Chapitre 32 :

Tandis qu'elle remontait l'enfilade de pièces remontant vers le vestibule à la suite du jeune serviteur qui lui ouvrait le passage, Oscar perçut des voix lui parvenant depuis le vestibule. La voix de la gouvernante, qu'elle reconnut, celle d'une autre femme, chaleureuse et enjouée, et aussi une voix masculine qui lui était familière. À l'instant même où, bien qu'un peu surprise, elle mit un nom dessus, elle aperçut à travers l'encadrement de la porte une silhouette qu'elle connaissait bien se découper sur fond de mur clair. L'homme était de dos, certes, mais cette haute stature alliée à une longue chevelure châtain cendrée, ondulée de belle manière, ne pouvait la tromper et lui confirma qu'elle avait entendu juste.

Ce fut alors qu'elle se souvint qu'effectivement, aux dires même de son lieutenant, la famille de Girodelle était vaguement liée par alliance au baron de Coulange. Et la femme devait certainement être la fameuse madame Émilie dont Thérèse avait brièvement évoqué la prochaine visite avec son maître en sa présence. La belle-sœur du lieutenant de Girodelle. Lequel selon toute vraisemblance s'était fait devoir d'accompagner la dame.

Pour une raison qu'elle voulait ignorer et qui avait sans doute à voir avec le fait que sa visite était tout sauf officielle, Oscar se rencogna comme par réflexe derrière le chambranle, ne souhaitant pas être vue de son lieutenant. En effet, et bien qu'elle n'eût aucun compte à lui rendre, ignorant que son supérieur avait argué d'un motif de service pour se faire recevoir en ces lieux il eût pu commettre quelque involontaire impair qui trahît le subterfuge du colonel de Jarjayes. Elle attendit qu'il fût monté à l'étage pour émerger de son refuge et quitter enfin cette demeure.

~ o ~ o~ o ~

Lorsque de retour chez elle Oscar pénétra dans le salon du rez-de-chaussée, la première chose qu'elle vit fut un André endormi dans un fauteuil malgré l'heure déjà bien avancée.

Sa tête était inclinée vers son épaule droite – il aurait mal au cou lorsqu'il se réveillerait ! – et ses bras pendaient dans le vide de chaque côté des accoudoirs.

Diable ! Qu'avait-il encore fait de sa nuit pour ne pas avoir pris tout le repos dont il avait besoin ! D'autant qu'il sembla à Oscar que ses vêtements étaient quelque peu chiffonnés… Agacée et alarmée tout à la fois, Oscar se remémora sa fin de soirée mouvementée : l'intervention rapide du Masque Noir chez les Mézière, la course poursuite jusqu'aux abords du Palais Royal où elle avait perdu son gibier, cette silhouette sombre sortant de ses jardins et qui ressemblait tant à celle de son meilleur ami, cette ombre si semblable à André qui l'avait assommée dans une ruelle, et ce rire, ce rire…

Et lui, lui qui restait là, à dormir ! Ce qu'il pouvait l'énerver, à rester en sa présence toujours aussi impassible, toujours aussi détaché ! Était-ce un hypocrite double-jeu ? Était-ce juste de la mollesse et de la passivité naturelles ? Elle se demanda même à cet instant laquelle de ces deux possibilités l'irriterait le plus. Le mensonge, elle qui traquait la vérité ? La trahison, elle qui chaque jour et depuis toujours lui confiait sa vie et même son âme ? L'impassibilité, elle qui était si sanguine et impulsive ? Dernièrement, son attitude l'agaçait de plus en plus… toutes ses remarques, tout ce qu'il faisait avec le don de lui porter sur les nerfs. Même quand il ne faisait rien de précis, il l'irritait.

Surtout lorsqu'il ne faisait rien. Comme en ce moment même. Et même lorsqu'il n'était pas là.

Lorsqu'il n'était pas là, il s'invitait de toute façon dans ses pensées et elle s'en agaçait. Et lorsqu'il était là, elle brûlait d'envie de lui tirer les vers du nez, d'extirper de lui le fin mot de l'histoire, de le prendre par les épaules et de le secouer jusqu'à ce que… jusqu'à ce que quoi, au fait ? Jusqu'à ce que ses nerfs à elle soient apaisés ? Jusqu'à ce que le ridicule de cet acte lui saute aux yeux ?

Car elle avait bien conscience que pareille scène serait parfaitement ridicule. Et de même, elle réalisait enfin à quel point elle était devenue pitoyable depuis quelques temps, à se leurrer, à refuser d'affronter une réalité peut-être peu reluisante, à se mentir, à s'illusionner. À reculer — un Jarjayes ne reculait jamais. Pitoyable, à quémander ainsi silencieusement des miettes d'une amitié tombant peut-être en lambeaux, comme d'autres quémandent une illusion d'amour par quelques minutes d'étreinte ou quelques secondes d'effleurement.

Un Jarjayes ne reculait pas, il affrontait la tête droite ce que le destin avait en réserve pour lui. Elle avança donc vers André, bien décidée à le réveiller. Un peu brutalement s'il le fallait. Se plantant face à son fauteuil, le dominant de toute sa taille, elle laissa malgré elle son regard descendre le long du bras de son ami qui pendait presque jusqu'au parquet. Sur les lames de bois cirées, juste en dessous de la main d'André gisait à terre un livre ouvert, couverture vers le haut. Plutôt un petit opuscule. Guidée par une certaine curiosité, elle se tordit le cou afin d'en déchiffrer le titre : Réflexions sur les corvées, par monsieur le marquis de Condorcet.

Elle lui agrippa ensuite l'épaule gauche et le secoua, plus doucement qu'elle n'avait d'abord escompté le faire. Il tressaillit puis ouvrit les yeux immédiatement après. La reconnut. Se leva d'un bond.

— Oscar ! Te voici ! Quelle heure est-il ? Où étais-tu ? Pourquoi ne pas m'avoir dit que tu comptais sortir ? Il ne t'est rien arrivé de fâcheux, j'espère…

Sous cette avalanche de questions, Oscar demeura quelque peu abasourdie. Elle qui s'apprêtait à lui faire subir un interrogatoire serré était maintenant questionnée sans répits par un André pour une fois visiblement agité. Irritée par cet interrogatoire intempestif, elle se reprit et interrompit le flot de paroles de son ami.

— André ! André ! Mais enfin que signifie… ? Par pitié, laisse-moi parler !

André la regardait – non, la détaillait – avec attention. Mais au moins, il s'était tu. Elle put poursuivre.

— André, enfin voyons, que fais-tu donc endormi dans un fauteuil au beau milieu de ce salon en cette heure tardive de la matinée ?

Tardive ? répéta un André hébété en plissant les yeux. Matinée ! s'exclama-t-il ensuite en les écarquillant.

Il tourna alors la tête vers la fenêtre, à travers laquelle il put constater qu'un radieux soleil illuminait le parc.

Oscar remarqua non sans un vif pincement au cœur ses cheveux ébouriffés en plus de son vêtement froissé : il était clair qu'une fois de plus, il n'avait pas passé la nuit dans son lit. Était-il rentré au petit matin de quelque équipée nocturne sans même regagner sa chambre, s'accordant juste ce qui, avait-il alors pensé, ne serait que quelques minutes de repos dans le salon avant de commencer la journée ?

Mais de quelle équipée était-il au juste rentré ? Avait-il fait un saut au bal de monsieur de Mézière ? Avait-il ensuite chevauché jusqu'aux abords du Palais Royal ? S'y était-il changé pour se mêler à la foule ? Avait-il… ?

Ou bien était-il seulement allé passer la nuit dans des bras féminins accueillants ?

Était-ce à lui qu'elle était redevable de la bosse qui ornait désormais son crâne ?

Le temps était venu d'aborder de front le combat.

Elle rassemblait pour ce faire tout son courage – Dieu sait qu'elle en aurait bien besoin ! – et s'apprêtait à porter un premier coup d'estoc sous forme d'une interrogation sur l'emploi de sa soirée lorsqu'André lui coupa l'herbe sous le pied, et le gibier devint le chasseur, la cible devint le tireur, le suspect devint l'inquisiteur :

— À quelle heure es-tu rentrée, Oscar ? Je ne t'ai pas entendue arriver cette nuit… Mais… mais tu empestes la rose et la violette, dis-moi ! Où étais-tu donc hier soir ? Je me suis fait un sang d'encr–

— Assez ! l'interrompit de nouveau Oscar. À la fin me laisseras-tu en placer une ?

~ o ~ o~ o ~

Soulagé, paniqué, rassuré, confus, énervé, André était en cet instant tout cela à la fois. Oscar était là, Oscar était saine et sauve, et Oscar ne trouvait rien de mieux à faire que de lui crier dessus.

Bref, retour à la normale.

Retour à la normale, et cependant cette norme tendait à taper de plus en plus sur les nerfs d'André. Après le coup au cœur qu'il avait reçu la veille en rentrant, il avait ceux-ci à fleur de peau, presque à vif, et n'était pas prêt à laisser Oscar se claquemurer dans son silence quasi habituel.

Et puis il avait eu trop peur pour elle, la veille. La peur ne s'était pas dissipée d'ailleurs, et au souvenir de ce qu'il avait vu quelques heures auparavant il frémit de nouveau intérieurement. Il observa Oscar qui, elle, ne paraissait pas le moindrement inquiète pour elle-même, mais n'était pas clame pour autant. Loin de là. Elle paraissait… agacée ? Énervée ? Fatiguée ? Gênée ? Triste ? À fleur de peau ?

Sûrement encore en rapport avec Fersen et la reine… Ne pourrait-elle s'en remettre ? Aurait-elle toujours à en souffrir ainsi ? Pourquoi lui ? Et pour quoi elle ? Qu'avait-elle fait pour que pareil châtiment s'abattît ainsi sur elle ?

Et comme souvent, lui-même serait le défouloir, le dérivatif, l'exutoire à toutes ces frustrations, à la mauvaise humeur d'Oscar… Mais il s'était promis d'être là pour elle. Toujours. Quelles que fussent les circonstances.

Elle se tenait là, devant lui, tortillant son mouchoir avec l'air de vouloir parler tout en paraissant hésitante à le faire. Et cet élégant carré de batiste qu'était son pauvre mouchoir semblait faire les frais de ce débat intérieur.

Son mouchoir ? Pas si sûr… et au fur et à mesure qu'André le fixait, il devenait même certain du contraire. Ce n'était de toute évidence pas un mouchoir appartenant à Oscar, car c'était un mouchoir de femme. Le style du point brodé et la dentelle ajourée en bordure de la fine batiste en attestait.

Que faisait donc Oscar avec le mouchoir d'une femme ? Et de quelle femme ? Il y regarda discrètement d'un peu plus près : sur un coin entortillé autour de l'index de son amie, il put alors distinguer une partie du chiffre qui y était brodé : la fin d'un H et un I… ou le début d'un L ? En tous les cas, et qui que fût cette H.I ou H.L, il pouvait sans mal sentir le parfum dont elle usait – abusait ? – et qu'Oscar avait ramené avec elle. Dont celle-ci était même entièrement imprégnée.

À sa stupéfaction momentanée succéda un instant de flottement, de malaise, suivi immédiatement par une pointe de… de… de jalousie ? Oui, c'était cela, de vive jalousie. Jaloux d'une femme… l'aurait-il pensé un jour ?

Puis ses yeux s'arrêtèrent sur un important détail qui venait d'apparaître furtivement entre le majeur et l'annulaire d'Oscar, sur le blanc du tissu : des taches rouges-brunes d'une nature qu'André n'eut aucun mal à identifier, pour y avoir été confronté plus souvent qu'il ne l'aurait souhaité : hormis à son pourtour, le mouchoir de la coquette était maculé de taches de sang.

Venait maintenant de survenir une nouvelle question : était-ce le sang de sa propriétaire, ou bien celui d'Oscar ?

Mais pourquoi donc Oscar aurait-elle ramené le mouchoir souillé d'autrui ? Elle n'était atteinte d'aucun fétichisme morbide. Et puis ses craintes de la veille revinrent au premier plan… Oui, ce ne pouvait être qu'un peu du sang d'Oscar elle-même. Sur le mouchoir d'une femme…

Oscar, Oscar, que t'est-il encore arrivé ? Et dans quoi t'es-tu encore fourrée ? Qu'as-tu fait sans moi ? Pourquoi t'être ainsi éloignée de moi ? Que tu le veuilles ou non, désormais je ne te lâcherai plus d'une semelle. Je veillerai sur toi quoi qu'il arrive, quoi que tu fasses !