
Il s'interrompt quelques instants. Je ne bouge pas. J'attends ce moment depuis toujours, je crois.
- Vous savez, comme ils vous regardent, avec ce mélange de mépris et de commisération, parce que vous êtes un peu différent. Parce que vous êtes maigre, souvent malade. Parce que vous n'avez pas le droit de faire certains sports, de partager des gâteaux avec les autres. Certains enfants de ma classe se tenaient à l'écart, quand je toussais, et ils me regardaient comme si j'étais …anormal. Dangereux. Pas tous, hein ! Mais bon...Je suppose que c'est leurs parents qui leur disaient de faire attention…pourtant, l'asthme, c'est toujours de l'allergie. Jamais contagieux. Je passais souvent mes récrés seul, avec mes bouquins.
Il se tait, perdu dans ses pensées. Je l'observe et son image se grave dans ma mémoire : son corps un peu replié sur lui –même, ses boucles brunes, ses yeux rêveurs, d'un vert lumineux, ce teint mat éclairé par la flamme de la cheminée, et sa bouche légèrement charnue qui laisse échapper ses aveux.
Dans son expression je lis ses chagrins d'enfant, ses regrets, ses douleurs.
Tout ce que je veux lui voler.
Il reprend :
- Excusez-moi…c'est un peu pathétique, non ?
- Non, pas du tout. Et ça a commencé petit ?
- Oui, par des bronchiolites, comme votre fils. Même si à l'époque on parlait plutôt de bronchites asthmatiques. Mais ça ne veut pas dire qu'il va devenir asthmatique, rassurez-vous. En général ça passe spontanément vers 6 /7 ans. Mais moi je viens d'une famille où on a presque tous des problèmes…
- Ah oui ? Lesquels ?
- Mon grand père est décédé d'une crise d'asthme mal soignée, et mon père et ma sœur souffrent d'emphysème. Alors j'ai beaucoup de mal avec les fumeurs…je ne comprends pas qu'on se bousille les poumons comme ça.
- Je ne pensais pas que c'était aussi grave, l'asthme…
- Ca peut l'être, si vous vous soignez mal. En général les gens sous estiment cette maladie jusqu'à ce qu'ils vous voient faire une crise. C'est très impressionnant. Après c'est plutôt le contraire, ils jouent au flic et vous empêchent de faire plein de choses. Au final, on se sent toujours différent.
- Je veux bien croire que c'est impressionnant….je me souviens de la crise de Scorpius, ce sifflement, et ses lèvres bleues, dis-je en frissonnant.
Il me regarde avec tant d'intensité que je suis presque gêné :
- C'est affreux de manquer d'air, vous savez. C'est une sensation terrible, de ne pas pouvoir emplir ses poumons. On se sent bloqué, comme pris au piège de son propre corps. On ressent un sentiment de panique, et plus on panique, moins on respire.
- Je comprends, dis-je en fermant les yeux quelques instants.
J'ai eu exactement ce que je voulais. Pourquoi est-ce que je me sens aussi mal, aussi honteux ?
Parce que je suis en train de le piller, gentiment ?
Parce que son histoire m'émeut plus que je ne le voudrais ?
- Et…c'est pour ça que vous êtes devenu kiné ?
- Oui. J'ai longtemps cru que je pourrais sauver ma sœur, ou mon père. En fait j'aurais plutôt dû devenir médecin pour cela, ou chercheur, mais j'avais eu une scolarité difficile…j'ai déjà dû beaucoup m'accrocher, me battre pour devenir kiné. Ce diplôme, c'est une belle victoire pour moi, vous savez. Et puis j'aime bien aider les gens au quotidien, les soulager pour quelques jours, ou quelques heures.
- Ca doit être terrible quand…
Je n'ose pas continuer. Il lève un sourcil :
- Quand ils meurent ? Oui. C'est terrible. Mais il faut continuer, pour les autres…
Mes yeux me piquent et un étau me serre la gorge. Je ne suis pas sûr de vouloir en savoir plus. Tant pis pour mon roman. Je ne suis pas un vautour. Hélas.
Il me regarde avec compassion :
- Vous êtes tout pâle. Ca ne va pas ?
- Je…je ne sais pas. J'ai très mal à la gorge, et…
- Vraiment ? Je peux jeter un coup d'œil ? dit-il en se levant et en venant près de moi.
- Vous vous y connaissez ? dis-je, sur la défensive.
- Un peu. C'est peut-être une angine, il ne faut pas plaisanter avec ça. Ouvrez la bouche…
Je m'exécute, de mauvaise grâce. Il saisit mon menton entre ses doigts, doucement, ses yeux verts se rapprochent dangereusement et son odeur me retourne les entrailles. Je ferme les yeux, instinctivement.
Il hausse les épaules :
- Je ne vois rien. Elle n'est même pas rouge. Je ne pense pas que ce soit grave.
Sûrement.
J'ai l'estomac retourné, le cœur qui s'emballe, et je tremble.
Rien de grave.
Il se dirige vers la porte :
- Merci pour le café. C'était très plaisant de courir avec vous. On remet ça demain matin ?
- Euh…mais alors vous m'accompagnez dans ma salle de sport, deux fois par semaine. Et j'arrête de fumer.
- Ouh là ! Ca fait beaucoup, non ? dit-il, surpris, la main sur la poignée.
- Oui…vous avez raison. Désolé.
- Bon, ok. Mais j'arrête la salle de sport quand je veux, si ça ne me plait pas…
- D'accord. A demain, Harry ?
- A demain, Draco.
Il referme la porte et j'ai la tête qui tourne.
Je retourne à mon ordi, mais impossible de me concentrer sur mes persos. Les mots d'Harry tournent dans ma tête, en boucle, et son image, sur cette chaise, est gravée dans ma mémoire.
Astoria vient de baigner Scorpius et elle m'appelle pour que je lui apporte des vêtements propres. Elle me parle d'une ballade qu'elle aimerait faire cet après midi mais je ne l'écoute pas. On ira où elle voudra, comme d'habitude.
Le téléphone sonne, c'est mon frère qui vient prendre de mes nouvelles. Ses inquiétudes sur la crise économiques me laissent froid. Je réponds au hasard, encore sous le coup de ma conversation avec Potter.
J'essaie en vain de penser à autre chose que lui.
OoOoOoOoOoO
Chapitre 8
Confide in me
POV HARRY
Dès l'entrée dans le parc ensoleillé et l'arrivée devant le Manoir, Ginny est époustouflée :
- C'est là que tu habites ? Sans blague ?
- Si, si, je t'assure…enfin, j'occupe une toute petite partie de la maison, hein !
- Mais ça l'air immense ! il y a combien de pièces ?
- Aucune idée…il y a bien 4 ou 5 chambres, à l'étage.
- Et ils ne sont que deux à habiter ici ? demande-t-elle, perplexe.
- Oui…enfin, non, il y a Scorpius, le bébé et Jim, le chien.
- Et tout le parc autour, c'est à eux ?
- Oui, je crois.
- Hé bien…
Elle descend de voiture et Jim se précipite vers nous. Elle amorce un mouvement de recul.
- N'aie pas peur, Ginny. Il est très gentil.
Elle avance une main vers lui, el le caresse, un peu craintive, tout en regardant tout autour d'elle. Jim lui lèche la main et je descends les bagages de la voiture.
Nous rentrons dans le studio et Ginny ne retient plus ses exclamations devant la superficie des pièces, la mezzanine et la vue sur le jardin. Je suis secrètement ravi d'avoir réussi à l'épater, cette fois. Peut-être qu'elle ne me demandera plus de rentrer à Londres, désormais.
- Mais c'est magnifique ici ! C'est immense, en plus…
- Oui…pas facile à meubler, d'ailleurs.
- Ils viennent d'où, tous ces beaux meubles ? C'est de l'ancien, non ? ils sont splendides…tu as dû les payer une fortune !
- Non, c'est Draco qui me les a donnés.
Elle me jette un coup d'œil acéré :
- Draco ? Tu appelles ton propriétaire Draco ?
- Ben oui…on court ensemble, tous les jours. On a un peu sympathisé…
- Et vous courez après quoi ? me demande-t-elle avec un petit clin d'œil.
- Ah ! Ah ! elle est excellente celle-là…après la jeunesse, la santé…toutes ces choses qui nous fuient, dis-je en répétant presque involontairement une des phrases favorites de Draco.
- Mais tu deviens poète, Harry ! Je croyais que tu le trouvais snob, ce mec ?
Je hausse les épaules, en l'accompagnant sur la mezzanine :
- Finalement, pas tant que ça. Il est plutôt sympa, quand on le connait.
- Et il fait quoi, comme métier, déjà ?
- Ecrivain…
- Et c'est avec ses bouquins qu'il s'est acheté cette maison ? dit-elle en écarquillant les yeux, séduite par l'atmosphère particulière de la mezzanine nichée sous les toits, où se trouve mon lit.
- Non. La maison est dans sa famille depuis des générations. Il l'occupe depuis son mariage.
- Mais tu le connais super bien, dis-moi…tu le vois souvent ?
- Je te l'ai dit…on court ensemble, tous les matins. Mais on ne discute pas tant que ça.
Elle fait une petite moue sceptique, et ajoute :
- Et bien, tu as de la chance de l'avoir rencontré…on l'essaie ce lit ? dit-elle en s'étendant et en me tendant les bras.
- Le lit est toujours le même, tu sais.
- Oui, mais je veux savoir ce que ça fait de dormir sous les toits…on doit être plus près du septième ciel, non ?
Je mets un point d'honneur à lui prouver que oui, sur le champ.
oOooOooOo
Le lendemain matin le chant des oiseaux et un rai de lumière me réveillent doucement. Je souris, dans un demi-sommeil. Quelle tranquillité dans cette maison. J'ai incroyablement bien dormi, comme toutes les nuits.
Ginny dort toujours dans mes bras et je me tords le cou pour voir l'heure, sur le radio réveil.
Mince. 8 heures.
C'est l'heure à laquelle je cours avec Draco, d'habitude.
Bah, tant pis. Il comprendra, je pense.
J'essaie de me rendormir en cachant mon nez dans les boucles rousses de Ginny, agréablement parfumées. J'espère un câlin pour mon réveil, comme tous les matins où elle est là.
Mais j'entends les aboiements du chien, et je l'imagine en train de tourner autour de Draco.
Il doit être en train de lacer ses nouvelles chaussures de sport achetées tout spécialement pour courir, qu'il s'est offertes sur mon conseil, avec une semelle qui protège le dos. Là, il cherche sûrement son écharpe bleue…
Les aboiements s'estompent et j'ai mauvaise conscience. J'espère qu'il ne m'attend pas.
J'aurais dû le prévenir, hier, que je ne courrais peut-être pas ce matin. Du moins, pas si tôt. J'ai d'autant plus mauvaise conscience que je sais qu'il aime dormir, le matin, et qu'il s'est sans doute levé pour courir avec moi.
Je déteste décevoir les gens.
Cette fois je suis bel et bien réveillé et je me dégage doucement des bras de Ginny. Il faut que j'aille voir, à la fenêtre. Que je le prévienne, au cas où…
Elle gémit :
- Tu te lèves déjà ? tu veux pas faire un câlin avec moi ?
- Je…euh..Je dois aller aux toilettes. Je vais revenir, dis-je en descendant rapidement les escaliers, et en me penchant à la fenêtre.
Personne. Est-il déjà parti, ou est-il rentré chez lui ? Je fixe le chemin qu'on emprunte tous les matins ensemble, et il est désert. Il me semble apercevoir une lueur entre les arbres et j'ai l'impression d'avoir des fourmis dans les jambes. C'est sûrement lui.
Sans vraiment réfléchir, je remonte dans la mezzanine où Ginny semble s'être rendormie et je passe mon jogging, rapidement.
- Mais…tu fais quoi, Harry ?
- Je vais courir…j'en ai pas pour très longtemps, promis.
- Mais tu peux pas attendre ? T'as pas plutôt envie qu'on fasse un câlin, tous les deux ? souffle-t-elle, tentatrice.
- Maintenant ?
- Ben oui, maintenant…on a le temps, non ? Qu'est ce qui se passe ? dit-elle en se relevant à moitié, entre les draps défaits.
- Rien…c'est juste l'heure où je cours avec Draco d'habitude…
- Et alors ? il peut courir seul, pas vrai ? il sait mettre un pied devant l'autre, j'imagine. Je te rappelle que je suis venue de Londres, pour toi…allez, viens. Recouche-toi. J'ai un peu froid…Viens me réchauffer…
Je me mords la lèvre, gêné, et, en soupirant, je retire mes vêtements. Je ne veux pas d'esclandre avec elle.
Après tout je n'ai rien promis à Draco. Je ne lui dois rien. Il peut bien se passer de moi, pour cette fois.
Tandis que j'enlace Ginny, qui se frotte sans retenue contre moi avec un petit sourire triomphant, je visualise des chaussures qui courent, grises avec des bandes bleues.
Elle attire ma tête entre ses seins et j'imagine une silhouette entre les arbres, accompagnée d'un chien.
Nos corps se frottent l'un contre l'autre, peaux moites, souffles courts et j'ai envie d'elle, cette fois. Oui, j'ai envie de faire l'amour, maintenant. Le désir me serre les entrailles et le sang afflue, dans un flux régulier. Régulier comme un cœur qui bat, comme un souffle court.
Elle écarte les jambes, impatiente, alors je glisse en elle, et je commence mes coups de rein, en un doux rythme, un rythme qui s'accélère peu à peu, un rythme binaire. Je vais et viens en elle, en m'essoufflant, et la sueur envahit mon corps, mon cœur bat à toute allure. Il faut que je tempère mes ardeurs, que je régule mon souffle, sinon je n'irai pas au bout de ma course…
Je m'imagine en train de courir, je vois les yeux amoureux de Ginny, mes mouvements réguliers nous emportent loin de cette mezzanine et je jouis, longuement, en elle.
Je me laisse retomber contre elle et je reprends mon souffle, doucement. J'ai besoin d'une bonne douche, maintenant.
Tant pis pour la course. Je crois que j'ai fait assez d'exercices pour la matinée…
- Je t'aime, Harry…me souffle-t-elle en me caressant les cheveux.
Je ne réponds pas tout de suite, mais je lui souris :
- Moi aussi, je suis bien avec toi, Ginny.
- Ce n'est pas tout à fait ce que j'ai dit, Harry…réplique-t-elle d'une voix aigre-douce.
- Ginny…ne gâchons pas ce moment.
- Harry, est-ce que tu as déjà dit « je t'aime » à quelqu'un ? demande-t-elle ne me dévisageant soudain.
Je soupire. La magie de l'instant est envolée, cette fois. Toujours cette même discussion.
- Non…les mots ne veulent rien dire, Ginny, tu sais bien…
- Je ne suis pas d'accord. Les mots sont importants. Il n'y a pas d'amour sans preuve d'amour, mon chéri…
- Et ce qu'on vient de faire, c'était pas une preuve ?
- Les animaux ont des relations sexuelles, eux aussi. C'est pas de l'amour.
- Mais tu veux quoi ? Qu'on grave nos initiales dans un arbre ? C'est ça une preuve d'amour ?
Elle lève les sourcils, surprise :
- Oui, pourquoi pas. Mais je n'en demande pas tant…
Soudain irrité je me lève d'un bond et j'attrape mes vêtements :
- Bon, je crois que j'ai besoin d'une bonne douche.
- Mais, Harry…
Je redescends les escaliers, franchement énervé, et je me précipite sous le jet brûlant, sous lequel je reste de longues minutes, le temps de me calmer.
Ce n'est que le début du week end.
oOooOooOo
Heureusement nous sommes allés au cinéma, voir un film qui a fait fondre nos rancœurs, et après avoir bu un verre elle pose sa main sur ma jambe, dans la voiture qui nous ramène chez moi, ce soir. Elle va nous faire des pâtes avec la sauce qu'on aime, tous les deux, et on grimpera encore jusqu'au septième ciel, si tout se passe bien. Je suis heureux de retourner chez moi, dans cet appartement où je me sens si bien.
En arrivant dans l'allée sombre, la maison se découpe dans l'obscurité, et il n'y a que deux fenêtres allumées. Celle du salon, dans lequel se trouve probablement Astoria Malfoy, et une autre en haut, derrière laquelle j'aperçois une silhouette et des cheveux blonds.
Une vague mauvaise conscience me taraude à nouveau, en repensant à ce matin. Est-ce qu'il m'a attendu ? Est-ce qu'il est resté enfermé toute la journée ?
Des questions que j'oublie en aidant Ginny à couper les oignons et les tomates. J'ouvre une bouteille de vin, et on s'installe pour dîner. Elle a allumé des chandelles, et ses cheveux roux semblent scintiller grâce à leur flamme.
- Tu sais, je comprends que tu te plaises ici, me dit-elle en me servant de la salade. Comment ça se fait que tu paies si peu cher ?
- Je ne sais pas, dis-je en haussant les épaules, et en avalant avec bonheur une bouchée de pâtes.
- Il pourrait facilement t'en demander le double, non ?
- Oui, sans doute. Mais je crois que ce qui a été décisif c'était d'avoir un kiné sous la main, pour son fils.
- Et il te sollicite souvent ?
- Jamais. Pour l'instant.
- Bizarre, non ? Tu as lu ses livres ?
- Non. Je ne sais même pas comment il s'appelle, son bouquin.
- Ca pourrait être intéressant, tu crois pas ? Je vais me l'acheter, sur internet. C'est quoi déjà son nom ?
- Draco Malfoy.
- Ca me dit quelque chose. Je me demande si j'avais pas lu un article sur lui, à l'époque. Il me semble que son bouquin avait eu du succès. Et il écrit quoi, en ce moment ?
- Aucune idée…on n'en parle pas.
- Vous parlez de quoi, alors ?
- Je ne sais pas…de tout, de rien. De mon métier, de la maladie de son fils…
- De ton métier ? Tu vas devenir un de ses personnages ?
- N'importe quoi ! Bien sûr que non. C'est vrai qu'il m'interroge souvent sur ce que je fais, pourquoi et comment, mais c'est pour avoir des infos sur la maladie de son fils, je pense…
- Hum…Tu verras, tu seras dans son prochain bouquin, je le sens…
- Mais non…Dis pas n'importe quoi, Ginny. Tu veux encore du vin ?
- Une larme, oui…et elle ? Tu la vois souvent ?
- Jamais.
- Elle est assez jolie, non ?
- Bof…si elle souriait, oui, peut-être. Mais elle fait tout le temps la tête, j'ai l'impression.
- Pourtant, elle a bien de la chance…
- Pourquoi ?
- Une belle maison, un mari riche et connu…et beau, ce qui ne gâche rien…pas de quoi faire la tête, répond Ginny en soupirant.
Je reste pensif quelques instants :
- Pourtant je n'ai pas l'impression qu'ils soient très heureux. Ils ne s'entendent pas très bien, je crois, et je ne les vois jamais ensemble.
- Ah bon ? Mais ils ont un bébé, non ?
- Oui, mais …je ne sais pas comment expliquer ça…c'est comme s'ils cherchaient autre chose, chacun.
- C'est lui qui te l'a dit ?
- Non. Il ne parle presque jamais de lui. Je le devine, c'est tout.
Elle hoche la tête, dubitative, et penche la tête en ne tendant la main :
- En tout cas, moi, je n'ai besoin de rien d'autre que toi.
J'aimerais tellement pouvoir en dire autant.
oOooOooOo
Le lendemain matin je suis réveillé par les aboiements de Jim et je jette un œil à la pendule. 8h30. Décidément je bats des records.
Sans hésitation, je me lève, j'enfile mon survêtement et je dévale les escaliers. J'entends une voix derrière moi :
- Harry ! Tu vas où ?
- Courir…
- Mais attends tu ne veux pas…
- A tout à l'heure ! dis-je en claquant la porte derrière moi.
Je descends dans l'allée. Personne. Il n'y a que le chien, qui me fait la fête. Je le flatte :
- Il est où, ton maître ?
Jim aboie un coup bref et j'hésite. Finalement je frappe à la porte, deux coups. Au bout d'un long moment Astoria m'ouvre, en robe de chambre, l'air revêche, le bébé dans les bras :
- Vous désirez ?
- Excusez-moi de vous déranger. Draco est déjà parti courir ?
- Draco ? Je ne pense pas. Il y a cinq minutes il était au lit. Il adore dormir le matin. Il est un peu tôt pour un dimanche, non ? lâche-t-elle en jetant un coup d'œil à mon survêtement.
- Euh…oui. Désolé. Bonne journée, madame Malfoy…
Elle me claque pratiquement la porte au nez et je repars, sans entrain, faire mes étirements. Il a dû m'en vouloir, c'est sûr.
Je pars à petites foulées, suivant notre chemin habituel. Ca me fait bizarre de courir seul. Pourtant j'ai longtemps couru seul, et j'adorais ça. Jim m'accompagne, comme d'habitude.
Je remarque que les feuilles des arbres ont bien poussé depuis mon arrivée, et l'air est particulièrement doux. Un rayon de soleil éclaire le sous bois et donne des reflets blonds aux fourrés.
Je passe à côté de l'arbre gravé et je souris. Je me demande qui était ce « C ». Etait-ce un garçon, comme je le soupçonne ?
Etrangement ça ne m'étonnerait pas, bien qu'il soit marié et père de famille. Il y a une douceur, chez lui, une qualité d'écoute un peu féminine, une sensibilité particulière. Je me rappelle de son émotion quand je lui ai parlé de maladie, la première fois. Et son corps est mince et délié, ses poignets et ses mains sont d'une finesse rare chez un homme.
Je trébuche sur une pierre au sol et manque de tomber, déséquilibré. Je me rétablis de justesse et m'appuie contre un arbre, le cœur battant. Je crois que je ferais mieux de me concentrer sur ma course.
J'approche du Manoir et je vois une silhouette, près des poubelles, à l'extérieur. C'est le moment de dissiper le malentendu. Je continue ma course jusqu'à lui et il ne lève pas les yeux.
- Bonjour Draco ! Alors, vous avez eu une panne d'oreiller, ce matin ? dis-je du ton le plus léger possible.
- Et vous, vous en avez eu une, hier ? réplique-t-il froidement.
- Ecoutez, je suis désolé pour hier…ma fiancée est là, et je me suis levé tard. Vous m'avez attendu ?
- Oui, mais ça n'a pas d'importance, dit-il avec brusquerie. On ne s'est rien promis, pas vrai ?
Il referme la poubelle sèchement et se dirige vers chez lui.
- Attendez ! Vous êtes fâché, je le vois bien…excusez-moi, je suis vraiment désolé.
- Pas grave... Bonne journée…dit-il en rentrant chez lui, sans me regarder.
Je rentre chez moi passablement énervé et Ginny m'attend à côté de la cafetière, les mains sur les hanches :
- Alors, tu as été retrouver ton « ami » ?
- Non…j'ai couru seul.
- Pauvre chéri…Il t'a posé un lapin ?
- Ecoute Ginny, c'est pas drôle. C'est quoi ces sous entendus ? dis-je en me versant un café. Tu crois que je suis pédé, ou quoi ?
- Je me pose des questions, oui…tu es parti tellement rapidement pour le rejoindre, dit-elle en s'asseyant à la table de cuisine.
- N'importe quoi ! je suis juste sorti courir…tu dormais.
- Oui, mais…
- Ecoute, je ne veux plus en parler, d'accord ? Arrête avec des fantasmes débiles, tu commences à m'énerver.
Je m'assois à mon tour, à bout de nerfs et le silence est pesant entre nous.
- C'est peut-être pour ça que tu ne veux pas qu'on se marie…lâche-t-elle doucement.
Je frappe le poing sur la table, la faisant sursauter. Je marmonne :
- Ou c'est peut-être parce que tu es chiante, Ginny…
Elle ouvre de grands yeux, estomaquée, se lève et part chercher sa valise. Je soupire :
- Tu fais quoi, là, Ginny ?
- Tu vois, je dégage le terrain. Je te laisse le champ libre, mon chéri. Inutile de m'appeler quand je serai à Londres, dit-elle en rangeant rapidement ses affaires.
- Attends…Tu vas pas partir. T'as même pas de train ! Allez, arrête…reste.
Elle me fixe, sérieuse, et ses yeux vrillent mon âme :
- Harry, tu as changé. Je ne te reconnais pas. Je ne sais pas ce que c'est, mais je ne jouerai pas les utilités, je te préviens…
- Ginny…reste, s'il te plait. Je t'aime…reste.
Elle se laisse tomber sur le lit, les larmes aux yeux :
- Oh mon Dieu ! Dire qu'il a fallu que je te menace de partir pour que tu me le dises, enfin…
- Je suis désolé, Ginny…Ne pars pas.
Je la prends dans mes bras et je la couvre de baisers.
Je ne supporte l'idée qu'elle parte, l'idée de rester seul.
Je suis trop perdu, trop malheureux, là.
Le reste de la journée passe comme dans un rêve, un rêve commun. Un rêve où on s'aime tous les deux, où les distances ne nous séparent pas, où on ne se pose pas les questions qui fâchent.
En fin d'après-midi elle range ses affaires et nous nous apprêtons à repartir pour la gare.
On commence à mettre les valises dans la voiture quand ils apparaissent.
Les Malfoy, avec le bébé. De retour de promenade, visiblement.
Scorpius pousse un cri de joie et me tend les bras. Ginny me regarde, étonnée, et Astoria Malfoy esquisse une rapide grimace. Lui ne bronche pas.
Je me penche sur la poussette :
- Salut bonhomme ! Ca fait longtemps que je ne t'ai pas vu…mais tu a l'air en pleine forme, dis-moi ! Oh pardon….je ne vous ai pas présentés…Mr et Mme Malfoy, je vous présente Ginny. Ginny, je te présente mes propriétaires…
Ils se serrent la main, et il demande :
- Vous êtes sa fiancée ?
- Fiancée, c'est beaucoup dire…Vous avez une maison magnifique…
- Merci, répond froidement Astoria. Vous allez vous installer ici, vous aussi ?
- Non, pas pour l'instant. Je vis et je travaille à Londres, répond fièrement Ginny.
- Alors, vous avez intérêt à y rester, reprend Astoria. On s'ennuie comme un rat mort ici, vous savez.
- Vraiment ? Pourtant Harry a l'air de beaucoup s'y plaire….fait Ginny d'un air innocent.
- Je me demande bien pourquoi, rétorque Astoria avec mépris. Mais je ne veux pas vous retenir. A bientôt…
- A demain matin, Draco ? dis-je tandis qu'ils s'éloignent.
Il se retourne lentement, et me fixe :
- Oui. Peut-être. Si je trouve le courage de me lever…
Astoria lance un rire moqueur et Ginny me murmure :
- C'est lui que tu trouves si sympa ? Il est un peu froid, non ?
- Oui, quand il est avec sa femme il est souvent comme ça…dis-je en refermant le coffre. On y va…
Le Manoir disparait peu à peu dans le rétroviseur et je m'interroge sur le sens de ce qui s'est passé aujourd'hui. Ou alors il ne s'est rien passé, et c'est un jour comme les autres ?
POV DRACO
15 jours plus tard.
Le train train quotidien a repris, dès le lendemain du week end où sa fiancée est venue chez nous. Enfin, chez lui.
A huit précises il a frappé à la porte, et je suis sorti pour le rejoindre, comme d'habitude. Comme s'il ne s'était rien passé.
Comme si je n'avais pas été blessé, vexé à mort par son absence, ce samedi-là.
Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, je ne cherche pas à analyser. Disons que c'est un personnage qui m'obsède particulièrement, plus que d'ordinaire.
Mais d'ordinaire mes personnages n'habitent pas la même maison que moi, et je ne cours pas avec eux chaque matin.
Alors chaque matin il frappe à la porte, et je ne lui montre pas que je suis vraiment heureux de le voir, vraiment heureux de partager ce moment avec lui. Que cet exercice quotidien est devenu le centre de ma journée, l'instant que j'attends le plus.
On ne parle jamais beaucoup, pendant nos étirements, et on se regarde à peine. Le chien tourne autour de nous comme un fou, attirant toute notre attention. Parfois il n'est même pas coiffé et j'ai envie de passer ma main dans ses cheveux pour dompter ses épis, mais je ne le fais pas.
Puis on part à petites foulées, lui devant, toujours, et je l'observe, de dos. J'observe ses foulées régulières, les éclats de soleil sur ses cheveux bruns, je cale mes pas sur les siens, jusqu'à ce qu'on traverse la route. Là le chemin s'élargit et on court côte à côte, d'une même foulée, d'un même souffle. J'arrive à tenir la distance, maintenant, je ne me laisse plus distancer, même si je n'ai pas arrêté de fumer.
Enfin, pas complètement.
On échange parfois quelques mots, ou quelques regards, mais en général on court juste l'un à côté de l'autre, en silence. En osmose. C'est une sensation bizarre, mais il y a toujours un moment où j'ai l'impression que nous ne formons plus qu'un, que c'est comme une communion de nos corps, tellement nous sommes synchrones pendant quelques minutes.
Je sens la sueur couler le long de mon dos, ou mon visage, et j'ai la sensation d'exister, d'être vibrant, vraiment. J'oublie mon roman, pour quelques minutes. J'oublie qu'il n'est que mon personnage.
Et même la difficulté fait partie du plaisir de courir, les douleurs dans les jambes, le souffle plus court, parce que je « m'accroche » du regard à chaque arbre, chaque brin d'herbe au loin, que je veux rejoindre, dépasser, avec lui. Quand parfois je décroche un peu, je m'accroche au rythme de ses pas, à son sillage, car je ne veux pas le quitter des yeux, le voir s'éloigner. Parce que je sais qu'il ne m'attendra pas. Alors il ralentit un peu, sans un mot, pour me permettre de le rattraper, et on continue, ensemble, jusqu'au Manoir.
Je suis presque déçu maintenant quand on rentre, alors que j'étais tellement soulagé au début.
On ralentit doucement, et on reste debout quelques minutes encore, le temps de laisser nos souffles s'apaiser. Le chien nous tourne autour, pressé de rentrer car le moment où il va être nourri. On échange quelques sourires devant son impatience.
Puis on prend un café ensemble, dans ma cuisine, après le départ d'Astoria et de Scorpius, en semaine. Je grappille quelques renseignements ça et là sur sa journée, son métier, ses patients. Quelques pépites pour mon roman. Je l'écoute toujours avec attention, même si je feins de ne pas le regarder, en buvant mon café.
Le week end on paresse un peu dans la cuisine, on grignote de la brioche ou des cookies. On discute plus longuement, de tout et de rien, surtout de son vécu. Je l'interroge sur son passé, sa maladie, et il se confie, sans méfiance.
Sa voix chaude devient parfois un peu monocorde alors, comme s'il était perdu dans ses souvenirs. Comme si je n'étais plus là. Il me dévoile tellement d'aspects de lui, de sa personnalité que j'ai parfois envie de le remercier pour tout ce qu'il me donne. Pour tout ce qu'il est. Son récit m'émeut toujours, et mon cœur bat la chamade quand il me parle de lui.
Les mots le révèlent, et c'est quelqu'un d'exceptionnel je crois. Un exemple de force et de courage face aux épreuves de la vie.
Hier il m'a dit : « Assez parlé de moi. Parlons de vous », et j'ai levé les yeux au ciel, indécis :
- Il n'y a rien à dire sur moi. J'ai une vie très banale. J'écris, c'est tout.
- Mais d'où vous viennent toutes vos idées ?
- De la vie. Des gens autour de moi. De ce que j'ai vu, de ce que j'ai lu.
- Et les mots, ils viennent comment ?
- Les mots ?
- Oui. Comment vous faites pour écrire, pour associer les mots qui vont donner un livre ? Moi quand j'écris c'est nul, banal. Lourd.
- Je ne sais pas. Ils viennent tous seuls. Parfois je rentre dans une espèce de transe, et les mots coulent, comme une fontaine. Chaque phrase entraine l'autre. Et ils ne sont pas interchangeables, sinon le rythme est cassé. C'est assez étrange. Je ne maitrise rien, en fait.
- Oui, c'est comme moi, parfois. Avec certains patients, il y a comme une osmose qui se crée. J'ai l'impression de ressentir ce qu'ils ressentent, juste en posant les mains sur eux. Je ne réfléchis pas. Je sais ce dont ils ont besoin.
Il a bu une gorgée de café, pensif. J'ai senti que le moment était arrivé.
- Vous créez parfois des liens avec vos patients ? Des liens extra-professionnels ?
- Des liens amicaux ? Oui, c'est arrivé, une fois ou l'autre, mais c'est rare, car je crois qu'il ne faut pas mélanger les genres.
- Pourquoi ? ai-je-dit, ému de toucher de si près à sa vérité.
- Parce que quand il se crée de vrais liens on sort de l'acte médical, on entre dans l'affectif, et on peut moins bien aider les gens, je crois. Il faut de la distance pour garder l'esprit clair, et agir en professionnel.
- Et…est-ce que vous pourriez tomber amoureux d'une patiente ?
Il m'a fixé, interloqué :
- Mon Dieu, non. Ce serait ingérable. Vu mon métier, vues les maladies que je traite, c'est impensable. Pourquoi cette question ?
- Parce que je me disais…si par exemple vous rencontriez une patiente dont vous tomberiez amoureux…comment vous le vivriez ?
- Mais je suis fiancé ! Enfin, presque…Non, ca ne peut pas arriver, a-t-il dit en secouant la tête.
- Mais on peut tomber amoureux sans l'avoir prévu, non ? On ne maitrise pas toujours tout…
Son regard s'est voilé, je crois. Il a détourné les yeux :
- Si, il faut se maitriser, tout le temps. Ca s'appelle la déontologie.
Puis il s'est levé et m'a remercié pour le café.
Après son départ je suis reparti dans mon bureau, come chaque jour, les yeux, les oreilles et le cœur emplis de lui. Je me suis assis devant mon écran, et j'ai fermé les yeux, essayant de retrouver le calme.
Mais le trouble est de plus en plus fort, chaque jour.
Chaque matin je lui vole une part de sa vie, de mon âme, et ses confidences m'emplissent l'esprit et bouleversent le cœur, comme jamais. Le trouble est là, dans mon ventre, dans ma poitrine, chaque matin et c'est de plus en plus difficile de me concentrer, après.
Quand il part j'aie envie de…bouger, parler encore, danser même. J'ai envie de laisser le flux de mes pensées couler, mon imagination s'enflammer, mon corps vibrer.
J'ai envie de faire l'amour je crois.
Mais je ne le fais pas. Je ne me caresse même pas, car le flux du désir me donne l'énergie d'écrire. Si je me soulage, le désir d'écrire s'éteindra avec le désir sexuel, et je n'aurai plus rien pour m'inciter à écrire.
Au bout de quelques instants mon corps s'apaise un peu, et les mots viennent, enfin.
J'en suis au tiers de mon roman, à peu près.
Le désir est là, entre eux, brûlant, même s'ils ne se parlent pas. Même s'il n'accepte pas l'idée d'être tombé amoureux.
Je souris. J'aime ce déni. C'est tellement lui, de penser que tout se contrôle.
Je connais bien toutes ses expressions maintenant, dans toutes les circonstances. Presque toutes. Je peux le décrire les yeux fermés. Je perçois toutes ses émotions, je devine toutes ses pensées, j'en suis sûr.
La seule chose que je ne connais pas encore, c'est la sensation de ses mains sur moi.
Pour pouvoir m'imaginer à la place d'Anna, mon héroïne, bien sûr.
Mais j'ai peur de tenter le sort.
Parce que tout ne se contrôle pas toujours.
oOooOooOo
Je n'ai pas bien dormi cette nuit, et j'ai des courbatures, ce matin. Je me lève difficilement, les épaules douloureuses. J'ai repris le golf hier, pour ce premier weekend de mai et j'ai dû trop me crisper, comme souvent. Astoria se moque de moi en prétextant que c'est un sport de snob, alors qu'elle est largement plus snob que moi, à mon avis.
Après une toilette rapide, j'enfile mon survêtement et je rejoins Harry, qui m'attend devant la porte, accompagné du chien. Il fait un temps magnifique, ce matin, et je retire mon haut de jogging pour me mettre en T-shirt, avec une grimace.
- On y va ?
- On y va !
Les étirements sont douloureux, et dès les premiers pas je me crispe et peu à peu chaque foulée devient une torture, et je ralentis rapidement.
- Ben alors ? Qu'est ce qui se passe ? me demande Harry.
- Je ne sais pas, j'ai super mal aux épaules…je n'arrive pas à trouver une position confortable pour courir.
- Venez voir, me dit-il en me contournant et en posant ses mains sur mes épaules.
- Aïe !
- A ce point–là ? dit-il tout en me palpant le dos. Mais vous êtes complètement noué…ça ne m'étonne pas que ce soit douloureux. Bon, on va rentrer et je vais vous masser…
- Mais…vous vous y connaissez ?
- La confiance règne, je vois ! Oui, je suis kiné, à la base…vous vous rappelez ? s'esclaffe –t-il.
- Euh…oui. Mais je ne sais pas si…
Je ne sais pas comment lui dire que j'ai peur, et qu'il vaudrait sans doute mieux, pour lui et moi, qu'il ne me touche pas. Il fronce les sourcils, en s'appuyant à un arbre :
- Vous n'avez pas confiance en moi ? Vous ne voulez pas que je vous touche ?
- Euh non…enfin, si. Mais je ne veux pas avoir l'air de profiter de vous. Je vous paierai, si vous voulez…dis-je, gêné.
- Me payer ? Vous croyez que tout s'achète ? Ah ben ça alors…moi qui croyais qu'on était …amis…Franchement, je ne comprends pas. Ca signifie quoi ?
Je l'ai vexé, et ses yeux verts paraissent noirs.
Non, ne me déteste pas, Harry. J'essaie juste de sauver ma peau.
- Je …je suis désolé. Je ne voulais juste pas avoir l'air d'abuser de vous…pas d'ambiguïté entre nous.
- D'ambiguïté ? Quelle ambiguïté ? fait-il, en se rapprochant dangereusement de moi. Je suis quoi, pour vous, exactement ?
Un personnage, mais ça je ne peux pas le dire.
Un homme qui m'attire, mais ça je ne peux pas le dire non plus.
Tu es si près de moi. Si tu me touches, je crois que…
- Un ami, bien sûr. Rentrons, dis-je en tournant les talons.
On n'échange plus une parole jusqu'à chez moi, et je le suis jusque dans son appartement, l'esprit vide. Je grimpe les marches menant à la mezzanine, et je passe devant mes meubles. L'armoire aux baisers.
J'essaie de ne pas penser à ce qui va se passer. J'essaie d'oublier qu'il va poser ses mains sur moi, et que je vais enfin savoir ce que ça fait.
- Allongez-vous sur mon lit, sur le ventre, murmure-t-il en se lavant les mains.
Je déglutis, je retire mes chaussures et je m'allonge sur le couvre-lit blanc, ému. Il y a une légère odeur qui flotte, son odeur sans doute. Il y a un livre, sur la table de nuit.
Il ne faut pas que je pense que je suis allongé sur son lit.
Il ne faut pas que je pense qu'il dort là, chaque nuit. Qu'il fait l'amour dans ce lit, avec sa fiancée.
Il s'approche en se frottant énergiquement les mains, et s'assoit sur le bord du lit :
- Je vais y aller doucement, n'ayez pas peur. Ce ne sera pas douloureux.
Sa voix grave, plus basse que d'ordinaire, me trouble. Ses mains sur mes épaules sont fermes et tièdes, à travers le fin tissu de mon T-shirt. Ses gestes sont lents, profonds, et mon trouble s'accroit.
- Draco, détends-toi. Sinon on ne va pas y arriver…
Arriver à quoi ? J'ai l'impression de l'entendre à travers du coton, tellement je suis ému. Quelque chose était étrange dans cette phrase, mais quoi ?
Il m'a tutoyé.
Je soupire. Je veux me détendre, être un bon patient. Je veux lui faire plaisir.
Oui, touche-moi encore, Harry…
Ses mains vont et viennent, sur mon dos, mes épaules, avec savoir-faire. Il appuie un peu plus fortement à un endroit précis :
- Ca fait mal, là ?
- Oui. Un peu.
- Je vois. Attends, j'ai quelque chose qui va te soulager.
Il s'éloigne et je sais que la seule chose qui pourrait me soulager, là, la seule chose dont j'ai vraiment envie c'est qu'il me touche encore, partout.
Surtout là.
Il revient avec un tube dans les mains et me dit, avec cette voix grave que je ne lui connais pas :
- Déshabille-toi. Enlève ton t-shirt.
Je m'exécute, sans le regarder, et je me recouche. Ma poitrine dénudée se pose sur le couvre lit et la friction fait se dresser légèrement mes tétons, accroissant mon malaise.
Mon désir.
Il pose ses mains sur ma peau et je me mordille les lèvres.
Ses mains sont chaudes, douces. Caressantes. La crème de ses doigts pénètre peu à peu ma peau et ça chauffe, soudain, dans mon dos.
Il se met à genoux sur le lit et m'enjambe, pour mieux pouvoir me masser.
- Ca va ?
- Oui…je souffle, à fleur de peau.
- Je ne t'écrase pas ?
- Non…
Je ferme les yeux, pour encore mieux me focaliser sur mes sensations. Pour essayer de cacher mon émoi, même si je suis sûr que la couleur de mes joues et ma respiration saccadée me trahissent.
Je le sens au-dessus de moi, je sens ses cuisses autour de moi, son entrejambe contre mes fesses et mon sexe grossit, durcit, jusqu'à ce que ce soit douloureux. Jusqu'à que j'ai envie, besoin de bouger les hanches.
J'essaie de ne pas m'imaginer son corps contre moi, sinon, j'ai bien peur de jouir, s'il continue à me caresser le dos comme il le fait, tout en frôlant mes fesses.
J'essaie de ne pas penser à ce qu'il ressent, lui.
A –t-il franchi la ligne jaune, lui aussi ? La ligne qui sépare le professionnel et l'affectif ?
Je suis sûr que non. Je ne perçois aucun signe d'une émotion particulière, ni respiration rapide ni attitude ambiguë.
Mon corps se détend et se tend à la fois, je suis en pleine confusion des sens.
Mais les mains quittent ma peau, son corps quitte le mien et il me manque déjà.
- Hé bien, tu étais drôlement noué, dis donc, dit-il en s'essuyant les mains dans un mouchoir. Et tu manques singulièrement de muscles. Je pense que ce n'est pas bon de rester des heures devant l'ordi, tu dois sûrement te crisper. Je te montrerai quelques exercices pour te détendre, si tu veux. T'avais pas dit que tu avais des appareils de musculation ?
- Euh…oui. mais j'y vais jamais. Je déteste y aller seul, dis-je ne tentant de retrouver mon calme et en me rhabillant. T'avais pas dit que tu m'accompagnerais… ?
- Moi j'ai dit ça ? Possible…mais je préfère courir, nettement. Tu irais quand ?
- Mardi soir ? ca irait ?
Il hausse les épaules :
- Pourquoi pas. Ca ne peut pas nous faire de mal, après tout.
Je suis loin d'en être aussi sûr mais je le remercie pour le massage et je quitte sa chambre, plus troublé que jamais.
oOoOoOoO
Chapitre 9
Spasmes
POV HARRY
Ma dernière consultation s'achève et je soupire, en classant mes dossiers par ordre alphabétique.
Ses questions m'ont troublé, hier. Tomber amoureux d'une patiente ? Impossible.
C'est bête, mais j'y ai pensé avec Monica Parker, ce matin. Alors que cette pensée ne m'avait jamais effleuré avant.
C'est vrai qu'elle est mignonne, bien faite, charmante. C'est vrai qu'elle me regarde souvent avec insistance, qu'elle n'est jamais pressée de se rhabiller.
Mais j'ai l'habitude de fermer mon esprit à toute tentation, à toute sollicitation. C'est tellement banal que les patients s'attachent à leur médecin, faisant je ne sais quel transfert. J'ai étudié ça, il y a longtemps. C'est de la psycho de base, et il y a la déontologie pour me montrer le chemin.
Je n'oublie pas que je ne suis que leur kiné, et que le jeune praticien qui les soigne et leur sourit n'est pas vraiment moi. C'est une image de moi. Rêvée, fantasmée…je ne suis pas l'homme idéal, la figure paternelle qui va les guérir de tout.
J'éteins mon ordinateur, je range mes instruments.
Mais pourtant ce matin j'y ai pensé, avec Monica.
J'ai constaté que sa peau était douce, qu'elle sentait bon. J'ai ressenti un petit émoi, un soupir, une vague envie.
Je secoue la tête. Il ne faut pas que je commence à me poser des questions inutiles. Des questions qui vont m'encombrer l'esprit, au moment où je ne sais plus très bien où j'en suis avec Ginny.
J'ai fini par lui dire que je l'aimais, pour la garder, et ça m'énerve, finalement.
Dans ma voiture la radio joue un air ancien, et je me détends en conduisant à travers ces paysages verdoyants. Oui, je suis bien dans cette Région. Je revis.
Ma vie a vraiment changé depuis quelques semaines, radicalement, grâce à mon nouvel environnement. Grâce au Manoir.
C'est un tel plaisir de retrouver un appartement sain, calme, chaque soir. J'ouvre les fenêtres et je respire l'air pur du soir, et j'écoute le silence. Il est tellement profond que c'est comme un cocon qui m'entoure et me protège. Je m'étends sur mon canapé, je mets un CD, je déguste un jus d'ananas et je me laisse aller à rêver.
Je n'attends rien, je n'ai besoin de rien, je suis juste bien.
Tout est tranquille, le temps s'arrête et je profite du plaisir de vivre, d'être vivant, de respirer librement. Je regarde parfois ce tableau au mur, ou les plantes, et tout est en ordre, loin du chantier perpétuel de mon enfance.
La radio à tue–tête dans la cuisine, la télé dans le salon, et mes frères et sœurs qui se chamaillaient, tout le temps. L'appartement exigu et bourré d'acariens. Les crises de toux de mon père, et les miennes. Les devoirs impossibles à faire à cause du bruit, et les copains qui sonnaient tout le temps, qui débarquaient à toute heure. Un petit enfer quotidien, auquel je m'étais habitué, mais qui me sciait les nerfs, je crois.
Je me gare devant la maison et presque malgré moi je jette un œil à la fenêtre du haut, derrière laquelle j'aperçois une ombre.
C'est lui, c'est sûr. Derrière son ordi, immobile, comme un mannequin d'osier.
Je l'admire et je le plains, à la fois.
Je m'étends sur mon sofa, avec un bon roman. Tout à l'heure je dînerai tranquillement, j'ai encore des légumes frais dans mon frigo.
Je viens de m'installer à table quand mon portable vibre et je soupire. Encore un gêneur. Je regarde le numéro : c'est Ginny. Je résiste à l'envie de faire la sourde oreille, de toute façon elle me demandera de la rappeler si je fais ça.
- Harry ? Je te dérange ?
- Je vais manger, là …qu'est ce qui se passe ?
- Ecoute, ma copine Maria me propose de l'accompagner à un concert de jazz samedi prochain. Tu viens avec nous ?
- A Londres ?
- Ben…oui. Comme ça tu pourrais passer le week–end ici, ça nous rappellera le bon vieux temps…
Je coupe le gaz sous les casseroles et je m'assois, embêté :
- J'ai pas trop envie de retourner à Londres, tu sais.
- Mais c'est un groupe américain génial, et puis c'est juste pour un week-end. Tu vas pas en mourir, si ?
Une lassitude extrême m'envahit. Avec ce type d'argument, pas moyen de discuter :
- Non, je vais pas en mourir, mais j'ai pas envie de retourner dans la pollution…
- Oh, Harry, s'il te plaît…dis oui ! On pourra retourner dans ce restau qu'on aime tellement, à Chelsea. Et se promener à Hyde park…c'est la meilleure saison.
- J'ai pas envie, Ginny…
- Bon, ben tant pis, alors on ne se verra pas, moi j'ai déjà dit oui, dit-elle d'un ton sec.
- Tant pis…
- Ca a pas l'air de tellement te gêner…
- Qu'est ce que tu veux que je te dise ? Si, ça me gêne, mais c'est toi qui as changé nos plans, alors c'est pas de ma faute si on se voit pas, Ginny…
- Mais tu pourrais faire un effort, quand même ! c'est toujours moi qui viens.
- Ginny…s'il te plait…
- Ok ! Ok ! Je vois que tu préfères ton trou perdu. Très bien. Faudra pas t'étonner si tu retrouves seul, Harry. Mais c'est peut-être ce que tu cherches, au fond.
- Mais qu'est ce que tu racontes ? dis-je, excédé. Je vais raccrocher, là, Ginny.
- C'est ça. Je vais pas t'emmerder plus longtemps. Au fait, j'ai acheté le livre de ton proprio, à la gare, dimanche…il écrit plutôt bien. Et tu sais quoi ? Devine !
- Quoi encore ?
- Et alors c'est bien ce que je pensais : son héros est bisexuel. Méfie-toi, Harry…il a peut-être flashé sur toi…
- N'importe quoi. Bon, je dois y aller, dis-je en refermant le portable d'un coup sec.
Un héros bisexuel. Et alors ? C'est juste un livre, non ? Quel rapport avec moi ?
Je poursuis mon repas, les yeux perdus dans la végétation, au dehors. Il commence à pleuvoir et le ciel s'assombrit.
Ginny m'a énervé avec ses sous entendus, ses procès d'intention. On dirait qu'elle cherche systématiquement à me pousser à bout.
Au moment où je sors pour vider ma poubelle, je vois de la lumière dans le garage. Est-ce que quelqu'un aurait oublié de l'éteindre ?
Je frappe et je rentre. Près de la porte se tient Draco, en train de fumer. Il sursaute, et fait de grands mouvements de la main, pour diluer la fumée.
- Ah ! ah ! je t'y prends ! on fume en cachette, hein ?
- Hummm…oui, bon, d'accord. Mais tout est plus agréable quand c'est fait en cachette, pas vrai ? dit-il avec un entrain forcé.
- Ah bon ? je sais pas. C'est pas trop mon genre, à vrai dire.
- Bien sûr ! Mais c'est parce que vous êtes parfait, M. Potter ! fait-il, moqueur.
- Très drôle. Et il y a beaucoup de choses que tu fais en cachette ?
- Si tu savais, Harry….si tu savais, dit-il en me regardant fixement. Mais non, je plaisante. Non, à part ça je suis plutôt clean.
- Plutôt ? Ca veut dire quoi, plutôt ?
Il s'esclaffe :
- Mais tu es bien curieux ! Voyons…à part la cigarette, je n'ai presque pas de vices. Enfin, rien d'avouable.
Je fais une petite moue :
- Moui. Ca ne m'a pas l'air très net, tout ça. Et ton roman, ça avance ?
- Oui, on peut dire ça. Pourquoi ?
- Oh, comme ça. Ca parle de quoi, déjà ?
Il recule, et fixe une roue de secours, dans un coin :
- Hé bien…heu. C'est une histoire d'amour entre un homme et une femme, comme je te l'ai dit.
- C'est un peu vague, non ? Plus précisément ?
- Hé bien…c'est un chirurgien qui tombe amoureux d'une patiente qu'il ne va pas sauver.
- C'est pas gai, dis-moi….mais …c'est pour ça que tu m'as demandé si je pourrais tomber d'une patiente ?
- Ma foi…oui, j'avoue, dit-il en étalant sa cendre par terre. C'était juste pour savoir si c'était cohérent.
- Cohérent ? Oui, je pense que ça peut arriver. Mais c'est rare, je pense. Du moins j'espère. C'est pour ça qu'il y a une déontologie.
Il éteint sa cigarette et fait un pas vers moi :
- Tout le monde la respecte, la déontologie ?
Je hausse les épaules :
- Non. Sans doute pas. Mais moi, oui. Parce que sinon ça devient n'importe quoi. Il ne faut pas abuser de son pouvoir.
Il me fixe attentivement, et je vois une lueur éclairer son regard gris :
- Son pouvoir ? Quel pouvoir ?
Je baisse les yeux :
- Le pouvoir de …toucher les gens, avec mes mains. Tu sais, je pourrais aller très loin, avec certains patients, sous couvert de soin.
- Oui, je sais, dit-il, songeur. Enfin, je me doute…Bon, je vais remonter, sinon Astoria va se douter de quelque chose.
- Elle croit que tu ne fumes plus ?
- Euh…oui. Je lui avais un peu promis, il y a quelques mois.
- Mais pourquoi tu lui mens ? C'est ta vie, non, après tout ?
Il amorce une petite grimace :
- C'est pour avoir la paix, je crois. Sinon elle reviendrait à l'assaut continuellement. Et c'est pénible…
- Mais elle ne s'en rend pas compte ?
- Comment tu veux qu'elle s'en rende compte ? Ah ! tu veux dire…je mâche du chewing gum et je me brosse bien les dents, le soir. Bon ! A demain, pour courir ?
- OK. Bonne soirée, Draco…
- Bonne nuit, Harry.
Je rentre chez moi, perplexe.
Il y a quelque chose d'étrange en lui.
Un mystère permanent, comme s'il cachait toujours quelque chose, et je me demande ce que c'est.
Je me rappelle de ce que m'a dit Ginny, au téléphone. Un héros bisexuel.
Est-ce que c'est ça qu'il cache ?
Je repense aux initiales, et je souris intérieurement. Oui, c'est sûrement ça. Peut-être même qu'il se ment à lui-même.
Je n'arrive pas à le comprendre, à l'appréhender vraiment, mais il me touche je crois, avec ses mensonges, ses faiblesses. Il veut tellement être aimé par moments qu'il est prêt à donner une fausse image de lui. Se cacher pour fumer. Me louer un appartement à un prix dérisoire pour la santé de son fils. Mentir à sa femme.
Toutes ces petites choses qu'il planque, et qui le révèlent.
Pourtant j'apprécie les moments qu'on passe ensemble, le matin, parce qu'il n'y a pas de réelle concurrence entre nous. On est si différents, dans des mondes si éloignés qu'il n'y a aucune jalousie, jamais.
Parfois j'ai l'impression qu'il est la tête et moi les jambes. Il est si cultivé, si distingué que je me sens péquenaud. Mais physiquement il ne fait pas le poids contre moi et il le sait. Il l'accepte.
Il m 'écoute comme un coach et moi je l'écoute comme un professeur quand il parle littérature, ou musique.
En fait ça ne me gêne pas vraiment, qu'il soit comme ça.
Ambigu, secret.
Je l'accepte comme il est, il ne me fait pas peur. Je ne me sens pas menacé.
La seule fois où ça m'a un peu gêné c'est quand je l'ai massé.
J'ai vu, senti son trouble sous mes mains et je n'ai pas su comment réagir.
J'étais gêné moi aussi et …troublé, je crois. Malgré moi.
Troublé de voir comment la simple pression de mes mains sur son dos l'a ému.
Troublé d'avoir ce pouvoir-là sur lui, sans l'avoir cherché.
Mais je n'ai rien montré, à aucun moment. Et j'ai chassé cette idée.
Est-ce que c'est pour ça qu'il m'a posé toutes ces questions sur les relations entre un kiné et un(e) patient(e) ?
Est-ce que je devrais mettre les choses au clair avec lui ?
Lui dire : « je ne suis pas homosexuel, mais restons amis » ?
Non.
Bien sûr que non.
D'ailleurs il commencerait par nier, j'en suis sûr. Il est marié et il a un enfant. Il me traiterait de fou. Il serait vexé à mort.
Et puis je me fais peut-être des idées. Ginny m'a mis ça en tête, mais elle se trompe sans doute complètement.
Ou pas.
…
En plus je n'ai pas envie d'arrêter de courir avec lui, pour de simples suppositions.
Oui, il a ou a eu des tendances gay, mais personne n'est parfait, n'est ce pas ?
Il n'y a jamais eu le moindre mot, le moindre geste entre nous, alors pourquoi s'inquiéter ?
Si quelque chose devait arriver, un jour, je mettrais les points sur les « i », et ce serait vite réglé.
Oui, ce serait vite réglé.
oOooOooOo
Je commence à somnoler devant la télé, sur mon canapé douillet, quand soudain le téléphone sonne.
Flûte.
Qui m'appelle, à cette heure-là ? Je tends le bras et décroche, prêt à engueuler mon interlocuteur. Je reconnais immédiatement la voix stressée :
- Harry ? C'est Draco…Ecoute, je sais que j'ai promis de ne pas te déranger le soir, mais je suis fou d'inquiétude, là… Tu peux venir s'il te plait ?
- Maintenant ? Qu'est ce qui se passe ?
- Scorpius ne va pas bien…il s'est évanoui. Je suis mort de peur…viens, vite !
- Appelle plutôt les secours, non ? je ne suis pas médecin, tu sais…
- Oui, mais viens, s'il te plait, me supplie la voix au téléphone.
- OK. J'arrive. Ouvre la porte entre nos apparts.
Je me précipite vers la porte qui nous sépare, qu'on n'a jamais ouverte depuis mon emménagement. Draco est encore plus pâle que d'habitude, affolé, tenant Scorpius dans ses bras, amorphe, les yeux un peu dans le vague.
- Mais il n'est pas évanoui ! dis-je en me rapprochant de lui pour examiner le bébé.
- Non, il vient de reprendre connaissance…Oh Harry, j'ai eu tellement peur…c'était horrible. Je crois qu'il a fait une crise d'épilepsie…
- T'es sûr ?
- Je ne sais pas…je pense, oui…
- Ca va ? tu es blanc comme un linge…
- Je ne tiens plus sur mes jambes, je crois. Il faut que je m'asseye.
- Viens, on va redescendre au salon, et tu vas m'expliquer ce qui s'est passé. Tu veux que je le porte ?
- Oui, je veux bien…fais attention, hein ?
Le bébé passe de ses bras aux miens, sans réagir, et je me penche pour vérifier comment il respire. A priori tout semble normal, et on descend sans tarder au salon, où je commence à l'examiner, en le débarrassant de son pyjama. Draco s'affale sur le canapé, blême.
Je me retourne vers lui :
- Alors, dis-moi ?
- Hé bien…il s'est réveillé, tout à l'heure, J'ai cru qu'il était sale, alors je l'ai changé, et puis je l'ai recouché. J'ai pas trouvé son doudou, mais je lui ai dit de dormir, en lui disant qu'il pouvait s'en passer. Il s'est mis à hurler, il était fou de rage je crois, il était accroché aux barreaux de son lit…je lui ai dit de se calmer, je l'ai pris dans mes bras, mais il hurlait de plus en plus fort…il était tout rouge.
- Et… ?
- Et alors tout à coup plus aucun son ne sortait de sa bouche, mais il se raidissait de plus en plus dans mes bras, en devenant tout mauve, ou bleu…c'était terrifiant. Horrible. J'ai l'impression que ça a duré très longtemps…il était là, bouche ouverte, comme s'il n'arrivait plus à reprendre son souffle…je lui disais « Scorpius, respire, par pitié, respire », mais il devenait de plus en plus raide dans mes bras. Et puis, ses yeux se sont révulsés, et…il s'est évanoui. Tout à coup, il était tout mou dans mes bras, tout bleu, et il ne respirait plus…j'ai cru mourir…souffle-t-il d'une toute petite voix.
- Il a convulsé ?
- Non…non, je ne crois pas, dit-il en secouant la tête, perdu.
- Il est resté évanoui longtemps ?
- Non…quelques secondes, ou quelques minutes, je ne sais plus. C'est une crise d'épilepsie, tu crois ? Je dois l'amener à l'hôpital ?
- Je ne pense pas, non, dis-je en le rhabillant. Son rythme cardiaque et sa respiration semblent normaux. Je pense que c'était un spasme du sanglot.
- Un quoi ?
- Un spasme du sanglot. C'est tout à fait bénin, rassure-toi. En fait ça arrive aux enfants qui font une colère tellement forte qu'ils se trouvent en apnée trop longtemps, et s'évanouissent…mais après le souffle revient, et ils se réveillent…
- Ah bon ? J'en ai jamais entendu parler…et il y a des séquelles ?
- Non…il n'a pas manqué d'air assez longtemps pour qu'il y ait des séquelles…parfois les enfants sont un peu « groggy », après, c'est tout. Ca doit être son cas, je pense…tout parait normal, et il est crevé, maintenant…tu ne veux pas le recoucher ?
- Le recoucher ? Et si ça recommence ?
- Mais non, il est parfaitement calme, tu vois bien. Garde-le un peu dans tes bras, si tu veux…, dis-je en lui tendant son fils, qui se blottit dans ses bras. Je vais chercher son doudou…il est où, tu crois ?
- Aucune idée…sûrement dans sa chambre, ajoute-il en le berçant doucement, en l'embrassant doucement sur le front.
- Ok…j'y vais.
Après avoir débusqué le doudou coincé entre le matelas et les barreaux, je les rejoins dans le salon, et je ne peux m'empêcher de sourire devant le charmant spectacle du bébé blond qui dort, confortablement installé sur les genoux de son père, qui lui murmure des mots doux, sur le canapé. Je chuchote :
- Bon, je crois que je vais y aller, Draco, il est tard…il va bien, ne t'inquiète pas…
- S'il te plait, Harry, reste encore un peu avec moi…j'ai eu tellement peur.
Il me regarde avec un air suppliant, et, malgré ma fatigue, je n'ai pas le cœur de le laisser :
- Et ta femme ? Elle est où ?
- Hmmm ? Euh…au cinéma, je crois, avec une copine.
Je m'assois à côté d'eux, sur le luxueux divan en alcantara, ému par sa détresse. Scorpius repose paisiblement, dans son pyjama en pilou bleu, sa petite bouche rose entrouverte laisse passer son souffle régulier, et il reprend peu à peu des couleurs. Seuls quelques cheveux presque blancs collés à son front témoignent de sa colère, peu avant.
Draco en revanche est toujours pâle, et il me semble qu'il tremble légèrement. C'est sans doute le contrecoup de l'émotion. Je lui murmure :
- Ca va mieux ?
- Pas encore, non. J'aurai jamais le courage de le recoucher, je crois…
- Mais si…prends le temps de te calmer, et puis vous pourrez aller vous coucher, tous les deux.
- Mais il est encore tôt, non ?
- Il est 22h30. Tu te couches tard, d'habitude ?
- Oui, parce que c'est la nuit que j'écris le mieux, en général…et d'habitude il dort plutôt bien…je ne comprends pas…
Il se tait et il regarde son fils avec une telle tendresse et une telle émotion que je ne peux m'empêcher de m'approcher d'eux, et je passe mon bras autour de ses épaules, en le serrant brièvement contre moi, en signe de réconfort :
- Mais tu trembles…calme-toi, Draco. Tout va bien.
Il sourit un peu tristement :
- Je l'aime tellement, mon fils, tu sais…il est la personne le plus importante dans ma vie, et pourtant je m'occupe si mal de lui…
- Mais non…
- Mais si…tu te souviens, quand on a dû l'hospitaliser ? Parce que je ne voulais pas perdre mon temps chez le kiné.
- C'est pas si grave…
- Si, c'est grave. Et pourtant j'étais tellement heureux quand il est né, ça me paraissait si extraordinaire d'avoir réussi à faire un bébé si beau, si parfait…remarque, c'est idiot ce que je dis, s'il n'était pas beau je l'aimerais tout autant. Mais j'avais tellement peur…tellement peur de ne pas être à la hauteur. Il est si petit, si fragile…
- Mais non, les bébés sont beaucoup plus forts et résistants qu'on le croit, tu sais…regarde, il dort comme un ange…
- Oui, j'adore le regarder dormir…ça m'apaise. Je l'aime tant…j'ai vraiment cru qu'il allait mourir tu sais,...j'avais beau le serrer contre moi, il s'enfonçait, et je ne pouvais rien faire. C'est horrible de voir son enfant souffrir et de ne rien pouvoir faire pour lui…tu comprends ?
- Oui. Parfaitement.
- On se croit fort, on croit qu'on maitrise tout, et…tout peut nous échapper, en quelques secondes. Même l'être qu'on chérit le plus au monde et qu'on tient dans ses bras…
Un frisson me parcourt, malgré moi. Mais il continue…
- Tout peut basculer, en quelques secondes…c'est ça la vie. On croit qu'on possède des choses, des gens, mais tout disparaît en poussière…Tu sais ce qui est le plus fort pour moi, dans le fait d'être père ?
Je secoue la tête négativement, incapable de parler.
- C'est cet amour incroyable, sans limite, sans condition que notre enfant nous porte. Quoi qu'on fasse, il nous aime, il nous fait confiance…c'est fou quand on y pense. C'est ça le plus fort : le fait d'être la personne la plus importante au monde pour quelqu'un, quoi qu'il arrive. L'impression d'être indispensable à quelqu'un…tu vois ce que je veux dire ?
- Très bien.
- Tu aimerais avoir des enfants, toi aussi ?
- Je…oui, j'aimerais bien, mais…je n'en aurai pas, je crois.
- Ah bon ? pourquoi ? dit-il en me dévisageant soudain.
Comment expliquer cela ? C'est tellement intime…mais la lumière tamisée et ses confidences me poussent à lever mes réticences :
- Je ne veux pas imposer à un enfant ce que j'ai vécu, tu sais…
- Mais c'est tellement grave, l'asthme ?
- Non, pas forcément. Mais je viens d'une famille où on a tous eu des problèmes, et mon père et ma sœur étaient atteints d'emphysème. C'est parfois génétique, et toujours fatal, à plus ou moins long terme. Et je ne supporte pas l'idée de voir mon enfant mourir dans mes bras, comme…comme mon père, l'année dernière. Je crois que c'est ce qui a été le déclencheur de ma décision de quitter Londres. Vivre dans une Région saine pour gagner quelques années de vie en plus…
- Je ne savais pas…dit-il d'un ton un peu honteux.
- Non, tu ne pouvais pas le savoir. Alors je ne veux pas prendre le risque d'avoir un enfant. Et ça Ginny ne le comprend pas…
Il me fixe de ses yeux gris et je n'arrive pas à déchiffrer son expression : Compassion, pitié ? Tristesse ? Je continue :
- Et puis je crois que j'ai peur de m'engager. J'ai longtemps vécu dans un appartement surpeuplé, alors j'ai envie d'être un peu seul. Ca me fait du bien, le calme, le silence. Ou peut-être que…
- Que ?
- Que je ne suis pas suffisamment sûr de mes sentiments pour elle…
Je baisse la tête, fermant brièvement les yeux.
Soudain le fait de l'avoir dit me parait une évidence. Une révélation que je me suis longtemps cachée à moi-même.
Il ne répond pas, il regarde Scorpius qui dort paisiblement dans ses bras.
Mon bras repose toujours sur son épaule, et je commence à m'ankyloser. Nous sommes assis l'un contre l'autre, et en le voyant je l'envie.
Moi aussi j'aimerais tenir un enfant dans mes bras, être la personne la plus importante au monde pour quelqu'un.
Je me rends compte que j'ai envie d'amour, moi aussi.
D'aimer et d'être aimé, passionnément.
De me blottir dans les bras de quelqu'un, et d'être bercé, comme un enfant.
Etre la personne la plus importante au monde pour quelqu'un, quoiqu'il arrive.
Une émotion particulière s'empare de moi.
C'est sans doute l'atmosphère particulière de ce salon, la présence rassurante de Draco, la vision émouvante de cet enfant qui dort.
C'est sans doute mon imagination.
Le silence nous enveloppe, et j'aperçois la pleine lune au travers des fins rideaux.
Draco se tourne vers moi et murmure :
- Tu sais, je dois t'avouer quelque chose…
Mon cœur se serre soudain. Je ne suis pas sûr de vouloir entendre ce qu'il va me dire.
- Oui ?
- Ce n'est pas tout à fait par hasard si je t'ai proposé cet appartement, tu sais…
- Je m'en doute un peu …
- Oui, mais…je crois que ce n'est pas ce que tu penses, dit-il avec difficultés. J'ai vraiment peur que tu m'en veuilles…j'espère que tu ne m'en voudras pas trop quand tu sauras…
- Draco, s'il te plait…tu n'es pas obligé de…
- Si, il faut. Tu n'es pas qu'un ami pour moi, Harry, tu sais…
Horreur.
Il va me dire qu'il m'aime.
Je ne saurai pas quoi répondre. Je déteste les déclarations.
Je place rapidement ma main contre sa bouche, tiède et douce.
Beaucoup trop douce.
Je réponds :
- Non. Ne dis rien. S'il te plait, ne dis rien.
Il essaie de parler mais je maintiens ma main contre ses lèvres, fermement. Les bras pris par son fils, il ne peut pas se dégager. Il secoue doucement la tête, en vain.
On se regarde longuement et je ne sais plus où j'en suis.
Plus du tout.
Pourquoi est-ce que je ne retire pas ma main de son épaule ?
Pourquoi est-ce que je suis si bien contre lui ?
Pourquoi est-ce que j'ai envie de retirer ma main de sa bouche et de la remplacer par ma bouche ?
Est-ce la fatigue, l'émotion ?
Mon imagination ?
Je n'ai jamais été attiré par un homme.
Jamais.
Jamais.
Scorpius émet un petit son dans son sommeil et je me lève :
- Je…il est tard. Je vais rentrer. Tu devrais le coucher, maintenant.
Draco rougit et acquiesce :
- Oui. Euh…merci d'être venu aussi vite, Harry.
Je hausse les épaules :
- Pas de souci. Je suis…juste à côté, alors…Faut pas hésiter.
- A demain, Harry ? demande-t-il plein d'espoir, pendant que je bats en retraite.
- Euh…oui. Bien sûr. A demain.
De retour chez moi, je me laisse tomber sur mon lit, abasourdi.
Que s'est-il passé ? Enfin, qu'a-t-il failli se passer ?
Je me sens bizarre, incroyablement bizarre.
Le ventre noué, les joues en feu.
Je repense à la scène, sans cesse, et je m'interroge. Sur lui. Sur moi.
Est-ce que j'ai vraiment eu envie de l'embrasser ?
Est-ce qu'il m'a vraiment ému, de cette manière-là ?
Est-ce que je serais…tombé amoureux ?
Non. Impossible.
Mais alors, c'est quoi cet émoi ? Cette faim dans mon ventre, ces fourmillements en moi ?
Pourquoi je revois sans cesse son visage, pourquoi je sens encore sa bouche sous mes doigts ?
Pourquoi j'ai envie de retourner chez lui, de le prendre dans mes bras ?
Pourquoi l'idée de son corps déclenche-t-elle un incendie en moi ?
Je me retourne sur le ventre et je me frotte doucement au couvre-lit.
Pourquoi est-ce que j'ai envie de faire l'amour ?
Pourquoi est-ce mes mains se posent sur mon corps, pourquoi est-ce que je me caresse en pensant à lui ?
Pourquoi chaque détail de son corps me revient-il en mémoire ? Ses yeux gris, sa bouche fine, ses cheveux fins, son corps mince ?
Pourquoi est-ce que je jouis en murmurant son prénom ?
Pourquoi j'ai peur ?
Merci d'avoir lu le début de cette histoire, vous trouverez la suite sur le site YBY en version collector illustrée, magnifique...