L'encens et la cire des bougies embaumaient l'air d'une petite église catholique, au nord du Kansas. Devant l'autel en marbre finement sculpté était agenouillé un jeune prêtre aux cheveux de jais et aux yeux de glace. Le seul bruit audible dans la nef était celui de son chapelet, qu'il égrenait soigneusement entre ses longs doigts pâles, priant silencieusement, ses lèvres murmurantes. La nuit était tombée depuis longtemps lorsque quelqu'un entra bruyamment dans le sanctuaire, rompant la transe du prêtre. Celui-ci se leva et vit un homme du même âge que lui s'approcher en titubant, une veste en cuir tombant raidement sur ses épaules musclées. Il indiqua un banc du doigt et demanda d'une voix bourrue:
- Je peux ?
La forte odeur d'alcool qu'il exhalait fit froncer le nez à l'ecclésiastique.
- Bien sûr, il n'y pas d'heure pour prier, mon Fils.
- T'es pas mon père, répliqua abruptement le visiteur.
Légèrement froissé, le prêtre le laissa seul et s'apprêtait à continuer ses récitations quand il l'entendit renifler et retenir un sanglot le plus virilement possible. Le premier le considéra alors un long moment, ne sachant s'il fallait le laisser seul ou au contraire essayer de l'aider. D'un naturel obligeant, il opta pour la deuxième.
- Puis-je faire quoi que ce soit pour vous, mon F... monsieur ?
L'homme le vrilla de ses émeraudes rendues floues par les larmes:
- Non, à moins que vous ayez le pouvoir de faire revenir les morts à la vie.
Confus, le prêtre répondit par la négative.
- Parler pourrait vous faire du bien, sans aller jusqu'à une confession... ?, suggéra-il.
- Hors de question, je suis juste venu ici pour... Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas ce que j'espérais... (il sortit une flasque de Whisky argentée de sa poche) Peut-être boire en paix, voilà ! marmonna l'inconnu en joignant les gestes à la parole.
- Je regrette, vous êtes dans un lieu sacré et vous avez déjà assez bu ainsi, lâcha sèchement le prêtre, malgré son apparence indolente, quasi innocente.
Le visiteur tardif l'étudia un instant, jusqu'à ce qu'il détourne le regard des yeux couleur saphir de l'homme d'église. Il y décela une certaine dureté, mais aussi une immense compassion qui l'énerva au plus haut point. Il se leva donc rapidement et entreprit de sortir de l'église pour finir de se soûler tranquillement, lorsqu'une main se posa sur son épaule gauche.
- Je ne peux vous empêcher de faire ce que vous voulez... Mais restez au moins ici, au chaud, je ne veux pas apprendre votre mort dans les journaux demain matin.
Lorsqu'il retira sa main, l'homme ressentit une étrange sensation de vide, comme si la chaleur de sa paume avait laissé une empreinte sur son corps. Il le fixa, étonné du soudain revirement du prêtre. Ils s'échangèrent de longs regards teintés d'un étrange bien-être, jusqu'à ce que l'ecclésiastique annonce, retourné à sa timidité:
- Je vais dormir, j'ai un baptême tôt demain matin. Vous pouvez rester jusqu'à sept heures si vous le souhaitez, mais éteignez les bougies avant de vous coucher.
Le prêtre lui sourit puis disparut au fond de la nef derrière une lourde porte pour rejoindre sa cellule. Il ressortit presque tout de suite pour ajouter:
- Je tiens des réunions pour alcooliques anonymes tous les mardis et jeudis après-midis, si jamais.
Et de refermer la porte.
L'alcoolique en question hésita un instant, avant de soupirer: "Quel drôle de prêtre."