Crédits:

Les personnages et l'univers de la série The Walking Dead appartiennent bien sûr à leurs créateurs.

Remerciements:

Je remercie CathouxXx et Eponyme Anonyme pour leur extrême gentillesse et leurs encouragements qui m'ont énormément aidée à aller jusqu'au bout de ce modeste projet.


Promenons-nous dans les bois…

1. Scarlett

"Salomé, Salomé, dansez pour moi. Je vous supplie de danser pour moi. Ce soir je suis triste. Oui, je suis très triste ce soir. Quand je suis entré ici, j'ai glissé dans le sang, ce qui est d'un mauvais présage, et j'ai entendu, je suis sûr que j'ai entendu un battement d'ailes dans l'air, un battement d'ailes gigantesques. Je ne sais pas ce que cela veut dire... Je suis triste ce soir. Ainsi dansez pour moi. Dansez pour moi, Salomé, je vous supplie. Si vous dansez pour moi vous pourrez me demander tout ce que vous voudrez et je vous le donnerai. Oui, dansez pour moi, Salomé, et je vous donnerai tout ce que vous me demanderez, fût-ce la moitié de mon royaume."

Oscar Wilde, Salomé.


Il sent la douleur l'envahir peu à peu, progressivement, elle se répand depuis le haut de sa cuisse droite, comme des vagues successives dont les ressacs incessants font trembler sa peau, tressaillir ses muscles, jusqu'à ce que son corps tout entier soit parcouru de légers spasmes, mer déchainée par le courroux d'une plaie béante de laquelle le sang coule maintenant à flot. Daryl sent la douleur et il se met à panser, une main hésitante, naufragée dans cet océan de pourpre, tente de retenir les bouillons chauds et visqueux de s'écouler davantage; la main noyée, rougie, confuse comme un nouveau-né baigné de sang. Daryl pense, enfant déjà il le savait, il est né meurtrier. D'un premier regard impérieux de son père, il avait été condamné pour le meurtre d'une mère qu'il ne connaitra jamais, sa sentence, un châtiment quotidien, un tourment de chaque jour, qu'il subira, qu'il souffrira sans souffler mot, sans broncher, apprenant à ne plus pleurer, à ne plus tressaillir, à ne plus avoir mal, à ne plus ressentir, rien, parce que ces coups, ces insultes, ces portes qui claquent, ces moqueries, ces ceintures qui fouettent son dos, ces lames qui pénètrent sa peau, ces poings qui rencontrent son visage, ce dénigrement perpétuel – t'es qu'un bon à rien, un raté, un minable, une tapette – et ces expressions pleines de colère et de mépris, il les a mérités, une juste peine pour expier, peut-être, un jour au bout d'une vie, le péché terrible de sa naissance.

Daryl repousse un peu le rôdeur allongé sur lui, définitivement mort, un couteau de chasse enfoncé jusqu'à la garde dans l'œil. En expirant son dernier souffle, le zombie a exhalé son haleine fétide que ses chairs pourrissantes, en décomposition, entretiennent, juste vers le visage tordu de douleur de Daryl, et l'odeur le frappe de plein fouet, emplissant ses narines plissées, froncées de dégout, sa gorge travaillant frénétiquement pour réprimer un haut-le-cœur, trop tard, son maigre repas, plus liquide que solide vraiment, partiellement digéré seulement, à présent étalé dans l'herbe, se mélangeant à la boue, au sang et aux morceaux de peau putride çà et là. Daryl ferme les yeux un instant, serre les paupières fort, de toutes ses forces, que tout cela s'en aille, s'évanouisse, cette douleur, insupportable maintenant, mais il ne pleure pas, il ne peut pas, il n'a pas appris, non, il a désappris, et plus le temps de réapprendre à présent, il a désappris à ressentir aussi, alors que tout cela parte, disparaisse, il ferme les yeux encore, serre les paupières encore plus fort, de toutes ses pauvres forces qu'il lui reste, mais ce n'est pas assez, la douleur reste campée là, la honte aussi. Cette honte, cuisante, qu'il avait ressentie, des années auparavant, lorsqu'il avait vomi, au bord du terrain de foot, sous les ricanements et les quolibets des autres enfants du quartier, et de Scarlett.

Scarlett… Scarlett et ses longues boucles sombres et soyeuses, Scarlett et ses grands yeux brun clair qui semblaient toujours étonnés. Petite fillette de huit ans, elle était faite déjà pour briser les cœurs, celui de Daryl ne ferait pas exception. Bien sûr, le petit Daryl était tombé amoureux d'elle, comme tous les garçons de sa classe d'ailleurs, amoureux de son sourire lumineux, avec ces adorables petites fossettes qu'il creusait dans ses joues roses, de son rire cristallin, si beau et si pur qu'il était impossible de l'identifier comme moqueur, hautain, condescendant, de sa chevelure, toujours ornée de rubans fuchsia, parée de petites pinces pastel en forme de libellules ou de papillons, qui lui donnait l'air d'une fée des bois, d'une nymphe comme dans les contes que Mademoiselle Ruby racontait à l'école maternelle, et des illustrations dans ces livres pour enfants qui semblaient tout droit sorties d'un songe fabuleux, ces créatures merveilleuses qui venaient toujours sauver Daryl dans ses propres rêves et qui l'emmenaient dans un monde onirique où il espérait se perdre à jamais, mais les cauchemars le rattrapaient à chaque fois, et c'était dans des dédales sombres, lugubres et inquiétants qu'il finissait par se perdre, priant pour que les monstres sataniques ne le trouvent pas, pour qu'une force divine s'empare de lui, pour que des ailes lui poussent et qu'il puisse voler et voler loin de tout cela…

Mais Daryl était surtout tombé amoureux des grands yeux de biche de Scarlett, des yeux qui lui donnaient envie de la traquer, de la chasser, de l'apprivoiser aussi. Il n'avait pas encore compris qui était le prédateur et qui était la proie. De cette époque, pourtant, il ne lui reste que des souvenirs épars, indistincts, troubles, comme si un voile de buée, se dissipant tantôt, s'obscurcissant d'autres fois, s'était déposé sur la lunette de sa mémoire, ce qui reste toujours bien ancré, comme brûlé au fer rouge dans son esprit, c'est la leçon qu'il a tirée de ce premier amour d'enfance, gravée comme il avait gravé leurs deux noms, les entourant d'un cœur maladroitement dessiné, les séparant d'un petit "plus" qui les unirait pour l'éternité, abrités dans le cocon rassurant du cœur, dans l'écorce d'un gros chêne roussissant, quercus virginiana avait-il lu dans un gros livre de botanique, à la couverture verte et aux caractères pourpre, abondamment illustré, dans lequel il aimait passer des heures, car, plus tard, quand il serait grand, il serait botaniste, il saurait tout sur les plantes et les arbres. Il l'avait un jour fièrement déclaré à son père qui n'avait pas été fier du tout, bota-quoi ? tu t'crois mieux qu'nous vaurien, et puis c'est quoi c'langage, tu dis des mots qu'tu comprends pas jus' pour faire l'malin ou quoi ? Et il avait ri, de ce rire gras et moqueur qui avait tant blessé l'enfant, il ne serait pas botaniste. "Daryl + Scarlett", leurs noms liés, protégés par ce cœur symbolique, sur cet arbre centenaire ne les ont pas liés pour l'éternité. Daryl se demande d'ailleurs si ce reliquat existe toujours...

Un autre épisode de cette époque depuis longtemps révolue lui revient, en classe, il s'était débrouillé pour être assis juste derrière elle, pour pouvoir contempler à l'envi sa cascade brune aux reflets cuivrés sur laquelle les insectes rosés papillonnaient, se laissaient submerger par une mèche de cheveux désordonnée pour mieux refaire surface lorsque Scarlett réarrangeait coquettement sa coiffure. Et Daryl se laissait engloutir par le spectacle qui s'offrait à ses yeux, s'imaginait avec sa déesse dans les bois marécageux à l'allure automnale et elle le regardait de ses iris marron et il la ramènerait à la maison, aussi fier que son grand frère Merle lorsqu'il avait ramené de la chasse, le dimanche précédent, une biche magnifique qui avait fait l'admiration, et l'envie un peu, de Daryl, mais qui avait surtout nourri les deux frères, en l'absence du père parti avec l'argent du ménage Dieu seul sait où et pour combien de temps. Et Daryl fixait l'arrière de la tête de Scarlett d'un air absent, médusé par la beauté de ses jolies boucles aériennes, dans lesquelles il voulait enfouir son visage, et c'était son esprit qui s'enfuyait dans les mondes imaginaires qui n'appartenaient qu'à lui et dans lesquels il invitait en pensée Scarlett pour une balade féérique, la voix de l'institutrice était toujours si lointaine, comme un bourdonnement permanent qui ne rendait sa vie intérieure que plus réaliste, les sentences professorales jouant le rôle de fond sonore créé par les insectes de la forêt magique de Daryl. Distrait, la tête dans les nuages, incapable de se concentrer, fainéant, ne fait rien en classe, les symptômes étaient révélés à échéance régulière pour lui diagnostiquer progressivement une maladie incurable, la bêtise couplée à un environnement social et familial déplorable, après de multiples examens, d'année en année, les médecins-enseignants, souvent fatalistes, résignés, mais quelquefois dévoués, prêts à tout pour tenter un ultime traitement inédit, autour du pupitre de l'enfant malade, avaient statué sur le sort de Daryl.

Mais, mon Dieu, combien Daryl avait-il aimé cette fille. Il s'était même décidé à demander conseil à son grand frère, dont le savoir en la matière semblait sans égal, et qui, étonnamment, avait pris la requête de son cadet très au sérieux. Merle n'était pas un homme qui aimait les longs discours, inutiles; l'observation et les travaux pratiques constituaient, selon lui, la seule méthode d'apprentissage possible. Et le soir même, il avait emmené Daryl dans l'un de ses repères nocturnes de prédilection. Daryl se souvient surtout de ses premières impressions, les volutes de fumées qui donnaient au bar impudique une atmosphère un peu fantasmagorique, les hommes aux yeux vitreux, striés de petites veines éclatées, aux doigts jaunis, au souffle chargé de bière ou de whisky, les femmes trop maquillées, le rouge à lèvres bavant et les paupières trop lourdement fardées tentant d'aguicher les hommes de quelques battements provocateurs, leurs vêtements trop petits, leurs talons trop hauts sur lesquels elles semblaient vaciller. Certaines dansaient sur une estrade, retirant peu à peu leurs habits, ondulant du bassin comme de longs serpents revêtus de dentelle écarlate qui sentait le soufre, révélant leurs seins légèrement flétris et leur ventre un peu gras sous la clameur d'une foule masculine attroupée autour d'elles. Merle l'avait conduit au bar, lui avait mis un verre de whisky ambré dans la main droite et lui avait injoncté de boire puis d'observer. Et Daryl avait bu, observé et écouté; la brève conversation vulgaire entre son grand frère et une femme moulée dans un mini-short en jeans bordeaux s'était rapidement finie dans un baiser, les mains de Merle avaient palpé et tâté et massé chaque centimètre carré de chair de sa partenaire d'un soir. Il l'avait ensuite vivement tirée vers une porte au fond de la pièce qui devait sans nul doute donner sur les toilettes, intimant à Daryl de rester là et de se commander un autre verre.

Et lorsque Daryl, armé de son courage et des enseignements prodigués par son frère, s'était décidé à dévoiler ses sentiments à Scarlett, celle-ci s'était moqué de lui, il se rappelle encore le bref éclat de rire narquois et l'expression méprisante qui avait déformé les traits de son visage harmonieux, l'espace d'un instant, pendant quelques secondes infinitésimales, elle était devenue laide, comme ces sorcières démoniaques qui prennent un aspect enchanteur pour mieux duper les simples mortels et qui, par mégarde, laissent brièvement apparaître leur véritable visage. Comment Daryl, ce petit garçon maigrichon – la crevette le surnommait alors Merle – aux vêtements trop grands et rapiécés cent fois, avait-il pu s'imaginer que elle, Scarlett, vivant dans l'une de ces belles et spacieuses maisons en haut de la colline qui surplombait le village – et elle devait même avoir une piscine dans son jardin, se disait Daryl, et une salle de jeux, avec un trampoline peut-être – pouvait ne serait-ce que considérer bien l'aimer ? Il n'avait tout de même pas cru qu'elle lui prendrait la main, une main qu'il n'avait certainement pas lavée depuis au moins trois jours, qui devait abriter toutes sortes de germes contre lesquels papa et maman l'avaient tant de fois prévenue ? Comment avait-il pu entretenir de pareilles illusions ? De toute façon, ses parents n'accepteraient jamais qu'elle joue avec lui, ils n'étaient pas du même monde, voilà tout ! Et c'était d'un comique, d'un risible, vraiment !

Et le cœur brisé, Daryl avait été se promener dans les bois, son refuge, son sanctuaire, et il s'était perdu et il avait erré des heures durant, des jours durant, et ça n'avait rien eu du voyage initiatique des contes de fée, pas d'ogre aux bottes de sept lieues, pas de maison en pain d'épices, pas de loup, pas de magicien, pas non plus de nymphe aux boucles brunes et aux yeux de biche, rien. Et après avoir finalement trouvé le chemin hors du labyrinthe d'arbres et de broussailles, après être rentré chez lui, après s'être reposé, après que son père soit revenu lui aussi de son propre labyrinthe aux méandres éthyliques, il était tombé malade. Le père l'avait houspillé, les Dixon ne sont pas des mauviettes et ils ne tombent pas malades; pas que Daryl avait eu envie de rester en sa compagnie à la maison de toute façon. Il avait donc pris, malgré les nausées, la fatigue, la migraine et la fièvre, le chemin de l'école. La journée était passée comme au ralenti, son esprit brumeux à peine éveillé, tantôt rempli d'ouate dans laquelle il s'enfonçait et avait de la peine à avancer, tantôt faisant résonner une enclume géante qui lui martelait les tempes. Et c'est en sortant de l'école, passant devant le terrain de football, entouré de tous ses condisciples, qu'il avait été pris de nausées atroces qu'il avait en vain essayé de contenir, mais ses efforts n'avaient pas eu les résultats escomptés, et dans un bruit de cloaque répugnant, il avait régurgité le contenu de son déjeuner, rouge de honte, la peau cramoisie, d'avoir été surpris par une si large assemblée dans un tel moment de faiblesse. Scarlett était là bien sûr, elle qui l'avait rejeté cruellement quelques jours plus tôt, elle avait été la première à rire, la première à lancer une remarque désobligeante et moqueuse, et les autres avaient suivi, ajoutant à l'embarras de Daryl. Scarlett avait été la première à briser le cœur de Daryl et le jeune garçon s'était fait la promesse qu'elle serait la dernière. Jamais plus il ne se laisserait être si vulnérable, jamais plus il n'ouvrirait son cœur à qui que ce soit, il ne le poserait plus aux pieds d'une fille attendant stupidement qu'elle le piétine comme l'avait fait Scarlett. Il serait plus fort dorénavant. Et Daryl tiendra parole.