Un mot de lui, voilà ce que Vimaire avait attendu depuis l'annonce de la mort de Vétérini. Voilà pourquoi il s'était bien gardé de le lui dire. Qu'en aurait-il fait ? Il l'aurait contesté, en aurait eu peur, aurait refusé, aurait accepté sans réfléchir, tout ce qu'il a fait pendant les différentes étapes de cet insupportable jeu de piste tracé pour lui. Vimaire était un homme qui avait besoin d'avoir quelque chose à suivre. Un patricien, la loi, ses principes, son esprit de contradiction, un voleur, cela revenait au même. Et chaque fois qu'il s'était heurté à ce qu'il imaginait être la volonté de Vétérini, il était passé à travers un fin tamis qui avait laissé derrière lui la colère, le refus, la frustration, l'envie, la vexation, l'ambition, et lui avait maintenu l'esprit clair quand il avait tenu la clef en main.
Et surtout, ça l'avait maintenu ailleurs. Vimaire, dans une tentative désespérée de retrouver son désordre rassurant, avait enfin lu les minutes des réunions que Tambourinoeud avait laissées pour lui. Il apprit ainsi que madame Paluche, d'un mot, lui avait sauvé la vie quatre fois, que Von Lipwig était vraiment prêt à tout pour avoir la paix, que la reine Mariette suivrait ses directives, et avait convaincu Boggis avec un étrange accord (des pantoufles ? ), que tous les quatre avaient restauré l'autorité de dame Margolotta qui était arrivée en cours et avait défendu pour lui une position qu'il ignorait tenir. Vimaire aurait tranché toutes les questions à coup de hache. Il n'aurait jamais pu parvenir à cela tout seul.
Vétérini ne cherchait pas un homme à sa mesure. Il avait assez souffert de sa solitude pour se savoir unique et, Vimaire le soupçonnait, était un peu trop imbu de sa personne. Ce fut la seconde chose que Vimaire comprit, ce qui hier encore était impensable : ce que voulait Vétérini n'avait pas d'importance. C'était ce que lui, Vimaire, voulait, car Vétérini était mort, car il était seul, car avoir le pouvoir signifiait n'avoir aucun guide, aucun repère, et il devait, avant toute chose, le comprendre et l'accepter. Voilà ce que Vétérini lui avait fait comprendre, voilà ce qu'il voulait dire dans ces quatre mots qu'il avait laissés près de la clef et qui étaient un legs infiniment plus précieux.
(Plus tard, beaucoup plus tard, quand il demandera à Carotte s'il voulait prendre la place de commissaire divisionnaire, Carotte lui demandera si c'était ce qu'il voulait. Vimaire lui dira que c'était sans importance et lui racontera cette journée. Carotte lui demandera ce qu'il aurait fait s'il Vétérini avait confié la clef à quelqu'un d'autre. Vimaire lui dira d'arrêter de l'emmerder.)
Rouille fut transféré à la Prâline dans l'attente de son jugement.
— A quelle date voulez-vous que le procès se tienne, monseigneur ?
— Nous verrons cela plus tard. J'ai d'autres choses plus importantes à faire. Et puis, le bureau Oblong n'a toujours pas été ouvert. Techniquement, nous n'avons toujours pas de patricien.
— Et quand souhaitez-vous que l'intronisation ait lieu ?
— Ha, ça…
Ca, ça ne dépendait pas de lui.
Il fut très occupé tout l'après-midi.
Il alla au Palais et, à la grande surprise de Tambourinoeud, entra par la porte de service. Il demanda la lavandière nommée Purpurine. Il la trouva nerveuse, mais ayant toujours à la main son battoir qu'elle tenait avec cette sorte de nonchalance ostensible qui disait que celle qui le tenait n'avait pas très envie de s'en servir sur, disons, la tête d'un commissaire qui se trouverait, par hasard, devant elle, et donc qu'elle apprécierait qu'on ne lui en donne pas l'occasion. Cela conforta Vimaire dans son opinion. Il lui demanda si une fille comme elle aimait son métier. Il lui expliqua l'importance que toute intelligence trouve sa place spécifique. L'importance de savoir déceler les détails et d'en tirer les bonnes conclusions. Elle laissa tomber son battoir.
A 13h26, Purpurine prononça son serment face au capitaine Carotte, prit le denier du roi et se plaça sous les ordres du sergent Petitcul.
A 13h58, Vimaire donna rendez-vous à Madame Paluche à qui il raconta une histoire, une histoire avec un billet secret, un chien, une clef, et quatre mots sur un bout de papier.
A 14h45, Vimaire envoya un clac à Von Lipwig lui demandant de vérifier la totalité des contrats d'inhumation depuis les deux derniers mois. Von Lipwig lui demanda, toujours par clac, s'il se foutait de sa gueule. Vimaire répondra que oui, mais qu'il faut qu'il le fasse quand même, et qu'il repose cette bouteille.
A 14h46 eut lieu une réunion, la première à laquelle Vimaire participa. Quand on lui demanda où était Von Lipwig, il répondit qu'il s'amusait.
A 17h18, il alla le trouver à la guilde des assassins. Il lui proposa de marcher un peu. Il parlèrent longuement. Vimaire lui raconta une autre histoire. L'histoire d'un jeune assassin qui s'ennuyait beaucoup et ne voulait pas être patricien.
A 18h49, Von Lipwig mit la clef dans la serrure du bureau Oblong.
A 18h50, Tambourinoeud présenta sa démission. Il fut nommé à la direction de l'hôtel des impôts. A 19h36, la guilde des voleurs fut convaincue de fraude fiscale, et Tambourinoeud reçut, vingt trois minutes plus tard, une boite contenant, bien rangés et parfaitement taillés, exactement six cents quatre vingt huit crayons.
A 20h23, la guilde des narcommerçants fut créée, en accord avec la guilde des médecins et en présence du commissaire Vimaire. Ce dernier cria beaucoup. Il voulut changer une des clauses. Von Lipwig tint bon. Vimaire sortit en claquant la porte et imprima dans le mur la forme de son poing.
La pluie avait cessé. Il y avait cette lumière étrange d'après l'orage, cette lumière dorée qui semble errer à ras du sol. Des gamins jouaient avec l'eau débordant des gouttières, et, parce que c'était Ankh-Morpork, tentaient d'y coincer la tête du plus jeune d'entre eux. Planteur faisait des soldes sur les parapluies garantis insolubles
Vimaire rentrait chez lui. Il y aurait un bon feu, Sam aurait fini ses leçons et Sybil aurait vraiment besoin d'être rassurée.
Ce fut une bonne soirée. Dame Valentina présenta ses adieux et ses remerciements. Vimaire lui montra le petit mot que son frère lui avait laissé. Elle rit. Vimaire fut un peu surpris. Dame Valentina dit que, peut-être, cette fois fut la seule où Vimaire n'avait pas tout à fait agi comme Vétérini s'y attendait.
La nuit tombait. Il y avait cette bonne odeur de pavé mouillé. Vimaire pouvait la sentir depuis le perron.
« Si tu as envie de sortir Sam, prend Pinaille avec toi. Lui aussi a besoin de se dégourdir les pattes. »
Il ne chercha même pas à protester pour la forme. Sans même s'en apercevoir, il prit le pas de ronde, silencieux. Il ne serait qu'une ombre dans le crépuscule si Pinaille ne gémissait pas avec son souffle ronflant. Il traversa le pont qui le mena à l'île des Dieux. Il flâna dans le cimetière. La terre sentait les feuilles. Il regarda les tombes, reconnut certains noms, en ignorait la plupart.
Il avait entendu dire que les chiens fidèles hurlaient toujours à la mort sur la tombe de leur maître. Vimaire se demandait comment ils faisaient pour lire le nom sur la pierre tombale. Heureusement, Pinaille avait une mauvaise vue et grognait avec conviction sur une renoncule.
Le cimetière était vide, et seul le fossoyeur, appuyé sur sa pelle comme font les fossoyeurs quand ils n'ont rien à fossoyer, entendit, portée par le vent, cette étrange conversation :
« J'espère que vous vous êtes bien amusé. Vous deviez vous ennuyer, au fond de votre lit de mort. Je ne dis pas que je cautionne votre étrange sens de l'humour. Je ne dis pas non plus avoir tout à fait compris ce que vous vouliez et avoir tout décidé par moi-même. J'ai juste compris ce que vous ne vouliez pas. Il a fallu que vous soyez mort pour qu'on soit d'accord. Pour une fois que nous étions d'accord, vous n'étiez même pas là. Ça vaut mieux. Ça aurait été gênant. J'ai jeté un coup d'œil à votre manuscrit inachevé qu'on a trouvé dans votre chambre. Comme pièce à conviction. J'ai pas tout lu parce que ça ne m'intéressait pas et, franchement, des fois, vous écrivez comme un cochon. Mais j'ai vu que vous aviez dit qu'un bon dirigeant ne devrait jamais avoir de geôle dont il ne peut pas sortir. Je suis presque sûr qu'autre part, vous ajoutez qu'il ne doit pas en avoir dont il ne peut pas s'échapper. Je pense que c'est pour ça que vous m'avez donné tant de pouvoir. Pour que vous ne puissiez pas m'échapper. J'étais votre garde-fou. Je me souviens de vous. Au début. Vous étiez plus... détendu. On aurait dit que le monde était une vaste blague que vous étiez seul à comprendre. Tout le monde vous détestait, et y'avait de quoi. Vous aviez l'air d'un petit parvenu arrogant prêt à tuer sur un caprice, et vous savez quoi ? Je crois que c'est vraiment ce que vous étiez. Vous sembliez être ce que vous étiez, c'était là la grande différence avec ce que vous êtes devenu. En ce temps-là, il y avait toujours des tas de complots contre vous. Tout le monde voulait vous tuer, même ceux qui vous avaient jamais vu. Et puis... les choses ont changé. Et vous avez changé avec. Vous viviez sans menace. Vous aimiez les menaces. Sans ça, vous deveniez alors très libre dans un monde très chiant. Je comprends ça. Pour le rendre un peu plus intéressant, vous avez renoué avec Margolotta. Me faites pas croire que c'était sur une pulsion sentimentale, la nostalgie de l'amour de jeunesse. Pas votre genre. Vous passiez votre temps à vous battre, même si c'était juste sur un plateau de Thud. Et puis, à chaque fois que j'écoutais par hasard à la porte, vous aviez toujours l'air de vous disputer. Vous laissiez planer une ambiguïté entre vous, et tout le monde se demandait si vous étiez amis ou quoi et tout le monde pensait quoi parce que c'est comme ça que pensent les gens quand on leur cache quelque chose. Mais ce que vous cachiez, c'est que vous ne saviez pas vous-même si vous étiez amis ou ennemis. C'est toujours plus excitant de se battre contre que de se battre pour. Vous vous battiez pour la ville contre elle. Quant à la liberté... Elle ne pouvait pas faire grand chose contre ça. Elle n'était pas une menace. Alors vous vous en êtes créée une, car j'étais le seul à être capable de vous arrêter. Au cas où. Au cas où je ne sais pas quoi, mais au cas où. Vous étiez prévoyant. Vous n'aviez pas de flic dans votre tête, vous. Alors, vous en avez mis un dans votre bureau. Je suis certain de ça. J'en suis presque sûr. Vous avez dû l'écrire quelque part. Mais j'irai pas vérifier. J'en ai pas besoin.
Le fossoyeur vit l'homme qui parlait sortir quelque chose de sa poche, et une flamme surgit. Il grogna. Il n'aimait pas les gens qui fument dans son cimetière, surtout après une bonne pluie. C'était la croix et la bannière pour décoller les mégots mouillés de la pelouse. Mais l'homme ne fuma pas. Il sortit un petit bout de papier qu'il embrasa sur la tombe du seigneur Vétérini.
« Mais je vous remercie pour ça.
Et sur la pierre blanche se consumèrent les quatre mots : « vous avez le choix. »
"Je ne crois pas que je reviendrai. J'ai du boulot. Encore. Je vous laisse à votre mort. Vous l'avez bien méritée.
Il siffla Pinaille qui partit à toute vitesse dans la mauvaise direction, et il le rattrapa en soupirant. Il le prit dans ses bras, pestant contre son odeur. Sur le chemin qui le ramenait chez lui, il songea à ce qu'il avait à faire. Ce n'était pas fini. Rien n'était vraiment fini. Il songea à Von Lipwig, et il sourit. Tout revenait à la normale. Il le détestait déjà.