De ce qu'il s'est réellement passé en Aspremont

Bonjour à tous! Voilà une fanfiction qui va passer complètement inaperçu dans la marée des fandoms... Mais qu'importe! C'est un travail littéraire auquel je tiens et que je veux partager (et qui m'a mise en retard pour l'écriture de mes autres fanfictions... honte sur moi ). Cette fanfiction est née d'un délire en cours d'ancien français, et j'en ai fait un texte qui contient une version "améliorée" de la "Chanson d'Aspremont". Pour vous situer, c'est une chanson de geste écrite après la "Chanson de Roland" mais qui se situe bien avant dans la chronologie (Olivier ne fait donc pas partie de l'histoire, il n'a pas encore rencontré Roland! ;) ). Je vous laisse découvrir le texte!

Fanfiction écrite à l'attention de ChibiKitsu, pour son anniversaire :)

Chapitre 1

Ce jour-là, la cour du roi Charlemagne était en liesse, car tout le peuple s'apprêtait à célébrer la Pentecôte. Pour faire de cette fête un moment exceptionnel, le roi Charles fit préparer un festin pour les barons qui le servaient, et ils se réunirent pour partager le repas ensemble.

À la droite du roi se tenait le duc Naimes, son conseiller, son ami, qui lui était très cher. Naimes était un homme droit, qui conseillait le roi de manière à ce que la justice soit toujours rendue avec équité, que les veuves ne soient jamais déshéritées, que les nobles puissent se mettre au service de Charles. Il avait la flatterie en horreur, et son amour pour le bien et la droiture le poussait à vouloir voir les méchants abandonner leurs vices au profit de la foi.

Si les Francs et leur roi aimaient ce bon conseiller, c'était aussi parce que Naimes était un très bel homme d'une trentaine d'années, grand et à la peau très pâle. Ses cheveux d'un brun profond retombaient en longues boucles sur ses épaules, et ses yeux, d'un vert intense, étaient toujours pleins d'amour pour celui qu'il regardait. Toujours célibataire à un âge où la plupart des hommes étaient déjà maris et pères, il se dévouait corps et âme à son roi et à son peuple, prêt à risquer sa vie pour la gloire de Dieu.

À la gauche du roi se tenait Ogier, qui lui était très cher. Charles ne le laissait jamais partir très loin de lui, ni très longtemps, tout comme son neveu Roland, assis de l'autre côté d'Ogier. Tous trois étaient très proches, et se retrouvaient souvent, ce qui faisait sourire les autres barons.

Le dîner était merveilleux. Tout le monde riait, savourant les dernières cuillerées de son dessert, lorsqu'un valet entra par une petite porte et vint glisser quelques mots à l'oreille du roi.

"Barons!", dit-il, "Un messager demande audience. Tenez-vous droits et fiers, et faites honneur à votre roi!"

Aussitôt, les conversations cessèrent, et les barons reprirent leur air grave et noble, prêts à montrer la grandeur des Francs. On ouvrit les portes de la grande salle, et le messager Balan fit son entrée.

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Balan était un roi sarrasin au service d'Agolant et de son fils Eaumont, qui avaient pris la Calabre et la tenaient entre leurs mains. Courtois et respectueux, il était un homme de bien, et reconnu comme tel. Il n'était pas très grand, par rapport aux imposants guerriers francs, mais de bonne taille selon les critères de son peuple. Sa chevelure noire soulignait les contours de son visage hâlé, et il avait les yeux bleus, ce qui était, dans son pays, une chose rare, et considérée comme source de malheur.

Il s'approcha de Charles et s'adressa à lui en ces termes :

"Shalom Aleichem, Roi des Francs, Empereur Charlemagne. Mon roi, Agolant, et son honorable fils, Eaumont, m'envoient vous faire part de leur volonté de vous défier. Ils se trouvent en Calabre, sous l'Aspremont, depuis lequel on peut voir la Sicile, et vous proposent de tenter de la leur reprendre. Mon roi espère triompher de vous, et prouver de ce fait que Mahomet est plus puissant que votre Dieu!"

À ces mots, le roi, qui était déjà très en colère, entra dans une rage noire.

"J'ai entendu plus qu'assez de ces calembredaines! Qu'on se saisisse de cette engeance diabolique!"

"Seigneur!", intervint Naimes, "Le messager n'est que le véhicule de la provocation, pas son auteur. Respectez celui qui met sa vie au service de la parole d'autrui, Sire, car il s'expose à bien des dangers."

Les barons, en admiration devant la sagesse de Naimes, encouragent leur roi à écouter son conseil.

"Laissez-moi être son hôte, mon roi", continua Naimes, "car la route est longue jusqu'en Calabre, où il doit retourner."

Balan était ébloui par le calme et la sagesse qui émanaient de l'impassible conseiller. Lorsque Naimes se leva et se dirigea vers lui, il ne put s'empêcher d'être charmé par sa prestance, son équilibre, sa grâce, et soufflé devant tant de beauté.

"Quel est ton nom, messager du roi païen Agolant?", demanda doucement Naimes.

"Mon nom est Balan, gentilhomme. Quel est le tien?"

"Je suis le duc Naimes, et aujourd'hui, tu demeureras chez moi. Viens!"

Sous les regards des barons et du roi, le sage conseiller et le messager païen sortirent de la salle pour entrer dans les entrailles du château.

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Ils parcoururent les couloirs du palais royal, et atteignirent bientôt une porte de chêne dont la poignée, finement travaillée, était dorée. Le duc l'ouvrit et fit signe à son invité d'entrer.

Les tapisseries, comme les draps de lit et les coussins, couvraient toutes les nuances du jaune or au rouge grenat. La chambre toute entière semblait léchée par les flammes d'un immense brasier, et le rayon de soleil qui s'était glissé à l'intérieur en passant par une minuscule fenêtre faisait vibrer les couleurs des rideaux du lit à baldaquin.

"Quelle pièce magnifique!", s'exclama Balan, tout à fait apaisé par la chaleur du lieu.

Naimes lui répondit d'un sourire, et lui fit signe de prendre place à ses côtés sur les coussins qui garnissaient le sol, dans un coin de la pièce.

"Traitez-vous toujours les païens de passage avec autant de respect, vous les chrétiens?"

"Je préfère", répondit Naimes, "juger un homme à sa valeur véritable que de le traiter différemment selon la foi qu'il a embrassée."

Il y avait tant de douceur dans cette assertion que Balan s'en voulut immédiatement d'avoir provoqué son hôte. Terriblement gêné, il baissa les yeux sur ses mains, serrées sur ses genoux. Naimes se laissa aller à sourire.

"Si tu te reproches toi-même ton comportement, c'est que tu admets que ta remarque était ridicule. Quel caractère impétueux que le tien!"

Balan leva les yeux vers le duc et il lui rendit son sourire. L'homme était bon, juste, et d'agréable compagnie, ce qui détendait le roi sarrasin.

"L'impétuosité de la jeunesse, j'en ai bien peur!", rit-il. "Mon père est passé de vie à trépas en laissant à mes vingt ans la charge d'un royaume. Je ne pense pas être un mauvais roi, mais cette tâche demande une sagesse que je n'ai pas."

"Tu es lucide, j'apprécie cela. Qu'importe que tu sois si jeune, puisque tu as les yeux bien ouverts, et que tu restes alerte!"

Balan fut à nouveau surpris par les mots de Naimes, et par sa courtoisie. Ils parlèrent de différentes choses, du paysage de la Calabre, de leurs rois respectifs, de leurs terres. Puis, le messager adressa au duc une question qui, depuis un moment déjà, occupait son esprit.

"Dis-moi", commença-t-il, "comment est votre Dieu? Quel est l'idéal de votre foi? On nous a dit tant de mal de vous, chrétiens, et pourtant, nous voici en pleine conversation, discutant aimablement l'un avec l'autre! Quels autres mensonges ne nous a-t-on pas racontés!"

"La courtoisie, l'amabilité, ne sont pas des affaires de foi", lui répondit le chrétien, avec un regard bienveillant. "Quant à notre Dieu, je ne puis que te parler du plus grand de ses commandements, qui est celui de l'amour. Dieu nous demande de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés, sans jugement, et sans limite."

"Mais vous ne pouvez-vous aimer qu'entre chrétiens?"

Le duc se mit à rire.

"Parbleu! Bien sûr que non! Mais il faut qu'il y ait de l'amour en l'autre aussi pour que cela fonctionne. Peu de gens de ton peuple prennent le temps de s'arrêter pour nous parler, et chercher de l'amour dans les yeux de quelqu'un qui tient une épée… c'est suicidaire."

"C'est ce que les miens disent de vous aussi, que vous mettez votre lame à nu avant votre âme."

"Oui", soupira Naimes, "là est le problème. Si personne ne fait le premier pas, qu'importe que Dieu soit à nos côtés ou pas, rien de bon ne sortira de cette guerre, si elle a lieu."

Le silence tomba sur la pièce, le temps que les mots du Franc fassent leur chemin dans le cœur du sarrasin.

"Dis-moi, Naimes", finit-il par dire, "peut-on considérer que nous nous sommes arrêtés pour nous parler?"

"Bien sûr."

"Crois-tu qu'il y ait de l'amour en moi?"

Le duc regarda intensément son invité avant de lui répondre.

"Je le crois, oui, Balan."

"Alors, je veux te faire une promesse. Si la guerre a lieu et que je te croise dans la bataille, qu'importent Mahomet et ma foi : je suivrai l'inclination de mon âme, et je mettrai mon épée à ton service."

Balan s'était mis à genoux pour sceller son serment, et Naimes s'était levé pour venir lui prendre les mains.

"Je prendrai grand soin de cette promesse, jeune roi, car je sais que tu dis vrai. Relève-toi, Balan, et scelle tes mots aux miens."

Le jeune homme se releva et déposa un chaste baiser sur les lèvres de Naimes, officialisant son serment.

"Repose-toi, à présent, car elle est longue, la route que tu as à faire demain."

Le jeune messager s'allongea sur les oreillers orangés et se laissa sombrer dans un profond sommeil, apaisé par la chaleur du lieu, sous le regard attendri du duc, qui caressait ses lèvres du bout des doigts.

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Le lendemain matin, à l'aube, Balan quitta le château encore endormi, et Naimes le regarda s'éloigner puis disparaitre, se confondant avec l'horizon.

Le sage conseiller leva les yeux vers le ciel et adressa une prière muette à son Dieu, lui demandant de protéger le jeune homme du danger, et de ne pas mettre d'obstacles sur sa route. Puis, il repartit vers ses appartements, le cœur comprimé par un intense sentiment de vide.

Balan chevaucha sans s'arrêter du château de Charlemagne jusqu'en Aspremont, en Calabre. Lui et son cheval tinrent bon, vifs comme le vent, sans se soucier de la faim, de la soif, de la chaleur.

Enfin, ils firent halte devant le campement sarrasin. Pendant que l'on s'occupait de son cheval, il se dirigea vers la tente de son roi, les yeux baissés, pour que personnes ne soit maudit par ses prunelles azurées.

"Balan, enfin! Il t'en a fallu du temps pour revenir!"

"Shalom Aleichem, seigneur Eaumont", répondit Balan à son jeune interlocuteur.

"Alors, raconte! C'est comment chez les Francs? Ils mangent du serpent de mer et boivent le sang de leurs ennemis? Non, mieux! Ils mangent leurs ennemis? Raconte-moi, allez!"

Balan ne put s'empêcher de sourire face à l'excitation du jeune prince. Eaumont avait tout juste dix-sept ans, et il était l'une des rares personnes de son peuple à ne pas croire aux superstitions, et donc, à apprécier le messager. Il pouvait être très mature, mais en ce moment, il avait un regard d'enfant, le même que la veille de son adoubement. Balan trouvait que ça avait un côté adorable.

"Raconte!", insistait toujours Eaumont.

"D'accord, d'accord!", finit par céder le jeune roi. "Viens avec moi à l'ombre, sous cet arbre."

Ils s'installèrent, et le messager commença son récit.

"Le pays est vraiment magnifique! Il y a tant de verdure, partout, c'est si agréable! Le château du roi était somptueux, lui aussi, tellement majestueux!"

"Et les femmes, Balan? Elles sont comment, les chrétiennes?"

'Ce gosse et les femmes…'

"Il n'y avait pas de femmes dans la salle, désolé de te décevoir, Eaumont… Quand ils m'ont fait entrer, le roi était en train de manger avec ses barons. Il n'a pas aimé votre message. Il levait la main pour me frapper, mais son conseiller, Naimes, s'est interposé. Il a été courtois et accueillant avec moi, on a beaucoup discuté, et…"

"Discuté?", le coupa Eaumont, ébahi. "Discuté?! Tu as discuté avec un chrétien? Mais c'est le monde à l'envers! Ces types sont des barbares, leur Dieu n'arrive pas à la cheville de Mahomet, et toi tu converses tranquillement avec eux? Tu es fou, ma parole!"

"Eaumont, rien de tout cela n'est une question de foi! Les Francs sont braves, courtois, accueillants, et ils ne m'ont fait aucun mal!"

"Tu dis n'importe quoi! Les chrétiens sont cruels et vils, je les déteste! Et toi, tu les défends!"

"Ils ne méritent pas que tu aies des mots durs à leur égard, jeune prince!"

"Je vais aller parler de cela à mon père. Il va te remettre dans le droit chemin, tu vas voir!"

"Eaumont, attends!"

Mais le jeune fils d'Agolant n'écoutait plus son ami le messager. Il courrait vers la tente de son père, inconscient des dangers auxquels il allait exposer le jeune roi.

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Dans sa tente, Agolant attendait le retour de Balan avec une impatience empreinte d'irritation. Il n'était pas quelqu'un de patient, et l'attente lui était insupportable.

Il se mit à faire les cent pas, pestant contre les chrétiens, et priant tout bas pour qu'ils n'aient pas molesté son messager. Une voix le fit sortir de sa réflexion.

"Père! Je dois vous parler, Père!"

Le roi sarrasin leva les yeux au ciel. Son fils venait, sans doute, lui parler de sa nouvelle conquête, de sa petite bouche gourmande et de ses yeux incroyables…

"Fils", commença-t-il, presque à court de patience, "je ne suis actuellement pas dans une disposition d'esprit qui me permette de prêter attention à tes innombrables déboires amoureux, aussi te saurais-je gré de quitter ma tente!"

Il n'avait pas pu s'en empêcher, il avait hurlé à la fin. Ça lui avait fait un bien fou! Mais son fils était toujours là, et il continuait à parler.

"Balan est rentré, père!", annonça le jeune homme.

"Aaah, enfin! Où est-il? Dis-lui que je l'attends ici!"

"Il est dehors, Père. Il me parlait de son voyage, et il m'a dit qu'il avait apprécié son séjour chez les chrétiens! Vous vous rendez compte, Père? Il les a même défendus quand je les ai insultés, eux et leur Dieu!"

C'est le moment que choisit Balan pour entrer dans la tente. Il avait entendu la fin de la réplique du prince, et Agolant avait l'air de ne pas avoir apprécié l'information.

"Tiens, Balan…", susurra le roi. "Justement, mon bien-aimé fils me rapportait quelque chose de tout à fait intéressant à ton propos. Aurais-tu laissé l'un de ces démons te convertir, mon fidèle allié? Serais-tu maudit pour de bon, infâme rejeton de l'Enfer?"

"Mon roi", répondit calmement Balan, "je n'ai jamais laissé entendre une telle chose. J'ai en effet exprimé un grand respect pour ceux qui m'ont accueilli, mais ne dois-je pas ce respect à celui qui me reçoit, quel qu'il soit? Et ne dois-je pas, si l'hôte a été exemplaire, en faire part aux autres autour de moi, pour qu'il soit apprécié à sa juste valeur?"

"Mais, Balan!", intervint Eaumont. "Tu as aussi défendu leur Dieu, et leur foi!"

"Pas du tout, mon prince. J'ai dit que la courtoise n'était pas une affaire de foi, ce qui est tout à fait différent."

Agolant jeta à son fils un regard noir.

"Jeune homme", lui dit-il, "il va falloir apprendre à contrôler cette précipitation et cet emportement qui te caractérisent. J'aurais tué cet homme pour sa trahison alors qu'il n'était coupable que de gratitude! Excuse-toi auprès de lui!"

Eaumont, légèrement honteux, s'approcha de son ami et bafouilla un mot d'excuse que le jeune roi accepta. Quand le prince eu quitté en courant la tente paternelle, Agolant fit asseoir Balan pour qu'il lui fasse, sans quitter le sol des yeux, le récit de son voyage en Douce France.

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Charles, conseillé par ses barons, avait pour sa part décidé de se rendre en Aspremont pour combattre ceux qui l'avaient défié. Avec la bénédiction du Pape, il envoya ses fidèles vassaux rassembler leurs hommes et se préparer pour la guerre. Il convoqua ensuite le brave Turpin, homme d'Eglise et combattant farouche, pour lui demander d'aller parler pour lui à Girard de Vienne, baron ô combien indépendant qui refusait de se soumettre à l'autorité de son roi.

À quelques couloirs de la salle où se passait l'entrevue, Naimes dressait la liste des hommes qu'il allait emmener, et hésitait à prendre avec lui Richier, qui, bien qu'homme de valeur, n'avait pas encore fait ses preuves comme guerrier.

Le duc avait également la tête remplie des mots d'un certain jeune roi, de son visage, de la sensation de ses lèvres… Il s'égara si bien que la liste de noms qu'il était en train de rédiger fut bientôt délaissée, et que la plume se lança dans une danse qui calligraphiait le nom de Balan.

On frappa brusquement à la porte, et Naimes sursauta.

"Entrez!", dit-il néanmoins, dissimulant son parchemin au regard.

"Naimes, mon fidèle conseiller", commença Charles, "j'en ai fini avec ce brave Turpin. Il va aller raisonner le Bourguignon et emmener les plus jeunes à Laon. Es-tu prêt à partir?"

"Oui, Seigneur, j'ai presque fini de rassembler mes hommes, il ne me reste que l'un ou l'autre détail à régler. Vouliez-vous me dire autre chose, mon roi?"

"Je voulais juste que tu saches que j'emmenais Ogier avec moi, mais que j'ai suivi ton conseil en ce qui concerne mon neveu. Même si cela me serre le cœur, je dois me résoudre à laisser Roland avec les plus jeunes, tu as raison."

"Je suis ravi de l'apprendre, mon roi. Mais ne vous faites pas trop de souci pour lui : il a avec lui des amis fidèles qui lui tiendront compagnie."

"Espérons, Naimes, espérons!"

Sur ces derniers mots, Charles s'en fut, et Naimes griffonna sans trop d'enthousiasme les noms de ceux qui l'accompagneraient, avant de sortir annoncer sa décision.

La guerre était en marche.

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Dans une tente d'un camp païen, quelque part en Calabre, un jeune homme aux yeux d'azur repensait aux yeux verts d'un certain conseiller franc, à ses mains dans les siennes, à la douceur de ses lèvres… Il se laissait aller à une délicieuse rêverie, pensait déjà à sa trahison, à ce serment qu'il allait honorer. Il n'avait pas été rejeté par les Francs à cause de ses yeux. Certains, même, avaient les yeux aussi bleus que lui, et mangeaient à la table du roi, alors qu'il ne pouvait même pas garder la tête haute dans les rues!

Il repensait aussi aux mots de Naimes, à ce qu'il avait dit de sa foi. S'il suffisait d'aimer, après tout, pourquoi pas? Il pourrait l'aimer, d'ailleurs, Naimes… Ce serait si simple d'aimer un homme si doux, si juste, si beau. Oui, vraiment, il serait si simple de se laisser convaincre par le vert de ces yeux…

"Balan!", appela la voix d'Eaumont, à l'extérieur de la tente.

Le jeune roi soupira. Depuis qu'il était rentré, il recevait chaque jour la visite du fils de son souverain, qui venait lui parler de filles, de femmes, de leurs yeux et de leur peau, de leur sourire… Et lui n'en pouvait plus de ces histoires, il voulait la paix, pour une fois, et il allait faire semblant de dormir pour qu'Eaumont et ses chimères le laissent tranquille.

"Balan!", appela encore Eaumont, "Ma mère est arrivée au campement avec ses suivantes, mon père demande que tu viennes la saluer!"

Le soupir que poussa le messager fut plus long et plus las que le précédent. Il détestait la reine Saïda. Elle était trop belle, d'abord, et trop fausse, ensuite. Elle n'était reine que de nom, car elle ne prêtait aucune attention à ses sujets. Seules ses toilettes lui étaient dignes d'intérêt, et elle méprisait tout ce qui n'était pas au moins aussi noble qu'elle. Autant dire que Balan, du haut de sa malédiction, était la victime toute désignée des sarcasmes de cette peste aux cheveux de miel et aux yeux d'un noir profond.

Il se leva, résigné, et rejoignit au dehors son jeune compagnon.

"Ah, tout de même!", le taquina Eaumont. "Allez, viens!"

Il prit la main du jeune roi et l'entraina vers la tente où demeuraient ses parents.

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Saïda, reine des quarante déserts et souveraine des oasis, était étendue au milieu des coussins orangés qui garnissaient l'un des coins de la tente. Ses cheveux, d'un brun doré, se répandaient en une masse lumineuse autour de sa tête et ses yeux d'un noir de nuit brillaient d'une malice abreuvée de méchanceté.

"Aaah, Balan!", susurra-t-elle. "Exactement l'homme que je voulais voir! Mais où sont tes manières, jeune roi, tu ne salues pas ta souveraine?"

"Shalom Aleichem", commença Balan, les dents serrées et les yeux baissés, "divine reine des terres de sable et des eaux du désert. Que toutes les bénédictions de Mahomet pleuvent sur votre souveraine personne."

"Shalom Aleichem, roi maudit des espaces où rien ne pousse et des terres stériles. Que jamais ton infamie ne vienne contaminer notre fortune!"

Balan se retenait de serrer les poings et de laisser apparaitre sa colère. Dans ces moments-là, il avait souvent envie de s'arracher les yeux. Mais quand la colère prenait le dessus, il se prenait à avoir sur le bout de la langue une malédiction qu'il aurait bien lancée pour le plaisir de voir les yeux d'encre s'écarquiller d'horreur.

Il ne pouvait pourtant pas répliquer, car son royaume serait écrasé par un mot de la reine s'il le faisait. Il avait peu de terres, mais des gens y vivaient, et il devait à ces personnes le sacrifice de sa fierté. C'était cela, aussi, être un bon roi : faire passer les intérêts de son peuple avant les siens. Et il serait l'esclave d'Agolant, de sa femme et de son fils jusqu'à la fin de cette guerre. Ensuite, il serait libre, et son peuple avec lui.

"Tu as de la chance", reprit Saïda. "Puisque tu es revenu parmi nous pendant mon absence, je n'ai pas eu mon mot à dire concernant ta tendresse peu naturelle pour les chrétiens. Si l'on m'avait consultée, j'aurais demandé à ce que tu sois puni par le fouet pour tes propos."

Balan déglutit difficilement, mais il garda le silence. Il avait en effet eu énormément de chance : les châtiments de Saïda étaient souvent exécutés par ses propres bourreaux, et ils avaient la réputation d'être sans merci.

"Alors… Qui a semé dans ce qui te sert de cervelle les graines du doute? Une femme, peut-être?"

"Mère!", intervint Eaumont. "Il m'a dit qu'il n'avait rencontré aucune femme."

Balan ferma les yeux, qu'il avait simplement gardés baissés. Si le prince intervenait, il allait finir par parler de Naimes, et il ne pourrait cacher son attraction pour le conseiller franc s'il devait l'évoquer. Il était maudit, et on considérait qu'il était incapable d'aimer ; mais s'il aimait un chrétien, il serait traité comme un chien, battu, jeté sur les routes, et son pays serait mis à feu et à sang!

Le jeune homme prit la seule décision qu'il lui était possible de prendre dans une telle situation : il allait mentir.

"Mon prince", commença-t-il, "je ne vous ai pas vraiment dit la vérité. J'ai en effet croisé peu de femmes, mais il y en a une qui s'est trouvée sur ma route. Si je vous ai tu cette information, c'est parce que cette femme était si belle que, si je vous l'avais décrite, vous vous seriez précipité en terre de France pour l'enlever aux siens!"

La reine reporta son attention sur Balan, et un sourire mauvais se dessina sur son visage.

"Ainsi donc, tu t'es laissé convertir par une femme?"

"Non, ma reine, pas convertir, mais envouter! J'étais encore sous son emprise en revenant ici, mais c'est terminé maintenant. Les chrétiens qui m'ont accueilli ont certes été courtois, mais ils n'en restent pas moins des chrétiens!"

Satisfaite de sa réponse, Saïda le congédia afin de se retrouver seule avec son déraisonnable fils, qui parlait déjà de se rendre en France pour profiter de ses vins et de ses femmes.

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L'armée de Charles se dirigeait lentement mais sûrement vers la Calabre, et passa pour cela par la ville de Laon, où le brave Turpin avait fait enfermer les jeunes gens, pour qu'ils ne commettent aucune folie. C'était sans compter la fougue de Roland et de ses compagnons, qui eurent vite fait de mettre leur geôlier hors d'état de nuire et qui se joignirent à l'armée sans perdre une minute.

Charles gardait près de lui Ogier, qui lui était cher, sans savoir que son neveu, qu'ils aimaient tous deux, les suivait de loin. À la gauche du roi, Naimes était plongé dans ses pensées, impatient de croiser à nouveau le chemin de Balan, dont l'image ne le quittait plus. Derrière eux, les guerriers, venus de partout en France (excepté de Bourgogne), trépignaient d'impatience et se préparaient au combat.

Les Francs se dirigeaient sans crainte vers la Calabre, car Dieu était avec eux, et ils savaient qu'ils auraient la victoire. Leur roi était un farouche combattant, et chacun d'entre eux se battrait avec autant de courage.

Ils marchèrent des jours et des jours, s'arrêtant peu, parlant beaucoup, encourageant ceux qui se laissaient envahir par la peur ou calmant l'excitation des plus impétueux. Et, après un voyage aussi long que tranquille, ils arrivèrent enfin en vue de l'Aspremont.

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Alors qu'une partie de l'armée de Charles dressait un campement et s'occupait des vivres, le roi et ses barons continuaient à avancer vers la montagne, au pied de laquelle ils finirent par s'arrêter alors que la lune se levait.

"Mes chers barons", commença Charlemagne, "le camp païen est de l'autre côté de cette montagne. L'un d'entre vous doit se porter volontaire pour être mon messager auprès du roi sarrasin. Cette montagne est pleine de dangers, et seul un homme brave et vaillant pourra en venir à bout. Allons! Qui désire faire honneur à son roi?"

"Moi, sire", lui répondit Ogier.

"Non!", s'écria Charles. "Il n'est pas question que je prenne le risque de perdre quelqu'un qui m'est aussi précieux que toi, mon ami!"

Ogier, percevant la détresse de son roi, s'approcha de lui et lui prit doucement les mains, qu'il leva vers son visage, et il les baisa.

"Je ferai selon votre désir, mon roi", lui dit-il doucement.

Charles, soulagé, laissa échapper un soupir, puis il se tourna à nouveau vers ses barons, une des mains d'Ogier toujours prisonnière des siennes.

"Sire", commença Naimes, "j'ai parmi mes hommes un vassal fidèle qui n'a encore jamais prouvé sa valeur au combat. Laissez-lui cette chance de prouver qu'il est digne des couleurs qu'il porte!"

Richier, car il s'agissait de lui, s'avança vers Charles, qui le détailla des pieds à la tête avant de s'adresser à lui.

"Et bien, jeune homme, puisqu'il te faut faire tes preuves, voici mon message au roi païen : je l'attends de ce côté de la montagne. Qu'il vienne, ou qu'il me dise de venir le rejoindre. Va!"

Richier s'élança vers l'Aspremont pendant que le roi et ses barons installaient un campement de fortune, et que chacun pensait à la bataille à venir.

La suite tout de suite après!

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- Layla