La débâcle des sentiments

SURPRISE

Assis nonchalamment sur un rocher, il fixait d'un air absent les ruines qui s'étendaient sous ses yeux. Ses prunelles, sous le mince éclat de lune traversant les nuages, scintillaient dans l'obscurité. La forêt qui l'entourait était silencieuse, comme si la nature elle-même se taisait afin de le laisser méditer en toute tranquillité. Le vent s'était levé à son arrivée mais il ignorait le courant d'air qui le frappait, emmêlant ses mèches sombres et faisant gonfler son tee-shirt de la même teinte. Totalement immobile sous ses assauts, rien ne semblait l'atteindre, tant son esprit était tourné vers le centre même de son être, la raison de son existence, celle qui se trouvait de l'autre côté de ces vestiges de pierre, enfermée depuis des lustres dans une prison enfouie.

La vie avait été un enfer sans son amour à ses côtés, il avait d'ailleurs longuement songé à l'abréger. Mais maintenant le temps était venu, elle serait bientôt de retour dans la réalité, avec lui, et plus aucune souffrances et autres peines passées n'auraient d'importance. Un léger sourire étira ses lèvres. Oui, bientôt, il n'aurait plus à se donner la peine de détester le monde entier, son univers retrouverait les couleurs que sa disparition avait ternies et son bonheur serait complet, enfin.

Bien sûr, il devrait auparavant réunir certains éléments. Sa réinsertion dans cette ville qu'il avait appris à mépriser était nécessaire et quoique l'idée ne lui plaise pas, il ne doutait pas de la simplicité du déroulement. Il savait y faire pour obtenir ce qu'il désirait et nul mortel ne l'avait jusqu'alors gêné dans ses projets quels qu'ils soient. La chose serait aisée.

Satisfait de cette constatation, Damon se leva, et s'enfonça dans les bois, prêt à affronter tout ce qu'il faudrait, lorsque la voiture passa dans son champ de vision. Elle ne portait pas de réel intérêt, mais sa vue aiguisée ne manqua pas de remarquer les courbes stylisées de la grosse berline noire dont la vitesse ne cessait d'augmenter, frisant le danger. Il distingua, le chauffeur, penché sur le volant, visiblement endormi. La soirée avait du être rude… La passagère, la tête posée contre la vitre, avait rejoint le royaume des songes également. Et si personne ne se décidait à redresser le volant, la chute de trente mètre dans le cours d'eau semblait inévitable. Il regarda le nez de la voiture s'enfoncer dans le vide, les phares se reflétant sur la masse agitée que représentait le fleuve.

La scène ne l'émouvait pas au plus haut point. La survie, ou non, de deux humains ne lui faisait ni chaud ni froid, mais après une brève réflexion, Damon vit là le parfait moyen de s'intégrer dans la société comme figure de héros, sa tâche serait d'autant plus facile s'il n'avait pas à hypnotiser une centaine d'habitants…

Se débarrassant de sa veste en cuir, il s'élança à une vitesse fulgurante et plongea dans les remous glacés. Le poids de l'automobile la faisait couler à pic, augmentant la pression sur les portières et rendant toute tentative de sortie difficilement envisageable.

Il observa un instant le spectacle qui s'offrait à lui.

La femme du côté passager portait une plaie sur le sommet du crâne, celui ayant du cogner avec force, sous le coup de l'impact, sur le verre car sa vitre présentait une énorme fissure qui laissait entrer l'eau. Il n'y avait déjà plus rien à faire pour elle, son front laissant échapper quantité de liquide carmin.

Il se concentra sur le conducteur, qui, paniqué, tentait de se détacher, et arrachant les restes de verre brisé il fit basculer le cadavre hors de l'habitacle. L'homme se rendit compte de sa présence, mais tandis que Damon se glissait par l'interstice avec l'intention de le sortir de là, il lui fit de grands signes de négation avant de désigner les sièges arrières. Intrigué, Damon se pencha dans cette direction et c'est alors qu'il LA vit. Sa bouche s'ouvrit de stupéfaction et il remercia le ciel de ne pas avoir le besoin de respirer et d'être ainsi capable de rester sous l'eau, sans quoi cette apparition aurait pu le tuer tant la surprise lui fit perdre ses moyens. Ses longs cheveux bruns encadraient vaguement son visage, formant une auréole de mèches éparses. Ses traits étaient détendus et ses paupières clauses. Elle était inconsciente mais un faible filet de bulles jaillissait de ses lèvres entrouvertes.

Surmontant son hébétement, Damon l'attira doucement à lui et l'encerclant de ses bras la passa par l'ouverture de ce qui avait constitué le carreau. Puis, sans plus attendre il leur fit retrouver la surface et la déposa délicatement sur la terre argileuse des abords. S'agenouillant, il colla la tête à sa poitrine et écouta attentivement le battement du cœur s'y répercuter, avant d'appuyer méthodiquement en dessous de la cage thoracique dans le but de lui faire cracher l'eau absorbée.

La jeune femme toussa faiblement et ses yeux papillonnèrent un instant avant qu'elle ne retombe ne perde conscience à nouveau.

Damon, troublé, toucha du bout des doigts sa joue mouillée. Il ne pouvait y croire. Un mot lui échappa :

-Katherine…