54TH STREET TRAFFIC CAM

POST 17

10:41:28

3.

4x4 Chevrolet noir, vitres opaques, pas de plaque d'immatriculation. S'il avait encore eu des doutes quant à l'organisation pour laquelle ils œuvraient cette scène venait de les dissiper : les grosses voitures, les impers gris sur les costumes bien taillés... tout ça puait le gouvernement américain. FBI, CIA, impossible à déterminer pour l'instant mais cela suffisait amplement pour prendre les premières mesures.

Il aurait été infiniment plus commode pour Finch et pour lui qu'il s'agisse d'ennemis étrangers, de riches dealers ou de mafiosi que l'Agent Spécial Andrea Cardelli aurait un peu trop chatouillés : ainsi ils auraient pu intervenir pour la préserver sans courir de risques supérieurs à ceux qu'ils expérimentaient couramment lors de leurs missions particulières. Mais ils s'exposaient à un danger bien différent si les types à sa poursuite travaillaient pour les grosses pointures nationales : tous les services de renseignements étaient aux trousses de John. D'abord Snow et sa fine équipe, puis l'escadron monté par Donnelly avec l'appui réfractaire de Carter. L'Agence comme le Bureau l'avaient en ligne de mire depuis des mois alors si ses anciens collègues se trouvaient derrière la gâchette, faire barrage de son corps devant ce Numéro le conduirait à coup sûr derrière les barreaux. Ou pire.

Posté à l'angle du mur il les regardait vadrouiller autour du pâté de maison par l'objectif de son appareil photo qui cliquetait à chaque cliché enregistré. Le radar à la main, l'air pincé derrière leurs lunettes de soleil, ils avaient tout des éclaireurs lambdas. Le plus important de la troupe, à en juger par sa position de retrait et son attitude défensive, scrutait déjà la scène avec circonspection en coiffant en arrière ses trop longs cheveux noirs. Il ne leur faudrait plus longtemps avant de saisir la combine, et dès lors les choses accéléreraient : par ce simple geste Amelia leur prouvait qu'elle se savait épiée. Les fédéraux devraient alors redoubler d'attention, mieux se cacher, ouvrir l'œil pour repérer d'éventuels fauteurs de trouble – après tout il y avait peu de chances pour qu'une vulgaire libraire se soit aperçue seule que le gouvernement espérait régler son compte rapidement. Aussi arrogants soient-ils leur bon sens aurait tôt fait de leur souffler l'évidence : Amy avait quelqu'un dans son camp. Ce quelqu'un, précisément, qui l'avait sauvée le matin-même d'une mort certaine.

Ce qui étonnait le plus John en définitive, c'était que le sniper n'ait pas changé de victime afin de lui loger une balle dans le crâne dès qu'il était apparu pour l'accoster. Il en déduisait qu'ils n'avaient pas reconnu en lui un ennemi de l'État, que ces zozos-là ne savaient sûrement même pas qui il était, tout agents qu'ils soient. À cette heure l'équipe en charge de la disparition d'Andrea Cardelli – enfin de celle qu'ils croyaient être Andrea – ne savait donc pas que les chien-chiens de Snow le cherchaient désespérément. Cela signifiait que les grands chefs avaient étouffé l'affaire Reese en-dedans, que l'ensemble des services n'avaient pas été mis au courant malgré l'impératif urgent de le retrouver après leur mission suicide à Ordos ou sa soi-disant implication dans des trafics de drogues locaux : son portrait-robot n'était pas encore épinglé dans toutes les antennes de la CIA et du FBI – seuls Snow et Donnelly avaient reçu l'insigne honneur de connaître les détails de la situation.

En revanche, après qu'il ait présenté son minois au tireur, il n'y échapperait pas : la description de l'homme qui avait chamboulé leurs prévisions ferait le tour des offices, Snow rappliquerait en quatrième vitesse, et il lui faudrait alors assurer sa propre sécurité en plus de celle d'Amelia.

Le prix à payer, sans doute, pour l'avoir tirée de leurs griffes. D'une manière ou d'une autre dès qu'ils avaient su que leur Numéro baignait dans les manigances fédérales par jumelle interposée, il s'était préparé à ce que son intervention tire la sonnette d'alarme. Une chance que Finch ait déterré cette embrouille de sœur pour innocenter d'emblée la gentille et fébrile Amy : s'il s'était avéré qu'elle était bien Andrea, l'agent aurait tout aussi bien pu être le criminel de cette nouvelle loterie. Et la victime... lui, potentiellement, si par malheur elle avait été avisée de sa fuite du temps où elle bossait encore, si elle avait profité de son rapprochement pour le balancer à Snow ou à Donnelly.

Reese se raidit, brusquement tiré de ses réflexions : enfin, ils avaient mis la main sur le portable. Jeté dans une poubelle au coin de la rue, il les avait fait tourner en bourrique pendant pas loin de cinq minutes avant qu'ils admettent que le signal venait bel et bien des tréfonds du sac qui vomissait ses ordures sur le trottoir. Il n'avait pas trouvé de meilleur moyen pour les observer en plein déploiement – Amelia faisait partie des Numéros pressants, du genre de ceux qui vous claquent entre les doigts en un jour plutôt que quinze et une fois informé du métier de sa sœur Reese n'avait pas perdu une seconde : ce genre de menace, qu'elle vienne du gouvernement ou des rivaux exotiques qu'Andrea avait accumulés, avait un don certain pour opérer vite et bien. De façon générale quand le numéro de sécu d'un Agent Spécial sortait de la Machine, on était en droit de s'attendre à ce que le crime présagé arrive sans tarder : le FBI comme la CIA ou les magnats mis sur la paille par leurs investigations avaient maintes fois prouvé leur efficacité dans le domaine.

Il n'avait donc pu juger que de leur empressement maladif en voyant ce sniper s'embusquer face au café le lendemain de l'apparition du code d'Amy mais pas de leurs méthodes, de leur effectif ou de l'identité du dirigeant qu'ils servaient – bien que ce troisième point ait été éclairé par leurs tactiques de pistage, leurs bagnoles et leurs cravates bien repassées : les adversaires d'Andrea n'étaient autres que ses anciens collaborateurs, collègues directs ou associés secondaires. Et puisqu'il n'avait aucune envie de se faire trouer la couenne, il n'était pas allé titiller le sniper avant de rencontrer Amy. D'ailleurs, comme elle l'avait compris, une telle plongée en territoire adverse aurait pu lui coûter cher, très cher : si ces agents-là, ce matin, n'avaient pas encore sa photographie dans leur poche avec l'ordre de tirer à vue, ils n'auraient sans doute pas lésiné sur la sécurité pour autant. Un type débarquant dans l'appartement élu pour perpétrer leur crime ne serait pas ressorti de là indemne, et il n'aurait probablement pas été en mesure de secourir Amy s'il avait lambiné dans les parages pour les cerner pendant qu'ils se préparaient déjà à l'achever.

Non, ils avaient fait le bon choix : Finch en l'envoyant sur la voie, lui en remettant à plus tard l'étude minutieuse de leurs rivaux.

Rien que pour un téléphone perdu, ils avaient mobilisé cinq gars. Deux patientaient dans la voiture pendant que les trois autres auscultaient la poubelle comme si elle cachait l'arche d'alliance. Comme prévu ils jouaient les gros bras. Quoi qu'Andrea Cardelli ait su, quoi qu'elle ait fait ou dissimulé avant de disparaître – dans la mort ou sous la prétendue couverture de sa petite vie tranquille – ils étaient fermement décidés à la mette hors jeu, et ce le plus vite possible. Un an et demi qu'Andrea était décédée, selon Amy. Un an et demi qu'elle avait passés dans le secret après avoir fui le gouvernement, qui ne savait pas lui-même ce qu'elle était devenue et ce jusqu'à méprendre sa sœur jumelle. Au fond Reese était exactement dans la même situation : tout le monde les pensait disparus, évanouis pour toujours, et soudain leurs visages reparaissaient. Lui dans les rapports de police, elle au hasard d'un reportage télé, de la vitrine d'un magasin, d'un repas acheté à la même épicerie qu'un sbire de la CIA ou du FBI qui passait par là.

Sauf que Reese avait toutes les raisons du monde de figurer sur leur tableau de chasse. Mais Amelia... Amelia n'avait rien fait. C'était Andrea, la coupable. De quoi ? Ils devraient bien le découvrir un jour s'ils espéraient sauver sa sœur. En attendant il se mettait dans la peau de cette femme décédée loin de sa jumelle, de ses parents adoptifs et de son foyer cette femme qui avait commis des actes aussi intolérables que ceux de John pour être pourchassée par les plus coriaces des chasseurs. Il s'imaginait, lui, mourir de manière si atroce ou inavouable que personne, pas même la Machine, ne pourrait en fournir un jour le récit. S'évaporer seul, sans un remous, afin que personne ne sache seulement qu'il s'en allait. Une visite, une seule, pour exprimer à sa famille le regret de n'avoir pas su abandonner le travail qui le tuait aujourd'hui, pour plutôt profiter d'eux tant qu'il en avait l'opportunité.

Pourquoi ? Pourquoi Andrea avait-elle contacté Amy et orchestré sa sortie momentanée de l'hôpital ? Comment était-elle morte ? Comment avait-elle su qu'il ne lui restait plus que quelques jours à tirer si les seules personnes susceptibles d'en vouloir à sa vie ignoraient qu'elle l'avait perdue, les disculpant automatiquement de son meurtre ? Les informations qu'elle détenait étaient-elles cruciales au point qu'elle préfère les emporter dans la tombe en se suicidant ? Les avait-elle transmises à quelqu'un, autre qu'Amy, avant de se sacrifier pour brouiller les traces ?

Reese secoua la tête : ils n'étaient même pas certains qu'elle ait détenu quoi que ce soit. Son délit pouvait revêtir mille et unes formes, de la trahison à la tentative de renversement – n'importe quelle faute grave qui aurait justifié une exécution pure et simple, ce qui pouvait correspondre à de nombreux torts lorsqu'on travaillait pour ce genre d'organisation ; John était bien placé pour savoir que l'appréhension et l'interrogatoire étaient souvent jugés superflus, en particulier par des individus de l'acabit de Snow. Andrea pouvait tout aussi bien avoir fait preuve d'un immense courage en s'opposant aux travers du gouvernement que d'une audace déplacée en revendant les renseignements prisés au plus offrant. Ça n'était pas parce qu'il devait protéger sa jumelle qu'Andrea elle-même était un modèle de droiture – même si, il devait l'avouer, il avait de plus en plus de mal à considérer les agents traqués par leurs collègues comme de parfaites enflures il comprenait trop bien comment ce genre de position pouvait dégénérer pour ne pas compatir instinctivement.

Dans la rue perpendiculaire les fouineurs terminaient d'emballer le portable : il serait rapatrié, analysé, décrypté par leurs experts pour dénicher le moindre indice. Et Reese n'avait même pas pris la peine d'effacer ses empreintes digitales : son interruption ce matin, le fait même qu'Amelia ait jeté son téléphone – de toute évidence selon les conseils de quelqu'un – c'était bien suffisant pour exciter Snow ou Donnelly. Inutile de faire semblant. Au moins ils sauraient à quoi s'en tenir : désormais, en plus de la brigade lancée dans le sillage d'Andrea Cardelli, le détachement spécial chargé de trouver et capturer John Reese entrait en jeu. Et les vraies emmerdes commençaient.

— Allô ?

— Lionel ?

— Ah, tiens, vous commenciez à me manquer.

— Oh allons, pas d'humour blessant.

Il se détourna des agents tandis que la dernière portière claquait dans le sillage du gominé. Les moteurs vrombirent et, quelques secondes plus tard, les deux Chevrolet bifurquaient au carrefour suivant sans ralentir.

— Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? fit Lionel.

— Je vous envoie quelques photos, dit Reese. Je veux des noms.

— Oui monseigneur.

Reese brancha l'appareil à son téléphone et transmit les clichés en question à celui de Lionel. Une exclamation à l'autre bout du fil lui indiqua qu'il les avait bien reçues :

— Des fédéraux ?

— C'est aussi mon intuition.

Mais Lionel se fichait de ses intuitions :

— Vous voulez que j'enquête sur des fédéraux ? s'angoissa-t-il à voix basse.

— C'est trop vous demander, Lionel ? Ça n'est pas dans vos cordes ?

— Je ne...

— Eh ben vous voyez. Merci d'avance.

Il raccrocha, composa un seconde numéro et porta de nouveau le combiné à son oreille.

— C'est vous qui venez d'appeler Fusco ?

— Vous lisez dans les pensées, inspecteur ?

Réfugiée sous l'escalier comme à son habitude, elle balaya du regard l'open-space grouillant. Fusco s'éloignait déjà vers le couloir de sa démarche balourde, la mine renfrognée.

— Non, il a juste l'air emmerdé et pas tranquille qu'il a toujours quand vous lui réclamez un truc, dit-elle en se tournant de nouveau vers le mur pour étouffer leur conversation.

— J'espère que vos collègues ne sont pas aussi perspicaces que vous, Carter, sinon Lionel pourrait s'attirer des ennuis à force de s'agiter.

Elle roula des yeux.

— Vous vouliez quelque chose ?

— Seriez-vous partante pour quelques heures sup' ?

— Qui je dois pister cette fois ?

— Personne. On a simplement une nouvelle... amie qui a besoin de protection continue.

— Vous voulez que je joue les baby-sitter ? s'impatienta-t-elle, courbée pour contenir ses murmures dans ce recoin obscur du commissariat.

Malgré la météo clémente la lumière filtrait péniblement à travers la vitre encrassée dont la grille projetait ses croisillons sur le visage tendu de l'inspecteur. Elle avait toujours l'impression de se cacher dans une grotte quand elle venait là pour lui parler ; et elle n'aimait pas les grottes : c'était l'endroit parfait pour se faire piéger et acculer au pied mur. Mais elle ne pouvait plus se permettre de tenir ce genre de propos depuis son bureau : trop de gens l'espionnaient désormais.

— Pourquoi toujours tant de rancœur, Carter ? Je n'aurai besoin de vous que ce soir. Et qui sait, peut-être que vous entendrez bien toutes les deux.

— Votre copain peut pas le faire ?

— Il a la garde de jour.

— Et vous ?

— Moi je prévois une petite balade pour cette nuit.

Ce disant ses yeux s'aventurèrent en direction du croisement où les voitures des agents avaient disparu.

— Vous savez que j'ai un fils. Il va attendre que je...

— Je sais aussi que vous avez une mère qui se fera un plaisir de l'avoir chez elle pour cette nuit, coupa-t-il. Est-il vraiment nécessaire que je vous répète encore une fois que c'est une question de vie ou de mort ?

Elle grommela. Elle commençait à connaître le refrain.

— C'est qui, votre nana ?

— Vous n'avez pas besoin de le savoir pour la surveiller.

Elle ouvrit la bouche, outrée, et finalement ne parvint pas à ravaler son mécontentement :

— Je crois que j'ai le droit de...

— Moins vous en savez et mieux vous vous porterez, Carter, croyez-moi. Je vous attends à vingt-et-une heures.

Il ne lui laissa pas le temps de protester.