Disclaimer : tout est à Pratchett, je lui rendrai plus tard.

°0o0°°0o0°°0o0°°0o0°

Première partie

°0o0°°0o0°°0o0°°0o0°

C'était un jour de pluie. Ça ne pouvait être qu'un jour de pluie. Vimaire écoutait le crépitement des gouttes sur le couvercle du cercueil et eut une fugace satisfaction à l'idée que c'était toujours la même pluie, prête à tomber sur tous les cimetières, et que sur la tombe d'un flic ou celle d'un noble, elle sonnait toujours pareil. Et c'était ça, la vraie musique funèbre, bien au delà de la symphonie bavarde et bruyante qu'il avait détestée, lors de la cérémonie, dans un petit temple trop richement orné dans lequel il n'avait encore jamais mis les pieds. Ça l'avait étonné. Il ne savait pas que Vétérini avait une quelconque religion. Il avait beau fouiller dans sa mémoire, les rares fois où le Patricien - l'ancien Patricien - se laissait aller à parler, il lui semblait qu'il n'en avait jamais fait mention. Il faudrait qu'il demande à Sybil. Elle savait toujours ce genre de choses.

Il y avait énormément de monde, évidemment. Il n'y avait pas assez de chaises pour tous, et Vimaire faisait partie des invités d'honneur qui avaient préféré rester debout. Une habitude prise dans tous les enterrements dans le cimetière des Petits Dieux et le crépitement de la pluie, où ceux qui voulaient s'asseoir devaient apporter leur propre chaise. Personne ne voulait se montrer à l'enterrement d'un flic, mais à l'enterrement du Patricien - l'ancien Patricien - tout le monde voulait se faire voir, et de là où il était, légèrement en retrait, Vimaire les voyait tous et ne se privait pas de le montrer. Ce n'est qu'au regard un peu inquiet de Sybil, auprès de qui il avait insisté pour qu'elle prenne une chaise, qu'il s'aperçut qu'il était en mode flic. Comme il s'était, sans s'en rendre compte, mis au pas de ronde pendant la procession. Totalement perdu dans ses pensées, il n'avait pas vu qu'il arrivait en tête du cortège, puis qu'il dépassait le corbillard, puis qu'il disparut totalement à la vue. Il n'avait réalisé qu'arrivé au cimetière, le cimetière de riches de l'île des Dieux, étonné que personne ne le suive, incapable de se souvenir du chemin parcouru, incapable de dire si sa fuite avait été remarquée, pensant à Sybil et se sentant un peu idiot.

Dame Margolotta était déjà là, assise au premier rang des chaises encore vides, sous un parapluie noir orné de dentelles, regardant la fosse se remplir de boue. Vimaire cherchait déjà un lieu pas trop battu par le vent pour s'en griller une quand elle leva la tête, le vit et le salua de la main. Il avait espéré l'ignorer, et c'est légèrement contrarié qu'il s'approcha d'elle, sentant monter la gêne.

Qu'est-ce qu'on dit dans ces cas-là ? Que dire à une femme dont la personne est un mystère aussi épais que la relation qu'elle entretenait avec le défunt ? Que dire à cette femme qui ne connaît de la mort que celle des autres ?

« Vous n'êtes pas venue à la cérémonie ?

Elle avait sourit.

« Les vampires et la religion, vous savez… »

Ha oui, évidemment.

« J'ignorais que Vétérini avait une religion.

Elle avait haussé les épaules.

« C'est plus une tradition qu'autre chose. Tous les patriciens sont célébrés là par défaut. Je ne crois pas qu'Havelock y accordait beaucoup d'importance. Ou au contraire, peut-être tenait-il à être là où tant d'autres prédécesseurs ont dit adieu au monde. Nous ne saurons jamais.

L'idée qu'elle ignorait une opinion intime de Vétérini, même de si petite importance, rassura étrangement Vimaire qui se sentit un peu plus à l'aise, et quand elle sortit un de ses improbables cigares noirs, c'est naturellement qu'il lui offrit du feu, et c'est naturellement qu'elle inclina son parapluie pour que lui aussi puisse fumer à l'abris. Elle n'avait heureusement pas envie de parler, et elle ne brisa pas leur silence, sauf pour dire :

« C'est drôle, moi non plus je ne pensais jamais réellement à sa mort…

Et Vimaire sentit que dans ce « moi non plus », elle évoquait sa façon à lui, à l'annonce du décès, de l'avoir fait confirmer quatre fois par quatre médecins différents, puis par un Igor et le sergent Petitcul, en maintenant le rapport d'autopsie confidentiel et en les empêchant d'avoir la moindre communication entre eux. Il aurait aimé voir des contradictions, des hésitations. Hélas, tous furent unanimes et il n'y eu même pas enquête. Peut-être qu'elle savait aussi ce qu'il avait fait, tôt ce matin, quand il avait renvoyé les veilleurs funèbres, en cachant soigneusement le pied de biche dans sa jambe de pantalon. Certains clous étaient tordus, et cela se voyait. Mais il s'en fichait. Il était flic, et il faisait son boulot de flic, et voilà tout. Et il tentait d'ignorer l'impression qu'il avait eue en constatant que le cadavre dans le cercueil de Vétérini était bien celui de Vétérini. Comme un… dépit. Une déception. De la part du Patricien - l'ancien Patricien, bons dieux ! - il s'était attendu à mieux.

« … surtout à cette mort-là.

Un attentat, à l'arbalète, au couteau, ou même à la dynamite, d'accord. Ça aurait été honnête. Ou un poison, déjà moins probable mais toujours possible, un poison subtil, lent et tout nouveau qu'il n'aurait pas encore pris le temps de reconnaître. Un suicide, il aurait compris. Une décapitation par Vimaire interposé, il y avait songé, parfois, surtout à trois heures du matin, et tout le monde s'y attendait plus ou moins. Mais là…

« J'ai cru qu'on faisait une blague, ou qu'on tentait de déguiser un assassinat.

Une pneumonie, franchement… Il aurait pu faire mieux.

« Mva aussi, c'est la première chose que j'ai pensée.

Cette confidence inattendue désorienta Vimaire, et il se sentit vaguement agacé par la manie de Dame Margolotta de le mettre si facilement à l'aise. Ce n'était pas tant qu'il tenait absolument à son aversion pour les vampires - ce n'était plus le cas depuis l'arrivée de Sally au guet, et même Otto Chriek, avec ses allures de vampire d'opérette, lui était presque sympathique - mais il pressentait que sa terrible franchise et ses manières directes venaient tout simplement de sa totale insignifiance dans son monde à elle. Elle était si simple car elle n'avait aucune raison de faire compliqué, car elle n'avait aucun rôle à jouer, car elle se fichait de ce qu'il pouvait penser, et s'il appréciait cela, c'était juste à cause de son goût pour la simplicité. C'était un pur hasard. Il n'était qu'un élément parmi d'autres gravitant autour de Vétérini, elle n'avait noté son existence que pour cela, et maintenant qu'il n'était plus, il devenait, à ses yeux, plus inconsistant que jamais.

Voilà ce qu'il avait pensé, tandis que le corbillard était venu, que les rangs s'étaient emplis, et il y pensait toujours, tandis que les porteurs funéraires peinaient à faire descendre le cercueil dans la fosse sans y sombrer eux-mêmes. Leurs pieds patinaient dans la boue et ils avaient du mal à garder une expression solennelle. L'un d'eux commençait manifestement à s'énerver. Et ce qui avait été tout aussi manifeste, de la place où il se trouvait et d'où il voyait tout le monde, ce fut le drôle de mouvement de convection qui avait chassé Dame Margolotta de sa place et l'avait laissée au dernier rang, dans un angle. Cela s'était passé dans des politesses charmantes et des demandes exquises, bien entendu, des « veuillez me pardonner » à ne savoir qu'en faire, si vous vouliez avoir l'extrême amabilité de vous décaler, ho, juste d'une place, le seigneur Untel est venu avec sa femme, c'est bien aimable à vous, ho, je suis confus, dame Untelle est si vieille que, si vous étiez assez aimable pour…Les chaises en étaient poissées, de toute cette amabilité, tout le monde semblait en déborder, d'amabilité, à croire que chacun en avait pris un sac plein avant de venir, et tout le monde était tellement aimable que la personne que chacun s'accordait à considérer comme la plus intime du défunt et sans doute la plus touchée par sa mort s'est retrouvée au dernier rang, dans un coin.

Au moins était-elle dans le carré des invités d'honneur. Derrière les rangées de chaises, des silhouettes obscures s'agglutinaient, tâchant de ne pas marcher sur les tombes voisines. Tambourinoeud était parmi eux. Vimaire trouvait cela un peu injuste. Non, à la réflexion, il trouvait ça franchement dégueulasse. Peut-être parce que, pendant la cérémonie, il avait été le seul à avoir les yeux bordés de rouge. Peut-être aussi parce qu'il avait été le seul à reconnaître, saluer et s'enquérir du voyage d'une dame entre deux âges flanquée d'un adolescent blond à l'air renfrogné. Personne ne savait que Vétérini avait une sœur, encore moins un jeune neveu. Vimaire, surpris, avait bafouillé des condoléances, tandis que Sybil s'occupait de l'intendance sociale, et que la dame évoquait avec Tambourinoeud leur dernière rencontre, un enterrement aussi, celui de leur tante à Quirm, il y a près de six ans. Ainsi, un jour parmi tous les jours où Vimaire venait faire son compte-rendu, Vétérini venait d'enterrer sa tante. On disait qu'elle l'avait pratiquement élevé. Il devait l'aimer beaucoup, pour autant qu'il pouvait aimer quelqu'un. Il chercha dans sa mémoire un jour, il y a près de six ans, où Vétérini lui avait semblé différent. Peut-être triste, peut-être agacé, peut-être encore plus silencieux que d'habitude, ou étrangement loquace, comme ça lui arrivait quelquefois. Il était incapable de se rappeler quoi que ce soit. Peut-être qu'il n'avait rien remarqué. Peut-être qu'il n'y avait rien à remarquer. Peut-être qu'il avait oublié. Ou peut-être qu'il l'avait vue, cette différence, et qu'il l'avait attribuée à autre chose, à lui probablement, et qu'il avait ressenti cette satisfaction passagère mais tellement grisante à l'idée qu'il pouvait avoir une influence, même minuscule, même quelques secondes, sur l'humeur du Patricien.

Il avait pensé à toutes les fois où il avait ressenti cette satisfaction, cette influence, même minuscule, même quelques secondes, et s'était dit que peut-être, à chaque fois, cela n'avait été qu'une illusion due aux circonstances de la vie de cet homme dont il ne savait rien.

Il observait la sœur Vétérini - il n'avait pas retenu son nom de mariée -, à la place qu'avait occupée Dame Margolotta. Vimaire nota soudain qu'elles ne s'étaient pas saluées. Peut-être que la famille désapprouvait leur union - ou leur lien particulier que rien ne semblait pouvoir définir. Les Vétérini venaient traditionnellement de Quirm - Vimaire avait été stupéfait, et même vaguement choqué, d'apprendre que le Pat… l'ancien Patricien y était techniquement né - et même s'ils avaient des intérêts et beaucoup de résidants à Ankh-Morpork depuis des générations, il était tout à fait possible que la mentalité de famille - cette sale habitude de la mentalité de famille, qui se transmettait plus sûrement qu'une couleur d'yeux - n'avait pas été troublée par les mœurs morporkiennes, cette façon d'être trop accaparé par ses affaires pour l'être par celles des autres, autres de toute façon trop nombreux pour qu'on s'y intéresse, ce que la ville offrait de mieux en matière de tolérance. Ou alors peut-être que comme lui, comme tous, Dame Margolotta n'avait pas la moindre idée de qui était cette inconnue, et l'avait reléguée au même rang d'insignifiance qu'elle aurait mis Vimaire si Vétérini ne lui avait pas désigné comme temporairement nécessaire.

Elle ne lui ressemblait pas. Vimaire s'aperçut que c'était cela qu'il cherchait dans les traits de celle qu'il dévisageait, au risque d'être impoli. Ho, il y avait bien un vague air de famille - elle était plutôt grande, pour une femme, avait le même visage étroit, et cette indéfinissable allure, cette sorte d'élégance froide, et elle portait du noir - évidemment tiens, qu'elle portait du noir, abruti. Mais c'était tout. Quant au garçon, blond et robuste, il n'y avait rien à en tirer. Cela l'agaçait presque, cette façon ostensible de ne ressembler en rien à son oncle. Il aurait aimé voir… un truc, n'importe quoi. Il aurait aimé voir Vétérini appartenir à quelque chose, quelque chose de concret, de tangible, autre que ce cercueil qu'on ne voyait déjà plus.

Il avait appartenu à Ankh-Morpork, au bureau oblong, mais bientôt le bureau comme Ankh-Morpork appartiendraient à un autre. Vétérini appartenait à l'Histoire, mais l'Histoire, c'était pas pour maintenant, l'Histoire viendrait après, pour le moment il appartenait au passé. Autant dire à rien du tout. Il n'avait pas été tué, non; mais il était dissout. On le chassait de sa place comme on avait chassé Dame Margolotta, dans un coin où il gênait moins, et pour ça, une tombe, c'était l'idéal. Ils avaient tous vécu en parasite sur le dos de l'idéal d'un autre, même ceux qui avaient résisté, même lui, et sa mort était pour eux l'occasion de retrouver un semblant de dignité sans rien faire pour la mériter

Il était injuste et versait sans vergogne dans le sentimentalisme et il le savait. Ce n'était pas un homme qu'on enterrait aujourd'hui, il ne faisait que participer à une rencontre politique comme une autre, et il le savait. Mais ça le mettait quand même en rogne.

Les rangs se clairsemaient et Von Lipwig serrait autant de mains que son anatomie lui permettait. On parlait de lui comme successeur potentiel. Vimaire eut un petit sourire. Vétérini aura au moins eu ça. Un magnifique bordel. Cela faisait trois jours que la ville n'avait pas de patricien.

Il se souvenait de la conversation la plus étrange qu'il avait eue avec lui. C'était juste après son infarctus. Il était encore alité. Ce fut la seule fois où Vétérini pénétra dans sa chambre. Vimaire lui en avait voulu à mort. Pendant les semaines qui suivirent il avait envoyé Carotte faire tous les rapports à sa place, prétextant son état de santé. En réalité, il ne lui pardonnait pas de l'avoir surpris ainsi, pâle, allongé, et de surcroît en caleçon. Il avait mis des mois à le digérer. Ainsi n'avait-il pas réellement saisi le sens des phrases qu'il lui dit ce jour-là, pris entre sa faiblesse, sa colère et l'urgence de trouver un pantalon. Le docteur Gazon et Sybil avaient déjà été très fermes quant à son régime à base de cholestérol et de cigares. Il ne voyait pas de quel droit Vétérini venait en rajouter une couche.

« Les Patriciens meurent assassinés. C'est, on pourrait le dire, une sorte de tradition. Cela ressemble un peu au fouteballe. Celui qui emporte la vie du dirigeant remporte sa place. Un système pratique qui a fait ses preuves. Néanmoins, nous vivons une ère moderne, et même l'archichancelier ne regarde plus sous son lit avant de se coucher. Je ne peux nier, même si je trouverais cela un peu décevant, le risque de mourir de façon naturelle. Cela risquerait de provoquer un peu de … confusion. Et il faudra quelqu'un pour gérer cette… confusion. Et vous clarifiez ce genre de situation comme personne, j'en ai bien peur. Il faut que vous me surviviez. Je suis conscient que votre volonté en la matière est limitée par les assauts de toute une vie d'excès, mais j'apprécierais que vous preniez ceci comme un ordre. »

Et bien, il l'avait, sa trois-petits-points confusion, et elle était de toute première qualité. Depuis qu'il n'avait plus le droit de courir après les voleurs, Vimaire avait eu le temps de se familiariser avec la façon tortueuse et presque organique que la cité avait de s'organiser - il avait eu cette pensée, devant sa chope de thé (fade) : Vétérini ne dirige pas la ville, il l'infuse - et il avait constaté que maintenant que les ordres ne venaient plus d'une autorité supérieure, l'autorité s'était comme organisée d'elle-même en différentes strates parallèles.

« C'était un enterrement très simple, n'est-ce pas monsieur le commissaire ? Cela est sans doute mieux ainsi.

Vimaire retint le grognement qui lui chatouillait la glotte parce que Madame Paluche était la chef de guilde qu'il insupportait le moins. Peut-être parce qu'elle venait de la rue, comme lui. Peut-être à cause de sa complaisance à lui indiquer quelles filles étaient dans quelles rues à tel moment, en cas de besoin de témoins oculaires. Peut-être à cause du brin de lilas qu'elle arborait, quand ceux qui y étaient savaient pourquoi. Ou peut-être simplement parce qu'elle l'appelait « monsieur le commissaire. »

« Il semblerait que monsieur Von Lipwig ait soudainement beaucoup d'amis, poursuivit-elle

— Cela vous surprend ?

— Un peu. La bonne société morporkienne tient beaucoup à ce que le prochain dirigeant soit un seigneur. Cela a toujours été ainsi.

Ha. Il sentait le coup venir. Elle allait peut-être l'avoir, son grognement. Et il n'allait pas l'encourager dans ce sens.

« Au fait, le seigneur Vétérini vous a-t-il confié pourquoi il vous avait élevé au rang de duc ?

Évidemment, Madame Paluche n'avait jamais besoin d'être encouragée.