CHAPITRE 1 : oublie l'oubli

« Sanji s'est réveillé ! »

Qui était l'enfoiré qui me gueulait dans les oreilles comme ça ? J'avais déjà un mal de crâne horrible et j'émergeais avec peine d'un sommeil lourd, sans rêve mais dans lequel je serais volontiers retourné. Pas de chance, il me semblait entendre des hurlements et des bruits de pas qui se rapprochaient et sans finesse. Décidément, pas moyen de terminer ma nuit tranquillement.

J'ouvris difficilement un œil et cela suffit à me sortir complètement du brouillard. Plusieurs têtes d'ahuris étaient penchées au-dessus de moi et je n'en reconnus aucune. On pouvait raisonnablement dire que cette journée commençait très mal mais pas le temps d'y penser davantage, ces tarés commençaient déjà à s'adresser à moi, enfin à gueuler pour certains et à se taire pour les autres. Le dialogue ne semblait pas de mise entre ces abrutis-là.

« Sanjiiiii ! J'ai faim !

- Luffy, tu vois bien qu'il n'est pas encore en état de cuisiner…

- Mais j'ai faaaaaim… »

Mon intuition était la bonne : le mec bruyant au chapeau de paille, déjà, était un crétin fini. Restait à voir les autres… Les laissant se quereller, je jetai un œil à chaque personne qui m'entourait, espérant tout de même y trouver, enfin, des traits familiers. Une rousse en colère, un type au long nez parti dans un fou-rire, une brune bien trop louche et un beau gosse aux cheveux verts. Bon, coiffure mise à part, celui-là semblait le plus équilibré du groupe. Je cherchai du regard celui qui donnait encore la réplique au dégénéré, me sauvant d'une agression sans nul doute violente… Mais je ne vis bizarrement pers…

« Une peluche qui parle ? »

C'était sorti tout seul à la vue de ce petit être plus proche de l'animal – mais lequel ? – que de l'homme et pourtant doué de parole. Un silence confus accueillit mes quelques mots, me laissant le temps de faire le point sur mon état. Je me réveillais dans un lieu inconnu, entouré de fous prétendant me connaître et m'appelant pour la énième fois « Sanji » alors que je me nommais… alors que je me nommais… Merde, c'est quand même pas possible d'oublier son propre nom le temps d'une banale petite nuit. D'ailleurs, où et quand m'étais-je couché ? Alors qu'une sourde inquiétude commençait à se répandre doucement en moi, une voix sembla confirmer ma crainte.

« Sanji, tu ne te rappelles pas de moi ? »

C'est la bestiole qui avait parlé, bestiole que j'aurais côtoyée ainsi que toute la bande à mon chevet, dont l'autre déficient, ce qui ne m'enchantait guère… Luttant contre mon angoisse grandissante, j'attrapai le vert par le bras et lui demandai d'une voix où perçaient malgré tout mes doutes :

« Heu… tu peux me rappeler qui vous êtes et… qui je suis, j'ai un petit trou, je crois. Mais ça va passer, hein, j'ai juste besoin de… »

Au fur et à mesure que je m'embrouillais dans mon explication, je vis leurs visages se décomposer excepté celui de mon interlocuteur, qui eut l'air davantage surpris que déprimé. Apparemment, j'aurais du tenter de converser avec la boule de poils mais j'avais besoin d'une réponse sûre, venant d'une personne de confiance, ou tout du moins de celle qui m'en inspirait le plus possible. Alors que les autres restaient bloqués, le beau gosse, ayant retrouvé sa sérénité, me répondit en désignant la bestiole :

« Lui, c'est Chopper, notre médecin de bord. Il sera le plus à même de résoudre ton problème. »

Sa voix, douce et grave, me convainquit bien plus que son discours bien étrange. J'accordai alors mon attention à ce soi-disant Chopper qui s'empressa de prendre le contrôle de la situation en demandant au groupe de sortir. Je les vis suivre sa consigne, d'abord rassuré puis déçu lorsque je compris que le vert ferait de même, me laissant en tête-à-tête avec la peluche, situation terriblement fantasque et dont je me serais bien passé. Dès que la porte se referma, il me posa toutes sortes de questions sans pour autant répondre aux miennes sauf lorsque je commençais à sérieusement paniquer sur mon état. Il se faisait alors étonnamment rassurant avant de reprendre l'interrogatoire. Mes souvenirs en étaient le centre mais étant donné le peu qu'il me restait, je doutais que le pronostique soit rassurant. Il me le donna avant de me quitter.

« Sanji, comme tu l'as déjà compris, tu souffres d'amnésie. Elle devrait être passagère…

- Devrait ? »

Je n'avais pas pu m'en empêcher, je voulais savoir au moins ça.

« … Le problème avec ce genre de troubles, c'est qu'il n'y a jamais de garanties mais ne t'en fais pas, les probabilités jouent en ta faveur. »

Jouent ? Comme si mon cerveau était le siège d'une loterie…

« Tu devrais te reposer maintenant. Ton corps est encore fatigué et le choc moral ne doit pas aider. Peut-être que tout sera rentré dans l'ordre à ton réveil. Je vais voir les autres pour discuter de la situation. »

Dormir… Il en avait de bonnes. De notre échange, je n'avais appris guère plus qu'un mauvais coup avait entrainé mon inconscience… Comment l'avais-je reçu ? Que faisais-je à bord de ce navire et avec ces personnes ? Qui étais-je, tout simplement ? D'après le crétin, je savais cuisiner… Etait-ce mon rôle à bord ? Est-ce que je savais encore le faire ? Mais le médecin avait raison, malgré toutes mes interrogations, je sombrai à nouveau dans le sommeil.

Lorsque je me réveillai, sans surprise, rien ne m'était revenu. Par contre, le vert se trouvait à mes côtés… Il avait d'ailleurs une bien drôle de façon de s'occuper d'un malade… en dormant. Enfin, c'était plutôt bon signe, Chopper avait donc du les rassurer sur mon état. Malgré tout, je ne pus m'empêcher de le taquiner.

« Hey ! Ça me fait plaisir que tu sois là mais c'est vraiment normal que tu dormes ? »

Il me regarda, interloqué, – le réveil était sans doute difficile – mais il consentit à répondre.

« Chopper m'a demandé d'être là, pas de te surveiller…

- Ça ne revient pas au même ?

- Non, il n'est pas inquiet, donc il n'y a aucune raison de l'être…

- Et vas-tu répondre à mes questions maintenant que le pronostique est tombé ?

- Pas à toutes… J'ai des consignes.

- Quoi ? »

A quoi cet équipage comptait-il jouer avec moi ? J'avais le droit de savoir ! Après tout, c'était mes souvenirs, ils m'appartenaient à la base et me revenaient donc de droit. Pourtant, mon ton dur ne sembla pas l'émouvoir et il s'expliqua calmement.

« Des consignes. Chopper a dit qu'il ne fallait pas te brusquer… On peut t'apprendre tout ce que tu veux sur nous, sur ce qu'on fait et même sur ton rôle, ici. Par contre, on doit se taire sur ta façon d'être ainsi que tes relations avec nous…

- Pourquoi ? Ce serait beaucoup plus rapide de retrouver la mém…

- Non, coupa-t-il sans méchanceté. A priori, ça ne changera pas tes chances de recouvrer la mémoire.

- Peut-être mais ça change quoi alors ?

- Tout. Chopper veut que tu te reconstruises par toi-même et non par des souvenirs qui ne sont plus les tiens. Ça ne sert à rien que tu cherches à ressembler à un fantôme. Sois toi-même. Celui que tu étais a vécu beaucoup de choses qui l'ont forgé, n'essaye pas de lui ressembler, tu en souffriras et nous aussi. Si tu retrouves la mémoire, cet épisode ne sera qu'un souvenir de plus qui continuera de renforcer l'homme que tu étais. Si tu restes dans l'oubli alors oublie d'avoir oublié. Tu as droit à un nouveau départ. Réapprends ta vie, réapprends les nôtres, apprends-nous, apprends-toi. »

Il avait sorti ça avec une facilité déconcertante comme si chacun de ces mots avaient un sens profondément ancré en lui. Pourtant, il conclut bizarrement, comme s'il refusait d'être le propriétaire légitime de ces pensées qui étaient pourtant évidemment les siennes :

« Enfin, c'est ce que j'ai compris… »

Je ne répondis pas immédiatement et il ne s'en formalisa pas. Son discours m'avait touché par son sens comme par sa sincérité. Ces gens, que j'avais si mal jugés… ils plaçaient mes sentiments avant les leurs. Si j'avais été à leur place, je n'aurais sans doute pas supporté qu'on m'oublie. J'aurais tout voulu dire, égoïstement… mais eux avaient décidé, tous ensemble, de se taire… pour moi. Je crois que je commençais à comprendre pourquoi mon ancien moi avait choisi cet équipage de fous furieux. Je respecterais leur décision, je ne demanderais rien au sujet de mes ex-sentiments ainsi que de ceux qu'ils devaient encore me porter, peut-être lourdement. En revanche, je comptais bien profiter de mon droit de savoir tout le reste.

« Pourquoi toi ?

- Hein ?

- C'est ma première question. Pourquoi est-ce toi et pas Chopper qui me raconte tout ça ?

- Je sais pas trop… Il a dit que comme tu t'étais adressé à moi en premier, je devais t'inspirer confiance. Il a pensé que c'était mieux pour toi… que tu me parlerais plus facilement, que tu oserais davantage poser tes questions… »

Il avait légèrement rougi en disant ça. Était-ce parce que nous avions une relation plus approfondie avant ? L'idée ne me déplaisait pas, je comptais bien aller dans ce sens. A bord, même si je ne le connaissais que bien peu et les autres encore moins, je sentais bien que cet homme était celui avec qui je m'entendrais le mieux et notre petit tête-à-tête était une occasion idéale pour reconstruire notre amitié. La besti… Chopper avait eu raison. L'argument du médecin n'était d'ailleurs peut-être qu'une excuse pour que je retrouve mon camarade oublié. Peut-être qu'il fallait, à mon tour, que je lui montre que j'étais prêt à reformer nos liens. De toute façon, étant donné ma situation, j'avais besoin d'un soutien à bord et je comptais bien que ce soit lui.

« Ouais, c'est mieux que ce soit toi, fis-je, le sourire aux lèvres, accentuant délicieusement son trouble. Question suivante, qui sommes-nous ? Pourquoi avons-nous pris la mer ? Est-ce un simple voyage ou bien sommes-nous dans le commerce ou, pourquoi pas, comptons-nous sauver une quelconque demoiselle en détresse ? »

Je m'étais volontairement emporté, refusant un jeu fermé et froid de questions-réponses. Oui, j'avais besoin de savoir tout ça mais, avant tout, j'avais besoin de discuter, avec quelqu'un, vraiment. Et ma dernière remarqua sembla le rassurer, pourtant il ne fut pas très loquace dans sa réponse et ça pouvait se comprendre.

« Des pirates. »

Si la définition du mot pirate était bien celle à laquelle je pensais, la tournure de cette conversation me plaisait tout d'un coup nettement moins. Je ne m'imaginais pas le moins du monde avec un tricorne, un œil de verre, un sabre et une jambe en bois, assassinant au gré des vents et nageant, grisé, dans des tas de pièces d'or : une vie monstrueuse de malhonnêteté et bien insipide en somme, qui ne me convenait absolument pas. Peut-être avait-il un humour particulier que je n'avais pas encore saisi, tout simplement.

« Non… Sérieusement ?

- Sérieusement, fit-il avec un sourire un coin, visiblement amusé de ma surprise. »

Sourire en coin, qui lui allait à merveille, soit dit en passant. Plutôt craquant comme pote… Mais, il ne fallait pas que je me laisse déconcentrer par ça, le sujet était autrement plus important.

« Tu veux dire qu'on pille des bateaux, on saccage des villages et on dépense notre butin en…

Il éclata de rire. Donc il déconnait… et je n'avais pas marché, j'avais couru mais, au moins, ça l'avait détendu, pour mon plus grand plaisir.

« Non, on n'est pas ce genre de pirates, expliqua-t-il. On court plus après l'aventure qu'après l'argent – enfin, ça dépend qui – et nous avons chacun un rêve qui nous anime et nous pousse à parcourir les mers ensemble. Nous sommes nakamas.

- C'est quoi ton rêve ? poursuivais-je, réalisant qu'il ne blaguait pas.

- Je serai le plus grand bretteur du monde, répondit-il sans hésiter et passionné. Ne te moque pas ! Tu verras bien !

- Rien que ça ! raillai-je. Avec un tel objectif, tu dois être le capitaine, je me trompe ?

- Le capitaine c'est Luffy, le gars au chapeau de paille. Lui, il veut devenir le seigneur des pirates. »

J'accueillis sa réponse avec ahurissement. Le seul que j'avais vu avec un chapeau de paille sur la tête, c'était le dégénéré… Je ne connaissais décidément rien de cet équipage.

« Parle-moi d'eux, soufflai-je, tentant de me remettre de mon étonnement.

- Ne t'en fais pas, ce n'est pas lui qui prends les décisions en général, continua-t-il ayant perçu ma stupéfaction. Cependant, quand il fait un choix, nous le suivons tous. »

Et ce n'était pas pour me rassurer…

« On ne dirait pas comme ça, mais c'est le plus fort d'entre nous, il a mangé un fruit du démon, il est élastique. Il ne pense qu'à bouffer et il est passablement stupide quand il le cherche mais il a notre respect le plus profond. Celle qui gère vraiment le navire, c'est la rousse, Nami, une furie selon moi. Elle n'est attirée que par l'argent. Elle veut tracer une carte du monde entier, c'est notre navigatrice aussi. Tu connais déjà Chopper, il est vraiment talentueux comme médecin et veut encore s'améliorer dans son domaine pour soigner toutes maladies. Ah, et c'est un renne, il a mangé un fruit du démon le rendant en partie humain. Il adore qu'on le flatte, tu verras c'est assez drôle. Usopp, c'est le gars au long nez, il répare le bateau et invente toujours plein de choses, il veut devenir un valeureux guerrier des mers mais, pour le moment, c'est surtout un menteur de première ! Robin, la brune, c'est plus compliqué… On ne la connait pas depuis longtemps. Elle est archéologue mais je ne peux pas t'en dire beaucoup plus, elle reste très mystérieuse… et je sais pas si j'ai envie d'en savoir davantage, à vrai dire. »

J'essayai d'absorber toutes ces informations et surtout de les accepter mais tout était tellement… aberrant !

« Et moi ?

- Comme tu l'as peut-être déjà compris, t'étais le cuistot. Mais si tu ne veux pas, on ne te forcera pas reprendre ce rôle. Pour ton rêve, à toi d'en trouver un !

- Le plus grand pirate, le plus grand escrimeur, la plus grande cartographe, le plus grand médecin… A tout hasard, je voulais pas devenir le plus grand cuisinier au monde ?

- Je ne dirai rien ! répondit-il, amusé. »

Impossible d'interpréter sa réaction, avais-je tapé dans le mille ou étais-je, à l'inverse, bien à côté de la plaque…

« Tu n'as pas beaucoup parlé de toi…

- Moi, c'est Zoro. Pour le reste, il est difficile de se juger soi-même. A toi de te faire ta propre idée. »

Zoro… Ça sonnait bien. Sa réaction ne me surprit pas, ça correspondait bien à l'image que je commençais à me faire de lui et il ne s'attendait a priori pas à ce que je la lui livre en direct.

« Zoro… Un beau gosse posé, un peu froid, plutôt bad boy en somme. Ça me plait bien… »

Ce coup-ci, il rougit bien plus violemment, me faisant ricaner.

« … et carrément timide ! »

Il ignora ma remarque, tentant vainement de se calmer et changea brutalement de sujet, ce qui ne me surprit pas non plus.

« Bref, ça te fait déjà un paquet de choses à essayer d'avaler. Pas évident d'accepter autant de folies d'un seul coup et encore, c'est pas comme si tu les vivais déjà. On ne fait qu'en parler, pour le moment… Alors, je te laisse un peu cogiter, t'en as besoin et repose-toi, je repasserai tout à l'heure si tu veux… Ou quelqu'un d'autre si tu préfères ? tenta-t-il, non convaincu.

- Non, toi c'est bien… »

Il lisait en moi comme dans un livre ouvert. C'était sur, on devait être très proches avant mon amnésie et ça me paraissait plutôt normal car ce gars, ouais Zoro, il me plaisait carrément.