Le train filait à travers la campagne. Les champs couraient devant les vitres. Il n'y avait que du vert, du jaune à perte de vue. Par endroit, un tracteur, un cheval ou une vache ponctuait le paysage d'autres couleurs. Le ciel était d'un bleu grisâtre, triste et froid. De gros nuages blancs cachaient le soleil. Seuls quelques rayons réussissaient à s'échapper, illuminant d'une clarté bienvenue le tableau fade. L'été venait d'arriver mais rien ne le laissait penser, à part le calendrier.

Assise près de la fenêtre, une jeune fille fixait sans les voir les étendues d'herbes et de blés qui passaient devant elle. Elle venait tout juste de quitter l'école et portait encore son uniforme. Ses cheveux lâchés voletaient négligemment autour de son visage, malmenés par les courants d'air qui allaient et venaient dans le compartiment. Elle tenait un livre ouvert sur ses genoux, mais n'y prêtait pas la moindre attention, sa lecture avait été de courte durée. Les vacances débutaient tout juste.

Les silhouettes de quelques maisons et bas immeubles commençaient à se dessiner au delà des champs. Ces derniers laissaient enfin place aux routes et aux voitures. Les hautes cheminées des usines se dressaient ici ou là. La ville apparaissait doucement, effaçant toute trace de campagne. Le train finit par ralentir lentement puis tout aussi lentement, il s'arrêta. La jeune fille rangea son livre dans son sac, le posa sur son épaule, se leva, attrapa sa veste qu'elle avait laissé tomber à ses pieds, retira du mieux qu'elle put sa valise du panier à bagages et sortit enfin sur le quai.

« Sarah ! » appela une voix dès qu'elle eut posé le pied sur le sol.

Elle tourna la tête et aperçut une femme grande et mince dont le soleil qui avait réapparu faisait briller d'un éclat doré les longs cheveux blonds. Elle disparaissait par moment, dissimuler par les passagers du train qui descendaient de tous les côtés et se pressaient de quitter la gare. Sarah peina à la rejoindre, bousculée à plusieurs reprises. La jeune femme l'embrassa tendrement sur les deux joues et la poussa à suivre le mouvement de la foule. Une sonnerie retentit et le boucan que fit le train en repartant empêcha toute conversation. Elles n'essayèrent même pas. Elles quittèrent la gare et se dirigèrent vers le petit parking. La femme s'arrêta à côté d'une vieille voiture d'un blanc si sale qu'elle paraissait grise.

« Tante Penny, tu es sûre qu'elle roule encore ? » demanda Sarah, aussi dubitative qu'amusée, alors qu'elle mettait tant bien que mal sa valise dans le coffre.

« Elle a roulé jusque là. Et puis de toute façon, elle n'a pas le choix ! Je n'ai pas la moindre envie de la pousser. »

Elle lui adressa un clin d'œil enfantin et s'installa derrière le volant. La jeune fille s'assit sur le siège passager et attacha sa ceinture. Penny dût s'y reprendre à plusieurs reprises avant de réussir à démarrer le moteur, ce qui ne manqua pas de faire ricaner sa nièce. Sarah se perdit dans la contemplation monotone de la ville qu'elles traversaient. Toutes les maisons se ressemblaient, leur façade noirâtre était zébrée de fissures, certaines avaient leurs fenêtres condamnées par des planches. Les cheminées des usines avaient un air menaçant. Elle se demandait malgré elle ce qu'elle faisait là, pour quelles raisons elle avait accepté de passer ses vacances dans cet endroit.

Sarah avait toujours été proche de sa tante Penny malgré les douze ans qui les séparaient, elle l'avait toujours considérée comme une grande sœur. Cela faisait maintenant plusieurs années qu'elle ne la voyait que très rarement. Elle avait quitté Londres pour une ville industrielle au Nord de l'Angleterre à la mort de sa mère. Jane, son aînée et la mère de Sarah, n'avait pas consenti à la suivre malgré l'insistance dont elle avait fait preuve. La jeune fille ne pouvait que remercier sa génitrice de lui avoir épargné ça. C'était la première fois qu'elle venait partager la vie de sa tante, et elle commençait déjà à le regretter.

La voiture s'engagea dans une impasse sombre et plus sinistre encore que le reste de la ville et s'y arrêta. Penny sortit de la voiture et récupéra la valise de sa nièce avant de monter les quelques marches qui menaient à une maison délabrée qui détonnait fortement avec l'allure soignée de sa propriétaire. L'adolescente hésita un moment, toisant la bâtisse avec appréhension, puis se décida finalement à imiter la jeune femme. Elle sortit de la voiture, claqua la portière et s'engagea à la suite de sa tante. Comment pouvait-on habiter un tel endroit ?

La porte d'entrée se referma sur les deux femmes. L'intérieur était accueillant et chaleureux, laissant la jeune Sarah sous le choc d'un tel contraste. Les murs tapissés de rose reflétaient la féminité de Penny, une odeur de sucreries et de shampoing fleuri flottait dans l'air et les meubles choisis avec soin achevaient de mettre à l'aise la nouvelle venue. L'apparence austère et négligé du bâtiment sortit rapidement de son esprit.

La jeune femme retira sa veste et la posa sur le dossier d'une chaise avant de se laisser tomber sur celle-ci. Sarah l'imita. Un silence fatigué s'imposa dans la petite cuisine, personne ne chercha à l'en empêcher. Après de longues secondes et un échange de soupirs las, Penny se leva et attacha ses cheveux blonds en une queue haute. Elle s'étira longuement et se dirigea vers un placard d'où elle sortit deux verres.

« Qu'est-ce que tu veux boire ? De l'eau, du jus de fruit, du soda ? »

« N'importe. La même chose que toi. »

Elle lui sourit et disparut dans le frigidaire. Elle sortit une bouteille de jus d'orange qu'elle secoua en dansant vaguement avant d'en remplir les verres. Elle les déposa sur la table et se rassit à sa place. Elle vida le sien d'un trait et le tapota de ses longs ongles vernis de rouge.

« Dès que t'as fini ça, on montera ta valise et je te montrerai ta chambre, ok ? »

« Ma chambre ? » s'étonna Sarah. « J'ai une chambre pour moi toute seule ? »

« Oui, la maison n'est pas grande, mais j'ai quand même deux chambres. »

La jeune fille craignit de l'avoir vexée mais le rire qu'elle laissa s'échapper la rassura. A Londres, elle partageait sa chambre avec ses deux petites sœurs, Juliet et Heather, tandis que ses deux frères, Alan et Tony, en partageaient une autre. L'appartement qu'ils occupaient avec leur mère n'était pas beaucoup plus grand que la maison de Penny, bien qu'ils soient six à y vivre. Six car leur père avait quitté le domicile familial quelques mois après la naissance de la petite dernière, Heather, qui était âgée aujourd'hui de six ans.

L'adolescente but doucement le contenu de son propre verre en se retournant un bon nombre de fois pour observer tout ce qu'il l'entourait. Elle peinait à croire qu'une maison si lugubre puisse renfermer un intérieur aussi coquet. Penny finit par se lever. Sarah l'imita et la suivit dans l'entrée où elle récupéra sa valise avant de monter les escaliers. La jeune femme ouvrit la première porte qu'elle croisa et laissa sa nièce entrer avant d'en faire de même. La pièce n'était pas immense mais aussi lumineuse qu'elle le pouvait grâce à ses murs d'un blanc éclatant qui étaient parsemés de petites fleurs dorés et un grand lit en bois blanc en occupait la plus grand.

« J'espère que ça te va. »

« Et comment ! » s'enthousiasma Sarah.

Un sourire rayonnant s'était dessiné sur les lèvres des deux femmes alors que la plus jeune posait son bagage au pied du lit. Les quelques rayons de soleil qui avait réussi à survivre venaient se perdre dans la petite chambre. Sarah s'assit sur le lit et regarda un instant par la fenêtre. Elle avait pour seule vue une maison semblable à celle dans laquelle elle se trouvait.

« Dommage que tu ne sois pas blonde, tu serais le portrait craché de ta mère. »

La voix de sa tante la fit sursauter légèrement. Elle sentait le regard de celle-ci posé sur elle mais tâchait de ne pas y faire vraiment attention. Penny ressemblait à sa sœur comme deux gouttes d'eau et toutes trois avaient exactement les mêmes grands yeux gris et la même lueur enfantine brillant au fond d'eux. Elle lui adressa un sourire timide, elle ne savait pas quoi répondre à ça. Elle n'était pas sûre d'avoir envie de ressembler à sa génitrice. Sans un mot de plus, elles redescendirent.

« Je ne suis pas très douée pour faire la cuisine. » avoua Penny alors qu'elles posaient le pied sur la dernière marche de l'escalier. « Ca te dérange si on se fait des sandwichs, pour ce soir ? »

« Je peux le f... »

« Non. On verra ça plus tard si tu veux, là tu te reposes. T'es en vacances. » la coupa t-elle.

Sarah haussa alors les épaules et lui donna pour toute réponse qu'un hochement de tête. Penny parut satisfaite et retourna dans la cuisine où elle s'affairait à préparer ce qui leur servirait de dîner. La jeune fille l'adossa au montant de la porte et l'observa sans un mot. Ca ne l'aurait pas dérangé de faire la cuisine, elle aimait ça et en avait pris l'habitude depuis un moment déjà.

« Ca te fait quel âge maintenant ? Quatorze ? Quinze ans ? »

« Seize. » rectifia l'adolescente. « Dix-sept dans quatre mois. »

La jolie blonde fit tomber le couteau qu'elle tenait dans la main et se retourna, visiblement surprise. L'air ahuri qui s'était peint sur son visage ne put que faire rire Sarah qui revint s'asseoir à la place qu'elle avait occupé un moment auparavant. Elles ne s'étaient pas vu depuis longtemps, ce que Penny semblait avoir oublié.

« Waw. Seize ans... Que le temps passe vite ! Bientôt majeure et tout ! Tu continues l'école, c'est bien ton uniforme ? J'avais le même. Ca se passe bien ? »

« Ca dépend des matières. Mon professeur d'anglais dit que j'ai un vrai talent pour l'écriture, et j'ai de bonnes notes en histoire. Pour le reste... Ca pourrait être pire quoi. »

L'aînée grimaça bêtement avant de se retourner vers son plan de travail et reprit ce qu'elle faisait comme si elle ne s'était jamais arrêtée. Sarah n'avait jamais mis tout son cœur dans ses études, elle se contentait du strict minimum pour quitter les bancs de l'école au plus vite sans trop se fatiguer. Elle n'y voyait pas grand intérêt et ses parents n'avaient jamais cherché à lui prouver le contraire. Penny termina les sandwichs et déposa le tout sur la table avant de remplir une carafe d'eau et de s'asseoir face à elle.

« Et les p'tits ? » interrogea t-elle avant de mordre dans son pain. « Comment ils vont ? »

« Bof. Alan est ravi, il vient de trouver du travail, Maman peine à joindre les deux bouts alors ça va l'aider, et Heather rentre à l'école élémentaire à la rentrée, elle est impatiente de se faire des amis. »

« Et les deux autres ? »

« Oh... On a appris que Juliet était enceinte et Tony veut aller vivre avec Papa... Ca a foutu un froid à la maison, tu t'en doutes... Maman n'allait déjà pas très bien, mais depuis ça... Elle n'arrive plus à gérer grand chose, alors avec Alan, on s'occupe de ce qu'on peut. »

« Enceinte ? A... »

« Quatorze ans. » acheva Sarah.

Penny ne trouva rien à rajouter et se contenta de baisser les yeux et de fixer le bois de la table avec un air sombre. Elle n'y fit pas attention, avala plusieurs bouchées de son sandwich et reprit.

« Juliet n'a pas voulu dire qui était le père, et affirme qu'elle est assez grande pour s'occuper d'un môme. Quant à Papa, il a dit que si Maman ne lui laissait pas la garde de Tony alors qu'il le voulait, il réclamerait notre garde à tous, et on sait très bien qu'on la lui accorderait. Alan pense qu'il n'irait pas jusque là mais dans le doute, Maman va probablement laisser Tony partir. »

Elle soupira et termina son dîner sans un mot de plus sur le sujet. Si sa tante voulait en savoir davantage, elle saurait poser les questions auxquelles elle voulait des réponses, elle en était persuadée. Elle l'observa un long moment. Penny était plongée dans ses pensées, probablement désagréable à en croire la lueur attristée qui persistait dans son regard, et jouait nerveusement avec l'une de ses bagues, elle la retirait, la faisait tourner sur la table dans un bruit énervant, la remettait et recommençait. Elle se redressa brusquement et reporta toute son attention sur Sarah qui, surprise, se recula au maximum sur sa chaise avant de se servir un verre d'eau pour se donner contenance.

« T'as un petit ami ? »

Elle manqua de s'étouffer et avala de travers l'eau qu'elle avait dans la bouche. Elle toussa un moment et mit du temps à retrouver ses esprits. Ses joues avaient légèrement rosi à cette question aussi indiscrète qu'inattendu.

« Non ! »

« Eh ! Tu sais que tu peux me le dire, à moi, hein. »

« Mais je vais pas inventer un garçon qui existe pas, juste pour te le dire ! »

« Non... Bien sûr que non... Mais si c'était le cas, tu pourrais me le dire. »

L'adolescente leva les yeux au ciel en riant et fit un vague geste de la main comme pour admettre qu'elle le lui dirait si c'était le cas. Elle n'était pas sûre de ce qu'elle avançait mais n'avait pas envie de la contrarier. De toute manière, ce ne serait pas durant les vacances que ça changerait. Elle n'était pas certaine de désirer faire connaissance avec les habitants de cette ville, s'ils étaient à l'image de cet endroit...

Elle entendit poliment que sa tante ait fini de manger, débarrassa les quelques couverts qu'il y avait sur la table et s'étira en bâillant. La fatigue commençait à se faire sentir et le lit qui l'attendait dans sa chambre provisoire semblait l'appeler avec insistance. Elle se frotta les yeux comme une enfant et rangea correctement sa chaise.

« Ca ne te dérange pas si je vais me coucher ? J'ai dû me lever tôt ce matin, j'avais cours, et j'ai l'impression que le voyage m'a épuisée. » expliqua t-elle alors que la jeune femme se levait également.

« Non, au contraire. File au lit. »

« Bonne nuit tante Penny. »

Elle la laissa déposer un baiser sonore sur sa joue et grimpa rapidement les escaliers. Elle sortit pyjama et trousse de toilette de sa valise, chercha un moment la salle de bain et retourna dans sa chambre une fois sa douche terminée. Elle se glissa avec envie entre les couvertures et contempla par sa fenêtre la maison d'en face. Elle n'eut pas le temps de se demander qui y vivait qu'elle s'endormait déjà...