Je me sens indigne. J'ai à peine eu une minute à moi ce semestre (les étudiant-e-s comprendront, du moins je l'espère), même simplement pour écrire un épilogue. Et quand j'étais enfin prête à poster, évidemment c'est ff . net qui s'est mis à buguer (insupportable, il faut vraiment qu'ils fassent quelque chose pour améliorer leur plate-forme, ça devient ridicule là) alors bien sûr ça a pris encore plus de temps. Avec beaucoup de retard, cette fic est ENFIN terminée, et j'espère que cet ultime chapitre vous plaira malgré mes délais d'update anarchiques !
Et comme je n'ai pas encore eu l'occasion de le dire, je vous souhaite une excellente année et plein de choses fantastiques !
Le soleil n'était pas encore levé quand Sherlock prit la route du quartier général. Et il n'apparaîtrait probablement pas aujourd'hui, à en juger par les épais nuages d'un gris sinistre et profond. La ville n'avait pas fini de pleurer ses pertes de la nuit passée. Les ruines de la tour de l'horloge et l'absence d'âmes dans les rues à l'exception de quelques lève-tôt constituaient un aperçu de ce à quoi Hurlstone devait ressembler quand elle n'était qu'une ville fantôme – à croire que Richard Brook avait raison en affirmant que l'histoire se répétait. La ville était en pleine mutation, la pire de toutes.
Cet endroit malsain affectait de plus en plus l'état de Sherlock : les idées noires se multipliaient comme des nuisibles et son cœur semblait s'alourdir, rendant sa marche malaisée et maladroite. Peu à peu, l'épuisement et l'angoisse le dévoraient et il songea qu'il ne tiendrait pas une journée de plus ici.
En frappant à la porte, il fut saisi d'un doute. Les Irregulars étaient évidemment assez avisés pour faire en sorte qu'il y ait quelqu'un de présent à tout moment, même à ces heures indues. Mais les règles s'appliquaient-elles toujours après de tels événements ? Et le laisserait-on entrer ? Il avait beau faire officiellement partie du clan, leurs relations actuelles n'étaient pas exactement au beau fixe.
Il entendit une voix - celle de Raz - lui demander le mot de passe. Quand la porte se déverrouilla, il se sentit soulagé. Ce n'était plus qu'une question de temps désormais. Dans quelques minutes, son ultime mission serait accomplie, il aurait fait des adieux définitifs aux Irregulars et serait de retour à l'auberge, où il devait être avant que John ne se réveille. Il était venu seul pour ne pas que John ait d'autres ennuis, mais il n'apprécierait pas d'avoir été mis de côté même pour son propre bien. C'était un aspect de sa personnalité qui agaçait Sherlock et qu'il peinait à comprendre, mais il ne voulait plus le mettre en mauvaise posture.
Après tout, ce n'était qu'une simple mission de restitution.
« T'es tout seul ? s'étonna Raz. Apparemment, le vendeur de masques les avait avertis de leur venue.
– Deux mains suffisent », dit sèchement Sherlock en brandissant le sac qui contenait les costumes.
Il entra dans la salle principale et fut surpris d'y trouver tous les membres du clan, à l'exception du Professeur Cairns. Ils avaient tous l'air éreinté et pas le moins du monde enthousiaste. Quant à Anthea, elle dormait littéralement sur une table.
« On va être super occupés aujourd'hui, dit Wiggins d'une voix moins assurée uniquement due à la fatigue. Alors si tu pouvais faire vite... »
L'expression de Sherlock s'endurcit.
« Bien sûr. Parce que c'est un tel bonheur de venir jusqu'ici juste pour vous voir. Et vu à quel point connaître le fin mot de l'histoire vous intéresse, je vais vous exaucer immédiatement. » Il abandonna le sac au sol et retourna vers la porte non sans toiser dédaigneusement les Irregulars. A quoi bon perdre son temps à partager avec des gens indifférents le dénouement d'une enquête qui lui avait fait plus de mal que de bien alors que John l'attendait là-dehors ?
« Attends Holmes, t'y es pas, soupira Wiggins. Excuse. Mais toi et ton pote, vous êtes sur le point de mettre les voiles et retourner à la grande ville, alors que nous on reste là à devoir régler tout ce délire. Tu crois que ça nous éclate ?
– Wiggy, on devrait l'écouter, dit Carl l'air un peu plus réveillé que les autres, eux aussi ils se sont donnés du mal.
– Appelle-moi Wiggy encore une fois et tu seras portier jusqu'à la fin du mois. Et j'ai jamais dit que je ne voulais pas l'écouter. Allez c'est bon, vas-y. T'es peut-être plus là pour longtemps, mais tu restes un Irregular. Raconte-nous tout. »
Ce qu'il fit. L'histoire était longue mais il réussit à tout raconter de manière brève et concise. Il devait rester neutre et pragmatique, sans laisser ses émotions interférer avec ses explications – et, pour la première fois, il trouva épuisant d'avoir à jouer un rôle. Il peinait à prêter attention aux commentaires des Irregulars et finit par abandonner – quel intérêt ? Les mots lui venaient facilement mais il pensait uniquement à John (Seigneur, il lui manquait déjà affreusement alors qu'il n'avait quitté son lit que depuis une vingtaine de minutes). C'était une bonne chose qu'il ne soit pas là : Sherlock ne pouvait se résoudre à l'exposer encore une fois à cette histoire alors que lui-même avait du mal à ne pas s'effondrer.
Son récit prit fin, mais les Irregulars ne le laissèrent pas partir pour autant : soit ils demandaient des détails, soit ils se répandaient en exclamations sur un point qui les avaient particulièrement choqués (« Alors c'est bien Billy qui a bousillé notre système ! T'avais raison Anderson ! »). Ce qui finit par réveiller Anthea : elle regarda un moment autour d'elle un peu perdue, puis son regard encore ensommeillé se fixa sur Sherlock. Elle fronça imperceptiblement les sourcils et Sherlock comprit qu'elle s'interrogeait sur l'absence de John. Il n'y détecta aucune malice, juste une curiosité sincère. Carl et Ross se lancèrent dans une conversation à laquelle se joignirent bien vite les autres (et même Anthea, qui n'avait pourtant pas entendu un mot du monologue de Sherlock) au sujet de l'impact possible sur le futur de la ville et de sa population et Sherlock coupa mentalement le son, si bien que s'ils parlèrent d'Eugenia durant cette discussion éparpillée, il n'en sut rien. Ils étaient soudain bien bruyants et avides pour des enfants qui n'étaient pas intéressés par ce vol de masque.
« Pourquoi Watson n'est pas avec toi ? »
Sherlock sortit de sa réflexion. La question qui brûlait toutes les lèvres, Anderson l'avait finalement posée. Sa voix n'avait pas sa méchanceté habituelle, mais le simple fait que lui, parmi tous les autres, l'ait demandé énerva Sherlock au plus haut point. Si Anderson voulait jouer, ils allaient jouer tous les deux.
« Je l'ai laissé derrière moi. Comme d'habitude. Il est tellement inutile. (Il sourit froidement.) Je crois que tu aimerais beaucoup que je te dise ça. Je voulais simplement épargner à ses yeux ta vue déplaisante. Ils sont trop précieux. » Sherlock haussa le ton. « Sans John, l'affaire n'aurait jamais été résolue, et cette ville se serait sûrement trouvée encore plus mal. Mets-toi ça dans le crâne : John Watson n'est pas un faire-valoir. Ta cervelle microscopique ne peut même pas essayer d'imaginer à quel point John Watson vaut mieux que moi. A quel point il vaut mieux que vous tous réunis. Et, crois-moi, tu as de la chance que je sois trop pressé de le retrouver, car j'aurais pris un plaisir immense à te faire payer pour l'avoir insulté en parlant en mon nom. Tu ne sais rien de moi, et tu ne sais définitivement rien de lui. Et c'est tant mieux. »
Il leur tourna de nouveau le dos, pour de bon cette fois, ravi du silence laissé par sa diatribe. Sa main se crispa sur la poignée quand il entendit de nouveau la voix d'Anderson.
« Dis à Watson... John. Que je suis désolé. Vraiment, je regrette. »
Il avait été jaloux. Il n'avait vu que ce qu'il voulait voir. Il avait tellement souhaité voir Holmes dénigrer Watson qu'il n'avait pas mesuré à quel point il tenait à lui. Holmes ne tolérait pas Watson. Il l'aimait.
Les mots flottaient dans l'air, inexprimés.
« Ne prononce pas son nom. Tu ne le mérites pas. » Il croisa le regard d'Anthea, qui lui offrit un rare sourire contrastant superbement avec les mines consternées des autres (ce devait être chez elle ce qui se rapprochait le plus d'un clin d'œil). Les rapides déductions que Sherlock tira d'elle à ce moment-là le menèrent à cette conclusion : sous ses airs indifférents à chaque fois que lui et John étaient venus au QG, Anthea s'était montrée très observatrice. Elle savait, elle comprenait. Et elle semblait contente qu'il ait remis Anderson à sa place – elle ne l'appréciait pas, c'était évident. Même s'ils ne se reverraient plus, Sherlock commença à la voir comme une alliée, qu'il regretta un peu de découvrir si tardivement. "Un petit génie", avait dit le Professeur Cairns. Sans doute pas à tort.
« Je lui dirai bonjour de ta part, » dit-il.
Sherlock n'eut que le temps de voir toutes les têtes se retourner vers elle avant de fermer la porte derrière lui.
« Pourquoi tu y es allé sans moi ?! »
Évidemment qu'il serait déjà réveillé. Évidemment qu'ils seraient tous réveillés et qu'ils auraient tous assisté à son retour dans la chambre. Ce fut terriblement gênant. Était-il sorti trop tard, ou resté trop longtemps à l'observatoire ? Il avait repoussé l'examen de cette erreur de calcul à plus tard quand John s'était précipité vers lui pour le mener vers un coin de la chambre à l'abri des écoutes.
« Quoi ?
– Le QG ! Je croyais qu'on y serait allés ensemble !
– Mais... comment tu l'as su ? demanda Sherlock, sincèrement surpris.
– Le sac, répondit John d'un air qui découragerait quiconque de se payer sa tête. Il n'était plus là. »
Sherlock se permit de sourire. « Excellent, John.
– Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
– C'était juste pour rendre les costumes et faire le rapport. Ça ne me semblait pas important.
– Et si ça l'était pour moi ?
– John... je sais que tu ne voulais pas y retourner. Je voulais t'éviter ça.
– On aurait pu se concerter avant. Au moins, tu m'aurais laissé le choix. Et j'aurais été prévenu.
– ...Tu t'es inquiété.
– Gagné.
– Mais... puisque tu as compris où j'étais ?
– Tu aurais quand même dû m'en parler. Et je ne l'ai pas compris tout de suite. Personne ne t'avait vu sortir. Forcément, je me suis fait des films.
– Tu es fâché ? »
John soupira. « Non, je ne suis pas fâché. Je n'aime pas tes coups en douce, c'est tout. Ok ? » Il jeta un œil derrière lui. Personne ne faisait attention à eux, trop occupés à bavarder et à préparer leurs affaires pour aller aux salles de bain. « Au fait, par où tu es sorti ? On ne peut plus passer par la fenêtre du couloir...
– J'en ai trouvé une autre dans les cuisines. Beaucoup mieux. J'ai eu de la chance, il n'y avait encore personne quand je suis revenu. Dommage qu'on n'ait pas découvert ce passage plus tôt. »
John le regarda, pensif. Il savait que ce ne serait pas la dernière fois qu'ils chercheraient des passages secrets pour se retrouver.
« Et qu'est-ce qu'ils ont dit ? »
Sherlock ne mentit pas, mais s'en tint au strict minimum : qu'ils restaient des Irregulars et qu'ils seraient toujours la bienvenue ici, bien que les chances de revenir approchaient zéro. Quand il transmit le salut d'Anthea, John crut qu'il plaisantait.
Après leur dernier petit-déjeuner à l'auberge, passé en compagnie de leurs camarades de chambre qui avaient agi sans le savoir comme une armure protectrice face à l'antipathie et à la curiosité malsaine – les nouvelles allaient vite, qu'importait l'identité des relayeurs d'informations – ils s'apprêtaient comme tout le monde à terminer de préparer les bagages. Mais au moment de remonter, John prit la main de Sherlock et l'invita à rebrousser chemin. Il l'entraîna dans le jardin, jusqu'à l'orme, et Sherlock se laissa guider sans comprendre. Une fois à l'ombre des branches, John se tourna vers lui et Sherlock vit dans son regard cette détermination qu'il n'avait cessé de voir cette semaine, et il sut que les frissons qui couraient dans son dos n'avaient rien à voir avec de l'appréhension.
John sortit de sa poche l'appareil photo de son père, avec lequel tout avait commencé.
« Je ne veux pas repartir avec seulement des mauvais souvenirs de cet endroit. » Il fut tout à coup incertain. « Tu... tu veux bien ?
Sherlock sourit et baissa les yeux. « Tes parents risquent de les voir. »
Il se maudit mentalement. Évidemment qu'il voulait des photos de John. Avec John. Elles seraient la preuve qu'au moins une personne l'avait accepté tel qu'il était, l'avait choisi (lui !) et pas subi. Quoi qu'il puisse advenir, il leur resterait toujours ces souvenirs immortalisés. Néanmoins – Sherlock détestait l'admettre – c'était risqué. Ce qu'avait dit John la nuit dernière l'avait secoué plus qu'il ne voulait l'avouer. Il s'était fait un portrait mental des parents de John depuis longtemps rien qu'en l'ayant observé : un père terriblement absent dont l'attitude oscillait entre bienveillance et sévérité, une mère angoissée animée par une volonté de bien faire presque maladive et terrifiée par l'échec. Il avait fait le fier quand John lui avait confié ses craintes, mais il redoutait vraiment leur réaction en apprenant dans quoi John s'était lancé.
John hésita une seconde avant de secouer la tête.
« Je me débrouillerai. J'irai les développer moi-même. Ou tu le feras. Je trouverai un moyen.
– D'accord, » dit doucement Sherlock. John paraissait bien plus confiant que la veille. Une fois de plus, les rôles s'étaient inversés.
Ils s'assirent contre l'orme, conscients que, plus que jamais, le temps leur était compté. Pendant de précieuses minutes, ils prirent autant de photos que le leur permettait l'appareil, difficile à manier sous cet angle surtout avec des mains d'enfant. Cela ne les empêchait pas de faire des grimaces idiotes à l'objectif et d'en rire après coup comme n'importe quels enfants n'ayant pas vu les horreurs qu'ils avaient vues. Peu à peu, les rires se calmèrent, mais pas les clichés. Leurs bras avaient chacun trouvé place autour des épaules de l'autre et resserraient innocemment leur prise tandis que l'inlassable cliquetis de l'appareil accompagnait le silence. Finalement, John se tourna vers Sherlock – il réalisa alors qu'ils étaient presque joue contre joue – et déclara :
« Ce n'est pas la dernière fois. »
Sa fermeté frappa Sherlock en plein cœur. Il soupira tristement.
« John...
– Tu avais raison. Peut-être qu'on s'inquiète pour rien, et même si c'est pas le cas, on ne se laissera pas faire.
– Tu es sûr... ?
– Oh que oui. »
John approcha ses lèvres de sa joue et Sherlock se décala au dernier moment. Malgré ses difficultés à accorder sa confiance, une fois ce cap franchi, John avait toujours plus de facilités pour démontrer physiquement son affection. Sherlock avait apprécié chacun de ces moments et les chérissait tous dans un coin de son esprit, mais il refusait de prolonger cette impression de tout prendre sans rien donner en retour. A lui d'être courageux, cette fois : il lui devait bien cela.
La déception s'effaça du visage de John quand les lèvres nerveuses de Sherlock se posèrent sur sa joue et que ses doigts se raidirent sur son épaule comme s'il voulait s'assurer que John resterait à sa place. Cette pensée l'amusa : loin de lui l'idée de bouger lors d'un tel contact. Ce baiser était doux et figé, un peu crispé, et c'était complètement suffisant pour le faire rougir comme jamais il n'avait rougi. Un ultime clic résonna et John remercia l'infime trace de raison demeurant dans son esprit brumeux qui lui fit immortaliser cet instant magique.
La traversée de la ville fut aussi joyeuse qu'un cortège funèbre. Pas de bagarre dans les rangs, pas de chahut, juste une discipline austère et forcée. Personne n'osait regarder ce qui se passait autour. Tout était trop différent du jour où ils étaient arrivés, comme s'ils avaient tous inconsciemment glissé de l'autre côté du miroir. Les couleurs criardes avaient terni, les lamentations avaient remplacé les rires exaltés et une odeur froide comme la pierre avait absorbé les senteurs alléchantes du sucre et de la joie. Le carnaval devait débuter le lendemain, aussi les citoyens continuaient-ils de s'activer, mais le cœur n'y était plus.
Dans les coins de rues, on entendait des diseurs de bonne aventure clamer que la lune était tombée, que la prophétie s'était une nouvelle fois accomplie et qu'il n'y avait plus rien à craindre désormais. Personne n'écoutait, mais John eut le cœur serré en songeant à quel point ils avaient raison. Le danger était écarté et tous pouvaient à présent concentrer leur énergie à maintenir la ville en vie. Ne fût-ce qu'en fêtant le carnaval.
Plus rien ne le retenait à Hurlstone, pourtant il se sentait mal de partir. C'était une page tachée de larmes et de cendres qui se tournait, mais aussi la plus importante de sa vie. Trop de questions demeuraient non résolues. Qu'était devenu Richard Brook ? Qu'allait devenir Rachel ? Et les Musgrave ? Qui était vraiment le vendeur de masques ? Son cadeau était-il vraiment désintéressé ou avait-il une idée derrière la tête ? Était-ce une bonne idée de garder ce masque ?
Si seulement il pouvait en parler à Sherlock. A défaut de fournir des réponses irréfutables, il lui offrirait au moins du réconfort. Mais le placement par ordre alphabétique établi par la maîtresse dans le car les reconduisant à la gare en avait décidé autrement. C'était soi-disant pour mieux les compter et les gérer, et John aurait pu la croire si cet ordre avait été en vigueur toute la semaine. Révolté, il se consola en songeant qu'il avait échappé à la compagnie de Wilson et que Sarah était sa partenaire de voyage.
« Tu ne devrais pas être à côté de Violet ?
– Chut ! Je te fais juste éviter Jabez. Personne ne s'en rendra compte.
– Merci. T'es super.
– Je sais. » Elle sourit. « Et je sais aussi que tu aurais voulu être à côté de... tu-sais-qui. C'est débile ce classement. Pourquoi pas des numéros tant qu'on y est ?
– C'est pas grave, lui assura John, on se retrouvera plus tard.
– Exactement, approuva Sarah avec force.
– Et je suis content que tu sois là. »
C'était vrai. Mais il était tout de même déçu. Le car n'avait pas encore démarré. Il se tourna vers la vitre et il eut de nouveau envie de pleurer en voyant l'espace vide parmi les nuages où aurait dû se dessiner la pointe du clocher. Il se demanda si Sherlock, assis quelques rangs devant lui, était aussi en train de regarder. Il espérait de tout son cœur pouvoir compter sur Elisa et Marietta pour honorer la mémoire d'Eugenia.
« Je suis au courant tu sais. »
Sarah parlait subitement d'une voix très basse. John était tellement plongé dans ses pensées qu'il crut bêtement qu'elle parlait d'Eugenia. Il haussa les sourcils en signe d'incompréhension.
« Je l'ai vu monter dans ton lit cette nuit. » Elle ajouta très vite, anticipant la gêne de John, « Je ne l'ai dit à personne.
– Je... je croyais que tout le monde dormait, dit John, se sentant terriblement ridicule.
– Excuse-moi, j'aurais dû me taire, dit Sarah en rougissant. D'un autre côté, je voulais vraiment que tu saches... que tout va bien. Tu as le droit. Vous avez le droit. »
John baissa les yeux, triturant sa ceinture de sécurité.
« Je ne sais même pas ce qui se passe exactement.
– Tu es sûr ? »
Sarah regretta aussitôt ses paroles. Mais John lui sourit. Sarah était son amie. Et il était le sien. Il n'avait aucune crainte à avoir. Il ne répondit qu'avec un haussement d'épaules, néanmoins suffisamment éloquent. Il ne remarqua pas, sous la bienveillance de ses yeux gris, l'éclat de tristesse résignée.
« Tu ne trouves pas ça... bizarre ? demanda-t-il.
– Pourquoi ce serait bizarre ? »
La tristesse fondit comme neige au soleil devant le sourire chaleureux de John. « Pour rien. Tu as raison. Pour rien du tout. Merci.
– Je ne suis pas ta meilleure amie pour rien.
– Mais moi je n'ai pas été un bon ami. Tu as été absolument géniale, et moi... je crois que je t'ai fait du mal. Je suis vraiment désolé. »
Sarah ne s'y attendait pas. Et même si de son côté tout allait bien, elle apprécia grandement ses excuses. Elle lui prit la main avec fermeté.
« Tout ira bien. T'inquiète pas. Tu l'as dit, tu vas le revoir. On fera tout pour. »
John continua de sourire, le cœur empli de gratitude. Il se redressa aussi naturellement que si son intention n'était pas d'apercevoir les boucles de Sherlock dépasser du dossier du siège. Il allait s'endormir, il le sentait. Jamais il ne verrait la route menant à Hurlstone. C'était un non-lieu, hors du temps et de l'espace, inaccessible et invisible, qu'on ne trouvait par accident qu'une seule fois dans une vie, et cette idée se renforçait dans sa tête à mesure que le car s'éloignait de la ville en deuil et que ses paupières s'alourdissaient.
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Se tordant les mains, Sherlock fixait le trottoir et dessinait du regard les fissures et irrégularités qu'il connaissait maintenant par cœur pour avoir passé de longues minutes à les observer ces derniers jours. S'il relevait la tête, il verrait la voiture garée dans l'allée des Watson indiquant la présence de la mère de John, et encore une fois il renoncerait à aller plus loin. Depuis son exclusion temporaire, Sherlock était venu tous les jours après l'heure de la sortie, déterminé et les instructions de John bien en tête (passer discrètement par le côté et aller dans le fond du jardin jusqu'à la cabane). Dès qu'il pénétrait dans la rue, son cœur battait la chamade ; dès que la maison entrait dans son champ de vision, ses jambes se mettaient à flageoler ; et la première fois, dès qu'il avait vérifié le nom sur la boîte aux lettres (bien qu'il fût sûr et certain d'être à la bonne adresse), il avait pris ses jambes à son cou, le sang et le sentiment de lâcheté battant douloureusement contre ses tempes. C'était un rituel répété quotidiennement, avec à chaque fois plus de temps avant la fuite. Mais pas cette fois.
Aujourd'hui, Sally Donovan était venue chez lui. Il en était presque tombé à la renverse et elle avait eu l'air ravi de son effet – mais malgré ses griefs, elle était allée droit au but. Depuis qu'ils étaient de retour à Londres, John n'allait plus en classe non plus. Et Sherlock ne s'était rendu compte de rien. Il était venu tous les jours et pourtant il n'avait pas compris.
Ce fut une conversation très bizarre : Sally était froide, mais elle paraissait vraiment vouloir l'aider – les aider. Quand Sherlock lui avait demandé pourquoi John ne venait plus, Sally n'en avait pas cru ses oreilles. « Tu le fais exprès ou quoi ? C'est de la solidarité, tu connais ? » Elle avait continué à parler, plus ou moins durement, et cette fois Sherlock ne l'avait pas interrompue une seule fois car il était évident que, dans ce domaine, il ne pourrait jamais la surpasser. Ce qu'elle avait dit n'était pas agréable à entendre, surtout venant d'elle mais de fil en aiguille, elle l'avait convaincu – même s'il aurait préféré passer une récréation entière à jouer aux jeux idiots de Wilson et sa bande plutôt que de l'avouer. Il ne fuirait pas. Il serait courageux. Il ne renoncerait pas maintenant, pas alors que John l'attendait et que sa déception grandissait tandis que les jours passaient et que Sherlock n'apparaissait pas. Et dire qu'il n'allait même plus en classe – pour lui ! Sherlock avait si mal de l'avoir fait attendre.
« Tu veux quelque chose ? »
Sherlock se tourna. Il lui suffit d'un regard pour déduire que la jeune fille en uniforme qui l'avait interpellé était Harry Watson, de retour de son école. Elle avait les traits plus fins et moins arrondis que ceux de son frère, mais elle avait les mêmes yeux bleus quand leurs regards se croisèrent, Sherlock sentit son estomac se tordre.
« Voir mon frère par exemple ? » Elle sourit, et – oh, Seigneur – ils avaient aussi le même sourire. « Ça fait des jours que je te vois traîner ici, et que moi j'essaie de te parler. Mais tu te sauves à chaque fois. Dis-moi, Sherlock Holmes. T'es au courant que c'est très impoli ? »
La fierté sur le visage de Harry face à l'étonnement de Sherlock ressemblait à s'y méprendre à celle de Sally un peu plus tôt.
« Fais pas cette tête-là. Évidemment que John m'a parlé de toi. Mais je t'avais imaginé un peu plus grand. »
Sherlock ne roula même pas les yeux. « ...Il va bien ?
– A ton avis ? Cela dit, pour quelqu'un qui passe ses journées tout seul dans une cabane moisie, il s'en sort pas trop mal je suppose. »
Le ton était accusateur, mais elle tendit quand même la main, que Sherlock prit mollement.
« Appelle-moi Harry. »
Sherlock attendit un peu avant de poursuivre. « On m'a dit qu'il n'allait plus en classe.
– Il refuse. Au début nos parents ont cru à un caprice. Puis quand ils ont vu qu'il ne changerait pas d'avis, ils ont décidé de l'emmener voir une psy. (Elle soupira.) Tu sais, au début j'ai cru que c'était une bonne idée moi aussi. Elle est très bien, j'ai souvent été la voir. Mais j'ai l'impression que ça a empiré. Il ne parle plus à personne à part moi. C'était sans doute pas la solution. Ça me tue de le voir aussi malheureux. Je fais ce que je peux pour le soutenir mais je ne comprends rien à ce qui se passe. Personne n'a voulu m'expliquer. Alors comment je suis censée l'aider ? J'étais obligée de compter sur quelqu'un que je n'avais jamais vu pour espérer qu'il aille mieux. Quelqu'un qui jusqu'à présent n'est jamais allé plus loin que le portillon, soit dit en passant. Réponds-moi : tu es son ami, oui ou non ?
– En tout cas il est le mien, » répondit Sherlock.
Harry tapota de son index le front de Sherlock en faisant tss tss. « Idiot, c'est là que tu dois répondre "je suis son meilleur ami, je lui manque et je le sais" ! Dès qu'il m'a parlé de toi, j'ai su que tu étais forcément plus futé que ses bouche-trous, ne me contrarie pas.
– Je suis plus futé qu'eux, dit Sherlock. Mais si tu t'attendais à ce que je réponde ça, alors oui, tu te trompes sur moi. Ce n'est pas à moi de décider de ce que je suis pour lui. »
Harry le fixa, pensive. Ce garçon n'était finalement pas si égocentrique qu'elle l'avait imaginé en entendant John chanter mélancoliquement ses louanges dès qu'il était d'humeur à discuter. C'était tout à son honneur.
« Peut-être que toi tu ne le sais pas, mais moi si. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Il se languit, littéralement. Ça me fait mal de l'admettre, mais tu es le seul à pouvoir faire quelque chose, alors fais-le. Tu vas le voir. Tu ne fuis pas. Je t'en prie – aide-le. »
Abandonnant toute façade, les yeux de Harry s'humidifièrent. Mais Sherlock ne voyait plus que John à travers eux, et une colère diffuse monta en lui. Plus jamais il ne voulait voir de larmes dans ces yeux magnifiques.
« D'accord ? »
Harry lui saisit le poignet fermement (elle était plus forte qu'elle n'en avait l'air) et le guida vers le côté de la maison. Elle ouvrit le portail menant au jardin et souffla :
« T'inquiète pas, d'ici, Maman ne te verra pas. Grouille-toi. »
Sherlock eut un sourire rêveur en voyant au fond du jardin la cabane perdue derrière les quelques arbres et les buissons en fleurs, tel un autre monde dans lequel John s'était cloîtré et où seul Sherlock avait la possibilité de le rejoindre. Mais il chassa ces pensées : John allait mal, et il était hors de question d'embellir la situation.
Harry ignora l'écriteau "Laissez-moi tranquille" qui commençait à prendre l'humidité et toqua à la porte.
« Johnny ? Devine qui est là ? chantonna-t-elle.
– Pas maintenant Harry, » entendirent-ils derrière la porte – et Sherlock eut une boule dans la gorge en réentendant sa voix.
Elle fit un clin d'œil à Sherlock. « A toi l'honneur, » chuchota-t-elle.
Sherlock toqua doucement, sans obtenir de réponse. Ce silence était tétanisant. S'il ne parlait pas, John n'ouvrirait pas, mais que pouvait-il dire ? Puis il eut une idée, qui n'était peut-être pas la meilleure, mais il tenait à montrer patte blanche d'une manière que seul John comprendrait. Il prononça : « Thanatophobie ». Harry haussa un sourcil. Après quelques insoutenables secondes, la serrure se déclencha.
Quand il le vit dans l'encadrement de la porte, Sherlock collecta les informations : restait tout le temps à l'intérieur, dormait mal, ne mangeait presque pas. Exactement comme lui. Sa main gauche était tachée d'encre et la petite callosité de son majeur était rougie et irritée, il avait donc passé beaucoup de temps à écrire. La petite ligne qui s'était creusée entre ses sourcils au moment où il avait vu Sherlock laissait sur son visage une empreinte de colère. Sherlock était meurtri de le voir dans cet état, mais il était là – il était devant lui de nouveau. Son John.
« Loin de moi l'envie d'interrompre ces émouvantes retrouvailles, mais John, si tu as envie que Maman vous grille, rester plantés là c'est le meilleur moyen.
– Harry...
– Oh, moi ce que j'en dis... Et puis je dois vous laisser, Clara passe à la maison tout à l'heure. Qu'est-ce qu'elle dirait si elle me voyait traîner avec des petits ?
– Bon alors salut, grogna John dont la patience atteignait ses limites.
– Je rigole John ! » Harry souriait comme lors d'un matin de Noël, et Sherlock ne pouvait qu'admirer la qualité de sa façade. Elle avait trop souvent vu son frère se forcer à traîner avec les sales gamins de sa classe même sans savoir ce qu'ils faisaient exactement, et à chaque fois qu'il revenait l'air encore plus seul et malheureux qu'avant de les rejoindre, son cœur se fendait un peu plus. Aujourd'hui, il était bougon et trépignait presque de la voir disparaître, et elle en était profondément heureuse. « Je dirai rien à Maman. Et toi, occupe-toi bien de mon petit frère, ok ? »
John leva les yeux au ciel. C'était tout juste si Harry ne sautillait pas en s'éloignant. John fit signe à Sherlock de rentrer, un peu guindé.
Sherlock balaya l'intérieur du regard et John se tint dos à la porte, sans dire un mot.
« C'est agréable ici, murmura Sherlock.
– Mon père a un peu aménagé. Si tu avais vu comment c'était avant.
– Il s'est bien débrouillé. Je comprends que tu aies voulu rester. »
C'était la plus stupide des choses à dire. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Il se mordit la lèvre tandis que John lui jetait un regard blessé, que Sherlock ne vit pas parce qu'il lui tournait le dos.
« Je t'ai attendu. Tous les soirs. Tu en as mis du temps.
– Je...
– On s'était mis d'accord le jour de la convocation. On avait un plan Sherlock !
– Je suis désolé, je suis désolé ! s'exclama Sherlock fébrilement, lui faisant enfin face. Je... je n'osais pas. »
John le dévisagea incrédule.
« Je n'ai pas l'habitude d'aller chez quelqu'un, tu le sais bien. Et tes parents me détestent. » John voulut protester mais Sherlock ne lui en laissa pas le temps. « Je suis venu tous les jours. Je te jure. Mais j'ai pensé... Peut-être que tu avais changé d'avis, que tu ne voulais pas de moi ici. Ta mère m'a bien fait comprendre que je n'étais pas le bienvenu. Et plus les jours passaient, moins j'osais venir, parce qu'en plus tu m'en voudrais de ne pas être venu plus tôt. Comme maintenant.
– Pourquoi j'aurais changé d'avis ? » demanda John plus doucement.
Sherlock haussa les épaules, la gorge serrée.
« Je n'attendais que ça. Tu es la seule chose qui m'empêche de devenir dingue. Peu importe l'heure ou la raison, j'aurai toujours envie de te voir. N'oublie pas ça.
– Je ne veux plus te causer de problèmes.
– Idiot. Le seul problème que tu pourrais me causer, c'est si je ne te voyais plus jamais. »
Sherlock cligna des yeux. John lui avait fait tellement de déclarations depuis qu'ils étaient devenus amis qu'il n'était plus sûr que son cœur puisse en supporter d'autres. Mais il continuait, inlassablement, même quand il ne disait rien et Sherlock fut si soulagé de ne pas l'avoir perdu qu'il se précipita dans les bras ouverts de John pour le serrer aussi fort que possible et rattraper le temps perdu. C'était encore plus chaud, encore plus doux que dans ses souvenirs. John lui massa le dos pour avoir sous ses doigts la preuve formelle que sa venue n'était pas un mirage. Sherlock chassa d'un clignement l'humidité qui vint perler au coin de ses yeux. John et lui étaient réunis, et cela suffisait à son cœur pour exploser de bonheur ; il n'y avait plus de place pour des larmes inutiles.
Ils passèrent un long moment allongés sur le lit d'appoint les yeux rivés sur les planches de bois au-dessus d'eux, à parler à voix basse de choses sans grande importance mais auxquelles ils s'accrochaient par crainte d'aborder les raisons de leur situation actuelle, sans se toucher tout en étant proches. Puis Sherlock sortit les photos qu'il avait réussi à faire développer à la demande de John et ils les admirèrent en silence, s'attardant tous les deux sur la dernière qu'ils avaient prise. L'appareil avait bougé et l'un des côtés était flou, ce qui ne mettait que plus en valeur son sujet : le profil de Sherlock disparaissait presque derrière ses boucles mais l'on pouvait toujours distinguer ses lèvres contre la joue de John, dont l'expression à mi-chemin entre l'étonnement et la béatitude les aurait fait rire dans d'autres circonstances.
« J'aimerais bien la garder, avoua John.
– C'est toi qui les as prises. Elles sont à toi.
– Non, j'ai déjà le masque. Garde-les. » Il sortit la boîte de sous le lit et l'ouvrit devant Sherlock. « Tu vois ? Je le cache ici pour ne pas que mes parents le découvrent.
– Ce serait grave s'ils le découvraient ? C'est juste un masque.
– Non Sherlock. Tu sais bien que non.
– Ça ne leur évoquera rien. Tu devrais pouvoir avoir ce masque sans le cacher.
– Je sais. J'aimerais. Mais c'est pas si simple. »
Sherlock caressa la surface du masque du bout des doigts.
« Tu sais, j'aurais cru que tu t'en serais débarrassé. Je pensais que tu ne voulais garder aucun autre souvenir de Hurlstone. Surtout venant de ce type.
– Je tiens à ce souvenir-là. »
John le toucha à son tour, avec délicatesse et hésitation. Sherlock ressentit le besoin de changer de sujet.
« Harry m'a dit que tu voyais une psychologue. »
John grogna un peu et rangea le masque. Sa sœur était incapable de garder sa langue. Cela dit, il ne savait pas pourquoi il était gêné alors qu'il avait prévu de lui en parler. Et même si cela n'avait pas été le cas, Sherlock aurait bien fini par comprendre même sans Harry.
« C'est pas grave si tu ne veux pas en parler, ajouta Sherlock tandis que John saisissait le cahier qui gisait sur un coin du matelas et qu'il le lui tendit.
– C'est pas ça. Y a pas grand chose à dire, c'est tout. Elle m'a juste demandé d'écrire là-dedans.
– Écrire sur...
– Sur ce qui s'est passé à Hurlstone, oui. Et j'essaie encore de comprendre pourquoi. Ça n'a servi à rien.
– Tu as vraiment tout raconté ?
– Tu veux rire ? Maman pourrait tomber dessus.
– Mais c'est personnel ! »
John pouffa à sa mine scandalisée. « Elle ne sait pas ce que ça veut dire. Tôt ou tard, je sais qu'elle va le lire. Elle n'attend que le bon moment.
– De quoi tu as parlé alors...?
– Tu peux regarder si tu veux. » Il n'avait plus exactement de secrets pour lui, après tout.
Sherlock ouvrit le cahier avec précaution et commença à lire, jetant de temps à autre des coups d'œil à John qui évitait son regard, la branche de chêne claquant sporadiquement à la fenêtre et rompant le silence oppressant.
Il termina, passant son doigt sur l'altération du papier causée par la perforation du point final, l'esprit vide. Son nom n'apparaissait pas une seule fois dans ces lignes noires et tremblotantes.
« C'est de moi que tu ne parles pas. »
C'était stupide, il savait ce qu'il représentait pour John – en tout cas, il savait qu'il comptait pour lui. Pourtant, c'était horriblement douloureux. Hurlstone était leur histoire à tous les deux après tout. John avait réécrit cette histoire avec quelques modifications nécessaires, mais tout le reste était authentique – le passage de la mort d'Eugenia Ronder, à travers les mots maladroits de John, l'avait bouleversé. En revanche, lui était totalement absent, comme s'il n'était qu'un détail sans incidence et facilement effaçable. Il eut apparemment du mal à cacher sa tristesse subite car John vint immédiatement à ses côtés.
« Non Sherlock, non, je sais à quoi tu penses, et tu te trompes. Je fais des cauchemars tout le temps, dès que je réussis à dormir je revois la lune, et Jack, et Eugenia. J'ai écrit uniquement sur ça, parce que c'est ça qui l'intéresse. Ma psy, précisa-t-il. Je ne sais pas si elle compte le lire, mais je ne veux pas qu'elle pense que tu as quoi que ce soit à voir avec les cauchemars. Et je ne veux pas non plus que ma mère continue de penser ça. Tu ne fais pas partie du problème. Tu n'as rien à faire dans ce cahier. Tu es mon ami et ça n'a pas à être analysé. »
Il se rapprocha, leurs épaules se collant. « Tu me crois ? »
Oui, Sherlock le croyait. Les mots de John étaient un baume versé sur toute blessure sur le point de s'ouvrir. Sherlock aimerait qu'il en soit de même pour les siens. Mais il n'était pas plus psychologue qu'il n'avait la réputation de savoir réconforter sans se montrer trop sec et franc. Se sentant de nouveau comme une coquille vide, il se laissa tomber sur le dos et John l'imita, sans le quitter des yeux.
« J'aimerais t'aider.
– Mais tu m'aides Sherlock. Rien que t'avoir ici me fait me sentir mieux.
– Je veux faire plus. Mais je ne sais pas comment. Dis-moi comment, supplia-t-il presque.
– Reste avec moi. »
Le cahier lui parut d'un seul coup extrêmement lourd sur ses genoux. « Je voulais croire que j'étais fort, que j'avais un atout que les autres n'avaient pas. J'avais tellement envie d'y croire que j'ai fini par penser que c'était vrai. Mais je n'ai pas grand chose à part mon cerveau, et même lui m'a fait défaut. Je n'ai pas un dixième du quart de ton courage. »
John rit légèrement, laissant retomber sa tête sur le matelas. « Tu dis n'importe quoi. »
Sherlock ne sourit pas. Il posa son regard translucide sur les mains tremblantes de John négligemment posées sur son ventre. Pour tenter de l'apaiser, Sherlock se tourna sur le côté et posa sa main sur les siennes, avant de la passer en un geste tranquillisant le long de son avant-bras. La rage et l'amertume empoisonnaient son corps, et Sherlock avait l'impression de pouvoir les sentir rien qu'à travers sa paume. Puis, brusquement, John se mit à parler, d'une voix calme, sombre et mesurée. Sherlock l'écouta, sans pour autant cesser ses mouvements. John ne s'en était pas plaint, il s'était donc dit que ça ne le dérangeait pas. Peut-être en avait-il autant besoin que de vider son cœur.
John parla d'abord de ses cauchemars, que Sherlock écouta avec la plus grande attention même s'il les connaissait déjà – à quelques détails près, c'était toujours les mêmes, et il venait tout juste de les lire. Il tentait encore de payer sa dette pour la nuit de leur dispute même si elle était réglée et oubliée depuis longtemps. Il n'osa pas parler de ses propres cauchemars, qui n'avaient rien à voir avec les siens mais qui n'étaient pas moins terrifiants. Sherlock intervint davantage quand John parla de la convocation, le jour où leurs familles et le corps enseignant s'étaient réunis pour débattre sur la situation et délibérer alors que lui et Sherlock attendaient dans le couloir de connaître la sentence. A ce moment-là, ils avaient tout fait pour ignorer ce qui se déroulait dans le bureau du directeur, Sherlock faisant des déductions sur les élèves plus jeunes par rapport aux dessins et aux fresques qui ornaient les murs du corridor et John l'écoutant en riant. Mais il y avait dans leurs bavardages un arrière-goût d'urgence qui les empêchaient d'en profiter pleinement, et ils s'étaient finalement concertés pour trouver un moyen de se réunir si jamais le pire arrivait.
Et c'était arrivé. Sherlock était temporairement exclu pour grave indiscipline et infraction au règlement (bien que compte tenu de l'étrangeté de leur situation il n'y eût pas d'article en vigueur totalement approprié) et on avait jugé que John, parce qu'il avait été influencé, ne méritait pas le même châtiment, mais devait désormais garder ses distances. Mme Watson, à la fin de la convocation, s'était précipitée sur son fils en disant : « Ne t'approche pas de lui ! ». Et il n'avait pas su à qui elle s'adressait réellement. Ce mélange de peur et de dégoût dans son expression au moment où elle avait regardé Sherlock l'avait pétrifié. Il n'y avait rien à faire : Sherlock était en faute dans tous les cas. Avant d'être entraîné vers la sortie, John avait entrecroisé le regard de ceux qui ne pouvaient qu'être les parents de Sherlock. Ils avaient l'air profondément désolé.
« C'est injuste. C'est trop injuste, répétait John.
– Oui. » Sherlock souffla à son oreille : « Je sais que tu ne vas pas à l'école non plus.
– Harry ? soupira John.
– Sally. Elle est venue chez moi aujourd'hui. »
John eut l'air tellement choqué que Sherlock éclata de rire. C'était à peu près ce à quoi il avait dû ressembler en voyant Sally sur son palier.
« Ça ressemble plutôt au genre de truc que ferait Violet, dit John. Peut-être qu'elles s'entendent mieux ?
– Avant j'aurais dit qu'elles devraient apprendre à se mêler de leurs affaires.
– Mais tu ne dis rien.
– ...Non. Elles nous ont aidés.
– Et pas que contre Wilson. » Dès qu'il la reverrait, il remercierait Sally - il ne savait pas comment elle avait fait, mais c'était grâce à elle que Sherlock était aujourd'hui allongé à ses côtés, comme à Hurlstone, comme avant. Il avait sincèrement hâte de la revoir, ainsi que les autres. Ils formeraient une très bonne équipe. « J'aimerais bien faire quelque chose pour elles. »
– Tu devrais d'abord penser à toi John. » Sherlock eut l'air profondément sérieux tout à coup. « Tu te rappelles quand on s'est enfuis de chez Richard Brook ? Je t'ai dit vouloir tout oublier, mais il y a une chose que je n'oublierai jamais. Tu étais à bout de souffle, et je sentais ta peur, je la sentais au plus profond de moi. Et tu t'es mis à rire. Je sais que c'était nerveux, que tu étais sous le choc mais... j'ai quand même compris. Tu avais adoré ça. N'est-ce pas ?
– J'aurais recommencé sans hésiter si j'avais pu, avoua John.
– On peut le faire. Tout de suite même. Tu mérites plus que de rester là. Tu veux plus que ça.
– Sherlock-
– Tu ne vas pas bien. Ça ne t'aide pas du tout d'être ici. Tu n'es pas heureux. Et c'est de ma faute. J'aurais dû venir plus tôt. Mais laisse-moi réparer.
– Si je comprends bien, tu me demandes de m'enfuir avec toi.
– Oui. » Sherlock nota l'air amusé de John et ne put réprimer un demi-sourire. « Un souci ?
– Et tu comptais aller où ? demanda John. A l'autre bout du monde ? Dans un livre de Stevenson ?
– Seulement chez moi, mais je me rallierai à ton choix.
– Chez toi, c'est parfait. »
Sherlock acquiesça. C'était comme s'il s'était personnellement assigné une autre mission, la plus importante de toutes : il insufflerait de nouveau de la joie dans le cœur de John Watson. Il retrouverait le garçon qui se révoltait face aux brutes, qui savait lui dire quand il dépassait les bornes, qui dépassait les bornes avec lui et en riait, le héros qui désirait goûter à l'aventure même après avoir enduré le pire et dont il était décidément, désespérément fou.
Il mettrait un terme à ses cauchemars, et lui mettrait un terme aux siens. Ils se coucheraient à des heures déraisonnables. Ils construiraient une cabane sous les couvertures. Sherlock lui montrerait Billy en espérant que cela le ferait rire comme il avait ri ce jour-là à la bibliothèque. Regarder des films d'horreur n'était sûrement pas une bonne idée, mais ils iraient tout de même mettre le bazar dans la collection de Mycroft. Ils l'espionneraient en espérant trouver quelque chose de compromettant pour le faire chanter auprès des parents. Peut-être qu'ils réfléchiraient à un plan pour se venger définitivement de Wilson ou, à défaut, jouer au jeu "Imagine Wilson..." qu'ils avaient inventé et qui consistait à poursuivre la phrase de la pire manière et la plus drôle aussi. Peut-être qu'il lui confierait tout ce que Sally lui avait conseillé de dire, mais peut-être pas. Pas tout de suite. Peut-être qu'ils réfléchiraient au futur, quand ils seraient grands et libres et qu'ils n'auraient plus personne pour les interdire d'agir et d'être ensemble.
« Mes parents n'arrêtent pas d'insister pour te rencontrer. C'en est presque gênant.
– Au moins ils te soutiennent.
– Ne t'inquiète pas. Ils préviendront les tiens.
– Non. Je m'en occupe. »
John se leva et alla retirer d'un mouvement sec la feuille sur la porte. Il s'empara du stylo toujours coincé entre les pages du cahier et écrivit.
Quelques minutes plus tard, John prit les mains de Sherlock et l'aida à se relever, souriant adorablement malgré le brouillard emplissant toujours ses yeux. « Et maintenant, Monsieur le détective ? »
Sherlock glissa son regard sur ces lèvres roses qui lui souriaient, à lui, rien que pour lui. Il adorait voir ces lèvres étirées aussi radieusement, surtout quand c'était grâce à lui ; il en oubliait presque de respirer. Sherlock sourit à son tour – comment ne le pourrait-il pas ? A partir de ce soir, il se le promit, John Watson ne ferait plus jamais de cauchemars.
Nouant fermement leurs doigts ensemble, le cœur battant à la pensée de ce qui les attendait là-dehors, Sherlock répondit :
« Maintenant, on court. »
La nuit était sur le point de tomber, et Mme Watson avait jugé que si le fils prodigue refusait de rentrer de son propre chef, il était temps de l'en convaincre, même s'il lui fallait s'engager dans un combat à mains nues contre la porte. Elle n'eut pas à le faire. La porte était déjà entrouverte, et la cabane vide.
Sur le matelas étaient posés, négligemment en apparence mais – elle le savait – intentionnellement, un masque translucide et argenté beau à couper le souffle et une feuille de papier moite au toucher et raturée. Elle pouvait désormais lire sur ce qui avait été l'écriteau :
Laissez-nous tranquilles
Au verso, s'étiraient en lettres noires quelques notes brèves ponctuées d'un point final parfait. Elle savait en son for intérieur ce qu'elle allait y lire et, pour ce faire, ressentit le besoin de s'asseoir. Les ornements argentés du masque luisaient encore sous la lumière faiblissante tandis qu'elle lisait. La lettre se chiffonna sous son emprise rageuse et désespérée. Elle retrouverait le monstre aux traits d'enfant qui avait ensorcelé son fils.
Il n'y avait plus qu'à attendre l'aube.
C'EST. FINI. WOW.
...Je crois que je vais attendre un peu avant de réécrire quelque chose d'aussi long XD Je pense m'en tenir aux one-shots, ou à des traductions, je verrai bien !
Je n'ai jamais été très douée pour les mots de fin, mais malgré les soucis qu'elle a pu me poser j'ai adoré écrire cette fic. Je remercie du fond du cœur tous ceux qui ont porté attention à ma modeste fic, que ce soit simplement en la lisant, mais surtout en la mettant en favori/laissant des reviews ! Il n'y a rien de plus encourageant, même si je suis horrible pour ce qui est de la régularité (que les auteurs capables d'écrire 4000 mots/jour me donnent leur secret !)
Un grand merci également à Siuan-Amyrlin pour sa très gentille critique que vous pouvez lire sur le site Fic is not the enemy : (/)2014(/)10(/)17(/)the-many-faces-of-the-moon-sherlock-bbc-gen-fr(/) Cela va sans dire, il faut virer les parenthèses. Désolée, c'est laid, mais comme vous le savez il est impossible d'écrire les liens en entier (sérieux ff . net ... prenez exemple sur AO3, eux au moins ils font de vrais liens hypertextes !)
Et puisqu'il y a tout de même un rapport avec cette fic, un peu de pub : la version remastérisée de Majora's Mask sortira sur 3DS le 13 février. Si vous aimez les jeux vidéo et que vous en avez l'occasion, jouez-y. Vraiment.
Encore mille excuses pour mon manque d'efficacité, j'espère bien vous revoir ultérieurement ! Des bisous des bisous des bisous !
