Disclaimer : Bleach est un manga de Tite Kubo, à qui j'ai emprunté les personnages et l'univers.
Sérénité
Le soir tombe sur le Seireitei. Assis à même le sol, le dos appuyé contre le mur, je m'aperçois que l'après-midi s'est écoulé pendant que j'étais plongé dans mes souvenirs. Je reviens au présent, au visage de Jûshirô, endormi, la tête sur mes genoux. La fraîcheur monte du plancher, alors je le redresse un peu, en amenant son buste dans le berceau que forment mon ventre et mon bras, et je l'entoure, d'une main sur son épaule.
Ses cheveux glissent sur mon avant-bras. Ils sont excessivement longs. Blancs, sur toute leur longueur, leur teinte tranche sur le foncé de ma peau. Il m'est inaccessible. Mais je m'aperçois que je ne suis pas aussi bouleversé que je pourrais l'être. Il me suffit de le tenir contre moi et de caresser sa chevelure. En quoi ai-je changé ?
Il ouvre les yeux et me sourit, apaisé. La fièvre l'a quitté. Tout paraît si simple.
« Il est tard, constate-t-il.
— Comment vas-tu, Ukitake ? »
Nous n'usons pas de nos prénoms. Il n'est Jûshirô que dans le secret de mon esprit, et j'aime à croire que Shunsui habite ses rêves.
« En pleine forme ! », plaisante-t-il.
Si rarement mélancolique, jamais amer, il ne regrette rien alors qu'il en aurait toutes les raisons. Et je me prends à me calquer sur son exemple, à profiter du même calme que le sien, à me réjouir de sa bonne humeur. Ma présence éloigne les soucis qui reviendront demain. Au moins, je veux m'en attribuer le mérite.
« Kyôraku, je ne vais pas la laisser mourir, dit-il, soudain.
— Je sais. »
Il s'assoit. Ce que nous taisons nous est transparent. Nous nous connaissons si bien.
« Je suis content de te voir ».
Les années ont passé, néanmoins il conserve cette innocence confuse qui m'a fait le remarquer. Il est parfois comme un enfant inconscient des enjeux autour de lui, parfois comme un Bodhisattva qui, alors même qu'il connaît tous les secrets de la vie et ceux de l'après-vie, se refuse l'accès au paradis pour consacrer son existence à soulager le fardeau d'autrui.
« Regarde, ne dirait-on pas que tu n'as plus qu'à tendre la main pour saisir le bonheur ? »
Je lui fais mon sourire le plus charmeur et avance mon bras pour l'aider à se relever. Il accepte avec grâce et joue, l'espace de quelques minutes, l'amant que j'aurais voulu qu'il soit. Et là, interdit, je m'aperçois que ce souhait fait partie du passé. Je sens mon cœur battre tranquillement dans ma poitrine. Je le serre encore et suis rassuré de la force retrouvée de ses jambes. Je le laisse aller. Mon jeu amoureux n'est plus qu'un jeu. Depuis trop longtemps, j'ai réservé à d'autres les bouleversements de mon tempérament passionné. Auprès de lui, je goûte à la stabilité et à la profondeur de notre relation. Quand cela est-il arrivé ?
Mais il ne s'éloigne pas. Incrédule, je sens son sexe, épais, doté d'une volonté bien à lui, se tendre entre ses jambes. Une chaleur me transperce. Nos corps nous trahissent.
« Jûshirô, qu'est-ce que tu veux ? ».
Ma voix tremble. Je suis en colère. Il baisse les yeux là où réside l'organe insoumis et me répond, contrit :
« Je suis désolé. »
J'étouffe un soupir. Je le serre encore contre moi. J'embrasse le dessus de sa tête. Je lisse ses cheveux entre mes doigts. Ses joues sont rosies, mais ce n'est pas par la fièvre. Le désir ? L'embarras ? Je l'aime de la plus totale des manières, bien trop pour lui faire reprendre un chemin que nous avons déjà parcouru. Il sait que je ne me satisferai pas d'une seule nuit. Je ne veux pas le voir à nouveau user ses forces dans notre amour. Je sens mourir en moi le trouble de mes sens, remplacé par un sentiment bienvenu d'affection intense. Le tenir contre moi, avoir la preuve de sa faillibilité, fait s'envoler toute ma révolte.
Il relève le menton vers moi et me regarde, penaud. L'incongru de la situation n'est pas sans ironie. Nous éclatons brusquement de rire, relâchant la tension qui s'est emparée de nous. Lorsque j'arrive à me calmer, je réalise que chaque journée de ces si nombreuses années a fait du mensonge qu'était notre amitié notre unique vérité.
Le dîner est bientôt servi dans l'un des salons ouverts sur l'étang. L'atmosphère de cette fin de journée est propice au maintien de notre tranquillité. Pas une ride ne brise la surface de l'eau. Aucune arrière-pensée ne vient déranger la sincérité du plaisir que nous prenons dans la compagnie l'un de l'autre. Le moment venu, je pars sans me retourner.
Les journées suivantes sont riches d'événements perturbants, bousculant notre routine et notre paix, remettant en cause ce que nous, Shinigamis, considérons comme acquis : la valeur de l'ordre de notre monde.
L'alarme d'intrusion résonne soudain dans toutes les divisions. Le vacarme de l'enceinte qui se referme sur le Seireitei se propage dans les rues. Nous nous croyons à l'abri, mais la suspicion mine nos rangs. Nul ne sait comment, des âmes errantes pénètrent dans nos murs. La loi martiale autorisant le port de nos zanpakutôs est promulguée. Aizen, capitaine à la réputation sans tache, est retrouvé assassiné. La date de l'exécution de la petite Kuchiki est avancée... Je n'ai jamais été aussi perplexe que ces derniers jours.
Cependant, j'obéis à mon devoir en combattant l'un des intrus humains. Conséquemment, je m'interroge sur le bien-fondé de notre justice. Voilà un jeune homme qui place l'amitié au-dessus de sa vie et m'affronte, sans espoir de gagner, pour sauver une quasi-inconnue. Sont-ils tous ainsi, les habitants de la Terre ? Notre aveuglement n'en est que plus pathétique.
Quoi qu'il en soit, toute cette effervescence n'empêche pas le jour fatidique d'arriver. Le sôkyoku va s'abattre sur la petite Rukia, sous le regard de son frère qui ne battra pas d'un cil. Nous nous sommes réunis pour assister à l'exécution de la sentence, mais beaucoup sont absents. Notre chef de la police militaire gronde.
Sur la colline battue aux quatre vents, je perçois la tristesse de Nanao. Pourtant, c'est l'étonnement qui nous saisit lorsque la véritable forme de l'arme se dévoile. Un immense oiseau de feu se déploie devant nos yeux, menaçant de sa furie la fragile silhouette de la condamnée, suspendue au portique, si haut dans le ciel. L'urgence s'empare de moi.
Les événements se précipitent. In extremis, une âme errante aux cheveux couleur orange intervient en se plaçant entre Rukia et son bourreau enflammé. Mon soulagement devient plus grand encore, lorsque Jûshirô se montre enfin, porteur de l'instrument qui peut sceller la machine meurtrière. La confusion qui s'empare de nos collègues nous permet d'agir pour déclencher le sceau sans en être empêchés. Puis, chacun choisit son camp.
Rukia est emportée au loin par l'un de ses amis, qui se trouve être le second du capitaine Kuchiki et semble en cheville avec l'âme errante. Certains courent à leur poursuite, d'autres protègent leur fuite : lieutenants et capitaines s'affrontent. Byakuya Kuchiki, plus hautain que jamais, se range du côté de la loi et combat l'humain aux cheveux orange. Jûshirô vole à la rescousse des siens. Le capitaine général se dresse devant lui. Il n'est plus temps. Jûshirô s'affole. Je réalise que ce que je redoutais le plus est inévitable.
Ce que Jûshirô et moi venons de faire s'apparente à une insurrection. Quel qu'en soit le motif, il faut s'attendre à des représailles. Celui qui fut notre maître, celui que nous respectons, n'acceptera pas de justification. C'est par son épée qu'il nous fera entendre son jugement. En un éclair, je visualise le lieu où nous nous trouvons plongé sous un déluge de flammes. J'agrippe Jûshirô et l'emporte.
« Non ! Je ne peux pas abandonner mes hommes », m'oppose Jûshirô, désespéré. Je le raisonne : « C'est si nous combattons là-bas que leur vie sera en danger. Yama-ji ne nous fera pas de quartier. »
Cette fuite n'en est pas une. Je sais pertinemment que notre commandant nous rattrapera aisément.
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Le vent hurle sur la plaine où nous nous sommes réfugiés. Mais ce ne sont pas des courants d'air normaux qui nous entourent. La pression spirituelle du plus terrifiant et du plus fort des Shinigamis de tous les temps s'abat sur nous. Il nous faut toute notre volonté pour ne pas vaciller. Des sentiments mitigés nous envahissent : le respect, l'admiration pour celui qui nous a tout appris ; la certitude que cette fois-ci, il est dans l'erreur ; la déception qu'il ne le comprenne pas. Il a fait de nous des êtres à la volonté indépendante, des soldats qui protègent la justice en laquelle ils croient. Comment réagir autrement que nous le faisons quand la justice que nous devons suivre n'est plus digne de notre confiance ?
Nous nous croyions prêts au combat, mais devant cet homme qui nous a tout enseigné, qui remonte dans nos souvenirs et nous appelle "ses fils", l'hésitation apparaît. Si je ne cède pas à mes propres réticences, c'est que Jûshirô, à coté, a besoin de moi. Si je flanche, il flanchera aussi, et ce sera la fin, pour nous et pour tous ceux qui comptent sur nous.
« Allons-y, dis-je, étonnamment calme.
— Oui », enchaîne Jûshirô avant d'entamer le chant qui libère son zanpakutô.
Nous évoluons dans un même train de pensées. Notre décision est prise.
Un temps, les rivières de flammes qui naissent du sabre de Genryûsai sont éclipsées par les vagues et le vent qui habitent les nôtres. Nous possédons les seuls zanpakutôs doubles de toute la Soul Society. Aucun ne peut rester indifférent face aux lames que nous tenons dans chacune de nos mains et qui encadrent notre corps, telles de vibrantes armures. Jûshirô et moi étions faits pour nous rencontrer.
L'air est brûlant. Le plus vieux, le plus puissant de tous les zanpakutôs de feu, - que dis-je ? -, de tous les zanpakutôs ayant jamais existé, nous fait face. Le reiatsu de son maître est incandescent. Des langues de chaleur viennent nous saluer et réduisent en cendre tout ce qui se soumet à leur caresse traîtresse. Nous leur opposons notre fermeté et notre force. Nous sommes unis.
Vient la seconde précédant l'assaut. L'atmosphère, rempli de nos tensions qui se percutent, tremble. Le grondement s'amplifie, fait vibrer nos tympans. Notre pas s'allonge, nos yeux se fixent, et l'invisible signal est donné : d'un même élan, Jûshirô et moi nous jetons à l'encontre du capitaine général Genryûsai Yamamoto Shigekuni. En cet instant, toute ambiguïté est absente.
Ce combat nous fait revenir dans la mémoire de notre jeunesse, munis de toute l'expérience que nous avons acquise depuis. Nous traversons une forêt de flammes, aux arbres de feu si hauts qu'ils atteignent les nuages. Rien n'existe plus autour de nous que cette marée purificatrice qui détruit toute chose en ce monde. La réalité de sa brûlure présente fait fondre le regret qui est né de notre passé.
J'ai essayé de poursuivre une émotion fantôme. J'y suis resté accroché jusqu'à me vider de toute consistance. Jûshirô a d'emblée rejeté son existence. C'est en le voyant s'élancer que j'ai compris. J'admire sa force et je ne pourrai pas souffrir qu'il en fasse le sacrifice pour vivre à mes côtés une vie de conte de fée. La réalité, c'est qu'il est, avant d'être celui que j'aime, un Shinigami ; que si je lui ôtais cela il perdrait son identité. Lorsque nous nous sommes aimés, il savait déjà que le prix de notre amour serait trop dur à payer. Notre destin a voulu que nos sentiments restent purs.
J'évolue dans un état second. J'accepte avec gratitude les flammes qui m'enveloppent. Mon ancienne passion devient cendre : il ne reste que ma tendresse. Jûshirô se rend compte de mon manque d'attention. Celui contre lequel nous luttons a longtemps fait figure de père, mais je ne sais pas si j'ai jamais considéré Jûshirô comme un frère. Par contre, alors qu'il apparaît devant moi pour m'apporter son soutien, je sais avec certitude qu'il est la personne la plus proche de moi. Dans la vie comme dans le combat, il est l'unique ami que j'ai jamais eu, il est l'unique ami que j'aurai jamais.
F I N
Maj du 09/09/2014
Lorsque j'ai écrit « Lui », les pensées de Jûshirô me venaient sans cesse dans la tête. Je réfléchissais à ce qu'avait été sa vie, avant de rencontrer Kyôraku, ce qu'il avait vu en lui, quels avaient été ses choix alors, et pourquoi...
Ainsi est née une nouvelle fic :
« Ce que nous sommes » est ma réponse à ces questions. C'est assez différent de « Lui ».