42 - Au coeur du manteau blanc
Ce soir-là, je ne quittai pas ma chambre, trop occupé à ruminer de sombres pensées. Ma mère s'enquit de mon état mais n'insista pas lorsque je lui répondis par un silence pesant. Itachi ne se montra pas, ce qui avait de quoi m'étonner. Je m'étais attendu à le voir débarquer sans prévenir, comme il en avait la fâcheuse habitude, pour m'administrer sa dose de reproches quotidienne. Son absence était en soi une preuve de plus que j'étais allé trop loin. Il savait que mon comportement était à ce point inexcusable qu'il n'avait nul besoin d'éveiller ma culpabilité. Cette dernière me rongeait déjà sans qu'il ait eu besoin d'insister.
J'attrapai mon paquet de cigarettes sur mon bureau et en sortis la dernière qu'il contenait avant de le jeter dans la poubelle d'un geste absent. J'ouvris ma fenêtre et allumai mon briquet d'un roulement du pouce. Ma cigarette pendait entre mes lèvres, mais je n'y mis pas le feu. Je regardai devant moi, pensif. La lune chatouillait l'horizon comme si elle s'était soudain décrochée du ciel pour venir se lover dans les branches des arbres de la grande forêt qui entourait Konoha. Son éclat ocre différait de la lueur argentée qu'elle dispersait d'ordinaire autour d'elle. Cette vision avait quelque chose de beau et de triste à la fois, mais peut-être n'était-ce qu'un reflet de mon propre état émotionnel. Je finis par allumer ma cigarette et fumai paresseusement en essayant de chasser les images de cette fin de journée.
La nuit fut longue et tortueuse. Je m'abîmai dans des cauchemars sans fin au cours desquels j'incarnais un monstre incontrôlable qui répandait la mort autour de lui, inlassablement, mon rire résonnant dans les ténèbres qui entouraient les corps de mes victimes. Sakura m'appelait, me suppliait d'arrêter, mais je chassais sa présence comme on le ferait d'une mouche ennuyeuse tandis que le sang se répandait à mes pieds. Je m'entendis l'insulter d'une voix cruelle en lui reprochant sa trahison. Elle était soudain apparue devant moi, en larmes, sa peau immaculée en parfait contraste avec les ténèbres environnantes. Sans la moindre hésitation, un sourire aux lèvres, je lui avais ôté la vie avec une étrange facilité. Puis son cri avait résonné à mes oreilles à une fréquence telle que cela était devenu rapidement insupportable. Je m'étais alors éveillé en sursaut.
Mon corps était en sueur et je constatai que mes draps s'étaient répandus par terre. J'allumai ma lampe de chevet en plissant mes yeux douloureux. C'est alors que je pris conscience que des larmes humides avaient coulé sur mes joues. Je les essuyai d'un geste rageur, furieux de m'être pris en flagrant délit de faiblesse. Pleurer ne m'apporterait rien et ce n'était sûrement pas ainsi que je pouvais espérer régler la situation. Je devais me ressaisir, et vite.
Je jetai un rapide coup d'œil à mon portable et constatai qu'il était un peu plus de cinq heures du matin. Je m'étirai sans prendre la peine de me lever puis demeurai ainsi, immobile, le regard fixé sur le plafond. Mes pensées s'égarèrent, puis elles finirent par prendre la direction qui leur était depuis longtemps familière. Je savais que Sakura reviendrait. Si elle ne le faisait pas pour moi, et j'en doutais après la façon dont je l'avais traitée, elle avait absolument besoin des informations que je pourrais lui donner. La question était de savoir comment moi, je comptais l'accueillir. La grande majorité de la colère que j'avais tout d'abord dirigée contre elle me revenait maintenant de plein fouet. Je n'aurais pas dû réagir ainsi, je le savais. Pourtant, cette culpabilité ne me permettait pas encore de lui pardonner. Même si je comprenais la légitimité de son acte, même si je ne pensais plus vraiment que j'aurais préféré qu'elle meure plutôt qu'elle se donne à un vieux porc, je ne pouvais chasser cette image de mon esprit : elle dans les bras d'un autre.
Je me l'imaginais une nouvelle fois : gros, flasque, le regard vitreux, les dents irrégulières, le visage rouge et bouffi, son crâne rendu à demi chauve par la calvitie. Il m'était alors très difficile d'associer cette image avec celle de Sakura ; Sakura et ses mouvements gracieux, ses yeux d'une beauté hypnotique, son doux sourire sur ses lèvres roses... Non, cela m'était insupportable. Pourtant, mon imagination ne cessait de me torturer, me renvoyant des flashs de leurs ébats en permanence. Ajoutez à cela la dernière information dont je disposais, à savoir que Sakura avait accepté tout cela de son plein gré, et vous obtiendrez tous les ingrédients pour une mise en scène fictive et pourtant parfaitement réaliste. Je ne cessais de m'interroger sur la façon dont il avait commencé à disposer de son corps tout en sachant que cela me tuait à petit feu. C'est pourquoi je ne parvenais pas à laisser la place au pardon. N'étais-je pas dans mon droit ? A quoi s'était-elle attendu ? Espérait-elle que j'efface tout cela d'un geste de la main, comme si cela n'avait pas d'importance ? Si c'était le cas, elle me connaissait très mal.
Mais je n'étais pas dupe. Ma réaction, elle s'y était préparée. Je l'avais lu dans ses yeux, dès que nos regards s'étaient croisés. Elle en bas des escaliers, moi en haut. La première chose que m'avaient renvoyé ses yeux après ces longs mois d'éloignement, ç'avait été la peur. Si elle tremblait lors de notre entretien, ce n'était pas dû à l'excitation de nos retrouvailles mais bien à l'appréhension qui devait la ronger depuis qu'elle m'avait fait parvenir ces documents. Et moi, comme un con, j'avais calmé ses craintes en lui offrant mes caresses, manière silencieuse de lui faire comprendre que je lui avais pardonné. Sauf que ce n'était pas le cas. J'imaginais donc assez bien combien elle avait dû être blessée par l'élan de rage qui m'avait possédé par la suite. Si je considérais que ma colère était juste, je savais que je n'aurais pas dû attendre pour la laisser s'exprimer. Je n'avais aucune excuse, pourtant, si je devais en choisir une, je dirais que la simple vision de Sakura avait suffit à effacer tout le reste pendant un court instant. Lorsque je l'avais vue, tout ce qui avait trait à un quelconque dossier médical, à Madara ou à tout autre de ces problèmes avait soudainement cessé d'exister. Je n'avais eu alors qu'une envie : la serrer dans mes bras. J'étais donc persuadé que je finirais par oublier cette histoire de Kumamori, mais pas avant d'avoir retrouvé ce dernier et de l'avoir tué. D'ici là, il fallait que je fasse en sorte de me montrer plus compréhensif envers Sakura, même si je savais que le simple fait de la voir suffirait à raviver ma haine.
La porte de ma chambre s'ouvrit doucement dans un léger grincement, me tirant de mes pensées. Je tournai la tête, surpris. Ma mère avait passé sa tête dans le léger entrebâillement et elle me regardait, une expression tendue sur le visage. Elle semblait me demander silencieusement l'autorisation de m'adresser la parole. De toute évidence, elle craignait d'être mise à la porte une fois de plus.
- Oui, maman, qu'est-ce qu'il y a ?, demandai-je d'une voix légèrement cassée.
- J'ai vu la lumière, il est tôt, dit-elle en entrant et en refermant derrière elle. Tu n'arrives pas à dormir ?
- En fait, je viens de me réveiller, précisai-je en me redressant légèrement.
Elle posa un regard lourd de signification sur mon corps couvert de sueur mais ne fit aucun commentaire. De toute évidence, elle devinait que ma nuit n'avait rien eu d'agréable.
- Je voulais simplement m'assurer que tu allais bien, dit-elle après un court silence. Lorsque je rentrerai du travail, nous devrons reparler de ce qu'il s'est passé hier soir. Je te préviens, je ne veux pas que cela se reproduise.
Elle déposa alors une feuille de papier sur ma table de chevet, sans préciser de quoi il s'agissait. Cependant, je devinais aisément que cela devait provenir de Sakura. Je grommelai quelques phrases de protestation appropriées puis ma mère quitta ma chambre, non sans m'avoir lancé un dernier regard appuyé. Bien sûr, elle aussi jugeait mon comportement envers Sakura inacceptable. Mais elle ignorait tout des raisons de ma colère, aussi étais-je un peu irrité qu'elle m'incrimine sans savoir. Mais il n'était pas question de ces choses-là pour l'instant.
J'attrapai la feuille qu'elle avait probablement voulu me remettre la veille, lorsqu'elle était venue frapper à ma porte. Comme je le pensais, cela venait de Sakura. Elle n'avait écris que quelques mots à la hâte, mais ils suffirent à m'atteindre douloureusement.
« Tu n'es pas obligé de me pardonner. Je reviendrai demain, même heure. »
La bonne blague ! Bien sûr que j'étais obligé de lui pardonner. Je ne pouvais décemment pas lui en vouloir à vie, ce ne serait juste ni pour elle ni pour moi. Même si j'en étais incapable pour l'instant, cette colère ne me consumerait pas éternellement. Ces simples mots avaient d'ailleurs contribué à l'étouffer un peu plus et à raviver ma culpabilité. Elle savait s'y prendre, la garce... Elle n'aurait pas obtenu de meilleur résultat en me suppliant. Elle me connaissait trop bien. Je me sentis manipulé, ce qui eu le don de me mettre en rogne. J'étais toujours aussi déconcerté qu'une personne pût m'inspirer un tel mélange de sentiments, des plus bons aux plus mauvais. Cela me bouffait littéralement.
Désormais, une seule chose comptait : mes intentions à son égard. J'ignorais encore si j'étais capable de mettre ma rancune de côté pour lui venir en aide. Je savais pourtant que c'était ce qu'il convenait de faire. Cette histoire avec Kumamori ne concernait que nous, et il aurait été stupide que cet élément vint interférer avec la mission de Sakura. Si ce qu'elle avait dit était vrai et qu'elle comptait vraiment éliminer Madara, alors je devais faire tout ce que je pouvais pour lui prêter main forte dans cette entreprise. Je ne serais pas puéril au point de laisser nos différents mettre son objectif en danger. Enfin, c'était ce que je me disais. Il était facile de trouver les bons arguments pour me convaincre de l'aider. Mais, dans les faits, je n'avais aucune idée de la façon dont j'allais réagir en la voyant. Si la colère me possédait à nouveau, je ne désirerais qu'une chose : faire souffrir l'objet de ma colère, à savoir Sakura. Étais-je capable de me contrôler au point de faire passer sa mission en premier ? C'était une question à laquelle je n'obtiendrais de réponse que lorsqu'elle serait devant moi.
J'étais déjà convaincu que le fait de tuer Madara bouleverserait bon nombre de vies, et pas seulement les nôtres. Si je refusais de fournir ces informations à Sakura, cette dernière n'en serait pas la seule impactée. Je devais le faire pour toutes les personnes que cela sortirait d'un mauvais pas, ces gens qui s'étaient trouvés là, au milieu, sans vraiment y avoir leur place. Au sein des rangs de l'Akatsuki, j'avais déjà dénombré plusieurs dizaines de personnes dans cette situation. Ils s'étaient retrouvés coincés par des histoires de dettes, ou parce que leurs amis ou parents s'étaient un jour frottés à de mauvaises personnes. D'autres servaient d'otages depuis des années, et probablement pour toujours. Si Sakura réussissait, tous ces gens seraient libres. Pour eux, je devais le faire. Je n'avais pas le droit de laisser mes sentiments personnels interférer avec cette chance qui leur était donnée de retrouver leur liberté. Cela aurait été égoïste. Or, égoïste, je l'étais. C'est pourquoi, malgré toutes ces bonnes raisons, je n'étais pas encore convaincu que je répondrais aux attentes de Sakura. L'avenir me le dirait.
La journée s'écoula lentement sous un ciel gris qui me consola un peu de ne pas pouvoir mettre le nez dehors. Je fumai beaucoup et dormis un peu, dans le seul but de résister à une tentation plus forte, cette amie qui semblait m'appeler du fond de son tiroir. Je faillis craquer un nombre incalculable de fois, mais parvins à m'arrêter juste à temps à chaque fois. Je désirais être totalement clean lorsque je me retrouverais face à face avec Sakura. La coke était déjà un très bon détonateur, or je n'avais pas besoin d'elle pour me faire sortir de mes gonds. Je savais que la moindre petite dose ferait pencher la balance en faveur de mon égoïsme et que je mettrais Sakura dehors sans ménagement. Il fallait que je sois maître de mon choix. Pour la première fois depuis longtemps, je refusais de m'en remettre à celle qui était devenue mon alliée quotidienne. Cette rencontre, ce serait entre Sakura et mon véritable moi, celui qui n'était pas influencé par une quelconque substance. J'espérais cependant que l'effet du manque ne se ferait pas trop sentir et que je parviendrais à refréner l'irritabilité qui me caractérisait dans ces moments-là. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Or, je préférais encore prendre le risque que le manque me mette de mauvaise humeur plutôt que de laisser la place à la perte de contrôle totale que m'aurait valu un rail.
Ma mère pénétra dans ma chambre aux alentours de quinze heures en m'annonçant que ma « psy » comptait revenir me voir dans la soirée et nous eûmes la dispute qui convenait à l'annonce de cette nouvelle. Je ne fus pas avare de protestations et elle se montra également très convaincante dans son rôle de mère excédée. Puis elle claqua la porte et je mis un point d'honneur à lui hurler d'aller se faire voir. Bien, voilà qui devrait donner le change aux oreilles qui nous écoutaient.
Vers dix-sept heures, Itachi rentra du travail. Il pénétra dans ma chambre pour m'administrer le sermon habituel, auquel je répondis avec force grognements. Avec des gestes calculés, il parvint néanmoins à me faire comprendre que j'avais intérêt à me comporter d'une toute autre façon avec Sakura. Je le mis dehors non sans l'avoir préalablement gratifié de quelques insultes. Puis je poussai un long soupir, lassé par cette comédie.
Au cours de l'heure qui suivit, je sentis la tension gagner chacun de mes membres. D'un côté, j'avais hâte de revoir Sakura et de me plonger dans son regard. D'un autre, j'avais peur de ce que je pourrais lui faire en la voyant. Encore une fois, j'aspirais tout à la fois au meilleur et au pire en ce qui la concernait. J'espérais qu'Itachi ne serait pas loin, je comptais en effet sur lui pour stopper tout geste inconsidéré que je pourrais avoir envers Sakura. Je regardai mes mains : elles tremblaient.
Lorsque la sonnette retentit, je me figeai. Je tirai sur ma cigarette une dernière fois avant de l'écraser dans le cendrier que j'avais posé à côté de moi puis je demeurai allongé sur mon lit, sans bouger. Elle était là, en bas. Je me rassurai un peu en songeant qu'elle aussi devait être morte de trouille. Si elle me connaissait bien, je la connaissais mieux encore. J'imaginais parfaitement dans quel état elle devait se trouver après la façon dont je l'avais traitée la veille. A de nombreuses reprises, il m'était arrivé de lire la peur que je lui inspirais dans ses yeux. Même si elle niait avoir peur de moi, je n'étais pas aveugle. La veille encore, elle avait perçu le danger que je représentais pour elle. Je ne doutais pas qu'à cet instant elle fût dans le même état d'angoisse, redoutant que je m'en prenne à elle physiquement. Il lui avait fallu beaucoup de courage pour revenir m'affronter. Il m'en faudrait deux fois plus pour descendre la rejoindre.
On frappa à ma porte et ma mère entra. Elle fronça aussitôt le nez.
- Sasuke, je t'ai déjà dit de ne pas fumer sur ton lit !, s'exclama-t-elle en désignant le cendrier. Nous sommes déjà suffisamment gentils pour te laisser fumer dans ta chambre, mais reste prêt de la fenêtre ! Ça sent jusque dans le couloir... Et puis ça fait des trous dans tes draps, j'en ai déjà jeter deux le mois dernier !
- Je sais, je sais..., grommelai-je en me redressant.
- Descends, Madame Hajima vient d'arriver, ordonna-t-elle avant de refermer la porte.
- Pitié !, m'écriai-je d'un ton excédé à travers la porte. Quand est-ce que tu vas me lâcher avec ça ?
Jamais, je le savais parfaitement. Enfin, pas tant que Sakura n'aurait pas réuni toutes les informations dont elle avait besoin. Or, il fallait qu'elle fasse vite. J'ignorais de combien de temps Sakura disposait pour mener à bien sa mission mais plus vite elle débarrasserait le plancher, mieux ce serait pour nous deux. Chacune de ses visites nous mettait tous en danger, j'espérais qu'elle en avait conscience. Je priais également pour qu'elle ait bien monté son affaire car je ne doutais pas que les hommes de Madara aient déjà lancé des recherches sur Madame Hajima Yoko, prétendument psychiatre de son métier. Sakura ayant disparu, Madara se montrait particulièrement paranoïaque. J'étais persuadé qu'il ordonnerait qu'une enquête soit menée sur chaque nouvelle personne qui passerait le seuil de ma porte. Au moindre dérapage, à la moindre erreur de parcours, Madara ne se gênerait pas pour rappliquer et alors tout serait terminé. Certains diraient que nous jouions avec le feu, je pense personnellement que nous manipulions un volcan entier qui menaçait d'entrer en éruption à chaque instant.
Je rassemblai ce que j'avais de courage pour quitter ma chambre et m'engager dans le couloir. Tandis que je me rapprochais des escaliers, j'entendis ma mère et Sakura deviser tranquillement sur un sujet aussi léger que la météo. Je décidai de procéder par étape et m'arrêtai un instant pour m'imprégner du son de sa voix. Même si elle modifiait cette dernière, je percevais ses intonations habituelles, son empreinte vocale. Ce son éveilla quelque peu ma colère, sans plus. Je restais sous contrôle. Je pris une grande inspiration et m'approchai un peu plus des escaliers jusqu'à l'apercevoir. Elle était en bas, un sourire aux lèvres, et n'avait pas encore remarqué ma présence. Elle semblait absorbée par la conversation qu'elle entretenait avec ma mère. Je pris mon temps pour l'observer en testant mon sang-froid ; j'admirai le reflet de ses cheveux noirs, la netteté de sa peau, son cou mince et fragile, sa poitrine qui se soulevait au rythme de sa respiration, les courbes de son corps amaigri. Quelque chose s'agita dans mon ventre et je me sentis en proie à un profond désir, chose à laquelle je ne m'étais pas du tout préparé. Oubliée la colère, tout ce que je voulais c'était reprendre ce qui m'appartenait. Si je me fondais dans son corps, ce serait comme si ce Kumamori n'avait jamais existé, pas vrai ? Je la voulais désespérément, mais je savais que je ne pouvais pas m'en emparer. Pas tout de suite, en tout cas. La frustration qui suivit cette pensée fut une véritable torture. Je pris une profonde inspiration pour refréner un peu ma libido et descendis les marches, convaincu que la colère ne parviendrait pas à prendre le dessus.
- Te voilà enfin, soupira ma mère en plaçant ses mains sur ses hanches. J'ai failli remonter te chercher !
Je l'ignorai et posai mes yeux sur Sakura, qui soutint mon regard avec aplomb. Cependant, ses lentilles ne dissimulaient pas complètement la lueur apeurée nichée au fond de ses pupilles.
- Bonjour, Sasuke, dit-elle de cette voix modifiée à laquelle je ne me faisais pas.
- Bonjour, répondis-je avec un large sourire ironique.
Elle s'empourpra et baissa aussitôt les yeux. Ses mains se serrèrent autour de la poignée de son sac à main.
- Bien, tu sembles mieux disposé qu'hier, dit ma mère en désignant le salon. Allez vous installer.
- Pouvez-vous demander à votre fils de nous rejoindre ?, demanda Sakura d'une petite voix.
Oui, elle avait peur. Elle voulait qu'Itachi me surveille et m'empêche de lui faire du mal si l'envie m'en prenait. J'étais quelque peu blessé par l'idée qu'elle se faisait de moi, mais je ne pouvais lui donner tort. Si j'étais actuellement plus intéressé par l'attraction qu'elle exerçait sur moi, la moindre parole pouvait faire resurgir ma colère. Je considérais donc qu'il était sage de faire appel à mon frère pour qu'il puisse faire office de garde-fou au besoin.
Ce dernier nous rejoignit au bout d'une minute, une minute au cours de laquelle Sakura garda les yeux baissés dans son sac en prenant soin d'en sortir ses affaires le plus lentement possible. Son attitude m'amusa et m'attrista tout à la fois. Itachi se laissa tomber sur le canapé juste à côté de moi et gratifia Sakura d'un sourire lorsque celle-ci releva enfin la tête des profondeurs de son sac à main.
- Bien, dit-elle en sortant trois feuilles d'une pochette, ces trois mêmes feuilles qu'elle m'avait présentées la veille. Oublions ce qu'il s'est passé hier et...
- Parlez pour vous, la coupai-je en la fixant avec insistance.
Itachi me donna un coup de coude dans le bras. Je l'avoue, c'était de la pure provocation. J'avais un peu honte de la brusquer ainsi – son état émotionnel indiquait clairement qu'elle n'en avait pas besoin – mais cela me procurait un plaisir sadique. Contrairement à ce que j'avais prévu, elle ne rougit pas mais planta son regard dans le mien avec défi. Je compris qu'elle avait retrouvé toute sa contenance et que je ne parviendrais plus à la déstabiliser.
- Comme je le disais, oublions ce qu'il s'est passé hier et concentrons-nous sur la séance d'aujourd'hui, dit-elle avec assurance. J'aimerais que tu remplisses le questionnaire puis je te poserai quelques questions, si tu veux bien.
- Je ne veux pas, niai-je, mais j'imagine que je n'ai pas le choix, hein ?
J'avais élevé la voix pour que ma mère m'entende du fond de la cuisine, où elle s'était probablement préparé un thé en attendant que notre rencontre se termine. Sakura ne prêta pas la moindre attention à ma remarque et posa un stylo sur le questionnaire d'un geste un peu trop sec pour une professionnelle. Je soupirai et, pour la première fois, promenai mon regard sur les questions qu'elle m'avait préparées. La première question concernait l'emploi du temps de Madara et je devais écrire tout ce que je savais à ce sujet. Je me pris donc au jeu et rédigeai un paragraphe d'une vingtaine de lignes sur ses habitudes quotidiennes. Madara se levait toujours tôt, vers 6h du matin, et il prenait alors un petit déjeuner dans sa bibliothèque en lisant un livre. Il poursuivait sa lecture jusqu'à 8h environ. Puis il se rendait à ses rendez-vous de la matinée et prenait presque toujours son déjeuner au manoir, sauf en cas de repas d'affaire, ce qui était rare. Il appréciait de prendre ses repas seuls, de manière générale. Ses rendez-vous de l'après-midi étaient moins nombreux, et le plus souvent regroupés entre 14h et 16h. A 16h, il prenait le thé dans son jardin pendant environ une heure. C'était l'unique moment véritablement sacré pour lui. J'avais cru comprendre que c'était le seul instant de la journée qu'il partageait autrefois avec sa défunte épouse. Il recevait ses conseillers en fin d'après-midi et ces derniers passaient entre une et deux heures avec lui dans une salle du premier étage. Au cours de ces séances, ces hommes étaient chargé de lui proposer de nouvelles affaires et de lui faire un point rapide sur sa situation économique et politique. Que cette entrevue soit terminée ou pas, Madara mangeait à 19h30, seul, comme à son habitude. Il arrivait qu'il soit invité à des repas chez ses associés, mais il n'acceptait que rarement. Enfin, il gagnait sa chambre vers 21h et nul n'avait alors le droit de le déranger.
Je relevai mon stylo et passai à la seconde question, qui traitai de son entourage et de sa protection. De la même façon, j'écrivis tout ce que je questions suivantes consistaient à en savoir toujours plus sur Madara, ses déplacements, ses véhicules et chauffeurs, ses hommes de main, son manoir et même jusqu'à son personnel d'entretien. Rien n'était laissé au hasard et, au fur et à mesure de ma rédaction, je réalisai que ce plan n'était peut être pas aussi irréalisable que je me l'étais d'abord imaginé. Il existait des failles dans le système, cela sautait aux yeux. Le manque d'effectifs de Madara pesait lourdement sur sa sécurité. Le vieux se croyait sans doute intouchable pour ne pas y remédier.
Enfin, je parvins à la dernière feuille et constatai qu'il n'y avait qu'une seule question. Ce n'en était pas vraiment une, d'ailleurs. Sakura me demandait simplement de dessiner un plan du manoir, aussi précis que possible. J'émis un grognement.
- Un problème ?, demanda Sakura qui s'était lancée dans une discussion avec Itachi.
- Non, non, tout va bien !, ironisai-je en soupirant. Quelle merde, votre truc !
- Tu as presque terminé, s'enthousiasma-t-elle en contemplant les pages que j'avais remplies. C'est déjà un bel effort !
Je grimaçai. On aurait dit une mère admirative devant le dernier dessin de son cadet.
- J'apprécierais que vous arrêtiez de me parler comme à un gosse, râlai-je. Ne vous sentez pas obligé de me féliciter simplement parce que je ne vous ai pas encore mise à la porte. C'est quelque chose qui peut encore arriver, vous savez...
- Je m'excuse, dit-elle sincèrement.
- Mmh, grommelai-je en baissant les yeux sur la feuille.
Je me concentrai donc sur le manoir et commençai à dessiner d'une main peu habile. Je n'avais jamais eu la fibre artistique. Sakura le savait parfaitement, alors que voulait-elle avec son schéma ? Même si je m'appliquais au mieux, cela resterait toujours à des années lumière de la réalité. J'imaginais que c'était toujours mieux que rien, mais bon...
Au bout de quinze minutes, j'admirai mon œuvre, positivement impressionné par le résultat. En fait, ce n'était pas si mal. Bon, certaines pièces rectangulaires étaient tout à coup devenues carrées, mais le gros de l'information était là. J'avais inscrit tous les détails dont je me souvenais, les éléments du mobilier, les caméras que j'avais remarquées. Voila, c'était tout ce que je pouvais faire.
Je tendis la feuille à Sakura qui me remercia chaleureusement en assurant que nous pourrions désormais construire les séances sur de meilleures bases.
- Je vous arrête tout de suite, déclarai-je posément, vous ne remettrez plus les pieds ici.
- Qu'est-ce que tu..., commença-t-elle.
- J'ai fait un effort pour me conduire aussi poliment que possible avec vous aujourd'hui, expliquai-je en me levant. Je voulais montrer à ma mère que je pouvais prendre sur moi et arrêter de me comporter comme un imbécile. Par contre, je n'ai pas changé d'avis. Vous ne me servez à rien et de toute façon je ne peux rien vous dire. Je ne vous connais même pas. Vous n'avez plus rien à faire chez moi.
Elle me contempla, muette. Je sentis qu'elle désirait me dire quelque chose mais qu'elle ne savait pas comment tourner cela en langage professionnel. Face à son silence, Itachi intervint :
- Et pourtant tu continues de te comporter comme un imbécile. Tu te rappelles ce qu'Hiromi a dit ? Si tu n'acceptes pas ces séances, elle te mettra à la porte.
- Qu'elle le fasse, décrétai-je en soutenant le regard de mon frère. Allez Itachi, tu sais tout comme moi qu'elle en est incapable. Même si elle avait le courage de me foutre dehors, les services sociaux lui tomberaient dessus.
Mon frère ne releva pas et je sus que j'avais vu juste. Si notre mère avait pu nous virer de la maison, elle l'aurait fait pour Itachi, des années plus tôt.
- J'espère en tout cas que ça vous sera instructif, dis-je en désignant les feuilles que Sakura tenait entre ses doigts blêmes.
Puis je lui tournai le dos et m'apprêtais à monter les escaliers lorsqu'une main se ferma sur mon bras. Je me tournai pour faire face à Sakura, qui s'était levée pour me rejoindre et me regardait à présent avec un mélange de peur et de supplication dans les yeux. Elle lâcha mon bras d'un air embarrassé et demeura muette, le regard fixé au sol. Puis elle releva les yeux, s'appropria les miens et, avant que j'ai pu esquisser un geste, elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa doucement ses lèvres sur les miennes. Ce contact me fit l'effet d'une décharge électrique et je demeurai immobile, comme paralysé. J'ignorais tout de la façon dont j'étais supposé réagir. La colère grondait toujours en moi, tapie dans un coin où j'essayais de la contenir. D'un côté, j'aurai voulu crier à Sakura de remballer ses techniques pour se faire pardonner et d'aller se faire foutre. D'un autre côté, la douceur de ses baisers m'avaient tellement manquée que cet élan de tendresse inattendu bouleversait complètement mes émotions. Je ne savais plus trop où j'en étais. D'un simple effleurement, elle m'avait drogué.
Je la dévorai du regard, en silence, comme on observe une œuvre d'art. Elle était d'une beauté à couper le souffle. Je me demandais un court instant comment j'avais pu partager une amitié avec elle pendant tout ce temps sans m'en rendre compte. Ses cheveux noirs brillaient sous la lumière dispersée par le plafonnier de l'entrée et je me surpris à penser que cette couleur lui allait bien. Je préférais ses cheveux roses, cependant, qui s'accordaient si bien avec ses yeux. Ces derniers me contemplaient, d'un marron profond derrière lequel filtrait un peu de leur vert naturel, ce vert brillant qui adoptait de légères variations de teinte selon l'émotion qui le traversait. A cet instant, ils auraient été d'un émeraude brillant aux mille reflets de cristal. Elle avait toujours ce vert dans les yeux lorsqu'elle me regardait.
Je rassemblai mes pensées pendant qu'elle patientait, tendue, dans l'attente d'une réaction de ma part. Je crus un instant que j'allais la serrer contre moi, l'embrasser doucement sur la joue, la réconforter d'un chuchotement, puis l'agréable vague de chaleur qui avait suivi son baiser disparut peu à peu et je retrouvai la maîtrise de mon esprit. Alors, je me mordis la lèvre et, le cœur serré, je détournai les yeux et commençai à monter les escaliers. Il était encore trop tôt pour oublier... Je ne me retournai pas mais mon dos souffrait du poids de son regard, que je devinais lourd de chagrin.
Lorsqu'elle était triste, le vert de ses yeux se parsemait de minuscules tâches vert forêt autour de ses iris. C'était le spectacle le plus beau et le plus malheureux qu'il m'avait été donné de voir...