Disclaimer : les personnages cités dans cette fic ainsi que la trame générale de leur histoire sont la propriété de leur créateur et/ou de leur diffuseur. Seule la trame spécifique de l'histoire de la fic m'appartient. J'écris pour le plaisir, sans contrepartie financière.

Crédit image : NASA, NSSDC

~ Héritage ~

Vietnam, un village proche de Hanoï, mai 1974.

Le ciel était noir et Chuong savait qu'il aurait dû être rentré depuis longtemps. Il réaffirma pourtant sa prise sur la branche qui se présentait juste au-dessus de sa tête et s'y hissa d'un geste souple. Il se laissa ensuite tomber dessus, le dos appuyé contre le tronc solide de l'arbre, les jambes pendant de chaque côté de son siège improvisé.

Bientôt, il entendit un éléphant barrir. Des mouvements dans les buissons lui indiquèrent sa position et un rayon de lune éclaira le dos gris de l'animal ; il chargeait. Chuong sourit : cet arbre était le meilleur poste d'observation de la forêt. Bien mieux situé que celui d'Huu ; ce petit singe prétentieux pouvait toujours dire le contraire, Chuong connaissait la vérité : Huu l'enviait. Il l'avait vu plusieurs fois tenter de s'approprier l'arbre sur lequel il se trouvait actuellement, mais il était bien trop petit pour atteindre les branches les plus basses, et sans doute pas assez agile pour grimper jusqu'à la cime.

Le jeune garçon laissa son regard parcourir le paysage qui s'offrait à lui : la végétation recouvrait la majorité de la terre et les feuilles des arbres, si vertes dans la journée, étaient rendues sombres par la nuit. Au loin, il apercevait quelques endroits brûlés par les bombes qui tombaient du ciel, et il remercia ses ancêtres d'avoir épargné sa forêt. Il chercha la maison de Vú Nguyen parmi les quelques bâtiments qui constituaient le petit village, et ses yeux pétillèrent lorsqu'il reconnut le contour familier de la modeste demeure de sa nourrice. Elle ne serait pas contente lorsqu'il rentrerait : elle lui donnerait sans doute un grand coup derrière la tête pour l'inquiétude qu'il lui aurait causée, avant de le serrer contre elle. Il s'excuserait et elle lui pardonnerait, puis elle lui offrirait le repas qu'elle aurait mis de côté pour lui. C'était comme ça à chaque fois.

Du haut de ses huit ans, Chuong respectait énormément la vieille femme : elle l'avait trouvé dans la forêt des années auparavant, presque nu, son corps trop maigre et couvert de boue, ses pieds abîmés laissant penser qu'il avait erré de longues heures dans cette végétation luxuriante. Elle l'avait recueilli et l'avait nourri comme s'il s'était agi de son propre fils. Elle n'avait jamais prétendu être sa mère et elle lui avait souvent parlé du destin du petit village dont elle pensait qu'il venait : Mỹ Lai.

Lui n'en avait aucun souvenir – pas plus que de ses parents. Il l'avait entendue parler de nombreuses fois des « chiens d'Américains », la colère dansant dans ses yeux, les poings serrés. Et lui, il s'interrogeait de plus en plus, se demandant pourquoi elle se mettait autant en colère à chaque fois qu'elle parlait de ces chiens. Il avait bien compris qu'ils avaient certainement tué ses parents, mais le tigre avait tué le mari de Vú Nguyen dix ans plus tôt, et elle n'en parlait pas avec autant de haine.

Il appuya sa tête contre le tronc de l'arbre et tourna les yeux vers le ciel, l'air rêveur. Ce n'est que la veille qu'il avait enfin pu avoir un premier aperçu de ce qu'étaient des chiens d'Américains. Jusque là, il n'avait entendu que leurs grognements lointains.

La veille, donc, il était en train d'aider sa nourrice à trier le riz sur le pas de la porte lorsqu'un bruit plus fort que celui du tonnerre les avait surpris. La vieille femme avait alors fixé le ciel, une lueur de dégoût dans le regard. Chuong l'avait imitée.

"Regarde ! avait-elle dit. Regarde bien, mon enfant : voici les chiens d'Américains. Voici ceux qui t'ont séparé des tiens."

Et sans une parole de plus, elle avait craché en direction du ciel et elle était rentrée dans la maison. Chuong ne l'avait pas suivie : ses oreilles entendaient toujours le bruit assourdissant mais ses yeux ne voyaient que les nuages. Puis, peu à peu, quatre énormes oiseaux étaient apparus à l'horizon. Lorsqu'ils étaient passés au-dessus de lui, Chuong mais avait ouvert la bouche, émerveillé. Il ne savait toujours pas pourquoi sa nourrice appelait ces créatures volantes des chiens, mais il les avait trouvées magnifiques.


Chuong sortit de sa rêverie en sursaut et faillit tomber de la branche au moment où un son terrible, similaire à celui qu'il avait entendu la veille, envahissait la plaine : on aurait dit que le ciel se déchirait en deux. Il distingua progressivement ce qu'il pensa être un chien d'Américain. Ses yeux s'écarquillèrent : celui-ci était gigantesque, bien plus gros que ceux qu'il avait vus la veille ! L'oiseau ne semblait plus être capable de voler : il tombait à grande vitesse et disparut bientôt, avalé par les arbres.

Le cœur battant, Chuong descendit au sol et se précipita vers le lieu où l'oiseau avait disparu. Il songea brièvement que ça n'était pas prudent ; Vú Nguyen aurait certainement désapprouvé, mais la veille femme avait peur de tout.

Il marcha d'un pas vif pendant un très long moment. Il regarda la vieille montre ronde que Vú lui avait donnée et constata que plus d'une heure s'était écoulée. Il ralentit le pas lorsqu'il vit que les arbres devant lui étaient couchés ; certains semblaient même être brûlés. Peut-être que ces oiseaux crachaient du feu ? songea-t-il en s'enfonçant un peu plus dans la forêt, évitant soigneusement de marcher sur le sol fumant. Soudain, son pied se posa douloureusement sur ce qu'il crut être une racine. Il cria de douleur et manqua de tomber, mais la douleur s'estompit et laissa place à la curiosité lorsqu'il remarqua un objet rond posé sur le sol ; il se baissa et le ramassa, observant de plus près la pièce de métal qui tenait dans la paume de sa main et qui ressemblait à une amulette. Il continua à avancer, les yeux toujours fixés sur sa trouvaille ; lorsqu'il redressa la tête, il constata que l'oiseau de fer se tenait devant lui, gigantesque et immobile.

Chuong commença prudemment à en faire le tour tout en resserrant son emprise autour de l'amulette. La forêt était étrangement silencieuse : on n'entendait ni le cri familier des animaux nocturnes, ni le froissement des feuilles au passage des grands fauves.

Et soudain, tout se précipita.

Une main se plaqua sur la bouche du jeune garçon, étouffant le cri qu'il ne manqua pas de pousser, et il se sentit tiré en arrière jusqu'à être dissimulé par un épais buisson. Il tourna de grands yeux terrifiés vers le visage d'un homme qui lui chuchota quelque chose dans une langue qu'il ne comprit pas. Un deuxième homme, vêtu comme le premier d'une veste et d'un pantalon qui lui rappelèrent le feuillage de la forêt, mit un doigt devant sa bouche. Chuong acquiesça, comprenant qu'on lui demandait le silence. On le relâcha et les deux étrangers sortirent des fourrés, lui indiquant par des gestes de rester là où il était.

Le jeune garçon, à la fois paniqué et intrigué, acquiesça de nouveau vigoureusement. Il regarda les deux hommes faire le tour du vaisseau au moment où une silhouette en sortait. Ce troisième homme avait la peau plus foncée que la sienne ; il était vêtu de magnifiques vêtements aux couleurs vives, et les rayons de lune venaient souligner des reflets dorés à plusieurs endroits sur la longue robe qui recouvrait son pantalon. Chuong bougea légèrement, faisant involontairement craquer des branches sous ses pieds. L'homme richement vêtu tourna rapidement la tête dans sa direction et commença à s'approcher de lui, mais l'un des deux hommes aux vêtements verts lui sauta dessus. Il se dégagea néanmoins de son emprise et tendit le bras en avant ; un rayon frappa l'autre en pleine poitrine et il s'effondra.

Le deuxième homme, celui qui avait tiré Chuong en arrière, s'approcha à son tour. Le tueur ne sembla cependant pas le voir ; il continuait de s'approcher de la cache de Chuong. Lorsqu'il écarta les branches, le garçon tendit les mains en avant pour se protéger, et un rayon bleuté, à peine visible, s'échappa de l'amulette et frappa le tueur au niveau du cou. Il hurla et ses yeux brillèrent avec force alors que l'homme en vert en profitait pour l'engager dans un corps à corps.

Prenant le dessus malgré sa blessure, le tueur ouvrit la bouche ; Chuong fut si choqué par ce qu'il vit qu'aucun cri ne parvint à s'échapper de sa bouche : un serpent rampait maintenant sur le torse de l'homme maintenu au sol ; l'animal se dressa et fondit sur la nuque de sa proie. L'homme en vert hurla et ses yeux brillèrent alors que son agresseur s'écroulait sur lui.

Quelques secondes s'écoulèrent et Chuong vit le corps inerte de l'homme richement vêtu rouler sur le sol, ses yeux grand ouverts le fixant. L'autre se leva et fixa l'endroit où se trouvait Chuong. Il prononça quelques mots d'une voix grave puis il se détourna, pénétra dans l'oiseau de fer et le fit disparaître.

Chuong sentit des larmes rouler sur ses joues alors que ses yeux restaient fixés sur le cadavre allongé à quelques mètres de lui, mais il parvint à se détourner et s'enfuit à toutes jambes vers la maison de Vú Nguyen.