Hors du temps
Chapitre 4.
Lorsqu'il reprit connaissance, Harry était allongé dans une pièce sombre, si sombre qu'il parvenait à peine à distinguer ce qui l'entourait ; désorienté, il cligna des yeux plusieurs fois, son esprit encore mal réveillé s'attendant à percevoir les ronflements rassurants de Ron ou les grognements familiers de la vieille goule, dans le grenier. Lorsqu'il devint clair qu'aucun de ces sons habituels ne se ferait entendre, Harry fronça les sourcils. Il tâtonna à la recherche de sa baguette, et la trouva posée à côté de lui, sur le matelas – un matelas beaucoup trop grand pour se trouver dans la chambre de Ron.
« Lumos », murmura-t-il d'une voix rauque.
La lumière faiblarde tenta une percée dans la pénombre, et Harry put scanner du regard le grand lit dans lequel on l'avait installé – des draps sombres, et probablement neufs si on se fiait à leur légère rugosité, au toucher. Mais les lourdes tentures des baldaquins circonscrivaient le petit faisceau lumineux à ces seuls détails, et l'empêchaient de se faire une idée plus précise de la pièce.
Des tentures anciennes, et d'un pourpre profond, brodées de fils noirs et de fils d'argent…
Cette curieuse combinaison éveillait quelque chose de concret dans sa mémoire – il avait déjà vu des tentures semblables auparavant. Mais où ? Tout était confus dans son esprit, et Harry se sentait désagréablement faible et fatigué, comme s'il venait de disputer un interminable match de Quidditch sous des conditions climatiques particulièrement peu clémentes - ou comme s'il venait tout juste de s'évanouir.
Il referma les yeux et essaya de se concentrer, fouillant sa mémoire à la recherche du moindre indice, de la moindre indication supplémentaires.
Oui, il s'était évanoui, juste après cette longue discussion qu'il avait eue avec Severus Snape ; après la longue virée en balai qui les avait menés à ce très vieux Manoir. Cela lui revenait, à présent.
Il devait toujours se trouver dans le Manoir familial des Prince…
S'efforçant de repousser cette torpeur apathique qui engourdissait insidieusement ses membres et ralentissait désagréablement ses gestes, Harry se redressa à moitié pour écarter les tentures, dévoilant une vaste chambre confortable au charme un peu désuet. Tout était d'argent ou de pourpre sombre ; jusqu'aux vieilles tapisseries au coin des murs. Il y avait un âtre vide de petite dimension ; une large fenêtre, aux vitres intactes, donnait sur une immensité d'étoiles et sur les silhouettes de très grands arbres sombres. Comment le ciel pouvait-il paraître si vaste, même de l'intérieur du Manoir ?
Son analyse minutieuse de la pièce avait chassé au loin sa torpeur ; plus confiant et davantage maître de ses mouvements, Harry se leva et traversa la chambre jusqu'à la porte d'ébène à la poignée simple, dépourvue de fioritures. A nouveau animé par la curiosité à l'égard du Manoir mystérieux, il se glissa dans le couloir et progressa lentement le long des murs tapissés de pourpre, jetant des regards prudents tout autour de lui. La moquette étouffait ses pas et lui procurait comme un sentiment de sécurité ; il avait l'impression de se déplacer comme une ombre, silencieux et indétectable, comme s'il était sous sa vieille cape d'invisibilité. Il n'y avait aucun tableau ensorcelé pour épier sa progression ; juste de très vieilles tapisseries, et des peintures murales légèrement passées par le temps.
Le jeune sorcier essayait de jeter un coup d'œil curieux dans chacune des pièces qu'il dépassait, sans toutefois oser ouvrir franchement les portes et les battants à demi-fermés. Il finit par arriver devant un double escalier, assez étroit mais néanmoins recouvert de la même moquette fatiguée ; une envolée de marches montait vers les étages, et une autre redescendait vers le cœur de la maison, formant un coude serré qui dissimulait à sa vue le palier suivant. Se fiant à son sens de l'orientation, Harry décida de redescendre ; le ciel lui avait paru si vaste, dans la chambre, si ouvert aux regards – il devait déjà se trouver dans les étages. Le salon où il avait discuté avec son ancien professeur était au rez-de-chaussée du Manoir ; de cela, il en était presque certain.
Il ne se souvenait pas d'avoir monté ces marches, d'ailleurs, pas en étant conscient ; Severus avait dû le faire léviter jusqu'à cet étage…
En bas, il découvrit un nouveau corridor et finit par se repérer lorsqu'il arriva en vue de l'entrée ; il devait bifurquer à gauche pour retrouver le grand salon. Juste à l'angle, Harry s'arrêta et prit le temps de défroisser maladroitement ses vêtements ; il se sentait un peu nerveux, et vaguement ennuyé, également. Qu'avait pensé Snape, exactement, en le voyant s'évanouir comme ça, sans raison ? Qu'il était toujours aussi faible et incompétent, probablement… Non, il n'y avait plus de raison de s'attendre à des remontrances ou à des manifestations de bassesse de la part de son ancien professeur, désormais – il en était persuadé. Ils avaient dépassé cela, ils avaient discuté à cœur ouvert ; d'ailleurs, c'était bien Snape qui était venu le chercher. Mais même cette conviction ne parvenait pas à dénouer cette sensation désagréable dans son estomac, ni à atténuer son angoisse diffuse lorsqu'il se décida finalement à entrer dans la pièce.
Il trouva Severus Snape installé dans le même fauteuil qu'un peu plus tôt, devant la cheminée au feu toujours ronflant, un livre noir à reliure d'or entre ses mains. Harry s'immobilisa dans l'encadrement de la porte. Le maître des potions ne s'était pas retourné, n'avait montré aucun signe indiquant qu'il aurait remarqué l'arrivée du jeune sorcier. Harry était pratiquement sûr que Severus savait qu'il était là ; c'était quand même un ex espion de l'Ordre, et un ex mangemort, par Merlin ! Mais le fait qu'il n'ait pas réagi à sa présence mettait Harry singulièrement mal à l'aise. Il se demanda s'il devait dire quelque chose, s'annoncer par politesse ou se racler la gorge, peut-être, pour faire savoir qu'il était là ; mais si Severus avait bel et bien perçu sa présence et qu'il avait choisi de l'ignorer, peut-être ne souhaitait-il plus lui parler, en fin de compte, et qu'il préférerait qu'il s'en aille ?
De plus en plus mal à l'aise, Harry se dandinait maladroitement d'un pied à l'autre. Il était pratiquement sur le point de faire demi-tour lorsque la voix grave de son ancien professeur s'éleva enfin, sans que celui-ci ne relevât les yeux de son ouvrage :
« Vous allez rester comme ça encore longtemps, monsieur Potter ? Sur le pas de la porte, à jouer les apprentis espions ? Il vous faudra davantage de discrétion, si c'est bien ce que vous envisagiez. »
Harry toussota, se sentant particulièrement stupide, tout à coup. Il aurait été tellement plus facile – et tellement plus logique ! – de se manifester franchement, sans tergiverser sur place pendant une minute entière comme il venait de le faire ; mais seulement, voilà, c'était Severus Snape, et aucun des codes de conduite usuels ne pouvait convenir à la présente situation.
Comme pour lui prouver que ladite situation pouvait échapper à tout moment à son contrôle, le sorcier se retourna brusquement et le fixa de cette redoutable intensité qui était capable de le clouer sur place :
« Vous m'aviez dit que vous alliez parfaitement bien, n'est-ce pas, monsieur Potter ? Est-ce là votre définition d'une santé parfaite ? »
Glups, songea Harry. Il avait la désagréable impression d'être à nouveau un élève pris en faute. Il se rappelait très bien avoir lâché cette affirmation, plus tôt dans la soirée ; mais ce n'était pas comme s'il aurait décemment pu prévoir qu'il allait s'évanouir à la fin de la conversation… Le jeune sorcier redressa les épaules, refusant de se laisser intimider par le ton clairement réprobateur de son vis-à-vis.
Il ouvrit la bouche, prêt à invoquer en justification la durée démesurée de leur voyage en balai qui avait exacerbé sa fatigue, ou encore le contrecoup de la guerre – pratiquement une année de cavale, de tragédies et d'angoisse ; sans oublier que son corps était techniquement mort pendant plusieurs minutes, et ce moins de deux mois auparavant ! -, mais au lieu de cela… au lieu de cela, il se mit à parler de quelque chose de beaucoup plus personnel. Quelque chose qu'il n'avait même pas confié à Ron, ou à Hermione – et qu'il n'avait jamais envisagé de confier à qui que ce soit, d'ailleurs.
« Je… je fais des cauchemars. »
Là, debout à l'entrée du salon de Severus Snape, sous le regard intense et scrutateur de son ancien maître des potions – l'endroit le plus impressionnant, la personne la plus intimidante ! -, ce fut cette confession qui lui vint le plus naturellement aux lèvres ; il sentit que s'il n'en parlait pas à Snape, à cet instant précis, dans cet endroit précis, il ne l'avouerait jamais à personne… et il se laisserait ronger par ses démons, insidieusement.
C'était un endroit spécial, après tout. Un Manoir à moitié abandonné, à l'écart de l'effervescence de la société sorcière, habité par un être qui était mort pour revenir à la vie ; un endroit – et un sorcier – hors du temps.
« Depuis la fin de la guerre, je… j'ai ces « images » qui me hantent… non pas des choses que j'aurais vécues, mais des sortes de… des sortes de cauchemars, vraiment atroces. Et je n'en ai parlé à personne, parce que je ne suis pas le seul à avoir perdu des êtres chers ou à avoir vécu une période difficile – ceux qui sont autour de moi ont été bien plus touchés que moi ! Ron et sa famille ont perdu l'un des leurs… je suis en vie, je suis avec des gens que j'aime et qui prennent soin de moi, alors j'aurais vraiment trouvé égoïste de leur en parler. Mais… »
Il s'interrompit un instant, le temps d'essuyer une goutte de sueur qui coulait lentement le long de sa tempe. Il ressentait une pression énorme, sous le regard intense de Severus ; c'était dur d'en parler, de s'ouvrir ainsi, mais c'était aussi étonnamment libérateur.
« Ces cauchemars reviennent sans cesse, et même les potions de Sommeil Sans Rêves n'y peuvent rien. Je n'arrive pas à me reposer vraiment, parce qu'il y a toujours un moment où les images ressurgissent, et alors je me sens comme piégé dans le rêve… » Il secoua la tête. « Je préfère encore ne pas dormir du tout, parfois. Alors c'est pour ça que j'étais… si fatigué. C'est sans doute pour ça que j'ai… enfin, vous voyez. »
Il détourna les yeux, gêné. Il n'allait tout de même pas admettre à haute voix qu'il s'était évanoui – il y avait des limites à ses penchants expansifs.
Severus ne dit rien pendant une minute ou deux, se contentant de le maintenir sous son regard attentif – et franchement perturbant, à présent. Puis Harry le vit, du coin de l'œil, déposer le petit livre noir sur la table basse et se relever avec fluidité.
« Je vois », statua alors calmement le sorcier. Harry risqua un nouveau coup d'œil dans sa direction et perçut une petite lueur amusée au fond de son regard sombre. « Il ne faut pas sous-estimer non plus toute cette énergie que vous avez mobilisée pour louer haut et fort mes mérites et mes qualités, tout à l'heure… voilà qui a dû être particulièrement exténuant. »
Harry se sentit vaguement embarrassé par cette remarque ; il en avait probablement trop fait, oui, mais c'était établi maintenant – il ne comptait pas le charrier avec ça jusqu'au petit matin, tout de même ? Néanmoins, il ne put s'empêcher d'entrer dans le jeu de son ancien professeur ; ce nouveau penchant pour les remarques amusées lui plaisait décidément plus que les anciennes réprimandes mordantes.
« Je ne le nie pas. Mais je suis comme ça ; toujours prêt à me battre pour ce qui me tient à cœur. Il faut dire que c'est ce qu'on a attendu de moi pendant une grande partie de ma vie, alors… »
Severus secoua doucement la tête, mais ne fit pas d'autre commentaire.
Harry remarqua alors le pli soucieux qui était apparu sur le front de l'ancien mangemort, depuis le moment où Harry avait mentionné ses cauchemars ; il n'y avait pas à se méprendre sur ce regard perçant et déterminé : Severus avait bien l'intention de remédier à ce problème importun, qui visiblement piquait sa curiosité (et suscitait peut-être… son inquiétude ?).
C'était étrange, d'envisager Severus Snape en train de se soucier de sa santé, ou de son bien-être. Bien sûr, il avait vu la constance avec laquelle le sorcier avait veillé sur sa vie, dans les souvenirs ; mais c'était autrement plus déroutant de le constater concrètement, de pouvoir deviner les signes de cette attention maintenant qu'il savait où les chercher – et surtout maintenant qu'il savait qu'il pouvait y en avoir, même derrière cette neutralité affichée et cette façade d'indifférence.
Les souvenirs…
A soutenir son regard d'encre comme il le faisait à cet instant, tous les souvenirs que l'ancien mangemort avait partagés avec lui lui revenaient insidieusement en mémoire ; Harry se sentit brusquement gêné, presque honteux, comme s'il venait d'être surpris au beau milieu d'un acte répréhensible. Certes, Severus avait partagé ces souvenirs de son plein gré, cette fois-ci ; mais c'étaient des souvenirs intimes, des souvenirs importants, déterminants, même, qui avaient marqué sa vie et forgé sa personnalité ; Harry avait été témoin des évènements et des choix qui avaient façonné Severus Snape. Cette pensée là était intimidante.
Sans compter que cet homme si secret n'aurait probablement jamais partagé tout cela avec Harry s'il n'avait pas été à l'article de la mort, à ce moment-là ; et une fois qu'Harry avait vu les souvenirs, ils n'avaient jamais été censés se revoir un jour, et encore moins converser ainsi à bâtons rompus. C'était indéniablement déstabilisant.
Harry ne pouvait se défaire de l'impression que Severus Snape lui avait ouvert son cœur, ce jour-là, dans la Cabane Hurlante, quand il lui avait confié les souvenirs les plus vifs, les plus funestes mais aussi les plus précieux de toute son existence ; et Harry se sentait incité à faire de même, à lui parler à cœur ouvert à son tour, comme il venait de le faire à l'instant en lui confiant la vérité sur ses cauchemars jusque-là inavoués.
Le plus âgé finit par détourner la tête, brisant le contact visuel et cette sorte d'introspection silencieuse.
« Vous me parlerez plus en détail de vos cauchemars, demain – leur fréquence, leur intensité, leur contenu, la façon dont vous avez utilisé les potions de Sommeil. En attendant, retournez vous coucher, et essayez de vous reposer. »
Harry hocha la tête, le remercia et remonta au premier étage, avec toujours l'impression d'évoluer en plein rêve – mais un rêve plus plaisant que ses tourments habituels. Il se sentait toujours légèrement perturbé par la tournure que prenaient les événements ; mais cette fois-ci, lorsqu'il posa la tête sur l'oreiller, il sombra immédiatement, et aucun cauchemar ne vint troubler son sommeil.
Le lendemain, Harry se réveilla alors que la matinée était déjà bien entamée, ce qui ne lui était plus arrivé depuis plusieurs semaines. Il bailla longuement, et combattit la langueur qui l'incitait à profiter de la chaleur du lit quelques instants supplémentaires. Il finit par se lever et par aller se hasarder jusqu'à la petite salle de bain au fond du couloir, celle qu'il avait remarquée la veille en faisant sa discrète inspection. Il prit soin de frapper doucement avant de pousser la porte de la salle d'eau ; il y avait très peu de risques que l'ancien mangemort en fût encore au stade des ablutions à cette heure de la matinée, mais tout de même, il y avait encore certaines visions intimes qu'il préférerait éviter...
Il ne trouva pas Severus Snape dans le salon, cette fois-ci, mais dans la salle à manger attenante ; il se tenait debout, les mains négligemment croisées dans le dos, vêtu de ses éternelles robes noires, et il regardait par la large fenêtre lumineuse – Harry remarqua qu'il manquait un carreau, tout en bas de la baie vitrée, près de la plinthe en bois sombre. De là où il était, le jeune sorcier ne pouvait voir que le profil serein de son maître des potions ; toutefois, il n'eut pas à tergiverser misérablement, ce matin-là, car la voix grave mais douce de l'ancien espion officialisa rapidement sa présence :
« Vous vous sentez mieux, monsieur Potter ? »
Harry ravala sa fierté mal placée qui se récriait toujours à la pensée de son état de faiblesse de la veille ; il répondit de sa voix la plus assurée :
« Oui. J'ai pu me reposer un peu, cette nuit. A vrai dire, j'ai… j'ai très bien dormi, en fait. »
Severus Snape se tourna à moitié vers lui, en haussant un sourcil dubitatif.
« Vraiment ?
- Oui. Vraiment. »
Quel aurait été l'intérêt de lui mentir maintenant, après avoir si vaillamment vidé son sac, la veille au soir ? Severus Snape sembla parvenir à la même conclusion car il ne poussa pas le sujet plus avant, au grand soulagement de Harry – même si le pli discret mais soucieux, sur son front, ne disparut pas totalement de sa physionomie.
Le sorcier se retourna plus franchement dans un tourbillonnement de robes parfaitement contrôlé –les habitudes ont la vie dure, songea Harry, que ledit automatisme faisait immanquablement sourire – et il s'avança vers la table d'une démarche fluide. Il tendit distraitement la main pour indiquer le broc et les deux corbeilles disposées sur la nappe sombre :
« Vous devriez déjeuner, Potter. Il n'y a que du café, des fruits et quelques toasts, mais il faudra vous en contenter ; je n'ai pas l'habitude de commencer la journée par un verre de jus de citrouille ou des pancakes décorées. »
Harry sourit plus franchement à cette remarque, imaginant le ténébreux Severus Snape attablé devant un pancake doré où s'étalaient un immense sourire et deux yeux rouge cerise dessinés avec de la confiture, comme ceux dont Seamus s'amusait à agrémenter son assiette. L'ancien gryffondor se mordit les lèvres pour ravaler tout éclat de rire inapproprié, et se dirigea calmement vers le siège le plus proche.
« Ca me convient très bien », affirma-t-il poliment, une main sur le dossier de la lourde chaise ouvragée. Il la décala en essayant de minimiser les raclements intempestifs sur le marbre dépouillé ; les restes de ce qui avait très probablement été un tapis (dans des temps très reculés) venait de se désagréger en un discret nuage de poussière à l'instant-même où il avait posé le pied dessus. En y regardant bien, le salon où ils avaient tenu leur conversation, la veille, était incontestablement la pièce la plus habitable qu'Harry avait vue jusqu'à présent ; c'était sans doute l'endroit le plus pratique, et le plus utile, pour le pragmatique professeur de potions.
Une fois qu'il se fut assis plus ou moins confortablement sur le vieux siège, Harry releva les yeux et attendit de voir si l'ancien espion allait l'honorer de sa présence ou le laisser à son petit déjeuner pour vaquer à ses propres occupations ; le jeune sorcier fut secrètement satisfait de le voir prendre place en face de lui, sans tergiverser – contrairement à Harry (qui était diablement impulsif dès qu'il s'agissait d'une situation périlleuse, mais beaucoup moins prompt à prendre des décisions lorsqu'il n'était pas en danger de mort imminent), Severus Snape, lui, n'avait jamais été du genre à se perdre en atermoiements.
Harry se servit maladroitement une tasse de café brûlant, en essayant de faire abstraction du regard attentif de son vis-à-vis qui ne l'avait pas quitté, et choisit une pomme verte dans la corbeille. Il prit son temps pour l'éplucher, les yeux baissés vers son assiette ; c'était décidément une situation perturbante. Pas inconfortable, mais… certainement pas habituelle, non plus.
Lorsqu'il risqua un nouveau coup d'œil vers l'ancien espion, il vit que ce dernier avait détourné le regard, arrêtant là l'examen minutieux de sa personne, et qu'il était retourné à la contemplation du vaste jardin – ou plutôt de la forêt, dans l'état actuel des choses – en éveil ; Harry jugea le moment bien choisi pour tenter de faire redémarrer la conversation.
« Hum. Euh… alors, qu'est-ce que vous faites de beau, ici ? Je veux dire, maintenant que vous avez du temps pour vous et que vous n'avez plus de comptes à rendre à personne… »
Severus Snape tourna lentement la tête vers lui. Son expression n'était pas hostile, ce qui rassura quelque peu Harry. C'était une question anodine, mais il ne savait pas avec exactitude quelles étaient les nouvelles règles qui s'appliquaient entre eux, désormais ; il ne tenait pas à dépasser les limites de la courtoisie par inadvertance, et à se faire chasser du Manoir manu militari.
« Et bien, je dirais que ma principale occupation… » Le sorcier s'étira sensiblement sur son siège, appréciant visiblement une pensée agréable. « … est de savourer la perspective réjouissante de ne plus avoir à enseigner à un ramassis de jeunes ignares sans cervelle. »
Harry, qui avait écouté avec attention et s'était attendu à quelque révélation intrigante – tout ce qui était susceptible de provoquer une telle expression réjouie sur les traits de son ancien professeur ne pouvait être, par définition, qu'intrigant ! -, se laissa retomber sur sa chaise et ne put retenir un éclat de rire. La boutade était tellement inattendue qu'elle n'en était que plus amusante ; si le contenu de la déclaration était somme toute prévisible, la façon dont le sorcier semblait lui-même s'en amuser était, elle, agréablement inhabituelle.
Visiblement satisfait de lui-même, Severus s'était même permis un petit sourire vaguement malicieux – peut-être n'était-ce pas uniquement une boutade, au final…
Lorsque le rire d'Harry se fut calmé, l'homme aux cheveux sombres se réajusta plus dignement sur son siège, et reprit d'une voix plus sérieuse – mais toujours légèrement amusée :
« Et bien, si le contexte a changé, ma personnalité n'a pas subi de revirement irréversible ou imprévisible, monsieur Potter ; je consacre toujours une grande partie de mon temps aux potions. Je fais de la recherche, principalement. Je poursuis les études et les travaux que j'avais en suspens depuis que j'ai commencé à enseigner. »
Depuis bien avant d'enseigner, songea Harry, avec une pensée pour le livre de Potions du Prince de Sang-Mêlé qui avait probablement été détruit par le Feudeymon dans la Salle sur Demande, quelques mois auparavant.
Le jeune sorcier joua quelques instants avec une idée qui lui trottait dans la tête, puis il chassa impatiemment ses propres hésitations pour demander d'une voix claire :
« Dites-moi, le… votre Manoir, est-ce que vous accepteriez de me le faire visiter ? »
La vieille bâtisse l'intriguait toujours autant, et les quelques informations qu'Harry avait glanées en jetant quelques coups d'œil indiscrets par les portes entrouvertes avaient attisé encore davantage sa curiosité ; il présumait la vieille maison pleine de secrets et de surprises, et elle avait indéniablement à ses yeux le même charme qu'un vieux château surprenant, comme Poudlard. Qui sait ce qui pouvait se cacher dans les recoins sombres, ou derrière les portes dérobées ? Pas l'actuel propriétaire, en tout cas, car il prit un air indéchiffrable lorsqu'il lui accorda sa demande :
« Vous pouvez aller où bon vous semble, monsieur Potter, du moment que vous restiez prudent. Je vis principalement au rez-de-chaussée, et je n'ai pas l'utilité des autres étages ; ils sont donc restés dans l'état où je les ai trouvés en arrivant. J'ai fait un tour d'inspection lorsque je me suis approprié le Manoir, mais je n'ai désactivé que les sortilèges les plus évidents ; il peut y avoir encore quelques mauvais sorts qui traînent dans les recoins, et qui attendent le visiteur imprudent.
- Comme chez Sir… comme à Grimmauld Place ? » s'amusa Harry.
Severus, lui, ne sembla pas trouver la comparaison à son goût ; il fronça le nez dès que le prénom de Sirius faillit franchir les lèvres du jeune sorcier. Harry ne put retenir un sourire à cette constatation, en dépit du pincement au cœur qu'il ressentait toujours lorsqu'il était amené à repenser à son parrain disparu.
Lorsqu'Harry eut terminé sa pomme et grignoté un ou deux toasts, Severus fit disparaître les reliefs de son petit déjeuner d'un coup de baguette, et Harry s'empressa de quitter la table, décidément impatient d'en apprendre plus sur cette demeure mystérieuse. Une fois à l'entrée du couloir, il se retourna et tourna vers Severus un regard interrogatif ; ce dernier soupira vaguement mais se leva à son tour pour l'accompagner, ouvrant la voie de ce tour du propriétaire dûment sollicité.
Les pièces étaient spacieuses, et très encombrées ; la plupart étaient plongées dans la pénombre, et le maître des lieux repoussait les volets fatigués d'un mouvement de baguette régulier, dévoilant ainsi une multitude de meubles, d'objets utilitaires ou décoratifs, de tableaux et de tapisseries, de tapis et de lourdes tentures discrètement brodées ; partout, on retrouvait le pourpre profond et les liserés argentés qui semblaient être la marque de la maison. Tout était patiné par les ans et recouvert de poussière ; mais les quelques rayons de soleil pâles qui se risquaient à l'intérieur faisaient briller cette poussière comme une poudre argentée et mystérieuse, conférant à chacune des pièces un aspect calfeutré et un peu décalé qui plut immédiatement au jeune sorcier. Qui sait quels événements s'étaient produits dans ces vastes salles silencieuses ou ces sombres corridors oubliés ? Quelle histoire renfermaient ces objets abandonnés, des années et des années auparavant ? La maison semblait se prêter à cette investigation incongrue ; ici ou là, un discret reflet d'argent, apparu furtivement dans un miroir découvert ou dans un éclat de verre brisé, cherchait à retenir leurs regards, et des murmures énigmatiques tentaient d'attirer le gryffondor vers des recoins oubliés. Les craquements sonores de la bâtisse guidaient leurs pas, et les visages à moitié passés sur les vieilles tapisseries semblaient surveiller leur progression. Les quelques tableaux, en revanche, demeuraient immobiles.
Severus ne parla pas beaucoup, tout au long de la visite ; il se contenta d'énoncer la fonction de certaines pièces, d'une voix généralement dénuée d'expression, lorsque le fouillis ou l'obscurité qui y régnaient rendaient malaisée une quelconque tentative d'identification. Il laissait le soin à Harry de commenter les lieux de façon plus développée, d'énumérer les objets qui retenaient son attention ou les déductions qui traversaient son esprit en ébullition ; à un moment donné, le jeune sorcier découvrit une volée de marches ingénieusement dissimulée derrière une tenture, et hésita à se glisser dans le passage - mais Severus avait le dos tourné et étudiait une vieille broderie, alors Harry renonça à satisfaire son élan de curiosité (pour le moment). Dans une aile différente, ce fut une pièce singulière qui suscita l'intérêt du jeune homme ; tous les couloirs et toutes les salles de la maison avaient des tapis ou des tentures de ce pourpre profond qui était devenu familier à ses yeux, mais cette pièce-là, en revanche, était entièrement tapissée de fils d'argent – les tentures, les tapis, les napperons et même les fauteuils étaient de la même matière argentée et luisante, presque changeante. Elle lui rappelait les circonvolutions des souvenirs, dans une pensine…
« Un matériau gobelin », commenta simplement Severus, presque avec désintéressement, sans paraître saisir l'émerveillement de son invité.
L'invité en question s'attarda dans la pièce, avançant la main et osant à peine toucher les fibres étincelantes ; le tissu bruissa agréablement à son contact. Il n'était ni mangé par les nuisibles, ni abimé par les caprices du temps ; on aurait dit qu'il avait été confectionné le matin même. Harry étudia la salle avec révérence, et décida qu'il avait dû s'agir d'un bureau ; il y avait une immense table de travail en acajou dans un coin, juste en dessous de la fenêtre. Les papiers qui y traînaient, en revanche, étaient devenus illisibles.
Severus s'était déjà détourné de la pièce et attendait sereinement Harry à l'entrée de la suivante ; son désintéressement pour la matière argentée lui parut presque sacrilège.
Lorsqu'il pénétra dans les pièces suivantes, Harry se mit à porter une attention toute particulière à tout ce qui brillait d'un éclat argenté, essayant de détecter d'autres traces de cette incroyable matière ; mais s'il y avait effectivement de nombreux artefacts en argent, c'était uniquement de l'argent ordinaire, désormais.
« Qu'est-ce que vos ancêtres avaient avec l'argent, professeur ? »
L'ancien titre avait franchi ses lèvres sans qu'il n'y prêtât attention ; lui qui avait maintes fois négligé cette marque honorifique lorsque Severus Snape était effectivement en fonction, voilà que cela lui venait à l'esprit tout naturellement, maintenant qu'il n'était même plus son élève. Le sorcier aux cheveux sombres ne sembla pas s'en formaliser, mais plutôt s'en amuser ; il gratifia la remarque curieuse (et vaguement admirative) de son ancien élève d'un discret sourire en coin.
« Je n'en ai aucune idée, monsieur Potter. Sans doute quelque obsession compulsive ou quelque fascination malsaine, comme on en trouve d'ordinaire dans les vieilles familles de sorciers. »
Harry fronça les sourcils.
« Vous croyez ? »
Snape haussa les épaules, sans se compromettre davantage.
« Je ne sais que très peu de choses à leur sujet. Ce n'est pas comme si j'avais eu l'occasion de les côtoyer... »
Harry entreprit de méditer cette réponse, mais un discret filet de lumière, entre deux pierres nues du couloir, attira son attention ; il s'en approcha et entreprit de passer doucement ses doigts sur la pierre, dans l'expectative.
Remarquant cette activité consciencieuse mais singulière, Severus s'adossa négligemment à une fenêtre, à la droite de Harry.
« Vous êtes à la recherche de passages secrets, monsieur Potter ? »
Il y avait une trace de moquerie dans sa voix ; Harry plissa les yeux mais ne se détourna pas de sa tache.
« Il y en a, répondit-il effrontément, j'en ai trouvé un toute à l'heure, pendant que vous étudiiez les broderies. »
Le maître des potions leva un sourcil, sceptique. Harry s'éloigna du mur :
« Je vous assure ! Vous aviez le dos tourné, mais il y avait un escalier derrière l'une des tentures ! »
Snape avait l'air ouvertement à son aise, désormais. Apparemment, l'attitude outragée d'Harry lui était grandement distrayante…
« Est-ce qu'il descendait ? s'enquit-il nonchalamment, en s'appuyant plus franchement contre le rebord de pierre de la fenêtre.
- Pardon ?
- Votre escalier. Est-ce qu'il descendait sous vos pieds, ou est-ce qu'il remontait vers les étages ? »
Severus avait articulé la phrase lentement, mais avec une raillerie plus amusée que condescendante ; Harry répondit avec assurance :
« Il descendait. Il y avait une volée de marches qui s'enroulait sur elle-même, en spirale, et elle descendait. »
Severus inclina légèrement la tête, un rictus un tantinet narquois au coin des lèvres.
« La maison vous a d'ores et déjà joué un tour, monsieur Potter. Il n'y a qu'une seule pièce au sous-sol, et on ne peut y accéder de l'intérieur de la maison ; il faut passer par le puits, au fond du jardin. Je le sais, parce que c'est là que j'ai établi mon laboratoire. Et cette pièce n'a qu'une seule entrée. »
Harry ouvrit la bouche et le contredit immédiatement avec véhémence :
« C'est impossible ! Je l'ai vu, c'était sous mes yeux ! J'ai soulevé la tenture, et…
- Vous avez peut-être vu ce que vous vouliez voir », suggéra Severus.
Il le regardait toujours de son air amusé, notant l'effort que faisait le jeune sorcier pour ne pas se laisser aller à répliquer à nouveau. Lorsqu'il devint évident qu'Harry lui avait accordé la partie et n'avait pas l'intention de se récrier une nouvelle fois, l'ancien espion conclut d'une voix plus basse :
« Toutefois… Je ne prétends pas tout savoir des secrets de mes ancêtres… »
Et sur ces paroles mystérieuses, il se détacha de la fenêtre et se remit à s'éloigner.
Se hâtant pour le rattraper, Harry lui lança avec une certaine insolence :
« En tout cas, s'ils étaient vraiment des sang-purs, c'étaient plutôt des petits joueurs ; où sont les têtes d'elfes décapitées et surtout, où est la salle de torture ?! »
Snape s'immobilisa et se tourna à demi vers son ancien élève, le visage impénétrable.
« Au sous-sol, répondit-il distinctement. Là où j'ai établi mon laboratoire. C'est la raison pour laquelle on y accède par ce puits discret, au fond du jardin, et non par l'intérieur de la maison. Je trouvais déplorable de ne pas réutiliser ces commodités à mon avantage… »
Et il se détourna pour poursuivre la visite.
Sa voix mortellement sérieuse résonna dans l'esprit de Harry bien longtemps après qu'ils aient laissé derrière eux l'aile de la salle argentée, provoquant des frissons désagréables le long de son dos.
Au troisième et dernier étage, ils pénétrèrent dans une ancienne chambre de maîtres, peuplée d'ombres et de tapisseries ricanantes ; une large baie vitrée, en partie brisée, ouvrait sur une étroite terrasse qui surplombait le jardin en friches. Harry se précipita au dehors et respira à plein poumons l'air tiède du midi ; les arbres s'agitaient silencieusement sous la brise légère, et ils étaient si hauts qu'ils dépassaient largement le toit du Manoir. Des ronces avaient tracé leur chemin le long de la façade, et s'étaient insinuées jusqu'entre les dalles de la terrasse ; Harry prit garde à éviter leurs pointes traitres et acérées. Le jeune sorcier s'avança davantage, prêt à agripper la balustrade en fer forgé pour se pencher en contrebas, et avoir ainsi une meilleure vue de l'endroit où ils s'étaient posés la veille, lors de leur arrivée au Manoir (l'herbe était encore sensiblement aplatie, là où ils étaient descendus de leur balai). La voix calme de Severus l'interrompit dans son mouvement.
« Je ne m'appuierais pas là-dessus, si j'étais vous. Vu à quel point elle est rongée par la rouille, je doute que cette barrière puisse supporter très longtemps votre poids. »
Harry baissa les yeux. Effectivement, la balustrade n'était pas belle à voir ; elle était gagnée par la décrépitude. Il recula prudemment d'un pas, mais lança tout de même une bravade :
« J'ai un poids d'attrapeur, vous savez. Plus léger que l'air, plus rapide que le vif d'or.
- Un attrapeur qui vient de passer deux mois dans l'antre de Molly Weasley, commenta tranquillement l'ancien espion. Je doute que votre poids plume ait résisté à ce traitement. »
Harry sourit légèrement ; il ne pouvait nier qu'on y mangeait bien – et surtout, qu'on y mangeait beaucoup.
Lorsqu'ils revinrent sur leurs pas et s'enfoncèrent à nouveau dans les entrailles de la maison, Harry se surprit à apprécier davantage les tonalités constantes qu'ils rencontraient ; partout, ce pourpre et argent, ces liserés gracieux et réguliers, ce violet foncé qui pouvait tirer soit sur le noir soit sur le rouge sombre - ces tons profonds qui se mariaient bien, et qu'il finissait par trouver étrangement rassurants. L'atmosphère-même de la maison lui semblait à présent réconfortante, confortable ; certes, il y avait çà et là des allusions plus ou moins discrètes à la magnificence des sangs purs, aux idéaux de puissance des hautes castes sorcières – mais tout cela était patiné par le temps, amoindri par les années, et on sentait clairement que cette maison n'avait pas de revendications ou d'allégeance scellées magiquement au plus profond de ses fondations, comme c'était le cas à Grimmauld Place. C'était simplement ce qui restait de ce qui avait été jadis un superbe Manoir, aujourd'hui intrigant et suranné, autrefois arrangé avec goût et singularité ; malgré les manifestations sonores de la vieille maison, la poussière et le temps en avaient fait un lieu endormi et apaisant, comme jamais Harry n'en avait rencontré auparavant.
La seule grande et vieille demeure magique qu'il avait découverte en dehors de Poudlard était la maison de Sirius ; et cette maison-là était indéniablement malsaine, imprégnée de magie noire et de relents négatifs, amers, désagréables. Ce n'était pas le cas de ce Manoir ; malgré son passé et son historique sorcier, il ne donnait pas du tout cette impression de décadence, de perversion – d'hostilité. Peut-être y avait-il eu du bonheur, entre ces murs ? Ou peut-être la bienveillance cachée, la sérénité nouvelle de l'actuel propriétaire avaient-elles déteint sur la maison, favorisant cette atmosphère agréable et accueillante ? Harry était intimement persuadé que le bien-être intérieur de son professeur y était pour quelque chose. On se sentait tout de suite à l'aise, ici, un peu comme au Terrier – mais en beaucoup plus calme et cérémonieux.
A ses yeux, cet endroit ne donnait pas l'impression d'être une tanière ou une cachette, comme Severus semblait vouloir le lui faire croire – ou peut-être le croyait-il lui-même ? -, mais plutôt celle d'une sorte de lieu hors du temps, lénifiant mais encore plein de surprises et de mystères. Tout y apparaissait comme décalé ; certains objets, certains accessoires étaient posés en travers sur un présentoir ou une étagère mal ordonnée, comme si l'un des anciens propriétaires était susceptible d'entrer dans la pièce à tout moment pour le remettre en place. C'était une sensation plaisante, quoiqu'un peu déconcertante, et elle amena naturellement Harry à tenter à nouveau une question sensiblement personnelle :
« Vous ne… vous ne savez vraiment rien, sur cette partie de votre famille ? »
Severus secoua la tête.
« Je vous l'ai déjà dit, monsieur Potter, le père de ma mère l'a déshéritée bien avant ma naissance - et ma mère n'a jamais aimé mentionner quoi que ce soit qui ait un rapport avec cet affront. Je sais simplement que la famille Prince a eu ses moments de gloire, dans le temps ; j'ai découvert ça dans les archives du Ministère. »
Harry ne demanda pas quand – ni par quel moyen – le sorcier avait eu accès aux archives du Ministère ; au contraire, il se lança dans des conjectures distraites au sujet des (supposés) habitants précédents du Manoir, reconstituant leurs habitudes et leur personnalité par le biais des objets sur lesquels il arrêtait son regard. Severus ne l'écoutait que distraitement, mais Harry constata rapidement que le regard qu'il promenait autour de lui était aussi captivé que le sien, au final ; le gryffondor imagina sans peine à quel point son maître de potions, alors plus jeune et débordant d'ambition, avait dû être fier lorsqu'il avait découvert ce Manoir qui allait si bien avec le titre honorifique qu'il s'était lui-même choisi – c'était sans doute pour cela qu'il l'avait gardé précieusement pour lui, à l'époque. Aujourd'hui, toutefois, ce n'était plus exactement le même homme… Il ne recherchait plus aveuglément le pouvoir et la reconnaissance de ses pairs, il ne voulait plus s'imposer dans ces cercles désuets qui lui avaient fermé leurs portes ; les sang-purs, les plus grands, les puissants. Tout cela n'avait plus d'importance, à présent. Il en était revenu, de ses années de « prince de sang-mêlé », de ses folles ambitions adolescentes ; c'était une toute autre vie – une nouvelle vie – qu'il briguait, désormais.
Mais cela n'expliquait pas pourquoi il n'avait pas entrepris de remettre le Manoir en état, ni pourquoi il ne l'avait pas inspecté plus avant – surtout maintenant qu'il avait décidé d'en faire sa cachette, son refuge hors de la communauté sorcière et de ses attentes souvent décevantes. Lorsqu'Harry trouva le moment suffisamment opportun pour lui poser la question, Severus lui répondit simplement que c'était une tâche trop vaste pour être entreprise par un seul homme ; et que les quelques pièces du rez-de-chaussée qu'il avait plus ou moins réaménagées – ainsi que le laboratoire de potions, au sous-sol - lui suffisaient amplement. Mais, intuitivement, Harry perçut bien plus dans ces paroles élusives.
S'immerger dans les vestiges d'un style de vie auquel il n'avait jamais eu accès, déambuler – en solitaire – dans ce faste qui lui avait été refusé parce que sa mère avait eu l'indécence de choisir un mari moldu, cela devait sans doute rester difficile, non ? Surtout pour quelqu'un qui n'avait jamais beaucoup apprécié le moldu en question… il avait dû en vouloir encore plus à ce père décevant, et chaque élément de ce Manoir devait lui rappeler cette ancienne haine, cette ancienne rancune.
Et si, aujourd'hui, ces sentiments négatifs avaient en grande partie disparu, l'intimidation face à ces ancêtres inconnus et à leur monde inaccessible, dans cette maison trop grande pour lui, devait sûrement rester présente - quelque part dans les méandres de son inconscient…
Lorsque toutes les pièces de la vaste demeure eurent été passées en revue – minutieusement, pour Harry, et plus distraitement, pour Severus –, les deux sorciers revinrent à leur point de départ et s'installèrent à nouveau dans la salle à manger ; le ventre d'Harry choisit cet instant (plutôt accordé) pour laisser échapper un gargouillis infamant. Severus accueillit ce son incongru par un nouveau rictus narquois, et entreprit de lui trouver de quoi satisfaire son estomac impatient. Les joues encore vaguement rougies par la honte, Harry prononça à peine un mot de tout le déjeuner.
L'après-midi, Severus lui proposa de visiter le « jardin », ou plutôt ce vaste terrain à l'abandon qui entourait la propriété et qui n'était pas strictement défini, étant donné qu'il n'y avait que des bois ou des plaines aux alentours. Harry demanda à Severus la permission de lui emprunter son balai pour faire son petit tour d'inspection, et l'ancien espion la lui accorda.
Harry vola longuement au dessus du terrain qu'il avait déjà survolé la veille, avec Severus, juste avant qu'ils n'atterrissent ; il étendit son champ d'investigation autant qu'il l'osa, essayant de définir pour lui-même les limites de la propriété. Severus était resté au sol, et le jeune sorcier l'avait rapidement perdu de vue. Lorsque la curiosité quant à ce que faisait l'ancien espion finit par l'emporter sur le plaisir du vol, Harry redescendit lentement et se posa avec fluidité sur le sol inégal. Toutefois, avant qu'il ne pût regagner le Manoir, un minuscule hibou (facilement reconnaissable) sortit de nulle part et se mit à virevolter autour de Harry, poussant de petits hululements vibrant d'excitation.
« Coq ? » s'enquit Harry, en fronçant nettement les sourcils.
Coquecigrue gazouilla joyeusement en réponse.
Un petit parchemin était enroulé et attaché autour de sa patte ; Harry le prit et le déplia doucement entre ses doigts.
Harry,
Par la barbe de Merlin et par celle de Dumbledore, mais où est-ce que tu es passé ?! Tout le monde se fait un sang d'encre, ici ! Tu as disparu sans prévenir, sans même laisser un mot. Les protections de la maison n'ont pas relevé d'effraction, alors j'ai convaincu maman de ne pas lancer la police magique et tous les Aurors de Grande Bretagne à ta recherche ; mais qu'est-ce que tu es en train de fabriquer ?! J'espère que tu es bien parti de ton plein gré et que tu ne t'es pas encore attiré des ennuis !
Si tu voulais que je te couvre, il suffisait de demander, camarade. Réponds rapidement pour que je sache si j'ai pris la bonne décision, et surtout pour me dire si tu vas bien !
Maman va me lyncher si tu ne donnes pas signe de vie rapidement.
Hâtivement,
Ron.
Harry abaissa le parchemin tout en avalant difficilement sa salive. Effectivement… il était parti comme ça, dans la précipitation, et sur un parfait coup de tête ; il n'avait même pas laissé une note derrière lui pour rassurer la famille de Ron. Ils avaient de sérieuses raisons de s'inquiéter, surtout avec le nombre de mangemorts encore en liberté…
Il faut que je lui réponde immédiatement, décida Harry. C'était déjà une chance que Ron ait retenu la frénésie de Mme Weasley ; c'était certes touchant, toute cette inquiétude, mais Harry n'avait aucune envie de voir la tête de Snape si des Aurors débarquaient dans son lieu de retraite privé – en raison de la négligence du jeune sorcier qu'il hébergeait sous son toit.
Toutefois, Ron et Mme Weasley semblaient voués à s'inquiéter pendant quelques minutes supplémentaires ; apparaissant à ses côtés en moins de temps qu'il n'en fallut à Harry pour cligner des yeux, Severus Snape penchait déjà la tête en direction du parchemin, le pli soucieux ayant retrouvé sa place habituelle au beau milieu de son front.
« De quoi s'agit-il ? s'enquit-il lentement. Vous venez de recevoir du courrier ? »
Harry avala à nouveau sa salive, réalisant avec une pointe de regret qu'il était trop tard pour simplement dissimuler la missive derrière son dos et agir comme si de rien n'était, à présent.
« Mh. » Il toussa discrètement et se racla la gorge pour tenter de se redonner une certaine contenance. Il poursuivit avec une nonchalance feinte : « Et bien… c'est une lettre en Ron, en réalité. Il voulait, euh… il m'écrit pour avoir de mes nouvelles. »
Le regard de l'ancien espion se fit plus pénétrant.
« Vraiment ? répéta-t-il d'un ton neutre. Et je suppose qu'il n'y a, en toute logique, aucune raison de douter que vous l'ayez prévenu de votre escapade ?
- Et bien… »
Harry tenta un léger sourire pour faire baisser la tension qu'il sentait grandir tout autour d'eux ; mais Severus Snape resta de marbre.
« Vous n'avez prévenu personne. Vous avez tout quitté sans un regard en arrière, pour suivre quelqu'un qui n'avait même pas apporté la preuve de son identité. Vous n'avez même pas laissé un mot derrière vous avec une indication sur votre ravisseur ou vos propres intentions, si jamais les choses devaient mal tourner. A croire que la guerre ne vous a rien appris, Monsieur Potter… pas la moindre précaution, pas même le souci de couvrir vos arrières ! »
Harry dansa d'un pied à l'autre, mal à l'aise.
« Je croyais que vous aviez laissé les considérations d'espion derrière vous, professeur…
- Là n'est pas la question. Votre comportement est toujours aussi impulsif et insensé… toujours aussi inexcusable. »
Harry sentit la colère grandir en lui, insidieusement. S'il n'avait pas été aussi téméraire et impulsif, aussi insensé, si l'on en croyait Severus, ils n'auraient jamais eu leur fameuse discussion ; Harry n'aurait jamais enjambé le rebord de la fenêtre du Terrier pour se lancer dans l'inconnu, en s'accrochant au dos de son ancien protecteur. Or, cette discussion qu'il avait eue, cet échange… ça avait été important. Pour Harry, pour Severus ; c'était quelque chose qui comptait. Qui avait eu des répercussions, aussi bien sur lui, le jeune héros du monde sorcier, que sur l'ancien espion, l'homme de l'ombre.
Severus n'avait aucune raison de lui reprocher son manque de prudence. La guerre était finie. Et ils avaient tous les deux eu quelque chose à y gagner, dans son impulsivité ! Est-ce que le comportement de Severus pouvait réellement être qualifié de « prudent », lui ? Etait-ce plus prudent, d'avoir accepté de jouer les agents double ? De s'être tenu face à Voldemort, de l'avoir rejoint pour un tête-à-tête isolé, dans la Cabane Hurlante, un lieu habituellement sans témoins où il avait bien failli y laisser définitivement la vie ? Ou encore d'avoir confié ses souvenirs les plus intimes à un jeune sorcier de dix-sept ans, sans même savoir ce qui en découlerait, sans même savoir s'il serait compris…
Severus Snape était au moins aussi téméraire que lui, à sa manière. Et il l'était depuis bien plus longtemps.
Mais Harry ravala cette nouvelle bravade et choisit de répondre d'un ton mesuré :
« Je n'arrivais pas à y croire, c'est tout. C'était… surréaliste. »
Snape haussa un sourcil.
« Je sais, continua Harry, je suis un sorcier, on fait de la magie, rien ne devrait me sembler « surréaliste » mais… je vous l'ai dit, je pensais que c'était une blague, ou je ne sais quoi, alors lorsque tout s'est enchaîné et que vous êtes arrivé devant la fenêtre, je n'ai pas vraiment eu la présence d'esprit de réfléchir à ce genre de détails… »
Severus secoua la tête, les lèvres pincées.
« Vous avez de la chance que je sois bien celui que j'ai prétendu être, Monsieur Potter... »
Il avait l'air vaguement ennuyé, comme s'il se demandait ce qu'il allait bien pouvoir faire d'un jeune irréfléchi comme lui ; mais il ne fit pas d'autre commentaire, et Harry baissa à nouveau les yeux vers la missive pour réfléchir à une réponse. Lorsqu'il releva la tête, Snape avait à nouveau disparu.
Harry retourna à l'intérieur de la maison et s'attabla à nouveau dans la salle à manger. Il risqua un Accio dans l'espoir d'attirer à lui une plume et une bouteille d'encre ; les deux flottèrent effectivement jusqu'à lui, et Harry resta immobile une bonne minute après s'en être emparé, attendant de voir si les foudres du propriétaire allaient s'abattre sur lui une nouvelle fois. Lorsqu'il devint évident qu'il n'avait rien fait de répréhensible, Harry déboucha le flacon d'encre et y trempa la pointe de la longue plume noire (peut-être s'agissait-il d'une plume du corbeau ?).
Il entreprit alors de rassurer son meilleur ami ; sa première impulsion fut de lui dire la plus stricte vérité, à savoir qu'il était chez Severus Snape et qu'il ne risquait rien, mais sa plume s'immobilisa avant même d'atteindre le nom de son hôte.
Cela sonnait décidément trop étrange. Comment expliquer ce genre de choses dans une lettre ? Le retour de Snape, le fait qu'Harry ait choisi de le suivre chez lui de son plein gré – et qu'il ne savait même pas dans quel coin d'Angleterre il se trouvait, exactement ? Et que, loin de l'inquiéter, ces surprenantes perspectives le faisaient se sentir plus vivant qu'il ne l'avait été depuis la fin de la guerre…
Ron ne le comprendrait pas. Il le prendrait même certainement pour un fou…
Et, cette présomption mise à part, n'importe qui pourrait intercepter cette lettre et apprendre le retour de Severus Snape – et l'ancien espion le tuerait probablement pour cela, ou plus vraisemblablement le bannirait à jamais de son sanctuaire pour avoir dévoilé son précieux secret ; et ce n'était pas du tout ce que souhaitait Harry.
Finalement, le jeune sorcier décida de rester évasif et se contenta d'assurer à Ron qu'il était chez un ami, en sécurité, et qu'il faisait quelque chose qui lui tenait à cœur - et surtout qu'il allait très bien, nul besoin d'alerter le monde entier ou de continuer à s'inquiéter inutilement. Il savait très bien en lui-même qu'ils ne pourraient sans doute pas s'en empêcher, Molly en particulier ; mais bon, ce n'était pas non plus comme s'il avait l'intention de rester au loin pour des jours et des jours… après tout, Severus ne lui avait proposé qu'un hébergement d'une seule nuit, n'est-ce pas ?
…
Severus et Harry se retrouvèrent pour dîner, ce soir-là, toujours dans la vaste salle à manger accueillante du rez-de-chaussée. Pendant toute la durée du repas, que Severus avait préparé en quelques coups de baguette efficaces, l'ancien espion ne put faire autrement que de remarquer la fébrilité du jeune sorcier qui lui faisait face ; Harry ne tenait pas en place, cela sautait aux yeux, mais il n'exprimait pas la raison de son trouble, pensant sans doute le dissimuler par son flot de paroles habituel ou par ses remarques enthousiastes. A la fin, Severus n'y tint plus et décida de le confronter franchement.
« Qu'est-ce qu'il vous arrive, à la fin ? Vous allez finir par me donner la migraine, avec vos coups d'œil intempestifs et tous vos tics nerveux. Cette manie que vous avez de vous tordre les mains lorsque vous pensez que je ne le remarque pas… Le repas n'est pas à votre convenance ? Ou peut-être est-ce ma compagnie, qui commence à vous peser ? »
Le ton qu'il avait employé était mesuré et laissait à peine entrevoir son agacement, mais cela n'empêcha pas Harry de se récrier immédiatement, comme il l'avait anticipé – réaffirmant par là cette nouvelle inclination (à ses yeux toujours aussi inexplicable) à manifester un intérêt certain - et une curiosité sans réserve - pour sa présence.
« Pas du tout, ça n'a rien à voir avec ça… je suis désolé si je me suis mal comporté, ce soir. » Il se tordit une nouvelle fois les mains, inconsciemment, et Snape ravala une remarque déplaisante. « C'est juste que… » Le jeune sorcier n'avait pas baissé les yeux, mais il prit son temps pour continuer, cherchant visiblement ses mots. « Vous avez repris contact avec moi pour que nous ayons… une discussion. Pour que nous mettions les choses au clair, en quelque sorte. Il y avait des choses qui devaient être dites, et… enfin, maintenant, on a discuté, alors… »
Severus attendit, mais Harry n'ajouta rien. Il avait l'air toujours aussi mal à l'aise.
Et comme d'habitude, il est incapable de s'exprimer clairement, songea Severus – avec une mauvaise foi certaine au vu de l'apologie enflammée à laquelle il avait eu droit, pas plus tard que la veille (celle qui portait sur nul autre sujet que sa bravoure méritante et son honorable abnégation…).
Le sorcier plus âgé prit sur lui de se repasser en esprit les derniers mots de leur conversation, essayant de comprendre où voulait en venir le jeune homme – la connexion se fit rapidement dans son esprit entraîné, et il releva nettement le sourcil droit (sa façon à lui de faire part d'un étonnement poli).
« Vous craignez que je ne vous mette à la porte, Monsieur Potter ? »
Harry rougit et marmonna quelque chose d'inintelligible. Severus dut retenir une manifestation d'amusement involontaire.
Le gryffondor était décidément bien loin de fuir sa compagnie, désormais. Il souhaitait même la prolonger, apparemment. La vision qu'il avait de lui avait-elle changé à ce point ?
C'était toujours aussi difficile à croire.
Toutefois, Severus s'efforça de réagir avec diplomatie. Il ne se sentait pas très à l'aise avec ce genre de propos, pas plus qu'Harry ne se sentait à l'aise après avoir été si rapidement percé à jour ; aussi Severus s'étonna-t-il lui-même lorsqu'il s'entendit prononcer, très calmement:
« Vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le souhaitez. »
Et il réalisa qu'en effet, la perspective ne lui déplaisait pas – et que cela transparaissait, implicitement, dans le ton de sa voix.
Ils avaient encore des choses à tirer au clair, après tout. Et puis, Potter n'était pas aussi envahissant que ça.
Ne l'était plus, plus exactement.
Harry, visiblement étonné, voire légèrement incrédule, le dévisagea pendant quelques instants ; il avait toujours du mal à se faire à l'idée de ce relâchement, dans l'attitude de celui qui avait été pendant si longtemps la terreur des cachots à Poudlard. Severus Snape abaissait sa garde – qui plus est face à lui… Il ne put s'empêcher de lui demander la confirmation de ce qu'il venait de saisir :
« Ca… ça ne vous dérange vraiment pas ? »
Severus fronça le nez.
« Puisque je vous le propose ! » répliqua-t-il, vaguement agacé.
Sa véhémence fit sourire Harry, et Severus lui concéda après coup son demi-sourire énigmatique.
Le corbeau choisit cet instant pour faire son entrée silencieuse, traversant majestueusement la pièce pour venir se poser sur l'épaule de son propriétaire, tâche d'encre mobile, noire comme la nuit, qui s'inscrivait en négatif sur fond de feu grondant et de tentures ouvragées.
Severus lui lissa distraitement quelques plumes avant d'ajouter d'une voix à nouveau empreinte de ce calme étrange qui lui était désormais coutumier :
« Il n'est pas question que vous vous en alliez avant que j'aie élucidé vos cauchemars, Monsieur Potter. »
Harry lui adressa un nouveau sourire amusé et répondit avec une indéniable pointe d'insolence – il se sentait plus enclin à l'impulsivité, maintenant que le Maître des Potions lui avait expressément donné la permission de rester au Manoir - :
« C'est bien la première fois que vous vous inquiétez de la cause de mes cauchemars, professeur… d'habitude, c'est même plutôt vous qui m'en donnez… »
C'était clairement une référence aux leçons d'Occlumencie, où Severus avait ravivé sans relâche les pires souvenirs du jeune sorcier et avait assailli son esprit jusqu'à lui en donner la migraine ; l'ancien professeur s'étonna de la facilité avec laquelle le gryffondor en parlait, désormais, allant jusqu'à en faire un sujet de plaisanterie.
Sa réponse fut un reniflement faussement dédaigneux, accompagné d'une assertion ennuyée :
« J'avais des choses plus importantes en tête, monsieur Potter. Vous garder en vie, par exemple. Et cessez de me donner du « professeur », ce n'est plus d'actualité – vous avez trop tardé, pour ça. »
Harry avait toujours farouchement rechigné à utiliser cette appellation, auparavant - et il n'y avait jamais, au grand jamais, insufflé la moindre note de respect. Or, maintenant, Severus pouvait en déceler presque à chaque fois que le titre venait aux lèvres du jeune sorcier ; et c'était un tantinet exaspérant. Harry semblait être parvenu à la même conclusion, car il continua à sourire de son sourire si énervant, si ostentatoire, et il lui demanda comment il était censé l'appeler, exactement.
Severus lui répondit comme si c'était la question la plus stupide qu'il eût jamais entendue :
« Par mon prénom. »
Et sans doute que tout cela l'était, stupide, après tout…
Harry ne l'avait pas formulé à voix haute, mais il avait vraiment l'impression de se sentir bien, ici. Il y avait cette sérénité diffuse qui se dégageait de la maison, et il ne savait pas comment l'expliquer, mais… lui aussi sentait qu'ils n'avaient pas encore fait le tour des choses, pas tout à fait - et qu'il ne pouvait pas repartir comme ça, après seulement une nuit et un jour, après s'être immergé si intimement dans cette atmosphère singulière. Il se sentait soulagé que Snape ait accepté sa requête informulée, et qu'il lui ait donné la permission de rester au Manoir, seul avec son propriétaire mystérieux et leur unique visiteur aux ailes d'encre.
Lorsqu'il monta se coucher ce soir-là, après avoir passé une nouvelle soirée à discuter au coin du feu (bien que Snape eût été nettement moins enclin aux confidences que la veille ; mais même les moments de silence n'étaient plus désagréables, à présent), Harry avait comme le sentiment curieux d'appartenir à cet endroit ; ce qui était stupide, quand on y réfléchissait un peu, car il ne l'avait découvert que la veille et n'y passerait sûrement que quelques jours - pour ne plus jamais y retourner par la suite.
Mais tout de même, il y avait quelque chose, ici… dans ce Manoir hors du temps, habité par un être, lui aussi, hors du temps…
Et soudain, alors qu'il venait d'enlever ses lunettes et qu'il était en train de les déposer délicatement sur un vieux napperon ouvragé, la réalisation le frappa. Il ouvrit grand les yeux et fit un geste involontaire, qui faillit envoyer valser ses verres fragiles de l'autre côté de la table de chevet.
Il venait de réaliser qu'il était, lui aussi, un être hors du temps ; que la définition pouvait s'appliquer à lui, aussi bien qu'à Severus.
Comme Severus, Harry avait failli mourir – était mort, techniquement, pendant la poignée de secondes qui avaient permis à son esprit de faire le voyage jusqu'à celui d'Albus Dumbledore -, était revenu à la vie, et se sentait appartenir désormais à cette maison à moitié abandonnée, à ce Manoir à l'écart de toute société. C'était peut-être le seul lieu où il pourrait enfin se sentir mieux, se sentir lui-même, comme Severus, enfin libéré de la pression de la guerre ; et, dans son cas, de celle d'être le sauveur de toute une communauté, une communauté qui ne pouvait plus l'atteindre - plus ici.
La sérénité de cet endroit venait de le toucher en plein cœur.
Et, à ses yeux, elle venait aussi de prendre tout son sens.
La première chose que fit Harry en se réveillant, le lendemain matin, fut de demander à Severus la permission de l'aider à remettre en état quelques pièces du vieux Manoir. Maintenant qu'il savait qu'il avait le droit de rester quelque temps, il lui semblait judicieux de rendre l'endroit plus habitable ; et sa curiosité pour leur nouvel abri n'ayant toujours pas diminué, il restait persuadé qu'il restait encore de nombreux secrets à découvrir.
Severus se contenta de hausser les épaules ; « vous êtes libre de vous occuper comme bon vous semble », fut sa succincte réponse.
Alors que la vieille bâtisse n'était pas, pour Harry, une possession familiale, la perspective de la tâche à accomplir l'emplissait tout de même d'un curieux sens du devoir ; il décida d'œuvrer minutieusement. Il avait pensé un instant à faire appel à Kreattur pour déblayer et dépoussiérer un peu, mais il chassa rapidement cette idée. Il n'avait pas envie que le vieil elfe, bien que pleinement acquis à sa cause (et nettement plus respectueux des intérêts de son jeune maître, désormais), ne se mît à voler des objets anciens ou ne décidât de trahir Snape. Et puis, il aimait découvrir et appréhender tous ces bibelots inconnus, toutes ces pièces curieuses et fascinantes… Il avait l'impression de se sentir plus en harmonie avec le Manoir, en agissant ainsi. Plus respectueux, aussi.
Harry aspirait la poussière avec sa baguette, redressait les tableaux, arrangeait les tapisseries, réorganisait les étagères et les présentoirs, rafraîchissait et classait les vieux grimoires. Il réparait les volets à moitié détachés et les fenêtres brisées, laissait entrer le soleil et l'air frais pour illuminer et aérer les vastes salles silencieuses. Il jetait des sorts pour faire briller à nouveau le vernis passé des meubles ou faire disparaître les lézardes, sur les murs. Il réglait chaque horloge avec exactitude, et soulevait chaque objet pour l'étudier, l'appréhender, le réparer (il en laissait tomber sur le sol, quelquefois, et s'attirait immanquablement les foudres de Severus – plus parce qu'il avait fait trop de bruit que parce que l'ancien espion se souciait réellement des reliques importunes).
L'ampleur du travail à abattre ne l'effrayait pas ; elle lui donnait un but, et surtout, elle lui donnait mille occasions de questionner Severus sur les vieux grimoires aux titres incompréhensibles ou les objets magiques dont il ne parvenait pas à deviner la fonction – car Severus n'était jamais très loin, silencieux mais présent, comme une ombre mouvante qui ne fuyait plus si obstinément la luminosité et le bruit dont Harry emplissait tour à tour chacune des pièces sur lesquelles il choisissait de jeter son dévolu.
Par moments, cependant, tout cela lui rappelait douloureusement les heures passées à nettoyer le 12 Square Grimmaurd, l'été avant sa cinquième année, ces moments passés à quelques pas de Sirius qui s'isolait alors dans les étages, si proche mais pourtant inaccessible ; ces moments qu'il aurait dû exiger de passer à ses côtés - chaque minute, chaque seconde. Ces moments qui auraient pu être quelques instants supplémentaires volés à l'engrenage du temps, et à la roue perfide du destin…
Severus, qui ne s'était vraiment contenté que du strict minimum – deux ou trois pièces à vivre, uniquement -, observait avec intérêt, et une légère appréhension, la façon dont Harry faisait évoluer leur environnement ; y apportant chaque jour plus de bruit et de lumière, tout en respectant l'âme et la sensibilité de la vieille maison (mais rarement celle de Severus). L'ancien mangemort continuait à rechercher chaque jour la dose de solitude qui lui était nécessaire, dans le sous-sol du Manoir – Harry en profitait alors pour s'absorber dans cette vaste entreprise de rénovation qu'il s'était fixée, ou pour jeter un coup d'œil curieux aux archives manuscrites et aux vieux vélins qu'il dénichait dans les bureaux ou la bibliothèque -, et tant qu'Harry respectait ces instants-là, Severus se sentait d'humeur à se laisser entraîner dans des conversations plus personnelles lorsque la civilité (ou plutôt le jeune gryffondor) le requérait, et à continuer en secret l'étude de son sujet actuel – le mystère Potter.
Par la force des choses, Harry fut amené à découvrir que Severus avait éludé une bonne part de ses nouveaux centres d'intérêt, lorsque le jeune sorcier lui avait posé la question, et il comprit rapidement pourquoi ; il s'agissait d'occupations implicitement personnelles. Des petits moments de vie, de calme, de sérénité que Severus s'accordait ici et là, profitant de toutes ces choses auxquelles il n'avait jamais prêté attention lors de sa « vie précédente » ; la douceur des rayons de soleil qui s'attardaient sur son visage, lorsqu'il s'adossait au tronc d'un arbre, pensif ; la beauté d'un rayon de lune se reflétant dans le ruisseau, au nord de la propriété ; l'air frais de la nuit, chargé de senteurs et de murmures, lorsqu'il s'en allait pour une promenade lente et solitaire, sans but ni destination. Il appréciait toutes ces petites choses insaisissables, qui lui avaient toujours semblé si insignifiantes auparavant ; toutes ces petites choses intangibles qui faisaient le charme de la vie, qui lui rappelaient qu'on lui avait donné une seconde chance et qu'il était libre d'en disposer comme il l'entendait.
Severus Snape réapprenait que le temps passé à appréhender le monde, à évoluer sans objectif prédéterminé, n'était pas nécessairement du temps perdu ; qu'il pouvait s'agir de curiosité et d'appréciation, plutôt que de paresse. Il réapprenait ce que c'était, que d'être entier, que d'être vivant.
Tout cela, Harry le saisissait, intuitivement, inconsciemment ; et il ne pouvait s'empêcher de se sentir gêné lorsqu'il surprenait Severus dans un de ces moments suspendus, un de ces moments hors du temps, comme s'il venait d'être témoin d'un instant trop intime, d'une scène trop personnelle - à laquelle nul autre que Severus n'avait le droit d'assister. C'était la réconciliation de Severus et de la vie, de Severus et du monde qui l'entourait ; il guérissait peu à peu de ses blessures, de ses désillusions et de ses tourments, dans ce Manoir, et Harry veillait soigneusement à ne rien faire qui puisse interrompre le processus ou briser la magie de ces instants.
Les premiers jours de Harry au Manoir se déroulèrent donc sans encombre. Aussi curieux que cela pouvait leur sembler lorsqu'ils y accordaient quelques minutes de leur réflexion, leur cohabitation fonctionnait bien ; aussi bien que lors de leur première soirée de discussion.
Ron lui envoyait chaque jour un tas de hiboux ; mais il commençait peu à peu à ralentir la cadence. Peut-être commençait-il à craindre qu'Harry ne soit définitivement perdu aux mains de mangemorts en fuite ?...
Le jeune sorcier se dit, environ six jours après le premier hibou, qu'il devait vraiment penser à lui envoyer quelque chose de plus probant, de plus substantiel que ses courtes missives sporadiques où il évitait de dévoiler la moindre information – et qui ne devaient pas être si rassurantes que cela, au final…
Au bout de quelques jours supplémentaires, Harry finit par saisir l'un des nouveaux sujets d'étude de Severus ; à savoir, son observation consciencieuse et assidue d'Harry lui-même.
« Je suis si intéressant que ça ? » feignit Harry, après avoir relevé les yeux de son bol de café pour croiser (pour la énième fois) le regard attentif de son compagnon de tablée.
Severus lui accorda son demi-sourire.
« Je réfléchissais à vos cauchemars », expliqua-t-il.
Il ne finissait plus systématiquement la moindre de ses phrases par un « Monsieur Potter » d'une rigueur toute formelle, au grand soulagement d'Harry, mais il ne s'était pas encore décidé à l'appeler par son prénom, contrairement au jeune sorcier.
« Ah. J'ai oublié de vous en parler, mais… » Harry joua avec sa cuiller de porridge fait maison, songeur. « …je n'ai plus eu un seul cauchemar depuis mon arrivée ici. Je pense que ce n'est plus la peine de chercher un remède. »
Severus haussa les sourcils et reposa son toast à demi entamé.
« Vraiment ? Pas un seul ? »
Harry secoua la tête.
Secrètement, il était persuadé que ce répit inattendu était un bienfait supplémentaire à mettre sur le compte du vieux Manoir ; il se sentait apaisé depuis qu'il avait pénétré entre ses murs. Les réflexions de Severus semblèrent le conduire à une hypothèse similaire, car il lui répondit de cette voix calme et profonde qui lui était devenue familière :
« C'est peut-être dû à la magie ancienne de cette maison ; peut-être un charme quelconque qui veille au bien-être de ses occupants. Votre père était un sang pur, après tout, et vous-même avait vaincu un puissant mage noir ; peut-être que votre magie singulière entre en résonnance avec celle de la maison. »
Harry hocha immédiatement la tête, satisfait qu'ils fussent parvenus aux mêmes conclusions sur les vertus cachées du vieux Manoir.
Toutefois, la nuit suivante devait les détromper. Environ une semaine et demie après l'installation du jeune sorcier, ce dernier fit un horrible cauchemar, extrêmement pénible et réaliste ; il se réveilla en sueur, la tête bourdonnante, les membres tremblants, et un goût métallique désagréable dans la bouche. Il réalisa qu'il avait dû se mordre la langue, en criant ou en se débattant… Il chaussa ses lunettes et demeura immobile dans la chambre sombre, écoutant les battements affolés de son cœur et le bourdonnement du sang à ses tempes ; ces pulsations désordonnées finirent par se calmer peu à peu, et Harry se sentit reprendre progressivement le contrôle de ses émotions exacerbées. Des images désagréables dansaient encore devant ses yeux, de façon sporadique ; il s'efforça de fixer une étoile qu'il voyait briller un peu au-dessus de l'horizon, par la fenêtre entrouverte de la chambre. L'aube commençait lentement à apparaître, et l'étoile faiblissait peu à peu, son éclat devenant de plus en plus intangible.
Il finit par se recoucher, avec une juste appréhension, après avoir passé une poignée de minutes à essayer de percer le silence endormi de la vieille maison, inquiet à l'idée d'avoir dérangé son second occupant.
Le matin, lorsqu'un Harry pas très frais se présenta à l'entrée de la salle à manger, il remarqua immédiatement la cape de voyage abandonnée sur le dossier d'une chaise, à la droite de Severus ; ce dernier était plongé dans la lecture du journal. Oubliant même de lui souhaiter le bonjour, Harry demanda à brûle pourpoint :
« Vous étiez sorti ? »
Severus haussa un sourcil, surpris par cette entrée en matière un tantinet accusatrice.
« J'avais des ingrédients à renouveler. J'y suis allé un peu avant l'aube pour éviter les rencontres imprévues. (Il fallait entendre par là : pour éviter de tomber sur quelque autre sorcier que ce soit.) J'en ai profité pour aller faire quelques courses et acheter le journal, histoire de vérifier que l'on n'y mentionne pas l'enlèvement du Grand Sauveur ou une autre simagrée du même ordre… »
Harry laissa échapper une vive exclamation et se frappa la paume de son poing, faisant presque sursauter l'ancien professeur.
« C'est pour ça ! Tout s'explique, en réalité… »
Les sourcils de Severus disparaissaient presque sous les mèches sombres, à présent. Harry fit quelques pas dans la pièce et s'empressa d'expliquer, d'une voix saccadée :
« J'ai fait un horrible cauchemar, cette nuit. Je n'ai pas compris pourquoi, parce que je n'en fais plus depuis que je suis arrivé et que rien n'a changé, mais en fait si, quelque chose était différent : vous n'étiez pas là, Severus. »
Severus le contempla, interdit.
« Vous pensez que ma présence agit comme… comme une sorte de Potion de Sommeil Sans Rêves ? » décrypta-t-il lentement.
Et Harry réalisa que c'était exactement la conviction qui l'habitait à cet instant ; que ce n'était pas la maison, qui apaisait ses cauchemars, mais bien la présence de Severus dans le vieux Manoir. Il allait acquiescer avec vigueur, lorsque l'ancien mangemort reprit la parole avec une expression de dédain désagréablement familière :
« ... c'est totalement ridicule. »
Harry referma la bouche.
Le maître des potions n'était visiblement pas à l'aise avec cette idée ; son front demeurait plissé, de façon presque butée, comme si le fait que le sommeil d'Harry pût dépendre de sa présence le perturbait profondément. Sans le savoir, Harry venait d'ajouter un peu plus de poids à la théorie informulée de Severus, celle qu'il avait jugée préférable de ne pas confier au jeune sorcier pour le moment, celle dont il débattait intérieurement depuis qu'il était revenu à la vie le jour de la Bataille de Poudlard ; et c'était précisément ce qui le perturbait.
Harry n'avait aucune idée des pensées de son vis-à-vis ; et il sentit la colère monter en lui en réponse à cette dénégation cinglante, qui l'avait pris au dépourvu.
« Ce n'est pas ridicule, contra-t-il enfin, en prenant garde à ne pas élever la voix plus que de raison. C'est… c'est possible. C'est même plausible. C'est un vieux Manoir, et comme vous l'avez dit vous-même, sa magie doit interagir avec la nôtre… peut-être qu'elle favorise justement une sorte de connexion, une résonnance, mais entre ma magie et la vôtre ! Après tout, nous avons un lien particulier, j'étais là quand vous… » Harry se tut brusquement.
Quand vous êtes mort.
Il renonça à terminer sa phrase – ça sonnait trop irréaliste. Il allait se détourner pour se préparer un petit-déjeuner, mais une question de Severus le retint et lui fit presque oublier son accès de colère :
« Ce cauchemar… est-ce que vous souhaitez m'en parler ? »
La voix du sorcier était redevenue calme et neutre ; lorsqu'Harry lui jeta un nouveau coup d'œil, il vit que Severus avait repris le journal entre ses mains et que sa posture s'était détendue – mais son regard profond était resté fixé sur Harry.
Le jeune sorcier hésita. Il pouvait se confier à Severus, ce n'était pas un problème de confiance ; mais il se sentait tout de même mal à l'aise. Peut-être que ce n'était pas une si bonne idée que ça... Son cauchemar avait été violent, et tortueux ; Harry ne tenait pas à ce que Severus le croit dérangé ou hanté par la guerre.
C'est ce que je suis, pourtant ; hanté par la guerre.
Sauf qu'ici, ce n'était plus le cas ; il ne l'était plus, pas entre les murs du Manoir, pas en présence de Severus. A quoi bon l'inquiéter avec ses mauvais rêves ? Il n'en aurait pas tant qu'il resterait ici, et que Severus ne quittait pas le Manoir ; et à plus long terme, et bien… il aurait sûrement tout le loisir de se lamenter sur son sort...
« Ne faites pas l'enfant, intervint le sorcier aux cheveux sombres avec une pointe d'impatience. J'ai été un espion et un mangemort, Harry ; j'ai vécu bien pire que ce qu'il peut y avoir dans vos cauchemars, et j'ai moi-même mon lot de mauvais rêves. »
Harry nota avec une certaine satisfaction l'emploi tardif de son prénom ; enfin, Severus se décidait à atténuer le côté formel de leur échange. Ce fut ce qui le décida à ne pas retenir la question indiscrète qui lui brûlait les lèvres :
« Vous, vous en faites toujours, Severus ? Même ici, dans le Manoir ? »
Le sorcier considéra la question. Harry le vit froncer lentement les sourcils ; il comprit alors que la réciproque était effectivement établie – l'ancien espion n'en faisait plus, probablement depuis qu'Harry était arrivé au Manoir. Il ne fut pas surpris outre mesure lorsque son interlocuteur choisit une nouvelle fois d'éluder sa question :
« Alors, ce cauchemar ? Je ne vais pas rester à votre disposition toute la journée. »
Harry se décida à le lui raconter.
La nuit suivante, il se tourna et se retourna dans son lit, mal à l'aise. Finalement, il se mit à gésir sur le dos, tout en contemplant silencieusement les motifs argentés du baldaquin.
Il n'osait pas s'endormir. Il savait que comme Severus était dans la maison, il était peu probable qu'il fasse des cauchemars, mais… Les images violentes étaient encore trop présentes dans son esprit. Il savait qu'il les aurait à nouveau devant les yeux, à l'instant même où il se déciderait à les refermer.
Finalement, il se leva et alla s'aventurer dans le couloir silencieux. Il s'arrêta devant la chambre de son ancien professeur, hésitant. Après tout, Severus ne lui avait jamais donné le droit d'y pénétrer… Harry attendit encore plusieurs minutes, circonspect, avant de se décider à se glisser furtivement à l'intérieur. Il s'approcha du grand lit et s'assit sur le rebord du matelas, sans un bruit. Severus dormait à l'autre extrémité, tourné vers le mur, comme s'il ne se sentait pas suffisamment à l'aise dans ce grand lit pour s'endormir en son centre ; sans doute n'avait-il jamais eu une chambre aussi grande, auparavant. Et puis, c'était le lit de l'un de ses ancêtres – quelqu'un qu'il n'avait jamais connu, au demeurant ; il y avait de quoi se sentir légèrement déplacé.
Harry fit jouer le drap fin entre ses doigts. Aucun son, aucun geste en provenance de Severus ne lui permit de déduire s'il l'avait entendu ; Harry n'avait aucun moyen de savoir si le sorcier s'était ou non rendu compte de son intrusion. Finalement, il se rappela à qui il avait affaire – c'était un ancien espion et un ancien mangemort, par Merlin, alors il s'était probablement rendu compte de sa présence ; et s'il ne l'avait pas déjà chassé de la pièce à grands renforts de maléfices cuisants, c'est qu'il n'avait pas d'objection à émettre, présentement. Fort de son raisonnement (mais loin d'être très à l'aise dans son mouvement), Harry se coucha à l'autre extrémité du lit, dos à dos avec Severus, sans oser toutefois se glisser franchement entre les draps. Il ferma les yeux et écouta la respiration régulière de l'autre sorcier ; ce son bas et régulier était apaisant, et l'entraîna peu à peu vers le sommeil.
Le lendemain, Harry émergea progressivement, en se sentant nettement plus reposé que la veille ; il se retourna paresseusement au dessus des draps et avisa Severus, assis au bord du lit, qui le contemplait. Il était vêtu de l'une de ses éternelles robes noires, mais d'une matière plus légère, sans doute celle qu'il enfilait pour passer la nuit ; ses mains fines, - aussi expertes dans l'art délicat de la préparation de potions de guérison que dans le maniement d'une baguette meurtrière, ces mains qu'il avait vues lever la baguette qui allait défaire Albus Dumbledore ; ces mains qu'il avait vues aussi pressées contre un cou écarlate, ravagé par la morsure mortelle du serpent de Voldemort – , ses mains fines reposaient paresseusement sur le drap sombre et défroissé, pâles et inoffensives, les longs doigts adroits croisés avec négligence. Ses cheveux d'ébène, un peu moins raides et disciplinés que d'ordinaire, retombaient souplement sur ses épaules ; une mèche rebelle lui barrait en partie le front. Sa posture reflétait à la fois la patience et l'attention ; il devait sans doute l'observer depuis un bon moment. Mais ses yeux clignaient rarement ; les deux orbes sombres, plus vivants que jamais, restaient fixés sur Harry, et ils étaient peuplés de questions, d'une attention sereine, du désir de le percer à jour (le mystère Harry avait très certainement pris une nouvelle ampleur, après sa décision impulsive de venir passer la nuit dans le lit de son ancien professeur…).
Après avoir terminé sa propre inspection, le jeune sorcier lui offrit un sourire éblouissant.
Severus parut décontenancé, mais ne put retenir le demi-sourire qui lui venait désormais automatiquement aux lèvres à chaque fois que le gryffondor faisait preuve d'exubérance.
« Bien dormi, monsieur Potter ? » s'enquit-il calmement.
Sa voix amusée venait contrecarrer l'usage excessif de son patronyme.
« Très bien », lui répondit immédiatement Harry, avec insolence.
Ni Harry ni Severus n'agirent différemment, au cours de la journée qui suivit ; ce ne fut qu'en début de soirée qu'Harry, penché sur un vieil ouvrage de Transfiguration, releva les yeux pour trouver Severus à nouveau en train de l'étudier. Harry baissa les yeux, lut une ligne supplémentaire, et releva la tête ; Severus n'avait même pas cligné des yeux.
Intrigué, Harry laissa l'ouvrage retomber sur ses genoux et demanda franchement :
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
Severus ne répondit pas tout de suite. Il plissa des yeux lorsque le corbeau vint se poser sur la table du salon, en plein dans son champ de vision, pour réclamer un peu plus d'attention qu'il n'en avait reçue jusqu'à présent ; Severus le chassa impatiemment de la main.
« Je cherche à percer vos mystères », répondit-il sur un ton énigmatique.
Harry sourit franchement.
« Ca, je crois que j'avais fini par le comprendre. Toujours en train de vous demander pourquoi je vous trouve si courageux ? » plaisanta-t-il – mais seulement à moitié, car cela l'énervait réellement que Severus continue à dénigrer avec constance cet aspect de sa personnalité.
L'ancien espion se contenta de hocher vaguement la tête, sans développer davantage. Harry contempla quelques minutes ces deux orbes sombres mais franches, qui ne se dérobaient pas à son observation ; Harry se laissa entraîner dans ses propres réflexions, et finit par s'entendre lui murmurer une nouvelle confidence.
« Vous savez… il y a quelque chose qui m'a particulièrement touché, dans vos souvenirs. Je veux dire, quelque chose qui a vraiment changé ma vision de choses, ce jour-là, à Poudlard… » Harry se tut quelques instants, pour s'assurer que Severus s'intéressait à ses déclarations ; l'autre sorcier hocha doucement la tête, et Harry s'autorisa à poursuivre : « Au moment où vous avez appris que je devais mourir, dans le bureau d'Albus – que ma mort était nécessaire à une victoire complète sur Voldemort -, vous avez… vous avez refusé ça en bloc. Avec… avec véhémence, exactement comme je l'aurais fait si j'avais appris que l'un de mes amis était condamné, était voué à mourir. Vous avez voulu vous y opposer, je l'ai lu dans votre regard ; vous y étiez opposé, de tout votre être. » Harry avait baissé les yeux, mais il les releva pour terminer ses aveux avec franchise. « Je me suis senti défendu. J'ai senti que ça comptait pour vous, que je puisse vivre, et que ça vous indignait réellement que je sois condamné à cause de ce stupide Horcruxe, alors que j'étais censé sauver le monde sorcier… et, je ne sais pas, je crois que c'est en partie ce qui m'a aidé à affronter les choses, par la suite ; c'est ce qui m'a aidé à prendre le chemin de la Forêt Interdite, et à aller à la rencontre de mon destin, peu n'importe ce qu'il serait – je savais que quelqu'un trouverait ma mort injuste. Que quelqu'un en avait trouvé la perspective injuste. Quelqu'un avait ressenti exactement la même chose que moi en entendant cette nouvelle, et… » Harry haussa les épaules. « Je ne sais pas. C'était une force, pour moi. »
Il avait senti que Severus était avec lui, à cet instant – ou, plus exactement, l'indignation de Severus. C'était dans ce sentiment qu'il avait trouvé la force de continuer à ressentir des émotions positives, pendant qu'il marchait vers son funeste destin – l'amour pour ses proches, pour ses amis, pour sa famille perdue. La conviction qu'il fallait vaincre Voldemort, et que si sa mort pouvait y contribuer, alors ce n'était pas vain, ce n'était pas si mauvais – c'était injuste, injuste mais nécessaire. C'était la vie.
Il avait vu Severus porter un fardeau bien pire, dans la pensine – et c'était ce qui l'avait aidé à supporter le sien. Severus qui avait eu du mal à cautionner cette logique tordue que la clairvoyance de Dumbledore avait mise à jour ; Severus qui avait passé une grande partie de sa vie à supporter le poids des regrets, à chercher à inverser le cours des choses – et qui était mort devant lui, d'une façon tout aussi horrible, d'une façon tout aussi injuste…
Ledit professeur se racla discrètement la gorge. Il avait l'air vaguement gêné ; sans doute qu'Harry ait pu déceler dans son souvenir le trouble et l'agitation qui l'habitaient au moment où il avait appris cette injustice, et la véhémence toute gryffondorienne qu'il avait été à deux doigts de mettre en jeu pour le défendre. Il jugea qu'un changement de sujet était particulièrement approprié.
L'ancien mangemort choisit de s'ouvrir un peu plus au jeune sorcier en exprimant plus explicitement sa curiosité :
« Justement, Harry… comment avez-vous réussi cette tâche insensée qui vous avait été confiée ? Comment avez-vous pu le défaire ? »
Comment un si jeune sorcier avait-il pu détruire tous ces Horcruxes ? Comment avait-il pu réussir une entreprise aussi hasardeuse, aussi périlleuse, et à un si jeune âge ? Sans même avoir fini sa dernière année de scolarité…
Harry, lui aussi plus à l'aise sur ce sujet qu'il commençait à maîtriser parfaitement, embraya rapidement ; malgré sa ferme volonté d'en taire le plus possible au reste du monde, il avait dû faire ce récit sombre et éprouvant une bonne centaine de fois au moins, et les mots s'enchaînèrent naturellement dans son récit, ponctués de rappels constants de l'aide qu'il avait reçue au cours du périple. Il raconta tout, à Severus ; y compris ce qu'il taisait habituellement, comme ses moments de doute ou de découragement, ses errements, les moments creux de leur quête, et même ses élans de rancune à l'encontre de Dumbledore pour lui avoir assigné cette tâche immense en ne lui laissant que si peu d'indices, si peu d'outils pour l'accomplir. L'ancien mangemort l'écouta religieusement ; son regard calme mais pénétrant ne quitta pas celui du jeune sorcier.
Cette attitude réellement attentive, qui allait à l'encontre de l'impatience légendaire dont avait toujours fait preuve le maître des potions dans son ancienne vie, en particulier envers ses élèves les plus honnis, contrastait singulièrement avec le type d'attention que l'on accordait habituellement aux propos du jeune sorcier ; à chaque fois qu'Harry avait été contraint de faire part de sa version de la chasse aux horcruxes, il avait été sans cesse interrompu par des exclamations de stupeur ou d'admiration, des questions impatientes, et surtout des démonstrations d'une ferveur qu'il jugeait profondément inadéquate. Rien que le souvenir de ces dernières suffisait à l'énerver prodigieusement ; et il conclut son récit en ces termes sans équivoque :
« Voilà, comme vous le voyez, ce n'est pas quelque chose de très glorieux, en tout cas pas autant que les gens se plaisent à l'imaginer. » Il avait l'air sombre, et une pointe d'énervement transparaissait dans sa voix agitée. « Tout le monde a toujours tendance à déformer les choses et à n'entendre que ce qu'il est prêt à croire, mais ce n'était pas une noble quête ou quelque chose que moi seul pouvais accomplir… à part pour le dernier horcruxe, mais là encore, c'est uniquement parce que j'en étais un, alors… »
Harry se tut en remarquant le sourire narquois de son vis-à-vis. Il fronça les sourcils, pris de court :
« Euh… qu'est-ce que j'ai dit ?
- « Ce n'était rien de très glorieux, ce n'était pas quelque chose que moi seul pouvais accomplir »… Qui est celui qui dénigre son courage, là, exactement ? »
Harry dut combattre la tentation puérile de lui tirer la langue – et le sourire narquois de Severus s'accentua.
Le jeune gryffondor décida plutôt de profiter de l'amusement de son ancien professeur pour risquer une question plus personnelle :
« Dites-moi, Severus… Vous ne regrettez pas de m'avoir révélé votre secret ? »
Il y avait plus dans cette question que ce qu'il y avait explicitement formulé ; regrettez-vous de m'avoir fait part de votre retour ? Maintenant que nous nous sommes revus et que nous avons discuté, comme vous le souhaitiez… est-ce que vous le regrettez ?
Severus le regardait toujours d'une façon pénétrante ; son regard auparavant si neutre brillait d'une fière intensité autant que d'une calme assurance, et Harry se fit la réflexion que sans animosité, sans dédain, sans masque, c'était vraiment un très beau regard.
« Non », répondit-il doucement, simplement.
Harry sentit qu'il avait répondu à chacune de ses questions – même à celles qui étaient restées informulées.
C'était encore une discussion importante, qu'ils avaient eue ce soir-là. Une discussion qui avait changé quelque chose dans ce lien étrange qui les unissait – dans la compréhension qu'ils avaient l'un de l'autre.
Le temps passa extrêmement vite, après la nuit du cauchemar ; Harry dormait bien, même s'il n'avait pas osé retenter l'expérience de l'infiltration dans la chambre de Severus, trop gêné à l'idée de se réveiller à nouveau sous son regard scrutateur. Quatre jours plus tard, soit deux semaines exactement après son arrivée, arriva le jour de son anniversaire ; Harry le passa soigneusement sous silence, et fut de ce fait totalement pris de court lorsqu'une voix un brin moqueuse le lui souhaita dès son entrée dans la salle à manger, le 31 juillet 1998.
« Bon anniversaire – je doute toutefois qu'il puisse être très « joyeux » dans ce cadre particulier, qui plus est en ma compagnie. »
Severus n'avait même pas levé les yeux de son journal ; Harry s'était immobilisé sur place, ayant du mal à croire qu'il avait réellement bien entendu.
« Euh… » fut la réponse tout à fait pertinente du jeune sorcier face à cette déclaration inattendue.
« L'usage voudrait que vous me répondiez avec un peu plus d'enthousiasme, Harry – c'est tout à fait dans les cordes de votre exubérance habituelle.
- Euh… M… Merci… » articula Harry, toujours sous le coup de l'irréalité de l'instant.
Severus leva les yeux au ciel.
« Qu'est-ce que ce sera, cette année ? s'enquit ensuite l'ancien espion, de son ton sibyllin.
- Pardon ?
- Quel exploit avez-vous prévu, quel Haut Fait figure sur votre planning ? L'année de votre majorité sorcière, vous avez vaincu Voldemort...
- C'est vrai que la dix-huitième année est celle de la majorité, chez les moldus… » reconnut Harry en souriant. Il se mit à réfléchir, une main dans ses courts cheveux indisciplinés. « Hm… personnellement, j'aimerais un peu moins de hauts faits et de mésaventures, justement… un peu moins d'épreuves et de situations périlleuses, aussi… »
Snape déplia négligemment son journal.
« Une vie tranquille et ennuyeuse, donc, clarifia-t-il calmement.
- Oui, acquiesça Harry. Oui, c'est ce qui me conviendrait. »
Evidemment, il n'y eut pas de gâteau d'anniversaire, pas de banderoles colorées, pas de ballons ensorcelés ou de pétards-surprises ; mais Harry passa tout de même une bonne journée, et eut droit à son petit moment privilégié - il comprit que c'était là un autre petit geste que Snape faisait envers lui, à sa manière. En effet, juste après le déjeuner, l'ancien professeur prit sur lui de l'emmener dans son laboratoire sous-terrain - lui donnant ainsi accès au seul endroit du Manoir qui lui avait été refusé jusque-là. Bien qu'Harry n'ait jamais été très à l'aise en présence de potions inconnues et de chaudrons mijotant, sa curiosité habituelle lui fit apprécier l'attention ; ce laboratoire était simple et dépouillé, et ne contenait rien en dehors de nombreuses fioles de verre, d'étagères surchargées ingrédients et de centaines et de centaines de feuillets soigneusement classés et étiquetés – les recherches de Severus. En y glissant un regard curieux, Harry put déchiffrer une série d'extraits et d'intitulés pour le moins surprenants : « Les dangers d'une confusion entre agrostis et agrotis dans la préparation d'une potion d'élongation ; La plante agrostis, contrairement au papillon agrotis de l'ordre des noctuidés, présente de sérieuses contre-indications dans le cas d'une… », « De l'importance de la cueillette des feuilles marcescentes au lever du jour plutôt qu'à la tombée de la nuit… », « L'inflorescence et le caïeu de l'ail comme remède à un appauvrissement chronique du sang… », « L'influence de l'utilisation de la poudre d'agripaume et des œufs de l'agrion dans le cadre du traitement des troubles de la reconnaissance des informations sensorielles dus à des lésions corticales, en cas d'agnosie sévère ou passagère ; la poudre d'agripaume, lorsqu'elle est correctement préparée, doit avoir subi une maturation d'au moins cinq cycles lunaires pour acquérir les propriétés magiques suffisantes…»
« De l'agripaume ? L'agrion ? Des feuilles marcescentes ? » répéta Harry à haute voix, visiblement incrédule.
Il n'avait jamais été très doué en potions, à part lorsqu'il s'était appuyé tout à fait illégalement sur le savoir-faire du Prince de Sang-Mêlé en sixième année, mais il avait tout de même suivi six années complètes dans cet enseignement ; et pourtant, une grande majorité des termes employés dans ces quelques lignes le laissaient irrémédiablement perplexe.
« L'agripaume est une plante labiée ; l'agrion est le nom que l'on donne couramment à certains insectes ailés proches de la libellule. Quant aux feuilles marcescentes, il s'agit de feuilles qui se fanent sans se détacher de leur tige ; d'où leur intérêt pour les potions qui demandent un niveau particulier de précision. »
« Je vois », répondit immédiatement Harry – mais son air prudent le trahit et Severus sourit ouvertement avant de poursuivre ses éclaircissements.
Harry écouta plus distraitement la suite de ces explications, le regard perdu dans les volutes de fumée pâle qui s'élevaient paresseusement au dessus de leurs têtes.
Ici, l'ancien professeur n'avait besoin d'intimider personne, et avait donc renoncé aux flacons incongrus emplis de substances gluantes et de cadavres d'animaux inquiétants ; lorsqu'Harry lui en fit la remarque, Severus se contenta de rétorquer qu'il n'avait pas encore trouvé de sujets d'expérience suffisamment intéressants pour finir dans les grands bocaux transparents, mais que les petits contenants opaques, derrière le bureau, contenaient déjà de très jolis spécimens. Harry jugea plus sage de ne pas chercher à vérifier cette affirmation.
Contrairement à ce que le maître des potions avait insinué le lendemain de son arrivée, il n'y avait ici ni instrument de torture ni reliquat funèbre entreposés depuis des temps oubliés ; c'était même un endroit assez agréable, à sa manière, et Harry n'avait aucun mal à y imaginer l'ancien professeur plongé dans ses recherches ou dans ses préparations, des heures durant, dans le silence feutré qui apaisait sensiblement son tempérament.
Lorsqu'ils ressortirent du laboratoire, quelques minutes plus tard, Harry avait découvert qu'il existait un papillon portant le nom singulier d'aglossa, que le basidiomycète était un type particulier de champignon, et l'agnus castus une plante régulièrement utilisée pour les essais, en Potions ; il savait même que l'afibrinogénémie était un trouble de la coagulation provoquant des hémorragies qui ne pouvaient être traitées par la potion de régénération sanguine habituelle. Harry se promit d'oublier soigneusement chacune de ces précieuses notions (et jusqu'au souvenir-même de cette conversation) avant le dîner du soir au plus tard.
Une fois hors de l'atmosphère compassée du laboratoire, Severus ne disparut pas de façon inattendue comme à son habitude ; il resta aux côtés d'Harry et l'accompagna pour une longue marche autour du Manoir, respectant les nombreuses pauses du jeune sorcier qui se laissait distraire par le chant régulier d'un cours d'eau ou le passage furtif d'un écureuil. Ils ne parlèrent pas beaucoup, mais le silence, tout comme la marche, furent agréables.
Harry ne reçut aucun cadeau en provenance du Terrier ; il s'y était attendu, étant donné sa disparition mystérieuse. Tout le monde devait s'être plus ou moins persuadé qu'il était prisonnier des anciens séides de Voldemort ; Harry ne savait pas comment les détromper sans en révéler trop sur Severus, ou sur leur lieu de retraite actuel. Lorsqu'il réalisa qu'il s'agissait du premier anniversaire sans cadeaux ni notifications de la part de Ron ou d'Hermione depuis ses douze ans, Harry se prit à songer au Terrier, bruyant et débordant de vie et d'activité, de rires et de chahuts ; une atmosphère survoltée et affectueuse, comme il en avait si cruellement manqué chez les Dursley. Mais il se souvint ensuite qu'il y aurait un membre de la famille en moins, cette année ; que les Weasley avaient perdu l'un des leurs, et qu'ils auraient un anniversaire en moins à célébrer dans la joie et la bonne humeur, désormais. Harry comprit alors que c'était précisément ce qui lui avait été insupportable depuis le début de l'été, alors qu'il passait du temps avec Ron, Hermione et le reste de la fratrie ; ce manque, cette réalisation cruelle et insaisissable que quelque chose avait changé, que la guerre était passée par là – et qu'ils n'étaient plus vraiment les mêmes, à présent.
Non, à cet instant précis, il était bien là où il voulait être ; intuitivement, il sentait qu'il lui était préférable d'être ici, au Manoir, avec l'ancien mangemort discret et désormais en paix avec lui-même – avec « Severus le taciturne », comme il se plaisait à le surnommer, pour le faire réagir avec sa virulence acerbe et prévisible.
Cette pensée le fit sourire.
Il se sentait bien, ici. Apaisé, et non plus submergé ; libre… et compris. Severus le savait, que tout avait changé. Severus ne le niait pas ; il le vivait. Harry voulait le vivre aussi.
Un dernier événement était voué à le prendre par surprise, ce jour-là ; alors qu'il déblayait de sa baguette le sol encombré de débris de plâtre et de moutons poussiéreux de la vieille bibliothèque du deuxième étage, un peu avant le souper, un animal chatoyant fit irruption par la fenêtre et vint se pencher au sommet d'une vieille desserte, lançant une trille joyeuse qui résonna dans le Manoir tout entier comme le son d'une cloche cristalline. Harry sentit son cœur se serrer de façon incontrôlable, et se sentit submergé par ses propres émotions ; il s'était figé, totalement estomaqué, à demi accroupi dans la poussière avec sa baguette dans une main et une liasse de vieux papiers jaunis dans l'autre - avec devant lui l'animal le plus majestueux, le plus chaleureux, le plus coloré. L'animal lança une seconde trille, plus modérée, plus douce, et Harry interrogea d'une voix tremblante :
« Fumseck ? »
L'oiseau inclina imperceptiblement la tête, une lueur intelligente s'allumant dans le regard vif qu'il posait sur le jeune sorcier en dessous de lui ; et Harry se sentit brusquement si heureux, si incroyablement et pleinement heureux que les larmes lui montèrent aux yeux et qu'il les sentit couler doucement sur ses joues, douces et chaudes, comme une caresse humide. Il se mit à rire bêtement, incapable de croire à ce qu'il avait sous les yeux ; le phénix de Dumbledore avait survécu, tout compte fait, il avait quitté Poudlard à la mort de son maître, une année auparavant, mais il était venu ici, il était revenu vers Severus - comme si Dumbledore continuait à veiller sur son protégé, à sa manière.
Les larmes de joie qui roulaient sur ses joues n'étaient plus uniquement dues au pouvoir enchanteur de l'oiseau, à présent.
Harry baissa la tête et reposa les vieux papiers pour se frotter consciencieusement les yeux ; lorsqu'il les rouvrit, Fumseck avait disparu, mais il avait laissé une longue plume rouge vif sur le présentoir et son chant émouvant se faisait encore entendre, quelque part dans l'immensité boisée du jardin, au dehors. Le ciel avait viré à l'orange et au violet ; le soleil n'était plus qu'une ligne d'or, suspendue au-dessus de l'horizon.
Et Severus était sur le pas de la porte.
Trop d'émotions submergèrent le jeune sorcier lorsqu'il rencontra son regard ; et, encore sous le coup de ces retrouvailles inattendues – les deuxièmes en seulement deux semaines -, ainsi que de tout ce qu'il avait vécu ces derniers temps, Harry se retrouva incapable d'endiguer le flot de larmes qui se bousculaient toujours sur ses joues. Il ne parvint même pas à en éprouver de la honte.
Severus fronça les sourcils ; Harry devina sa gêne, à lui qui n'avait jamais vraiment su comment réagir de façon diplomatique dans ce genre de situations. L'ancien professeur avait pris un air totalement exaspéré lorsqu'il s'avança finalement vers lui ; mais la façon maladroite dont il le prit dans ses bras démentit immédiatement ce masque de mécontentement.
Harry se laissa aller à cette étreinte, et Severus le serra un peu plus contre lui ; il lui murmura d'une voix douce :
« Toujours aussi émotif, monsieur Potter…
- Ce n'est pas une faiblesse », répliqua le jeune gryffondor.
Severus ne démentit pas, et se contenta de lui presser doucement le dos en réponse. Harry s'agrippa à lui comme un naufragé se serait agrippé à la terre ferme.
Tous deux se retrouvèrent curieusement apaisés par cette étreinte ; c'était le tout premier contact de ce type qu'il y ait jamais eu entre eux. Ils avaient traversé quelque chose d'aussi intime que la mort, l'un aux côtés de l'autre, Harry veillant sur les derniers instants de Severus ; mais jamais ils n'avaient partagé quelque chose de physique – leur intimité, jusque-là, n'avait jamais été que spirituelle, intangible, insaisissable.
A cet instant, en revanche... c'était plus concret.