· 12 février

Appartement de Mac

Georgetown, Virginie

07h24

Elle n'arrêtait pas d'y penser. Tandis qu'elle achevait de s'habiller pour partir au travail, elle laisser ses pensées dériver invariablement vers le même but : la voix de Mic lui annonçant qu'il quittait l'Australie et emménageait à Washington pour être auprès d'elle.

Et surtout, elle revoyait le regard brûlant que Harm lui avait lancé à ce moment-là.

Elle commençait à regretter d'avoir accepté cette bague. Même si elle la portait pour l'instant à la main droite, elle se sentait coupable de voir à quel point Mic comptait sur elle. Il semblait faire tellement de projets sur leur vie future alors que plus le temps passait et plus la jeune femme se sentait prise au piège. Tout cela allait trop vite, trop loin, et elle ne savait pas encore ce qu'elle désirait.

Écartant ses sombres pensées d'un mouvement de tête, la jeune femme enfila rapidement son manteau, attrapa sa sacoche et, après une dernière caresse à Jingo, son vieux chien affalé sur le tapis, sortit.

Le vent glacial du dehors la fit frissonner. Harm allait encore la taquiner à propos de sa belle corvette décapotable, idéale pour rouler en été mais pas sous la neige : la capote, trop fine, la protégeait bien des flocons mais très mal du froid. Remontant le col de son manteau et soufflant dans ses mains pour les réchauffer, le colonel Mackenzie s'engouffra à l'intérieur et fit gronder le moteur.

Washington était magnifique sous la neige. Les bruits assourdis, les véhicules ralentis, les rares passants frôlant les murs, l'épaisse couche blanche recouvrant les bâtiments... La ville entière semblait enveloppée dans du coton. Mais Mac, trop préoccupée, ne prêtait aucune attention à la poésie du lieu, se contentant de quelques réflexions désagréables sur la lenteur exaspérante de son voisin de devant. En effet, en plus de ses soucis personnels, elle se remémorait l'affaire sur laquelle elle travaillait actuellement et cela ne faisait qu'ajouter à sa lassitude. Le jeune enseigne qu'elle défendait était accusé de tentative de viol sur une de ses supérieurs, et l'affaire se présentait plutôt mal. Le capitaine et l'enseigne avaient été amants, mais en tombant enceinte, la jeune femme avait accusé son subordonné de viol pour protéger sa carrière. Les tentatives d'arrangements à l'amiable avaient piteusement échouées et les deux protagonistes s'entre-déchiraient à chaque rencontre.

· 12 février

Bureaux du JAG

Falls Church, Virginie

08h09

Après une longue série de soupirs désespérés, Sarah Mackenzie arriva enfin au JAG. Elle ne croisa personne dans le parking ni dans l'ascenseur, mais failli buter contre le lieutenant Sims en sortant dans le couloir.

_ "Harriet ! Comment allez-vous ?

_ Oh ! Bonjour, colonel !" répondit celle-ci avec un sourire.

Harriet Sims Roberts était enceinte de son deuxième enfant et déjà elle ne pouvait porter d'autre uniforme que les larges chemises blanches de sa précédente grossesse. Avec un sourire attendri, Mac repensa à la naissance du petit A.J., à la panique générale et à l'accouchement en catastrophe dans le bureau de l'amiral. Lui qui avait toujours détesté l'imprévu s'était pourtant montré le plus actif de tous.

Mais aussitôt, les pensées de la jeune femme dérivèrent vers le capitaine Rabb. Ce jour-là, alors qu'Harriet partait enfin pour l'hôpital avec son nouveau-né dans les bras, Harm lui avait promis que si d'ici cinq ans ni l'un ni l'autre ne s'étaient engagés, ils feraient un bébé ensemble. Mac n'en avait pas dormi pendant des nuits : de telles promesses lui ressemblaient si peu ! Lui qui était toujours si désespérément calme, posé, réfléchi, ne prenant aucune décision à la légère. Et depuis, inconsciemment, la jeune femme comptait : cela faisait déjà deux ans...

La voix du sergent artilleur Galindez la tira de ses songes au moment où elle passait devant lui.

_ "Colonel Mackenzie !

_ Oui, sergent ?

_ L'amiral veut vous voir dans son bureau, avec le capitaine Rabb.

_ Merci, sergent, j'y vais tout de suite."

Mac se dépêcha de passer dans son bureau pour y déposer sa serviette et jeta un coup d'œil chez son collègue, mais comme celui-ci semblait déjà avoir rejoint le bureau de l'amiral, elle se dépêcha de faire de même.

_ "Bonjour, Tiner !" lança-t-elle tandis qu'elle passait devant le jeune quartier-maître pour frapper quelques coups discrets à la porte de son supérieur.

_ "Bonjour, colonel !" lui répondit celui-ci juste avant qu'elle n'entre.

· 12 février

JAG, bureau de l'amiral A.J. Chegwidden

Falls Church, Virginie

08h11

L'amiral Chegwidden ne trônait pas derrière son bureau comme à son habitude : les bras croisés dans le dos, il se tenait près de la grande fenêtre et regardait au dehors. Harm, quant à lui, toujours impeccablement vêtu de son uniforme bleu marine et sa casquette blanche posée sur les genoux, avait pris place dans un des deux fauteuils de cuir qui faisaient face au bureau. Son visage s'éclaira d'un sourire de bienvenue lorsque Mac vint s'asseoir à ses côtés.

_ "Vous êtes en retard, colonel." remarqua l'amiral d'un ton froid.

_ "Excusez-moi, amiral, il y avait beaucoup de neige sur les routes."

Chegwidden ne répondit pas tout de suite. Il quitta la fenêtre, vint s'asseoir à son bureau et prit une attitude plus familière, les doigts joints et les coudes posés en triangle sur le sous-main de vieux cuir.

_ "Vous allez devoir vous y habituer : là où vous allez c'est encore pire. J'ai déjà mis le capitaine Rabb au courant des grandes lignes de l'affaire."

Il mit ses lunettes de lecture, prit le dossier posé devant lui et l'ouvrit.

_ "Le sous-secrétaire d'Etat général m'a appelé ce matin : la petite base aérienne de Fort Yukon, en Alaska, a quelques problèmes . Elle assure depuis des années le ravitaillement par avions de la douzaines de petites communautés isolées de la région. Pourtant, le mois dernier, le général de brigade Benjamin Davis, qui dirige cette base, a déclaré huit incidents techniques à quelques jours d'intervalles chacun. Certains appareils ont été bricolés tant bien que mal pour pouvoir assurer leur service habituel, mais la plupart n'ont même pas pu décoller et le trafic habituel a pris plus de deux semaines de retard. Trois des villages ne sont plus du tout desservis et ont du rationner leurs vivres."

Levant les yeux au dessus de ses lunettes, l'amiral regarda ses deux subordonnés et poursuivit :

_ "Le général Davis pense, probablement à raison, que ces 'incidents techniques' sont de nature criminelle. Il a aussitôt mis son supérieur direct au courant, lequel en a parlé au sous-secrétaire, lequel enfin vous charge de résoudre cette affaire.

_ Je doute que ce soit à cause de nos compétences !" remarqua Harm avec ironie. "Je le soupçonne de vouloir se débarrasser de nous le plus vite possible, surtout en cette période !

_ Vous n'avez probablement pas tort, capitaine, vous connaissez comme moi la terreur que vous lui inspirez à toujours fourrer votre nez dans les affaires d'état. Quoiqu'il en soit je suis d'accord avec lui pour ce qui est de vous confier l'affaire : je pense qu'à vous deux vous devriez y arriver relativement rapidement. Vous trouverez tous les détails dans ce dossier. On vous attend là-bas dès ce soir. Des questions ?"

_ Une seule, amiral." répondit Mac. "Quelle température fait-il en Alaska en cette période de l'année ?"

_ Environ -30°C." dit-il avec un sourire narquois. "Ce sera tout ? Bien, rompez."

Harm et Mac se levèrent.

_ "A vos ordres !" répliquèrent-ils à l'unisson.

· 12 février

Base militaire de Fort Yukon

Nord de Fairbanks, Alaska

19h21

_ "Besoin d'aide ?!"

Mac manqua de se casser la figure en descendant du camion mais refusa l'aide du capitaine. Le vent glacial de l'Alaska lui cingla brusquement le visage, faisant descendre un frisson désagréable le long de sa colonne vertébrale. Il faisait un peu plus de 10°C en dessous de zéro et elle était déjà gelée. Elle tenta de se repérer mais elle ne distinguait quasiment rien à travers la tempête.

_ "Vous êtes sûr que npous sommes arrivés ?" cria-t-elle au jeune sergent venu les chercher à l'aéroport.

_ "Oui, ma'me, le bâtiment principal est juste en face de vous !"

Mac devina plus qu'elle ne vit une masse sombre à environ vingt mètres, peut-être plus, son estimation des distances étant plus que douteuse dans un pareil décor. Une main crispée sur le sac militaire qu'elle portait à l'épaule, l'autre main remontant le col de son manteau, elle préféra marcher derrière la haute silhouette rassurante du capitaine Rabb plutôt que se lancer à l'aveuglette.

Finalement, au bout de dix mètres à peine, le petit groupe arriva à couvert et entra sans tarder. Lorsque la porte fut refermée et les sifflements du vent considérablement assourdis, le sergent put reprendre un timbre de voix normal pour leur annoncer :

_ "Je vais vous montrer vos quartiers. Le dîner est servi à huit heures, mais le général vous attend dans son bureau dès que vous serez installés."

Quelques instants plus tard, le jeune homme leur ouvrait une porte au fond d'un couloir.

_ "Il y a deux couchettes superposées. Excusez-nous mais nous ne savions pas que le colonel était... une dame. Si vous voulez, je peux essayer de vous trouver une autre chambre...

_ Il n'y a aucun problème, sergent, ça ne me dérange pas." le rassura-t-elle aussitôt.

_ "C'est vrai que vous commencez à avoir l'habitude, Mac !" remarqua Harm avec un sourire amusé, lorsqu'ils furent seuls.

_ "La preuve étant que je n'entend quasiment plus vos ronflements !" répondit-elle du tac au tac. "Je prends celle du dessus."

Avant que le capitaine ait pu objecter quoi que ce soit, elle avait marqué son territoire en jetant son manteau sur la couchette supérieure, avec une négligence calculée.

· 21 février, neuf jours plus tard

Quelque part au bord du fleuve Yukon

Ouest de Fort Yukon, Alaska

18h37

_ "Harm ! Vous ne savez même pas où nous allons !" cria la jeune femme.

_ "Pour l'instant, loin d'eux ! Ensuite on verra !" lui répondit Harm sur le même ton.

_ "Nous allons nous perdre !"

Il s'arrêta un instant, se tourna vers elle et lui prit le visage entre ses mains gantées.

_ "Ecoutez-moi, Mac, j'ai étudié les cartes géographiques de cette région pendant presque deux jours : je sais où nous arriverons si nous continuons à suivre le Yukon en aval. Faites-moi confiance et suivez-moi."

Mac n'eut pas le loisir de répondre, le capitaine ayant déjà repris son chemin à travers la neige. Elle n'eut d'autre choix que de fixer son regard sur sa silhouette et de lui emboîter le pas.

Ils marchaient de cette façon depuis plus de deux heures. Mac elle-même, toujours capable de donner l'heure à la seconde près sans même regarder sa montre, commençait à perdre la notion du temps. La tempête se calmait peu à peu, se limitant pour l'instant à un doux rideau de flocons : le vent était tombé mais la température avoisinait les -15°C.

_ "Harm ! Je n'en peux plus ! Vous ne voulez pas faire une pause ?"

Les grandes jambes du capitaine cessèrent enfin leur mouvement mécanique infatigable.

_ "Vous aurez du mal à redémarrer, tout à l'heure. Vous allez vous refroidir...

_ Harm, ça fait deux heures qu'on marche avec de la neige aux genoux ! Je n'en peux plus ! Je ne vous demande qu'un quart d'heure !

_ D'accord..."

Il n'en fallait pas plus à la jeune femme pour qu'elle se laisse tomber telle quelle dans la neige. Harm l'imita.

_ "La nuit va tomber, il faut trouver un endroit où dormir." remarqua-t-il au bout d'un moment.

_ "Harm, je vous en supplie, annoncez-moi une bonne nouvelle : dites-moi que vous savez où vous nous emmenez !" fit Mac d'une voix lasse.

_ "Je sais où nous allons, mais ça doit être encore à environ deux miles d'ici.

_ A ce train-là, on y arrivera demain... Si on y arrive..."

La voix de la jeune femme tremblotait d'énervement. Malgré sa propre fatigue, Harm se rendait compte de l'extrême épuisement de sa compagne.

_ "Courage, Mac, vous avez survécu à bien pire... On y mettra le temps qu'il faudra mais on y arrivera, vous verrez..."

Finalement, ils reprirent leur route tant bien que mal, se rapprochant tout doucement de leur but. Harm, toujours devant, traçait un chemin et piétinait la neige pour faciliter la route à son amie. Après avoir suivi pendant plus d'un mile le niveau du fleuve, le sentier s'était soudain mit à grimper et surplombait à présent le Yukon de plusieurs mètres de haut. Harm ralentit aussitôt l'allure et se mit à avancer beaucoup plus prudemment, tâtonnant, rasant la paroi autant que possible car l'épaisseur de la couche neigeuse l'empêchait de bien distinguer les limites de la terre ferme.

Il venait d'escalader un monticule enneigé qui leur bloquait le passage et allait se retourner pour tendre la main à son amie quand il entendit un bruit sourd, étouffé par la neige, puis, plus bas, le craquement de la glace qui se fend.

Faisant volte-face, il se mit à hurler :

_ "SARAH !!!"

Cette dernière n'avait pas proféré un seul cri, ni en glissant sur la plaque de verglas cachée sous la neige, ni en atterrissant, trois mètres plus bas, sur le fleuve gelé. Elle était durement tombée sur le dos et le poids de sa chute avait créé de dangereuses failles dans la glace. Pendant plusieurs secondes, elle chercha à retrouver son souffle, tenta de se relever, se mit difficilement à genoux et n'eut que le temps de relever la tête vers Harm avant que la glace ne se brise tout à fait et qu'elle ne disparaisse sous les flots noirs.

Un instant tétanisé, Harm fit demi-tour et redescendit en courant comme il pouvait à l'endroit où l'escarpement s'abaissait vers le fleuve gelé. Un peu plus loin devant lui, Mac tentait pour remonter sur la glace, mais ses doigts crispés ne trouvaient aucune prise où s'accrocher.

_ "Sarah !!! J'arrive !!!" hurla Harm tandis qu'il se débattait avec la couche de neige qui l'empêchait d'avancer.

Mais il perdit encore de précieuses secondes à déraper sur la glace et, le temps qu'il la rejoigne, Mac avait déjà perdu ses dernières forces et se laissait couler. Une de ses mains cherchait encore désespérément un appui alors qu'elle s'enfonçait déjà dans l'eau glacée.

Paniquant totalement, Harm se retrouva finalement à plat-ventre au bord du trou, les bras tendus vers elle, et au moment où la main de la jeune femme allait disparaître à son tour, il l'attrapa et tira de toutes ses forces. Le visage de Mac réapparut : elle était bleue.

_ "Sarah ! Réveillez-vous ! Sortez de là, bon dieu !"

La voix du capitaine la sortit un instant de sa léthargie : sa main se crispa sur celle de son ami et elle se laissa hisser hors de l'eau.

Harm l'agrippa par les poignets et la traîna sans ménagements jusqu'à la terre ferme, pour que le poids de leurs deux corps ne fasse pas de nouveau céder la glace.

_ "Sarah ! Réveillez-vous !" lui cria-t-il en la giflant violemment sur les deux joues.

La jeune femme ne sentit pas la douleur mais ouvrit les yeux.

_ "Harm..." souffla-t-elle.

_ "On va s'en sortir, Sarah, on est bientôt arrivés. Accrochez-vous !"

Tandis qu'il lui parlait pour la maintenir consciente, il lui retira son manteau et lui fit enfiler le sien. De bleu qu'il était, son visage devint gris et ses dents se mirent à claquer. Enfin, la capitaine la prit dans ses bras et se releva.

Le reste du trajet dura à peine dix minutes mais il sembla à Harm qu'il était interminable. Le vent glacial recommençait à souffler et lui transperçait la peau comme un millier d'aiguilles, maintenant qu'il n'avait plus son manteau pour le protéger. Les muscles de ses bras commençaient déjà à lui faire mal, mais contre lui, les tremblements incessants de la jeune femme et ses lèvres bleues lui rappelaient sans cesse qu'elle allait mourir de froid, et cette pensée lui donnait la force de continuer.

Enfin, un ponton d'amarrage apparut sur le bord du fleuve : plus loin, cachée derrière une rangée de sapins, se dressait une petite bâtisse. Harm, dans un dernier effort, allongea la marche.

_ "On est arrivés, Sarah, c'est fini..." lui murmura-t-il.

La jeune femme ne répondit pas.

Après l'avoir étendue à l'abri du vent, Harm entreprit de forcer la porte. Cela lui fut plus difficile qu'il ne pensait, car le bois avait joué et la porte s'était quasiment encastrée dans le mur. S'énervant contre le temps qu'il perdait et qui pouvait être fatal à son ami, Harm cessa de s'acharner sur la porte et fit le tour de la maisonnette à la recherche d'une autre entrée. Là, il trouva une petite fenêtre dont il réussit à forcer le volet et enfin, après avoir brisé la vitre d'un coup de pied, il porta Sarah à l'intérieur.

· 21 février

Dans une cabane de braconnier, au bord du Yukon

Ouest de Fort Yukon, Alaska

Environ 22h00

Il l'étendit par terre, devant la cheminée, et entreprit aussitôt de la déshabiller. Attrapant au hasard le plaid étendu sur la vieille banquette qui faisait office de canapé, il l'en enveloppa et commença à la frictionner.

_ "Sarah ! Réveillez-vous ! Ne me laissez pas tomber !"

Comme tout à l'heure, au bord du fleuve, il la gifla.

_ "Sarah !"

Encore.

_ "Sarah !!!"

Finalement, celle-ci laissa échapper un gémissement. Harm recommença à la frictionner, tout en la rassurant.

_ "C'est fini, ma belle, c'est terminé. Vous êtes sauvée, maintenant... C'est fini...

_ Harm..." murmura la jeune femme en tentant de s'agripper à lui.

Il la prit dans ses bras en continuant à lui frotter le dos pour la réchauffer.

_ "Oui, Sarah, je suis là... Je suis là... Chuuut... C'est fini..." chuchota-t-il.

Le teint gris cendre de la jeune femme semblait reprendre quelques couleurs. Sa peau était toujours aussi glacée, mais elle avait au moins repris conscience.

_ "Je vais faire du feu, Sarah... Ne bougez pas, laissez-vous faire..." continua-t-il en l'allongeant doucement sur le tapis.

Il était d'ailleurs inutile de le préciser car Sarah était incapable de faire le moindre mouvement si ce n'est trembler de tous ses membres.

Harm partit à la découverte d leur abri. Il retourna dans le petit réduit qui servait de cuisine et par la fenêtre duquel ils étaient passés et trouva une pile de bois et de vieux journaux ainsi qu'une boîte d'allumettes dans un tiroir. Il fouilla aussi chaque armoire pour rapporter toutes les couvertures et les oreillers qu'il put trouver.

Au bout de dix minutes, le feu commença à prendre : le bois de sapin était bien sec et dégageait une forte mais agréable odeur. Harm avait confortablement installé Sarah au milieu des couvertures, adossée à la vieille banquette, et lui avait même déniché une chemise de flanelle délavée. Les cheveux de la jeune femme, mouillés par l'eau puis glacés par le froid commençaient à fondre.

_ "Ca va mieux ?

_ Oui..." répondit-elle d'une petite voix misérable.

_ "La circulation est revenue ?

_ Non... Je ne sens rien..."

Harm rabattit alors la couverture sur les genoux de la jeune femme et, sans écouter ses propres muscles fourbus et endoloris, se mit à lui frictionner les pieds et les jambes. Pendant de longues minutes, il lui étrilla la peau avec un bout de couverture râpeuse.

_ "J'ai l'impression d'être un cheval..." murmura Mac, le visage et la nuque dégoulinants de glace fondue.

_ "Si seulement j'avais de la paille !" lui rétorqua Harm avec un sourire qui se voulait rassurant.

Doucement, il se mit à remonter le long de ses jambes, alternant les frictions énergiques avec de longs massages. Sous ses doigts caressants, Mac cessa de trembler et s'abandonna totalement, sentant peu à peu les picotements désagréables qui annonçaient le retour de la circulation sanguine. Épuisée, les yeux à demi-fermés et la tête rejetée en arrière contre le siège de la banquette, elle observait Harm entre ses cils. Elle remarqua les plis soucieux de son front, l'inquiétude qui se lisait ouvertement sur son visage, la fatigue... Elle se sentit soudain coupable : si seulement elle avait fait attention où elle posait ses pieds, elle ne serait pas tombée à l'eau et n'aurait pas fait partager cet enfer à son compagnon.

_ "Harm..." chuchota-t-elle.

_ "Oui ?

_ "La circulation revient... Vous devriez vous reposer, vous êtes épuisé."

Mais il ne s'arrêta pas. Il n'abandonna ses jambes que pour s'occuper de ses bras et de ses mains glacées. Encore une fois il commença par lui arracher la peau à force de frotter, puis il lui massa longuement les mains, remontant petit à petit jusqu'aux épaules et au dos. Totalement détendue, enfin réchauffée, Mac tombait de sommeil. Harm la fit alors s'allonger parmi les coussins, bien emmitouflée dans sa chemise de flanelle et dans ses couvertures, et la laissa s'endormir.

Quant à lui, il remit le reste du bois dans le feu, retourna en chercher dans le petit réduit, et ce ne fut que lorsque la pile de bûches fut prête qu'il céda à la fatigue et s'allongea aux côtés de la jeune femme. Blottit lui aussi sous les couvertures, tout contre elle, il la regarda dormir pendant quelques instants, rassuré d'entre sa respiration lente et tranquille et de voir que son visage avait retrouvé ses couleurs. Il alla même jusqu'à lui caresser la joue du revers de la main pour s'assurer qu'elle était chaude. Finalement, avec un soupir de soulagement, il remonta ses couvertures et s'endormit.

· 22 février

Cabane de braconnier, au bord du Yukon

Ouest de Fort Yukon

00h42

Il lui sembla qu'il venait à peine de s'endormir lorsqu'il fut réveillé par des gémissements. Mac s'agitait dans son sommeil, les traits tendus, les couvertures rejetées en arrière et la respiration saccadée. Harm, perplexe, se leva sur un coude et voulut la recouvrir mais elle se débattit, sans se réveiller. Passant alors une main sur son front, il s'aperçut qu'elle était brûlante de fièvre.

Un peu paniqué, Harm s'assit tout à fait et regarda sa montre : il avait dormi deux heures. A ses côtés, Mac continuait de délirer dans son sommeil, marmonnant des syllabes incompréhensibles et se tournant dans tous les sens. Ne sachant trop comment réagir devant cette situation et n'ayant aucun médicament pour faire tomber la fièvre, Harm n'avait d'autre choix que d'attendre qu'elle tombe d'elle-même, en espérant que la jeune femme n'ait pas attrapé de pneumonie ou d'autre gentillesse du même genre. Adossé à la banquette, il prit la tête brune sur ses genoux et passa un bras autour de ses épaules en prenant soin qu'elle ne se découvre pas trop, avant d'essayer de se rendormir.

· 22 février

Cabane de braconnier, au bord du Yukon

Ouest de Fort Yukon, Alaska

09h06

Le réveil fut douloureux. Lorsqu'il ouvrit les yeux, Harm se rendit compte qu'il était tombé sur le côté, pendant la nuit, entre la banquette et Mac. Ses muscles courbatus refusèrent tout d'abord de fonctionner et, quand il put enfin se lever et étirer sa colonne vertébrale, chacune de ses articulations endolories protesta énergiquement. En grimaçant, il passa une main sur sa nuque douloureuse et se mit en devoir de ranimer le feu mourant, tout en notant avec ironie qu'il était bien plus facile à ranimer que ne l'avait été Mac la veille... Jetant alors un regard par dessus son épaule, il la regarda dormir : ses cheveux collaient encore à son front, son teint était pâle et sa jolie bouche laissait échapper une respiration un peu trop nerveuse, mais la fièvre semblait être tombée.

Harm s'activa toute la matinée pour entretenir le feu et achever de fouiller la baraque. Il finit par dénicher quelques boîtes de conserves qui pourraient leur caler l'estomac s'ils étaient tenus de rester plusieurs jours, et bricola un fil à linge de fortune devant le feu, sur lequel il étendit les vêtements toujours trempés de Mac.

Celle-ci se réveilla très tard, vers midi.

La première chose qu'elle remarqua fut le silence impressionnant. Au dehors, la tempête s'était calmée : quelques flocons tombaient encore ça et là mais le vent s'était tu. La lumière froide et blanche du dehors rebondissait sur les meubles noirs de la pièce, ce qui créait une atmosphère assez étrange. Frissonnante, la jeune femme remonta la couverture sur ses épaules.

_ "Mac ?"

Harm venait d'apparaître au fond de la pièce. Sarah lui sourit.

_ "Comment vous sentez-vous ?" lui demanda-t-il.

_ "Ca va. J'ai eu de la chance, je crois..."

Le capitaine s'agenouilla près d'elle et posa la main sur son front encore moite.

_ "La fièvre est définitivement tombée, en tout cas." dit-il avec un sourire.

_ "J'ai été malade ?" demanda-t-elle avec surprise.

_ "Vous avez déliré pendant la moitié de la nuit. Vous étiez brûlante.

_ Je ne m'en suis pas rendue compte.

_ Moi, oui ! Vous m'avez fichue une sacrée peur ! Enfin... Ce qui compté, c'est que vous soyez tirée d'affaire maintenant..."

La jeune femme se pencha vers lui, timidement.

_ "Harm... Merci..." murmura-t-elle en posant une main sur son genoux. "Sans vous, je serai déjà...

_ Ne me remerciez pas, Mac, vous en auriez fait autant..." la coupa-t-il. "C'est à ça que servent les vrais amis, non ?"

La jeune femme sourit mais ne retira pas sa main. Harm passa alors un bras autour de ses épaules et l'attira vers lui. En silence, blottis l'un contre l'autre, les yeux perdus dans les flammes de la cheminée, ils songèrent aux derniers jours qu'ils venaient de vivre...

· 12 février, neuf jours auparavant

Base militaire de Fort Yukon

Bureau du général de brigade Davis

Nord de Fairbanks, Alaska

19h44

Le général Davis, un homme âgé d'une cinquantaine d'années, les cheveux grisonnants et l'embonpoint apparent, attendait les nouveaux venus en fumant un cigare, confortablement installé derrière son bureau. La petite base ne semblait pas très active, n'employant qu'à peine vingt personnes : selon toutes apparences on ne se bousculait pas pour se faire muter ici. La base se trouvait à deux miles seulement à l'ouest de la ville mais le fait que la plus grande agglomération de la région, Fairbanks, se situe à plusieurs centaine de miles de là faisait, par comparaison, ressembler Fort Yukon à un trou perdu en rase campagne.

Lorsque les deux avocats du JAG entrèrent dans son bureau, Davis ne fit tout d'abord aucun mouvement pour se lever et les accueillir. Il jeta un long regard à Mac mais les traits de son visage ne trahirent pas le moins du monde son étonnement de se retrouver devant une femme lieutenant colonel.

_ "Colonel, capitaine..." commença Davis en se levant finalement de son fauteuil avec une mauvaise grâce évidente. "J'espère que vous avez fait bon voyage ?

_ Excellent, mon général." mentit Harm de son plus beau sourire de diplomate.

Davis se réinstalla aussitôt, en indiquant au capitaine l'unique fauteuil qui faisait face à son bureau d'un mouvement de tête. Mais Harm, rompu à toutes les politesses, invita sa partenaire à s'y asseoir.

_ "Je vois que le JAG n'a pas perdu de temps pour ouvrir une enquête !" poursuivit Davis sans broncher. "Moi qui pensait que l'affaire allait traîner dans les bureaux pendant des mois... La seule fois où l'on m'a envoyé des avocats du JAG, c'était il y a six ans, pour régler une histoire douteuse entre un de mes hommes et une fille de la région. Le genre mère célibataire, si vous voyez ce que je veux dire, décidée à faire beaucoup de bruit pour soutirer de l'argent à l'Air Force... Non seulement ils ont mis plus de deux mois avant de se décider à régler l'affaire, mais en plus ils m'ont envoyé une femme ! Voyez-vous ça ! Quelle blague..."

A cette dernière réflexion, Mac haussa un sourcil et lança à son partenaire un regard qui en disait long. Davis ne remarqua rien et continua à mâchouiller son cigare éteint en ruminant d'autres pensées aimables.

_ "Vous fumez, capitaine ?" ajouta-t-il en ouvrant une boîte en bois sur son bureau en lui proposant un Havane. Harm refusa stoïquement :

_ "Non, monsieur, plus maintenant.

_ Vous avez tort, c'est un des rares plaisirs qui nous reste en ce monde..." marmonna l'autre.

Harm se contenta de sourire poliment et Davis enchaîna :

_ "Je crois qu'on vous a déjà expliqué le problème, je n'ai pas grand chose à ajouter. Je vous ai fait préparer un dossier où vous trouverez, je pense toutes les copies de rapports dont vous aurez besoin. A vous maintenant de faire votre travail." conclut-il en tendant la chemise cartonnée à Harm.

Tandis que ce dernier y jetait rapidement un oeil, le général l'observa un instant avant de reprendre :

_ "Je crois savoir, capitaine, que vous étiez pilote ?

_ Oui, monsieur. A bord du Seahawk et de l'USS Patrick Henry.

_ Bien ! Les termes techniques ne devraient donc pas vous rebuter ! Évidemment, tous mes hommes sont à votre entière disposition et n'hésitez pas à venir me voir si vous rencontrez un problème.

_ Merci, monsieur." répondit Harm.

_ "Je crois que le dîner va bientôt être servi. Colonel, capitaine, après vous..."

Mac quitta le bureau furieuse. Le général ne lui avait pas adressé le moindre regard et c'est tout juste s'il avait consenti à la saluer d'un mouvement du menton avant qu'elle ne sorte. Jamais on ne l'avait ignorée aussi superbement...

_ "Harm, vous avez vu ça ?

_ Quoi donc ?"

Évidemment, il n'avait rien remarqué...

_ "Mais... La façon dont il m'a traitée !" s'insurgea la jeune femme. "Il ne parlait qu'à vous, on aurait dit que je n'existais pas ! Il était à la limite du manque de respect !"

Harm se contenta de hocher la tête pendant que sa compagne enrageait.

_ "Quel sale type ! On ne leur apprend pas le respect envers un officier, dans l'USAF ? Et cette façon qu'il avait de raconter son histoire d'avocate du JAG incompétente ! Il ne m'a même pas encore vue travailler !

_ Mac... Vous n'allez pas faire toute une histoire parce qu'il ne vous a pas proposé de cigare !" la taquina Harm.

_ "Mais non ! Ca n'a rien à voir avec ça ! C'est... Oh ! Ce que vous pouvez être insupportable, parfois !"

Dans le cas présent, ce fut elle qui se montra insupportable. Le pauvre Harm dut endurer sa mauvaise humeur le restant de la soirée. Mac passa son temps à critiquer ceux qui les entouraient, grommelant entre ses dents, les traitant tout bas de sales misogynes. Même lorsque la nuit et le calme tombèrent sur la base et que tous se furent couchés, elle continua à pousser de longs soupirs exaspérés.

_ "Mac...

_ Quoi ?

_ Il ne faut pas vous vexer pour si peu...

_ Je ne suis pas vexée ! Seulement je trouve qu'ils..."

Le reste de ses (désagréables) réflexions se perdit dans le grincement du sommier.

_ "Mac ?"

Un grognement lui répondit.

_ "Mac !

_ Quoi !!!

_ Dormez."

· 15 février

Base militaire de Fort Yukon

Nord de Fairbanks, Alaska

19h21

Harm et Mac se retrouvaient une fois de plus dans leurs quartiers, entre les quatre murs qui leur servaient de retraite stratégique. Le seul endroit de la base où ils pouvaient avoir un semblant de confidentialité. La jeune femme pianotait nerveusement sur la petite table devant laquelle elle était assise et qui leur tenait lieu de bureau.

_ "C'est quand même incroyable !" s'exclama-t-elle soudain. "C'est à croire qu'ils se sont donnés le mot ! Personne n'a rien vu, personne ne sait rien !"

Depuis trois jours qu'ils étaient là, l'enquête piétinait. Pire : elle en était exactement au même point que lorsqu'ils avaient entendu parler du problème pour la première fois, dans le bureau de l'amiral. Ce qui énervait considérablement le colonel, qui ne supportait pas l'échec.

_ "Ils ont la frousse, c'est certain !" répliqua Harm, à moitié étendu sur sa couchette. "Le général Davis n'a pas l'air d'un type facile à vivre...

_ A qui le dites-vous !" renchérit Mac qui se souvenait de la façon dont elle avait été accueillie.

Elle attrapa une feuille blanche et se mit à griffonner en réfléchissant à voix haute.

_ "Bon, résumons-nous. Nous savons qu'une petite dizaine de sabotages ont été commis depuis environ un mois. Suffisament petits pour passer inaperçus un par un, mais suffisamment grands dans leur ensemble pour perturber tout le fonctionnement de la base. Je crois que nous sommes d'accord sur le terme 'sabotages' car le hasard pour que tant d'incidents se soient produits en si peu de temps serait vraiment trop énorme...

_ Quoique le ou les coupables soient très doués pour maquiller ça en accident !" objecta Harm. "Nous n'avons pas encore pu prouver que c'étaient réellement des actes criminels.

_ Harm..." soupira son amie. "Je sais que nous n'avons pas de preuves mais, au moins pour simplifier temporairement les choses, accordez-moi 'sabotages'...

- Accordé, mon colonel.

_ Bien. Je reprends : la base comporte exactement dix-neuf personnes, ce qui nous fait autant de suspects... Vu la météo, je doute que l'auteur des attentats soit extérieur à la base ou alors il est bien plus fou qu'on ne pense...

_ Mac ! Qu'est-ce que c'est que cette déduction ?!!" se moqua Harm, du fond de sa couchette.

Où il s'était d'ailleurs définitivement vautré...

_ "Oui, je sais, c'est un peu vaseux, mais c'est tout ce qui me vient à l'esprit.

_ Où est donc passée la Mac que je connais ? Celle qui remet toujours tout en cause, même quand elle a superbement gagné une affaire ?

_ Cette Mac-là est fatiguée, ce soir... Vous me laissez finir ?

_ Je suis toute ouïe..."

La jeune femme poussa un soupir agacé avant de reprendre :

_ "Nous avons donc dix-neuf suspects... peut-être plus." ajouta-t-elle en lançant à son compagnon un regard qui en disait long. "Nous en avons interrogé quinze depuis deux jours et aucun n'a été capable de nous révéler quoi que ce soit d'intéressant. En gros, chacun fait son travail parfaitement et personne ne voit rien. Le mécanicien arrive le matin, s'aperçoit qu'il manque une pièce majeure au moteur, fait aussitôt un joli rapport à son supérieur et tout le monde est content. Personne n'a jamais vu de silhouette douteuse aux alentours des avions ou entendu de bruit de pas s'éloignant du hangar ou découvert de traces inhabituelles dans cette fichue neige ou encore reçu de menaces anonymes... Mais pendant ce temps-là, des centaines de gens commencent à mourir de faim !"

Le stylo sur la feuille se mit à grincer. Harm avait l'impression que Mac gravait sa rage dans le bois de la table : une fois lancée, elle ne s'arrêtait plus.

La jeune femme reprit son souffle avant de changer de sujet :

_ "En parlant d'eux, d'ailleurs, nous pouvons les classer en deux catégories : il y a les réserves indiennes et les autres. Et comme par hasard, ce sont les réserves qui sont le plus touchées et ne sont plus du tout approvisionnées !"

La table gémit sous la pointe hargneuse du stylo.

_ "... Mac ! Qu'est-ce que vous venez de dire ?" s'exclama Harm en se relevant sur un coude.

_ "Que c'était les réserves d'Indiens qui..." Elle s'arrêta.

_ "Qu'est-ce que vous essayez de me faire dire, Harm ?

_ Une idée qui vient de me traverser l'esprit. C'est une thès comme une autre, un peu bancale mais pas plus que toutes celles que nous avons eues jusqu'à maintenant. Imaginez un instant que quelqu'un ici veuille recréer un genre de génocide : une façon de se débarrasser en douceur d'un peuple qu'il méprise...

_ Harm ! C'est ignoble, ce que vous dites !

_ Je sais... Mais ça pourrait tenir la route."

Mac resta songeuse un instant.

_ "Après tout, venant d'un homme comme Davis, par exemple, rien ne me surprendrai !" ajouta-t-elle finalement.

_ "Vous pouvez au moins l'écrire sur votre papier : c'est le genre de chose qui peut toujours servir..."

La jeune femme obtempéra aussitôt. Aussi farfelue que pouvait être son idée, elle était loin d'être plus idiote que la dernière qu'ils avaient trouvée.

La pauvre table se mit à gémir de plus belle sans que Mac y prête la moindre attention. Elle enrageait de savoir qu'elle était venue dans ce trou perdu sous soixante centimètres de neige et par -15°C, uniquement pour perdre son temps dans une baraque minable, sans trouver le moindre indice pour boucler son enquête, et pour servir de distraction à de pauvres machos. Aussi était-elle prêt à accepter n'importe quoi, pourvu que ça lui permette de finir son travail et de mettre les voiles le plus vite possible.

On frappa.

_ "Oui, entrez !" répondit-elle d'une voix presque agressive.

Après une seconde d'hésitation, le lieutenant Morena passa l tête par la porte :

_ "Excusez-moi, ma'ame, je me demandais si... Oh ! Pardon, mon capitaine !" ajouta-t-il en apercevant Harm.

Celui-ci sourit aimablement tandis qu'il s'extirpait de sa couchette et reprenait une position un peu plus respectable. Mac, fatiguée et de mauvaise humeur, demanda de son ton le plus neutre possible :

_ "Que puis-je pour vous, lieutenant ?"

Morena se mit à rougir. Ou en tout cas à faire quelque chose qui y ressemblait, vu son teint bronzé. Il bafouilla :

_ "Je... euh... Avec... Avec les copains, on a décidé d'aller en ville ce soir... Dans un bar... Enfin... On s'est dit que vous aimeriez peut-être... Venir avec nous ?"

Mac plaqua un sourire agréable sur son visage.

_ "C'est très gentil d'avoir pensé à moi, lieutenant, mais voyez-vous le capitaine et moi avons beaucoup de travail, ce soir...

_ Oh ! Je comprends, ma'ame !" ajouta précipitamment le pauvre homme qui devint encore plus rouge.

Il semblait ne s'être attendu à rien d'autre qu'un refus. Il restait planté là sans savoir quoi faire et ce fut Harm qui lui sauva la mise en lui donnant gentiment congé.

En refermant la porte, le capitaine étouffa un gloussement.

_ "C'est vrai que nous sommes débordés de travail, ce soir..." commença-t-il d'un ton plein de sous-entendus.

_ "Quoi, encore !" s'exclama Mac.

Harm n'étouffa plus rien du tout : il éclata de rire.

_ "Quelle tête vous faisiez quand il vous a proposé de sortir ! On aurait dit un pingouin qui vient d'avaler une petite cuillère !"

Et il rit de plus belle. Mac ne sourcilla même pas.

_ "Vous trouvez ça drôle ?" grinça-t-elle.

_ "Oh, Mac ! Arrêtez de vous vexer pour un rien ! Ca ne vous arrive jamais, d'habitude !"

Réflexion faite, le 'jamais' était peu être un peu exagéré...

_ "Probablement parce que d'habitude je ne suis pas enfermée seule au milieu d'un vingtaine de mâles qui n'ont pas vu de femme depuis des mois et qui passent leur temps à me reluquer comme un animal extraordinaire quand ils ne sont pas totalement misogynes !!!" répondit-elle d'une traite, furieuse.

_ "Mac..." renchérit Harm pour la calmer, "Il ne faut pas leur en vouloir, vous êtes probablement la meilleure chose qui leur soit arrivée depuis longtemps !

_ Vous m'avez déjà sorti cet argument ! Vous devriez revoir vos classiques, capitaine !"

Harm baissa finalement les bras. Il ne faisait que rajouter de l'huile sur le feu et risquait de finir les dents enfoncées dans les genoux s'il continuait. Quand Mac se transformait en Devil Dog Marine, il valait souvent mieux la laisser se calmer toute seule.

Ce qu'elle finit d'ailleurs par faire car, au bout de quelques minutes de silence, elle reprit son stylo avec un profond soupir résigné.

_ "Je ne sais plus où j'en étais... Ah oui ! Nulle part !"

Son ton sarcastique aurait pu faire concurrence à l'amiral lui-même.

_ "Tout ça ne nous mène à rien, Harm. Cette affaire traîne beaucoup trop...

_ Merci de me le faire remarquer !"

Harm s'était de nouveau avachi sur sa couchette.

_ "Vous avez des suggestions ?" ajouta-t-il.

· 18 février

Base militaire de Fort Yukon

Bureau du général de brigade Davis

Nord de Fairbanks, Alaska

11h35

_ "Non, amiral, nous en sommes toujours au même point... Non... Disons que leur collaboration n'est pas particulièrement assidue... C'est ce que nous essayons de faire, monsieur... Bien, monsieur, bonne journée..."

La ligne fut coupée bien avant que la jeune femme eut achevé sa phrase.

_ "L'amiral n'éatit pas dans son meilleur jour, apparemment !" remarqua Harm, qui avait entendu les vociférations du-dit amiral.

Mac raccrocha le combiné en soupirant.

_ "Il l'était avant que je lui annonce que notre enquête n'avance pas d'un pouce...

_ Ce qui, pour lui, signifie que nous sommes en vacances aux frais du contribuable depuis quasiment une semaine...

_ ... Et que nous avons intérêt à avoir quelque chose à lui raconter la prochaine fois !"

Harm sourit.

Ils sortirent du bureau du général Davis, que celui-ci avait mis à leur disposition pour qu'ils puissent téléphoner à l'abri des oreilles indiscrètes. Mais à peine avaient-ils fait quelques pas que le lieutenant Morena les interpella :

_ "Colonel !"

Harm se sentit soudain devenir invisible, comme à chaque fois que Morena se trouvait en présence de Mac. Pour la énième fois il se demanda ce que ces hommes pouvait bien trouver d'attirant chez une femme telle que Mac, et pour la énième fois il ravala sa parfaite mauvaise fois : malgré le fait que son uniforme olive ne la mettait pas particulièrement en valeur, il ne pourrait jamais nier qu'elle était une femme superbe. D'autant qu'il l'avait déjà vue dans des tenues nettement plus sexy...

A peine eut-il pensé cela qu'un panorama détaillé défila devant ses yeux. Il la revit dans la longue robe noire et moulante qu'elle portait au gala militaire, dans la tout aussi moulante robe bleu nuit du bal de l'ambassade soudanaise, dans la petite nuisette couleur chair qu'elle portait lorsqu'ils avaient dormi dans la même chambre d'hôtel à Moscou et, plus récemment, il la revit topless sur la plage de Sydney, plaquant un magasine contre sa poitrine... Il la revit aussi à chacun de ces (nombreux) instants où il l'avait trouvée terriblement séduisante sans jamais oser se l'avouer à lui-même.

Il dut faire un effort considérable pour chasser ces pensées de son esprit et s'intéresser à la conversation.

Morena s'était statufié en un salut militaire impeccable.

_ "Repos, lieutenant." lui dit le colonel.

_ "Je vous cherchais, ma'me... Et le capitaine aussi !" ajouta-t-il précipitamment.

Harm songea à la piteuse invitation du lieutenant, l'avant-veille, et tenta de retenir un sourire narquois. La différence notable étant que, depuis, Mac avait dormi et qu'elle était de bien meilleure humeur.

La jeune femme demanda d'un ton aimable :

_ "Qu'y a-t-il, lieutenant ?

_ Vous m'avez demandé ce matin s'il y avait moyen de vous dénicher une voiture. Comme le général est en ville aujourd'hui et qu'il est parti avec un des camions, il reste sa Range Rover personnelle."

C'était la plus longue phrase que Harm lui ait jamais entendue dire. Il avait débité son texte avec une telle rapidité qu'il se demanda même combien de temps le lieutenant avait passé à l'apprendre par cœur. Une seconde fois il ravala un sourire, et se tourna vers sa collègue.

_ "Vous auriez pu me tenir au courant de vos projets, Mac !

_ Ca m'a traversé l'esprit ce matin et je n'ai pas eu le temps de vous en parler... Vous nous accompagnez, lieutenant ?"

Celui-ci piqua du nez, comme à chaque fois qu'elle lui adressait la parole.

_ "Euh... Non, ma'ame, je ne dois pas quitter mon poste..." bafouilla-t-il.

_ "Bien, alors trouvez-nous les clefs et nous nous débrouillerons.

_ A vos ordres, ma'ame."

Tandis que Morena claquait des talons, Harm murmura :

_ "Un instant, j'ai cru qu'il vous aurait suivie les yeux fermés !"

Mac lui jeta un petit sourire amusé mais ne prit pas la peine de répondre. Le capitaine ajouta :

_ "Où allons-nous, exactement ?

_ Au village indien le plus proche. Je me demande pourquoi personne ne se préoccupe de les ravitailler par route. Peut-être n'est-elle pas praticable, avec toute cette neige, mais je voudrais m'en assurer.

_ Le général est au courant de notre petite escapade ?

_ Absolument pas. Il était déjà parti quand j'y ai pensé.

_ Vous pourriez lui téléphoner.

_ Je doute qu'il nous donne l'autorisation de bon cœur, surtout si c'est moi qui lui demande !"

Son ton sec indiqua à Harm qu'elle ne digérait toujours pas la conduite du général à son égard.

_ "Harm... Vous me suivez, n'est-ce pas ? On dirait presque que vous hésitez !

_ Je vous suis, comme toujours. Comme ça je serai au moins là pour vous sauver la mise si jamais ça se passe mal !

_ Comme toujours, effectivement !" rétorqua-t-elle avec ironie.

Ils reprirent leur chemin en direction de leurs quartiers.

_ "Harm ?... J'espère que vous savez conduire sous la neige !..."

· 18 février

Sur une route au nord-ouest de Fort Yukon

Alaska

13h22

A travers le rideau de flocons qui tombait depuis déjà un moment, Harm réussit à distinguer l'ombre d'un véhicule, à une dizaine de mètres devant eux.

_ "Je crois que nous allons avoir de la compagnie." dit-il à sa collègue.

_ "Qui est-ce ? Nous n'étions pas censés traverser une région isolée et coupée du monde ?

_ Apparemment pas." ajouta le capitaine, alors qu'ils arrivaient au niveau du véhicule et que deux silhouettes s'avançaient vers eux.

_ "UIn problème ?" demanda-t-il en baissant sa vitre.

L'un des deux hommes encapuchonnés se courba vers lui. Le dialogue fut court.

_ "Non, mais la neige nous empêche d'avancer, il faut faire demi-tour.

_ Ah... Très bien, merci !"

Et les deux hommes s'éloignèrent tandis que Harm remontait sa vitre. Mac, pelotonnée au fond de son siège, observait le camion en silence.

_ "Mac..." commença-t-il. "Vous avez remarqué ?

_ Oui... Leur camion est là depuis au moins six heures. Comme il ne neige pas depuis assez longtemps pour que la couche soit aussi épaisse, c'est qu'il sont là depuis la précédente tombée de neige."

Harm la regarda en haussant un sourcil.

_ "Je ne pensais pas à ça... J'étais juste en train de remarquer que le type avait un accent bizarre. Il parlait difficilement anglais et le coin n'est pas très touristique...

_ Qu'est-ce qu'ils fichent ici ?" murmura la jeune femme.

Les deux hommes n'avaient de cesse de se retourner vers eux, comme pour vérifier qu'ils s'en retournaient bien, mais Harm ne bougea pas la voiture d'un centimètre.

_ "Qu'est-ce qu'on fait ?" demanda-t-il en laissant tourner le moteur. "On va leur demander ce qu'ils attendent ?

_ Ils n'ont pas l'air d'être particulièrement aimables, je ne pense pas qu'ils nous répondront. Vous n'avez qu'à faire demi-tour et...

_ Et on reviendra plus tard, d'accord..."

Il manœuvra finalement la voiture et repartit en sens inverse. Un moment ils roulèrent en silence, avant que Mac reprenne :

_ "A votre avis, de quel âys vient le type qui vous a parlé ?

_ Je n'en sais rien, il avait un accent que je ne connais pas... C'est plutôt à vous de me le dire : c'est vous la pro en langues étrangères !

_ Il me fait penser à l'accent iranien, mais ce n'est pas ça... En tout cas c'est un accent d'origine arabe.

_ Arabe ?

_ Oui... Turc, peut-être, ou israélien...

_ Et vous pouvez me dire ce que fiche un turc en plein milieu de l'Alaska ?!

_ Je n'en sais rien... Tout ça me paraît très louche !

_ Moi aussi... On dirait qu'ils nous ont sorti cette excuse bidon uniquement pour nous empêcher de passer.

_ C'est ridicule ! A quoi est-ce que ça les avancerait ? Il n'y a rien d'autre que de petits villages perdus, par là !"

Ils s'arrêtèrent un instant : Mac avait mis le doigt sur quelque chose.

_ "Quelqu'un semble décidé à nous empêcher de nous y rendre, en tout cas." reprit Harm.

_ "Reste à savoir pourquoi..." répliqua sa partenaire.

· 18 février

Base militaire de Fort Yukon

Bureau du général de brigade Davis

Nord de Fairbanks, Alaska

15h52

_ "Vous pouvez m'expliquer ce que vous fichiez là-bas ?!!!" siffla Davis.

_ "Général..." commença Mac. "Le capitaine et moi nous nous préoccupions du ravitaillement de ces villages. Nous voulions savoir si les routes étaient suffisamment praticables pour permettre de leur acheminer des vivres.

_ Et je suppose que ça aurait été trop vous demander que de me tenir informé !!!

_ Vous n'étiez pas joignable à ce moment-là, général.

_ Je suis TOUJOURS joignable, d'une façon ou d'une autre ! Je veux bien vous aider dans votre enquête mais il ne faudrait pas abuser de ma bonne volonté !

_ Personne ne cherche à en abuser, mon général." intervint Harm pour calmer le jeu. "Mais cela nous a permis de faire de nouvelles hypothèses quant à ces sabotages."

Le général semblait vouloir passer ses nerfs sur quelqu'un et il s'attaqua à Harm.

_ "Des hypothèses, capitaine ?!" cracha-t-il en haussant le menton pour tenir tête à sa haute stature. "Le gouvernement ne vous paie pas pour faire des hypothèses mais pour mener une enquête et découvrir le fin mot de l'histoire ! Si vous n'êtes pas capables de comprendre ça, vous n'avez rien à faire ici !"

Harm ne répondit pas mais se redressa de toute sa taille. Le général sentit alors qu'il ne réussirait pas à le toucher et se retrancha derrière son bureau.

_ "Vous allez retourner à votre misérable enquête. Je vous donne encore deux jours. Passé ce délai, si vous n'avez rien trouvé, je demanderai à ce que l'enquête soit classée et je vous renverrai illico à votre cher travail de grattes-papier..."

Et alors que les deux avocats ne bougeaient pas, Davis fulmina :

_ "Rompez !!!"

En le voyant piteusement battre en retraite devant les 1m94 du capitaine, Mac avait difficilement retenu un sourire moqueur.

· 19 février

Base militaire de Fort Yukon

Quartiers du capitaine Rabb et du colonel Mackenzie

Nord de Fairbanks, Alaska

23h28

Mac entra dans la pièce, claqua la porte et s'appuya contre le battant.

_ "Je les hais ! Je hais cette base !" grogna-t-elle entre ses dents.

_ "Que se passe-t-il ?" lui demanda son partenaire.

La jeune femme traversa la pièce et fourra rageusement sa serviette de toilette en tas dans son sac.

_ "Ce sont de vrais gosses ! De SALES gosses ! Suffisamment gamins pour essayer de m'espionner pendant que je me changeais !"

Harm sourit, amusé.

_ "Et surtout, ne dites rien !" lui jeta-t-elle avant même qu'il n'ouvre la bouche.

Elle grimpa ensuite les quelques barreaux qui lui tenaient lieu d'échelle et s'effondra sur sa couchette.

_ "C'est une des pires enquêtes que nous ayons jamais eu à faire ! C'est nerveusement épuisant !" soupira-t-elle.

_ "Ne vous inquiétez pas, elle sera bientôt finie..." la rassura Harm.

_ "Vous le pensez vraiment ?!

_ Non..."

Mac sourit : elle se leva sur un coude et regarda un instant son compagnon aller et venir dans la pièce.

_ "On y retourne ?" chuchota-t-elle.

Elle n'eut pas besoin de s'expliquer : Harm avait compris qu'elle faisait allusion au barrage suspect sur la route.

_ "Bien sûr !" lui répondit-il. "Demain, si c'est possible..."

Il éteignit la lumière et Mac distingua sa grande silhouette qui se dirigeait vers les couchettes. Il s'allongea sur la sienne avec un soupir, dans un grincement de ressorts.

_ "Mac ?

_ Oui ?

_ Que pensez-vous qu'il puisse y avoir dans ces villages pour que tout le monde nous empêche d'y aller ?

_ Je n'en sais rien... Ce qui m'inquiète le plus, c'est de ne pas savoir ce que sont devenus les habitants : nous n'avons aucunes nouvelles d'eux depuis le début.

_ Je donnerais cher pour retrouver le type de tout à l'heure et essayer de le faire parler..." soupira son partenaire.

_ Moi aussi..."

Ils restèrent silencieux un moment puis les ressorts se remirent à grincer.

_ "Harm ! Qu'est-ce que vous faites ?!" s'exclama Mac en sentant une bosse dans son dos, à travers le matelas.

_ "Rien. Je m'étire, c'est tout... Désolé."

La jeune femme se mit à sourire, dans le noir.

_ "Bonne nuit, Harm...

_ Bonne nuit."

· 21 février

Sur une route au nord-est de Fort Yukon

Alaska

15h40

Ils durent attendre plus de temps que prévu pour pouvoir repartir. La température était tombée à -18°C, et une violente tempête retenait à la base la totalité des véhicules. En début d'après-midi, le surlendemain, les flocons cessèrent enfin de tomber et les routes, quoique dangereuses, furent à nouveau praticables. Entre-temps, Harm s'était ravisé. Il n'était plus tellement convaincu que ce soit une bonne idée de sortir par une météo aussi peu clémente, mais Mac tournait en rond dans la base comme une tigresse en cage. Elle essayait d'être aussi aimable que possible mais il était évident que tout lui portait sur les nerfs, exception faite de son partenaire. Elle avait besoin de bouger, de passer à l'action et surtout de s'éloigne de la "sangsue Morena". Le général Davis leur étant désormais définitivement hostile, ils durent faire appel à son second pour dénicher un véhicule et, après de longs palabres sur la nécessité de ce voyage, ils purent enfin prendre la route.

Durant tout le trajet, ni l'un ni l'autre n'échangèrent un mot. Le ciel plombé menaçait à tout instant de cracher de nouveaux flocons et ils avançaient avec une lenteur exaspérante. Harm était un conducteur prudent : malgré ses roues bardées de chaînes, la voiture accrochait mal le sol enneigé et ils n'avaient surtout pas besoin qu'une malheureuse accélération les fasse déraper et rejoindre les énormes congères du bord de la route.

Finalement, après avoir deux fois plus de temps pour faire le même trajet, ils approchèrent de l'endroit où les deux inconnus leur avaient barré la route.

_ "Arrêtez-vous là !" ordonna Mac à son partenaire juste avant le dernier virage.

_ "Quoi ?!

_ Si vous vous avancez trop, ils vont repérer la voiture et avec le monde qui doit passer sur cette route, ils n'ont pas pu oublier nos têtes. Je voudrais juste vérifier quelque chose."

Harm ne posa pas de questions et obtempéra. Vu la lenteur à laquelle ils roulaient, il s'arrêta sans difficulté en plein milieu de la route. Mac s'emmitoufla le bas du visage dans son écharpe, remonta très haut le col de son manteau et descendit du véhicule.

Harm, un peu anxieux, la regarda s'éloigner en piétinant la neige immaculée et, tandis que la silhouette de la jeune femme s'estompait dans le froid brumeux, il remarqua que personne ne les avait précédés car il n'y avait aucune trace sur le sol. Devant lui, Mac ralentissait comme elle arrivait en vue du supposé camion. Elle se pencha un instant, fit encore quelques pas, puis revint vers la voiture.

_ "Ils sont toujours là !" hoqueta-t-elle en s'engouffrant à l'intérieur et en s'extirpant de son écharpe.

Réflexion qui, en soi, ne surprenait pas plus l'un que l'autre.

_ "Apparemment, ils n'ont même pas bougé. Le camion est presque enterré et il n'y a aucune trace au sol." ajouta-t-elle.

_ "J'avais remarqué. Mais avec cette température, ils n'ont pas pu rester dans leur camion tout ce temps : si ce n'est pas par ici qu'ils repartent, c'est de l'autre côté. Quel est le village le plus proche ?

_ Tekakwita... Mais il est encore loin.

_ Une dizaine de miles, si je ne me trompe pas..."

Mac le regarda, surprise.

_ "Je vois que vous aussi vous avez étudié la région !" s'amusa-t-elle.

_ "Nous n'avions pas grand chose à faire de toute façon. Il fallait bien s'occuper !"

Ils restèrent silencieux un moment, puis Harm demanda :

_ "On va jeter un coup d'oeil ?

_ Plutôt deux fois qu'une ! Je meurs d'envie de savoir ce qu'ils nous cachent !"

Ils prirent plusieurs minutes pour se barricader contre le froid tout en se mettant d'accord sur la marche à suivre.

_ "On y va à pieds et on essaye de les prendre par surprise. Et pas de précipitations, ils ne sont probablement que deux mais on ne sait jamais.

_ J'y vais directement par la route et vous, vous faites un détour pour les prendre par surprise, d'accord ?" marmonna la jeune femme à travers son écharpe.

_ "A vos ordres, colonel." lui répondit Harm en enfonçant son bonnet sur ses yeux.

Le deux hommes étaient assis bien au chaud dans l'habitacle de leur camion. Ils sursautèrent quand Mac frappa à leur vitre mais eurent la bêtise d'ouvrir leurs portières. Mac ne fit ni une ni deux : elle empoigna le conducteur qu'elle jeta à terre puis, sans lui laisser le temps de se relever, elle l'envoya d'un coup de pied s'étaler dans la neige. Un second coup bien ajusté lui fit perdre connaissance.

_ "Tout va bien ?" lui demand Harm en faisant le tour du camion après s'être débarrassé du deuxième type de façon à peu près similaire.

_ "Aucun problème, c'était presque trop facile..."

Ils traînèrent les corps dans la neige, vers l'arrière du camion et les hissèrent à l'intérieur. Après quoi ils refermèrent les portes et grimpèrent dans la cabine du conducteur.

_ "Harm ! Regardez ça !" s'exclama sa partenaire tandis qu'ils fouillaient l'habitacle.

Elle venait de découvrir une carte de la région, pliée et repliée, gribouillée de notes au stylo vert. Ensemble ils se penchèrent sur le papier mais n'eurent pas le temps d'en déchiffrer les instructions : devant eux, à une quarantaine de mètres, les phares d'un autre camion balayaient la route.

_ "Qu'est-ce que..." commença Mac.

_ "Probablement le reste de la troupe qui arrive... On dégage !" la coupa Harm en enfournant la carte dans la poche de son manteau.

Aussitôt, les deux enquêteurs dégringolèrent de la cabine et se mirent à courir en direction de leur voiture. ce fut une erreur : ils se firent inévitablement remarquer par les occupants du second véhicule qui les prit en chasse sans hésiter.

_ "Harm ! Ils nous suivent !" s'égosilla Mac en jetant un regard par dessus son épaule.

_ "Courez !!!"

Dérapant dans la neige, ils arrivèrent tant bien que mal jusqu'à leur voiture. Mac bénit silencieusement son partenaire qui avait eu la bonne idée de ne pas verrouiller les portières, mais celui-ci perdit de précieuses secondes à faire démarrer son moteur. Enfin, la voiture fit un bond en avant, glissa sur la neige, parvint difficilement à faire demi-tour et, au moment où le camion passait à son tour le virage, s'élança dans la bonne direction.

Harm n'avait jamais assisté à une course de vitesse aussi glissant et dangereux, et encore moins participé. Selon toute apparence, le conducteur du camion ne craignait pas la casse car il n'hésita pas à accélérer, ce qui eut pour effet de faire déraper dangereusement le lourd véhicule sur la chaussée.

_ "Harm !" cria sa partenaire au moment où l'impact d'une balle frappait le rétroviseur droit.

Reprenant aussitôt son sang-froid, Mac sortit de la boîte à gants le Smith&Wesson automatique qu'elle y avait déposé à leur départ de la base. Elle s'agenouilla sur son fauteuil, le dos à la route, ouvrit sa fenêtre et tira. Plusieurs de ses balles se nichèrent dans la tôle du camion, mais l'une d'elle fit voler en éclat un essuie-glace et traversa le pare-brise, faisant cesser pour un instant le feu de leurs poursuivants.

Harm finit par se décider à accélérer. Pendant environ un mile, la route était en ligne droite et ils purent augmenter leur vitesse sans se retrouver dans le décor. Mais en arrivant à deux cent mètres du bord du Yukon, que la route longeait un certain temps avant de le traverser, une succession de virages les déstabilisa. Harm négocia mal le dernier et la voiture fit une embardée qui leur fit frôler dangereusement un énorme talus de neige.

Mac, toujours à genoux sur son fauteuil, perdit l'équilibre et serait passée à travers la fenêtre côté conducteur si Harm ne l'avait pas rattrapée au vol.

_ "Mac !"

Effondrée sur les genoux de son partenaire, entre lui et le volant, la jeune femme mit quelques secondes à se redresser. La voiture roula un instant sur le côté gauche, finit par retomber sur ses quatre roues et continua sa route en glissant en diagonale sur la neige.

A grand coups de volant, Harm faisait des efforts désespérés pour redresser le véhicule, sans grand succès. Mac se frotta la tête à l'endroit où elle avait cogné contre la vitre et jeta un regard en arrière : le camion les suivait à une quinzaine de mètres et amorçait à son tour le virage.

_ "Ils sont toujours là ? lui demanda son partenaire en reprenant son souffle.

_ "Oui... Mais ils vont bien trop vite !... Harm ! Ils vont... HARM !!!"

Derrière eux, le camion n'avait pas eu autant de chance. Emporté par sa vitesse et son poids, il n'eut pas le temps de tourner pour éviter le talus enneigé dont l'inclinaison, trop raide, eut pour effet de le renverser sur le flanc dans un bruit de tôle froissée étourdissant. A l'intérieur, les occupants furent tous projetés les uns contre les autres et l'énorme amas de métal se mit à glisser en avant sans que rien puisse plus le retenir. En quelques secondes à peine, il franchit la quinzaine de mètres qui le séparait de la voiture et la percuta violemment. . Les air-bags se déclenchèrent aussitôt.

Frappée de plein fouet à l'arrière, la voiture s'était froissée comme une feuille et fit deux tours sur elle-même en dérapant sur la neige avant d'être de nouveau rattrapée, percutée et irrémédiablement entraînée par le poids du camion.

Finalement, au bout d'une longue glissade qui les emporta sur une bonne centaine de mètres, les deux véhicules finirent par s'immobiliser.

Durant de longues minutes, plus rien ne bougea. Puis Harm ouvrit un oeil. Sa première pensée cohérente fut pour sa partenaire et, tout en essayant de se dégager, il s'assura qu'elle n'avait rien. Bien que n'ayant pas de ceinture de sécurité au moment de l'impact, Mac avait été retenue par un air-bag efficace qui avait parfaitement amorti le choc et lui avait évité un coup du lapin fatal. Elle était inconscient mais semblait ne souffrir d'aucune commotion sérieuse.

Harm s'énerva contre le coussin plastifié qui l'empêchait de se dégager, finit par ouvrir sa portière et s'extirpa difficilement du véhicule pour plonger jusqu'aux genoux dans la neige. Sans un regard pour la tôle pliée qui s'était arrêtée de justesse au niveau des passagers avant, il réussit à faire le tour et s'attaqua à la portière droite. La voiture s'était enfouie dans la neige jusqu'au niveau de la poignée, la vitre avait volé en tout petits éclats et la serrure était coincée, mais quelques efforts en vinrent finalement à bout.

_ "Mac ?... Mac !"

Celle-ci gémit et ouvrit les yeux.

_ "... Harm ?"

Celui-ci soupira de soulagement.

_ "Comment ça va ?" lui demanda-t-il.

La jeune femme prit quelques secondes pour articuler une phrase entière.

_ "Un peu sonnée, mais je crois que ça va..."

Harm avait ramassé un bout de tôle défoncée et réussi à crever l'air-bag pour aider sa partenaire à sortir. Mais à l'instant même où elle s'étirait pour vérifier si elle n'avait rien de cassé, la portière gauche du camion, désormais tournée vers le haut, s'ouvrit et se rabattit sur le côté avec un bruit de ferraille. Un des occupants, un jeune homme avec un fusil en bandoulière, tenta d'en sortir, aperçut les deux fuyards et se mit à crier pour prévenir ses collègues. Selon toute apparence, il n'y avait pas non plus de blessés graves de leur côté.

_ "Vite !" cria Harm en empoignant son amie par le bras.

Ils se mirent à courir en direction du fleuve.

· 22 février

Cabane de braconnier, au bord du Yukon

Ouest de Fort Yukon, Alaska

12h10

Toujours blottie contre l'épaule de son partenaire, Mac avait frissonné au souvenir désagréable de leur long périple dans la neige et de sa chute à travers la glace du Yukon. La fatigue se faisait sentir. La faim, aussi. Les yeux fermés, elle tenta de penser à autre chose.

_ "Harm ?" murmura-t-elle.

_ "Oui ?

_ Vous avez toujours la carte ?

_ Toujours. Elle est dans mon manteau.

_ Vous pouvez me la montrer ? D'après le peu que j'en ai vu, elle a l'air d'être écrite en arabe. Je trouverai peut-être quelque chose d'intéressant si j'arrive à la traduire..."

Harm sourit. La détermination de sa partenaire l'étonnait toujours.

_ "Vous en voulez pas manger un morceau, d'abord ? Vous êtes à bout de forces...

_ Je ne savais pas qu'on pouvait aussi manger, ici !" dit-elle en levant la tête vers lui, un sourire amusé aux lèvres.

_ "Ne vous fiez surtout pas aux apparences, c'est un véritable hôtel quatre étoiles !

_ Je peux savoir ce qu'il y a au menu ?

_ Du bœuf en conserves, des lentilles en conserves, des raviolis en conserves, des champignons en conserves, des fruits en conserves...

_ N'importe quoi mais que ce soit bien consistant, alors !

_ A vos ordres !" conclut Harm en se levant.

· 22 février

Cabane de braconnier, au bord du Yukon

Ouest de Fort Yukon, Alaska

12h42

_ "J'avais raison, c'est bien de l'arabe..." murmura Mac.

Le ventre enfin rempli, la jeune femme avait l'esprit plus clair pour étudier la fameuse carte. Assise en tailleur au milieu des couvertures, le dos au feu pour se réchauffer, elle fronçait les sourcils dans son effort pour traduire les inscriptions illisibles griffonnées sur le papier.

_ "Vous arrivez à la déchiffrer ?" lui demanda Harm en finissant une boîte de pêches au sirop, assis auprès d'elle.

_ "Difficilement... On dirait... D'après ce que je comprends, ces types possèdent quelque chose de très important, caché dans les montagnes...

_ Quelque chose comme quoi ?

_ Attendez... Je crois... Je n'arrive pas à traduire ce mot, là... Ca ressemble à... Un crash, ou un accident...

_ Un objet à eux se serait crashé dans ces montagnes et ils sont là pour le récupérer, c'est ça ?

_ Je suppose, oui. Quelque chose comme ça...

_ Un avion ?... Mais dans ce cas-là pour quoi n'ont-ils pas fait appel aux autorités ?

_ Et pourquoi étaient-ils prêts à nous tuer, uniquement pour protéger ce que nous aurions pu découvrir ?! Ce qu'ils cachent doit vraiment être TRES important !

_ Et quel est le rapport, s'il y en a un, avec les sabotages de la base ?"

Ils restèrent songeurs un instant, découragés devant toutes ces questions sans réponses. Les yeux fixés sur la carte, les lèvres pincées en une moue perplexe, Mac ne prêta aucune attention au fait qu'un bouton de sa chemise s'était décroché et dévoilait un décolleté plus que tentant.

Harm, lui, le remarqua : à demi allongé contre la banquette, il cessa soudain de manger ses pêches au sirop. Mais à peine avait-il commencé à laisser son regard glisser sur cette peau souple et fraîche qu'il reprit ses esprit et, d'un coup de tête, chassa ses pensées. Il se redressa et abandonna le bocal quasiment vide sur le côté.

_ "Récapitulons..." reprit-il. " voilà ce que nous savons : d'un côté, nous avons trois villages uniquement reliés au monde par un service d'aviation militaire, mais complètement isolés depuis plusieurs semaines car les avions sont régulièrement sabotés. Ils n'ont plus de moyen de communication, plus de vivres. D'un autre côté, nous avons deux crétins dans un camion, armés jusqu'aux dents, barrant l'accès de la seule voie terrestre menant à ces villages. Nous avons aussi une carte géographique indiquant qu'un objet crucial pour eux, probablement un avion ou un satellite, s'est crashé dans les environs de ces trois villages... Question : quel est le rapport ?

_ Et que sont devenus les habitants de ces villages, dans l'histoire ?"

Harm acquiesça d'un signe de tête.

_ "Imaginons..." continua-t-il, "que ces supposés israéliens aient envahis ces villages pour protéger leur... disons... leur avion. Je comprend qu'ils veuillent en empêcher l'accès, mais pourquoi par ailleurs essaye-t-on de les affamer ?

_ Et pourquoi faire autant de bruit autour d'un simple avion ?

_ C'est probablement beaucoup plus qu'un simple avion. Peut-être un prototype hyper-sophistiqué, qui sait ?

_ Et peut-être quelqu'un d'autre a-t-il découvert tout ça et essaye de les déloger pour s'approprier l'engin?

_ Le tout sans attirer l'attention des autorités américaines, mais ça n'a visiblement pas marché puisque nous sommes là, vous et moi..."

Mac fronça les sourcils. Elle remarqua enfin que sa chemise s'était un peu trop ouverte et la reboutonna d'un geste naturel avant tout en continuant :

_ "C'est peut-être pour ça qu'ils n'essayent pas de franchir la frontière. Cette histoire dure depuis quasiment un mois, ils auraient dû s'en aller depuis longtemps !

_ C'est vrai. C'est que quelqu'un les en empêche... Dans ce cas... Les deux types dans leur camion ne seraient pas là pour nous empêcher de passer, mais pour les empêcher, eux, de fuir.

_ Ca pourrait coller. Mais quel est l'intérêt ? Et ça n'explique pas pour autant les sabotages à la base..."

Le visage d'Harm s'éclaira soudain. Les éléments avaient enfin réussi à s'assembler pour former une trame unique.

_ "Mais si, c'est ça ! Nous raisonnions comme s'il n'y avait qu'un seul groupe, dans l'histoire mais imaginons maintenant que nous avons affaire à un groupe qui protège son 'objet crucial' alors que les autres essayent de le récupérer. Les uns se barricadent dans les villages environnants qu'ils ont envahis et les autres les encerclent, les empêchent de passer la frontière et les affament pour qu'ils se rendent !

_ Israéliens contre palestiniens, par exemple..." murmura la jeune femme.

_ "Exact !

_ Et ils pourraient avoir perdu par exemple un avion de guerre original qui donnerait l'avantage aux uns et que les autres empêcheraient à tout prix de récupérer."

Elle regarda son compagnon, les yeux brillants.

_ "Tous les éléments collent dans ce cas-là !"

Harm sourit et pointa la carte du doigt.

_ "Et maintenant écoutez-moi et dites-moi si quelque chose vous paraît louche." commença-t-il. "Un avion ou un satellite, qui mettrait la touche finale au conflit en donnant la victoire aux palestiniens, se crashe dans la région. Aussitôt, les palestiniens débarquent pour reprendre leur bien, mais les israéliens tentent de profiter eux aussi de la situation. Avant que les palestiniens aient eu le temps de nettoyer le terrain et de repartir chez eux, ils sont encerclés par leurs ennemis et sommés de se rendre en abandonnant l'avion. Comme ils n'obtempèrent pas, les israéliens leurs coupent les vivres en sabotant les avions."

Mac remit une bûche dans les flammes.

_ "Ce qui sous-entend qu'il y a un espion travaillant pour eux dans la base.

_ Oui... Et ça nous fait encore pas mal de boulot pour arriver à tirer tout ça au clair. Les histoires de pays étrangers et de diplomatie sont toujours très délicates..."

La jeune femme ne répondit pas tout de suite : elle regardait la bûche s'enflammer peu à peu.

_ "Ils ont sûrement autre chose à cacher..." reprit-elle au bout d'un moment.

_ "Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?

_ Le fait que ni les uns ni les autres n'aient tenté de faire appel au soutient du gouvernement. Tout serait tellement plus facile pour eux...

_ Peut-être l'ont-ils fait ?

_ Je ne pense pas... Le Président aurait sauté sur l'occasion pour tenter de résoudre la totalité du problème israélo-palestinien et s'attirer ainsi la sympathie des européens. Et la presse en aurait fait la une... Non, je pense qu'il doit y avoir une bonne raison pour que tout se passe dans la plus grande discrétion possible. N'oubliez pas que les deux types dans leur camion étaient aussi là pour nous empêcher de passer : c'est donc qu'ils ne veulent pas que les américains interviennent dans leurs affaires."

Harm s'allongea contre la banquette en soupirant, les mains derrière la tête. Son amie avait raison.

_ "Encore une fois, alors qu'on nous avait envoyés résoudre une affaire bidon, nous avons trouvé le moyen de mettre le nez dans un complot international !" s'amusa-t-il. "Je crois qu'après ça, le sous-secrétaire d'état général va nous haïr définitivement !

Mac se mit à sourire.

· 22 février

Bureaux du JAG

Bureau de l'amiral Chegwidden

Falls Church, Virginie

18h06

_ "Tiner !" le rappela Chegwidden.

_ "Oui, monsieur ?"

L'amiral n'était pas de bonne humeur ces jours-ci, aussi le jeune quartier-maître réagit-il au quart de tour et pivota instantanément sur lui-même alors qu'il s'apprêtait à quitter le bureau.

_ "Vous n'avez toujours pas eu de nouvelles du capitaine Rabb et du colonel ?

_ Non, monsieur. Toujours pas depuis leur dernier coup de fil il y a quatre jours.

_ Aucune nouvelle quelconque venant de Fort Yukon ?

_ Aucune, monsieur."

L'amiral fronça les sourcils et cessa d'écrire. Il releva la tête et resta songeur un instant avant d'ajouter :

_ "Ce sera tout, Tiner. Rompez.

_ A vos ordres !"

Alors que Tiner sortait enfin, A.J. Chegwidden retira ses lunettes de lecture et se laissa aller en arrière dans son grand fauteuil de cuir. Il observa un long moment l'aigle empaillé qui lui servait de compagnon depuis de longues années, sans penser à rien. Puis il fronça de nouveau les sourcils et décrocha son téléphone.

_ "Tiner ? Passez-moi le bureau du général Davis, à Fort Yukon..."

· 22 février

Cabane de braconnier, au bord du Yukon

Ouest de Fort Yukon, Alaska

19h27

_ "A quoi pensez-vous ? demanda Mac en s'approchant.

_ "Au fait que je ne sais pas combien de temps nous devrons rester ici. La neige n'arrête pas de tomber depuis une heure."

Harm, debout, les bras croisés, devant la petite fenêtre, laissait vagabonder son regard sur l'étendue cotonneuse qui recouvrait le paysage. Le lieu n'offrait pas un très grand panorama : devant eux, une étendue dégagée menait jusqu'au fleuve, sévèrement encadrée par des rangées de sapins. De l'autre côté, au delà du petit débarcadère disparu sous la neige et du fleuve gelé, d'autres conifères plantaient leurs ombres noires sur un tapis bleu de glace. Enfin, très loin à l'horizon, s'étendait une ligne épineuse de montagnes, la chaîne de l'Alaska. Harm savait qu'elle comprenait deux sommets, le mont McKinley et le mont Logan, mais il fut incapable de les reconnaître.

_ "Nous aurons assez de nourriture ?" s'inquiéta Mac.

_ Assez pour trois jours, maximum. Après quoi je pourrai prendre un des fusils et sortir chasser le caribou !"

La plaisanterie pince-sans-rire d'Harm ne les fit effectivement rire ni l'un ni l'autre. Au dessus d'eux planait toujours la menace que leurs poursuivants les retrouvent.

_ "Vous croyez qu'ils ont abandonné la poursuite ?" demanda Mac.

_ "On en peux que l'espérer..."

La jeune femme se renfrogne et remonta frileusement la couverture sur ses épaules, tandis qu'Harm passait un bras rassurant autour de ses épaules.

· 22 février

Bureaux du JAG

Falls Church, Virginie

18h31

_ "Amiral ? Le sécrétaire d'état à la Marine vous demande au téléphone.

_ Merci, Tiner. Passez-le moi sur la ligne 2."

Le quartier-maître obtempéra, puis retourna à ses occupations. Il sursauta quand l'amiral sortit brusquement de son bureau, sa mallette sous un bras et sa casquette blanche sous l'autre.

_ "Tiner ! Trouvez-moi le premier vol pour Fort Yukon. Je pars dès que possible...

_ Mais... Monsieur...

_ Un problème, Tiner ?

_ C'est que... Il neige beaucoup, là-bas, je ne suis pas sûr que l'aéroport soit ouvert...

_ Je me fiche de ce genre de problèmes, quartier-maître ! Débrouillez-vous mais trouvez-moi un vol !

_ Je... Bien, monsieur."

Bud, qui lisait un dossier eu moment où la voix de Chegwidden l'avait interrompu, lança un regard au sergent Galindez. Tout le monde, dans les bureaux, avait levé la tête. Et tous piquèrent aussitôt du nez, dans un bel ensemble, quand l'amiral se dirigea au pas de course vers les ascenseurs.

_ "Que se passe-t-il ?" demanda Bud à Tiner dès que l'amiral eut disparu.

_ "Le colonel Mackenzie et le capitaine Rabb n'ont pas donné de nouvelles depuis plusieurs jours, comme ils auraient dû le faire..." répondit celui-ci en se rasseyant et en décrochant son combiné. "L'amiral a décidé d'aller voir sur place comment avance leur enquête.

_ Aucune nouvelle ?

_ Pas la moindre, à part un coup de fil il y a quatre jours.

_ Ca ne leur ressemble pas, pourtant. Surtout de la part du colonel ! Vous croyez qu'il y a un problème ?

_ Je n'en sais rien... Mais l'amiral a l'air de le penser, en tout cas !"

La conversation s'arrêta là car le jeune quartier-maître avait obtenu une communication et se chargea de réserver un billet d'avion. Bud s'en retourna à son travail, penaud et inquiet de savoir que ses amis avaient peut-être des ennuis.

· 22 février

Base militaire de Fort Yukon

Nord de Fairbanks

14h19

Le général Davis raccrocha son téléphone. Il venait de passer dix bonnes minutes à expliquer à un certain amiral Chegwidden, du JAG, qu'il n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvaient ses deux enquêteurs.

_ "Quels sombres crétins, ces deux-là ! Toujours à fourrer leur nez partout jusqu'à ce qu'ils s'attirent des problèmes..." grommela-t-il entre ses dents.

Après quoi il sortit de son bureau et se rendit dans le quartier des sous-officiers, pour charger un de ses subordonnés d'aller chercher l'amiral à l'aéroport et de lui préparer une couchette.