Prologue

- Rends-moi mon fric, j'te dis !

- Ton f'ic ? C'est quoi, ça... Du f'ic ? ricana l'homme totalement ivre.

Le premier homme l'empoigna par le col et lui asséna un violent coup sur le crâne.

Le vieillard derrière lui s'empressa alors de s'engager dans la ruelle désormais désencombrée. Il portait une longue robe pourpre parsemée d'étoiles avec un chapeau pointu assorti. Son accoutrement paraissait d'autant plus exotique étant donné l'état de délabrement avancé de la ruelle.

De vieux tracts et autres déchets jonchaient le sol et le mur de briques à sa droite ne semblait pas avoir été repeint depuis de nombreuses années. Un escalier de secours rouillé cachait l'emplacement d'une porte d'entrepôt, dont la lucarne laissait s'échapper différentes variations de lumière rouge, située à côté d'un lampadaire grésillant. Le bruit sourd et régulier d'une musique rythmée mais étouffée provenait de ce même mur. À sa gauche, une palissade en bois rongé par les mites et les intempéries était partiellement recouverte par des affiches en tous genres. La plus fraîche datait vraisemblablement d'une semaine, et était en partie arrachée, mais on pouvait tout de même y lire les informations clés de ce concert, qui se déroulerait quinze jours plus tard.

Ce qui intéressait plus le vieil homme était cette fameuse porte. Non pas que la musique moldue lui déplaisait, mais il estimait avoir des choses plus importantes à régler.

Il frappa donc trois coups et attendit. La porte s'ouvrit quelques secondes plus tard sur une petite femme avec un chignon serré et maintenu par de la gomina, maquillée à outrance. Elle était affublée d'un corset rouge et d'une sorte de jupe à froufrous du même acabit. Elle tira rapidement sur sa cigarette et souffla la fumée tout en détaillant l'homme qui se tenait en face d'elle. Elle mastiquait une gomme à mâcher qui accentuait son allure vulgaire.

- Désolée, ici on est pas au club des vétérans de l'Après Guerre.

- Je viens simplement parler à quelqu'un.

- Vot' nom, c'est quoi ?

- Je suis le professeur Dumbledore. Je viens chercher Pauley Bleeker.

La jeune femme l'observa un instant et referma légèrement la porte. Dumbledore l'entendit demander une certaine mademoiselle Bleeker par dessus le vacarme assourdissant de la musique, puis il vit une autre jeune femme sortir de la fumée, se diriger vers la consigne et enfiler une sorte de longue veste en cuir cintrée. Elle ouvrit la porte et sourit au professeur.

Pauley Bleeker, ce qui était tout sauf son vrai nom, était une jeune femme d'un mètre soixante-six, avec une plastique irréprochable et un regard bleu acier à couper le souffle. Ses cheveux bruns, coupés dans un carré négligé, encadraient un visage fin et harmonieux, et un menton volontaire qui promettait de nombreuses confrontations. Sa tenue vestimentaire en aurait outré Minerva, songea Dumbledore avec un rire intérieur. Elle portait une robe moulante et scandaleusement courte, avec des bottes hautes à talons aiguille. Son manteau était seyant, épousant gracieusement sa chute de reins, et tombant à seulement quelques centimètres du sol. De quoi rattraper sa quasi-nudité.

- Albus ! S'exclama-t-elle.

- Bonsoir à toi aussi. Je vois que tu t'intéresse à la musique moldue.

- Il faut bien changer, parfois.

- Qu'entendons-nous à présent ?

Elle le regarda avec un air incrédule, puis haussa les sourcils en secouant doucement la tête avec un sourire amusé. Elle tira la porte de l'entrepôt qui se referma avec un bruit sourd.

- Je ne le sais pas moi même. Comme tu le constates, c'est du rock'n'roll mélangé à de la musique électronique. Mes oreilles souffrent depuis des heures.

- S'il te plaît, voudrais-tu cesser de sourire ainsi ? Ça te donne un air carnassier absolument terrifiant, ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

- Et si tu me disais plutôt ce que tu viens faire à cette heure-ci dans le Londres moldu ? Et pourquoi as-tu employé mon ancien nom ? Pauley Bleeker est supposée avoir plus de soixante-dix ans déjà.

- Je passais simplement voir une vieille amie. Faisons quelques pas, tu veux...

Il lui indiqua d'un geste de la main la ruelle éclairée par l'unique réverbère. Ils partirent vers le côté opposé de l'endroit où les deux hommes se battaient.

- Ta venue n'est pas innocente, Albus. En fait, tes battements cardiaques m'en disent beaucoup plus que ton expression faussement innocente.

- Toujours aussi froide et directe, constata-t-il avec malice.

- Toujours aussi heureux et calculateur.

- Mais le fait que je sois simplement venu te voir ne te traverse pas l'esprit ?

- Absolument pas.

- Un caramel ?

Elle regarda la friandise que Dumbledore tenait dans sa main avec un air méfiant.

- Euh, non, merci.

Ils firent une dizaine de pas, le vieil homme mâchonnant son caramel d'un air joyeux, visiblement ravi d'être en compagnie d'une jeune femme refusant ses caramels dans une rue sordide.

- Combien de temps cela fait, depuis que je suis venu te voir la dernière fois ?

- Oh je ne sais plus, j'ai beaucoup voyagé.

- Allons, tu devrais t'en souvenir.

- Hum... Quarante ans ? suggéra la jeune femme, qui ne devait pas en avoir plus de dix-huit.

- Trente, pour être exact. Mais dis-moi, où étais-tu ? Je n'arrivais pas a te contacter.

- Les hiboux ne m'apprécient pas, admit-elle en souriant de nouveau. J'étais quelque part en Sibérie. J'étais à la recherche d'une fille nommée Sacha Khazbieva.

- L'as-tu trouvée ?

- Plus ou moins. C'est une immortelle.

- Comme toi ?

- Non... Juste immortelle. Elle était dans un goulag, avec Ève - tu te souviens d'Ève ?

- Oui... Oh, attention !

La jeune femme vacilla et se retint tant bien que mal à la palissade.

- Fichus talons. Comment les moldues peuvent marcher avec ça...

- Tu viens de marcher sur quelqu'un, lui fit-il remarquer.

- Qui ? s'étonna-t-elle en regardant à sa gauche. Oh...

Elle saisit le corps à ses pieds par le col et le colla à la palissade de bois pourrie qui grinça.

- Excusez-moi, messire, d'avoir piétiné vos augustes doigts. Il faut dire que j'ai du mal avec ces chaussures.

Elle s'essaya à épousseter la veste de la personne, dont la tête ballotait au gré des secousses que lui infligeait la jeune femme, tandis que Dumbledore souriait, amusé. Puis elle le lâcha, mais il s'affaissa lamentablement et retomba net dans sa position de départ dans un craquement sinistre.

- Ah oui, rigor mortis, marmonna-t-elle sans que le vieillard s'en aperçoive.

Celui-ci regardait ailleurs, comme intéressé par l'ambiance glaciale alentour.

Elle entreprit alors de redresser les membres du cadavre, d'aligner ses jambes et ses bras, produisant d'horribles craquements qui firent grimacer le professeur. Au loin résonnaient toujours les cris des deux ivrognes.

- Voilà, ainsi il devrait tenir relativement droit, soupira-t-elle en relevant le corps de manière à ce qu'il soit en appui sur la clôture. Qu'en pense-tu ? C'était mon casse-croûte de tout à l'heure, malheureusement il était ivre, un peu trop même. J'avais l'impression de boire Jésus. J'ai du me flanquer deux bonnes gifles pour reprendre mes esprits.

Dumbledore pouffa.

- Où en étais-je... Ah oui. Sacha. Eh bien, figure-toi que je l'ai eue... Mais elle s'est sauvée aussitôt. Depuis j'ai mis mes recherches en pause. Mais tu ne m'as toujours pas dit ce que tu me voulais.

- Oh trois fois rien... Je voulais te proposer un poste.

Pauley Bleeker s'arrêta net.

- On en avait déjà parlé, Albus, dit-elle, lentement. C'est non. Imagine que j'attaque un de tes élèves... J'aurais l'air de quoi, après ça ?

- Tu mords bien d'autres personnes, dit-il en regardant le cadavre rigidifié appuyé contre la clôture par dessus son épaule.

- C'est différent... Ce type avait une femme et deux enfants. La seule différence avec les autres pater familias, c'est que celui-ci abusait de ses filles et battait sa femme.

Dumbledore dodelina de la tête, les mains derrière le dos et se basculant d'avant en arrière, tout en regardant un point imaginaire à côté d'eux.

- Et puis, je me nourrirais comment, au cas où ? Le bain de foule peut me faire faire des choses...

- Je prendrais toutes les mesures nécessaires. Je te veux à Poudlard auprès de mes élèves en tant que professeur.

- Je ne fais pas de magie, Albus.

- Tu en faisais, autrefois.

- Oui mais la, c'est différent, protesta-t-elle.

- En quoi serait-ce différent ?

- Tu me propose un poste de prof, donc un poste permanent. Si je veux partir ? Tu sais que je tiens à ma liberté. Et puis, un démon enseignant à des élèves la manière de se débarrasser d'autres démons...

- Alors un poste de gardien ? suggéra le vieil homme. Poudlard a besoin de toi... Aujourd'hui plus que jamais.

Elle sembla réfléchir un instant.

- Je ne peux pas accepter Albus. Tu as des Aurors pour ça.

- Tu as raison... Mais je veux que tu assures la sécurité de mes élèves. En tandem avec les Aurors, si tu veux...?

Bleeker s'apprêtait à accélérer le pas quand Dumbledore la retint par le bras et lui dit, d'une voix assombrie :

- Tu sais ce qu'il se prépare... Tu sais que Tom prend de plus en plus de pouvoir. Tu étais là, la dernière fois.

- Je... Non, Albus. C'est votre guerre. Pas la mienne.

Elle se dégagea, fit quelques pas, puis elle sembla se dissiper, telle une brume. Une fraction de seconde plus tard, elle avait disparu.