Chapitre 17 – Latence

Quelques jours plus tard.

Astrid défit rapidement la sangle du dragon vipère qui se trémoussa aussitôt. Elle vérifia que la peau du reptile n'était pas abîmée, après quoi elle lui assena une tape sur les antérieurs pour le faire partir. Il s'éloigna prestement, puis se mit à lécher les zones en contact avec les sangles. On n'avait pas trouvé de solution au problème du harnachement des dragons vipères, qui semblait irriter leur peau écailleuse malgré l'absence de traces visibles. On avait supposé que les sangles étaient mal placées ou que le cuir irritait les écailles fines des zones en contact, mais sans vraie solution. De ce qui semblait être l'avis de chacun, « Harold réglera le problème. »

Elle ramassa le harnais et alla le suspendre dans la réserve. L'odeur de cuir qui y régnait était agréable, quoi qu'entêtante. Les harnais réalisés n'étaient que des imitations de celui de Krokmou, il n'y en avait pas assez pour couvrir les besoins du village, aussi beaucoup de vikings montaient-ils avec un équipement minimal, comme c'était le cas lors de l'attaque de la Mort Rouge. La fabrication était assez lente. Quand Harold sera revenu, il donnera sûrement de bons conseils pour augmenter la cadence.

Astrid sortit de la réserve et vint s'asseoir sur le sable de la nouvelle arène d'entraînement, absolument vide. Le vol de ce matin avait été fatiguant. Maintenant que les villageois qui avaient choisi un dragon vipère connaissaient l'essentiel des techniques de vol, la jeune fille pouvait approfondir son entraînement personnel. Elle aimait mettre l'accent sur les performances et sur les figures aériennes pendant lesquelles le viking doit faire corps avec son dragon. Il y avait beaucoup à apprendre de ce côté-à, c'était certain. Elle attendait néanmoins qu'Harold fût réveillé pour se perfectionner.

Un bruit de pas derrière elle la fit se retourner. C'était Varek.

Il la salua poliment, elle lui rendit son salut. Il tenait en main une sangle et beaucoup de corde.

– Astrid, sais-tu ce qui est plus intelligent qu'un gronkle ?

La jeune fille leva un sourcil de perplexité.

– Deux gronkles !

Il s'éclipsa alors qu'elle le dévisageait avec des yeux ronds. Cela faisait un moment qu'il n'avait pas donné dans l'humour, songea-t-elle.

– Et plus intelligent que deux gronkles ?

Il était revenu de la réserve, délesté de son matériel.

– T'es pas marrant, Varek.

– Trois gronkles !

– Je t'ai dis que c'est pas drôle.

– Alors quand on dit qu'un gronkle n'est pas assez intelligent pour faire quelque chose en vol, c'est quoi la solution ?

– Tu me fatigues…

Elle était sur le point de se lever pour échapper à son flot de paroles abscondes quand il l'interrompit d'un geste :

– C'est d'associer plusieurs gronkles ensembles !

– Ah ? Un peu comme les terreurs terribles, non ?

C'était parti tout seul. Pourquoi avait-elle répondu ça, tout d'un coup ? Certes, tout le monde savait que les terreurs terribles n'attaquaient qu'en groupe, à l'époque, et que c'était ça qui faisait leur force. Mais sa spontanéité l'avait elle-même surprise.

– C'est exactement ça ! Les gronkles peuvent très bien travailler en commun, exactement comme les terreurs terribles !

Il marqua un temps. Elle lui adressa un pauvre sourire. Il était en train de partir dans un délire et elle était sur le point de le comprendre.

– Tu te rends compte ? Avec un harnais spécial, j'ai réussi à voler avec trois gronkles en formation rapprochée aujourd'hui. Je ne sais pas comment ils faisaient, mais pas un seul n'a touché l'autre durant l'entraînement.

Il fit un grand geste, vraisemblablement pour illustrer son vol ; ses yeux brillaient.

– Et tu imagines à quoi ça peut servir, ça ?

– Heu…

– Imagine la force de plusieurs gronkles couplée à leur maniabilité, qu'est-ce que tu obtiens ?

Astrid le regarda avec ignorance. Cette fois, elle ne l'avait pas suivi. Il leva les bras au ciel et s'écria :

– Rien de moins que l'outil ultime pour déplacer des charges lourdes par les airs !

Elle se gratta la tête. Ce n'était pas faux. C'était même très juste. Il faudrait qu'il en parle à Harold et même à Stoïck ou à Gueulfor. Une formation de dragons de transport ? Pourquoi pas, même si ce n'était pas exactement comme ça qu'elle concevait le vol à dos de dragon…

Varek continuait de parler ; apparemment, il s'adressait surtout à lui-même. Il se tourna vivement vers elle et lui demanda :

– Astrid, tu crois qu'il faut combien de gronkles pour soulever un drakkar ?

Elle ne savait absolument pas quoi lui répondre. Elle se contenta de le fixer bêtement.

– Je… Je vais en parler à Stoïck, fit-il en s'éclipsant.

Elle le regarda s'en aller au pas de course. Ses délires allaient enfin être utiles au village, pensa-t-elle.

Elle dégagea une mèche blonde qui tombait sur son visage. On pouvait dire ce qu'on voulait de Varek, mais des fois, il lui arrivait de voir plus loin que la majorité des habitants de l'île.

Mais rien n'assurait qu'il réussirait dans son entreprise, ni que c'était une bonne idée…

Elle secoua la tête et se dirigea vers l'ancienne arène, sur la falaise ; elle y trouverait sans doute plus de monde. Le soleil était haut dans le ciel, l'après-midi était bien avancé. Elle n'avait toutefois pas envie de voler à nouveau. Ses acrobaties du matin l'avaient épuisée, d'autant plus qu'elle avait faim. Du matin… Elle réalisa qu'elle avait en fait volé toute la matinée et une partie de l'après-midi sans s'en rendre compte. Son estomac émit comme une plainte chargée de reproches. Elle tâcherait de manger quelque chose.

L'état d'Harold était stable depuis le retrait des coutures. Rien ne s'était passé, Gothi affirmait qu'il lui fallait juste le temps de revenir à lui. Quand elle restait auprès du garçon, Astrid ne disait plus rien. Elle passait de longs moments en silence, dans un état indescriptible, ni triste, ni gai. Elle voulait qu'il revienne. Elle l'attendait.

L'ancienne arène avait été reconvertie en école de vol. Les chaînes métalliques avaient été enlevées et les cellules changées en box temporaires, en espace d'entretien ou en salle de stockage. Une forge avait également été aménagée par Gueulfor, pour répondre le mieux possible aux besoins des réparations urgentes. Plus d'une dizaine de jours après l'expédition de la Mort Rouge, les nouvelles habitudes s'étaient si naturellement mises en place que c'était comme si ce lieu avait toujours rempli cette fonction.

L'endroit était assez animé. Plusieurs dragons montés tournoyaient en hauteur et de nombreux villageois allaient en tous sens au sol, certains préparant leur monture, d'autres transportant du matériel.

Des bruits excités sortaient d'une cellule, reconvertie en atelier d'ajustement pour les selles. Un braguetaure s'y trouvait, tout comme les jumeaux Kognedur et Kranedur. Ils faisaient tous deux des grands gestes. Elle s'approcha pour les saluer.

– Je te dis que ça sert à rien de la reculer comme ça, claironna Kognedur. Si tu la mets là ou au milieu du cou, c'est pareil.

– Et en l'avançant comme tu fais, c'est comme si tu la lui mettais sur les yeux, rétorqua son frère.

Astrid de souvint que les jumeaux étaient les seuls monteurs de braguetaure à avoir une selle et que ceci avait soulevé beaucoup de problèmes techniques. Les cous de ces dragons étant fins, une fixation trop forte de la selle pouvait gêner leur respiration et une fixation trop lâche mettait en péril l'équilibre du pilote. Tous les monteurs de ces dragons attendaient que les jumeaux trouvent une solution. Vu le résultat qui s'offrait devant elle, Astrid se dit qu'ils auraient à attendre longtemps.

– Kognedur, Kranedur ?

Ils la regardèrent.

– Astrid ! Kognedur s'avança vers elle. Tu vas nous donner ton avis.

Astrid frémit. Elle n'aimait pas tant que ça de prendre parti pour l'un ou l'autre des jumeaux. Réflexion faite, personne sur Beurk n'aimait tant que ça ce genre de situation.

– Une selle, ça se met le plus proche possible de la tête du dragon ?

Elle hésita à répondre.

– Pour mon dragon vipère, oui, mais…

Kognedur se tourna triomphante vers son frère.

– Tu vois !

– Arrête ! Tu sais très bien qu'un dragon vipère, c'est pas un braguetaure. Il y a autant de différence qu'entre Astrid et toi. Genre : l'une est belle, l'autre est moche.

– Tais-toi, idiot !

– Astrid, fit Kranedur en évitant le poing de sa sœur lancé à toute volée contre lui, tu vois bien que pour un dragon comme ça, le mieux à faire c'est de mettre la selle un peu en retrait sur le cou, non ?

Elle le regarda. Elle savait que la réponse à ces anodines considérations techniques aurait irrémédiablement une conséquence directe sur le cataclysme qui allait suivre.

– Je… Je ne sais pas…

Il haussa les épaules, visiblement insatisfait. Ils étaient tous deux dans cet état où rien ne pouvait les faire dévier de leur conversation.

– Mais pourquoi ne pas régler votre selle chacun comme vous voulez ?

Ils la regardèrent comme si elle avait proféré une énormité.

– Mais ça déséquilibrerait le dragon !

– Les deux têtes seraient jalouses l'une de l'autre !

– Et puis…

– Nous aurions tous les deux raison à la fois !

– C'est juste impossible !

Astrid haussa les épaules, ignorant le flot de protestations en tous genres que lui vociféraient les jumeaux. Elle jeta un coup d'œil au braguetaure, il devait avoir une patience immense pour les supporter sans broncher. Ou alors, il était sourd.

– Taisez-vous, par Thor !

Les jumeaux cessèrent.

– Essayez de vous montrer plus malin que vous ! Ça fait combien de temps que vous n'êtes pas montés, avec ces histoires ?

– Trois jours… Ou quatre, fit Kranedur, penaud.

– Quoi ? Et vous avez instruit les villageois qui montent un braguetaure ?

– Ben non, fit Kognedur. Le problème des selles n'était pas…

– On se fiche des selles ! Les choses sont assez compliquées comme ça avec l'apprentissage du vol aux villageois, on n'a pas besoin que les jumeaux Thorston viennent mettre des difficultés en plus. Si vous voulez limer les dents des dragons, allez prendre des gronkles ! Varek a fini avec ses élèves, lui.

La vivacité de ses propos la surprit elle-même. Mais l'effet désiré était atteint : les jumeaux s'étaient calmés.

– Suivez-moi.

Elle croisa le regard du dragon.

– On va laisser ce braguetaure tranquille, ajouta-t-elle en lui défaisant rapidement les sangles.

Celui-ci ne se fit pas prier et s'envola aussitôt à grands battements d'ailes.

– On va où, demanda Kranedur ?

– À la grand-salle du village. J'ai faim.

– Tu peux y aller sans nous.

– Je suis sûre que comme ça au moins, vous ne risquez pas de prendre une autre pauvre bête et de lui faire subir vos disputes sans fin.

– Mais c'est pas que des disputes, poursuivit-il, la voix mourante.

Elle partit résolument de l'arène et se dirigea vers la grand-salle. Les deux jumeaux la suivaient. C'était peut-être le fait d'avoir le ventre vide qui lui donnait autant de verve, se dit-elle.

La grand-salle du village était quasiment vide. Quelques vikings traînaient dans un coin, jouant apparemment aux dés, tandis qu'un groupe d'anciens refaisait le monde autours d'une choppe. Astrid se dirigea directement vers les cuisines.

La salle était déserte, ce n'était pas surprenant à cette heure de la journée. Un feu brûlait paisiblement sous les marmites, dans le foyer central, diffusant une lumière orangée. Elle récupéra un gobelet en métal et avisa l'épaisse soupe de poisson qui restait dans les marmites. Ce n'était pas son mets favori, mais elle s'en contenterait. Elle en remplit sa choppe et piocha quelques petits pains dans une panière. C'était comme ça que devaient faire ceux qui mangeaient après tout le monde…

Elle retourna dans la grand-salle et fut quelque peu surprise de voir que les jumeaux l'avaient suivie jusque dans les cuisines. Cette docilité n'était qu'apparente, malheureusement, pensa-t-elle. Il était important que leur petite querelle technique soit tempérée jusqu'au retour d'Harold. La position idéale d'un harnais, il trouverait vite la réponse, lui…

Elle s'installa à une grande table, les jumeaux l'imitèrent. Astrid partagea un pain et le trempa prestement dans la soupe encore fumante. Elle sentit son estomac la remercier, même si le goût de cabillaud était un peu fort.

– Bon, fit-elle en mâchant son pain, cette histoire de selle…

Kognedur semblait sur le point de bondir, son frère n'était pas mieux. Astrid frappa du poing sur la table.

– Assez !

Elle soupira. Ils étaient intenables.

Elle trempa un nouveau morceau de pain.

– Vous ne devez pas y prêter attention.

Ils la regardèrent, visiblement surpris.

– Vous devez vous concentrer sur l'apprentissage des villageois qui ont choisi de monter un braguetaure. Elle déglutit. De toute façon, on n'a pas assez de selles. Vous pouvez très bien vous débrouiller sans ça le temps de former les vikings.

– Et après ?

– Quoi après ?

– Quand tous seront formés et qu'ils voudront une selle, on fera quoi ?

Toute trace de rivalité avait disparu du visage de Kognedur, elle semblait même très sérieuse.

– Je pense qu'Harold sera de nouveau parmi nous, à ce moment là.

– Et alors ?

– Il aura forcément trouvé une solution à ce problème, répondit tranquillement Astrid en enfournant un nouveau morceau de pain dans sa bouche.

Kognedur montra un visage à la fois surpris et perplexe.

– Genre… Harold va trouver la bonne position du harnais d'un dragon qu'il n'a jamais monté ?

– Il a bien créé le harnais de Krokmou, non ?

– Et il trouvera une réponse à tous nos problèmes sur les dragons, fit Kranedur ?

– Évidemment que oui.

Kognedur soupira, visiblement peu satisfaite.

– Tu crois ça ?

– Je ne vois pas ce qui te surprend, Kognedur, fit Astrid en avalant son morceau de pain et en en prenant un autre en main. Harold a été le seul à comprendre les dragons. C'est normal qu'on se fie à lui, non ?

– Attends, Astrid, on comprend les dragons, nous aussi ! Et tous les villageois, maintenant !

– Kranedur a raison ! Pourquoi serait-on moins malins qu'Harold ?

– C'est pas une affaire de plus malin ou pas… C'est que lui, il a été le premier à comprendre. Je pense pas qu'on puisse faire mieux que lui avec les dragons. Je veux dire, il sera toujours en avance sur nous.

Pour elle, il était clair qu'en matière de dragons, seul Harold saurait prendre les bonnes initiatives. Elle avait accepté qu'Harold soit le plus fort, les autres devaient bien l'admettre, non ?

– Qui sait ? Je serai peut-être le premier, fit Kranedur en bombant le torse !

– Tais-toi, idiot !

Il lança un regard noir à sa sœur.

– Ça m'étonnerait que quiconque puisse, ici, sur Beurk, reprit Astrid en s'essuyant la bouche d'un revers de bras.

Elle se leva.

– Depuis que les vikings sont vikings, ils ont tous cherché à être meilleurs entre eux. Aujourd'hui, il y en a un qui est clairement meilleur que tous les autres. Est-ce qu'on pourrait pas tous le suivre sans chercher à le dépasser ?

Les jumeaux s'esclaffèrent.

– Astrid, si Stoïck t'entendait… Il en perdrait sa barbe ! Mais tu te rends compte de ce que tu dis ?

– Genre, on va tous sagement rester derrière Harold à imiter ce qu'il fait sans essayer d'être meilleur que lui ? Sans essayer de faire des trucs qu'il n'a jamais fait ? Et jusqu'à quand ?

– Et quand il mourra ? Et quand il fera une mauvaise chute avec Krokmou ? On aura l'air de quoi, sans guide ?

– Et même… Même… S'il ne se réveille pas ? S'il reste toute sa vie comme ça, comme un plan de tubercules ? On fera quoi ?

– Tu confonds Harold avec Odin, Astrid !

Astrid se rassit. Des têtes curieuses s'étaient retournées dans la salle.

– Et puis, si on suit ce qui tu dis, ça voudrait dire qu'on aurait pas du apprendre les villageois à monter.

Astrid se gratta la tête.

– Si, ça on peut, parce qu'il nous l'a appris. Mais on ne peut pas faire plus que ça… Ou pas beaucoup plus.

Kognedur haussa des épaules. Un silence s'installa.

Astrid n'aimait pas cette situation. Quelque part, ce qu'ils disaient n'était pas faux. Leurs paroles chatouillaient la viking en elle qui avait soif de défis… Mais elle avait mis cette part de côté, considérant qu'Harold avait trouvé quelque chose de meilleur à suivre. Elle ne voulait pas avoir tord une nouvelle fois…

Kognedur respira un long moment.

– Astrid, je sais pas ce que tu as dans la tête pour dire ça… C'est quoi le problème si on prend des initiatives avec les dragons ? Qu'est-ce qu'on risque ?

Astrid posa sa choppe vide et respira un temps.

– Je ne sais pas… Rompre l'équilibre qu'on a obtenu ?

– Avant aussi, on avait un équilibre…

– On se tapait dessus, dragons et vikings, mais ça durait depuis huit générations…

– C'était plus mouvementé mais l'action, c'est un peu de ça qu'on vit, hein ?

– Et pas mal de vikings se demandent maintenant ce qu'on va faire, sans dragon à abattre…

– Bon, on y va.

Astrid s'était levée, bien décidée à partir, emportant avec elle un pain qu'elle grignoterait en route. Elle n'aimait pas cette discussion, vraiment pas. Maintenant, sa tête était en désordre… Elle se retourna vers les jumeaux, qui lui avaient emboîté le pas, et leur demanda :

– Si un jour, vous vous rendez-compte que chercher à être meilleur que tout le monde, ça ne sert à rien, que vous pensez que vous êtes bien là où vous êtes…

– Il faudrait que j'aie reçu un sacré coup sur la caboche…

– Ça ne te ressemble pas Astrid…

– Un coup sur le crâne, ou un coup ailleurs, en fait… Tu ne penses pas, Astrid ?

Elle se retourna piquée au vif et se dirigea vers la sortie. Cela faisait longtemps que cette peste de Kognedur n'avait pas ressorti ça, même si ce n'était plus tellement un secret. Ça n'avait rien à voir avec son amour pour Harold… Enfin si, un peu, mais on ne devait pas le savoir.

– Et pour la selle du braguetaure, demanda Kranedur d'un ton mielleux ?

– Puisque vous êtes si malins, vous avez qu'à trouver une solution, siffla-t-elle entre ses dents.

Elle sentit dans son dos le regard de complicité qu'avaient dû s'échanger les jumeaux. Elle se retourna d'aussi sec.

– Mais à une condition.

Ils s'entre-regardèrent, puis la fixèrent du regard.

– Si vous n'avez pas trouvé une solution d'ici qu'on arrive à l'arène, les monteurs de braguetaure seront les derniers à avoir des selles !

Ils opinèrent du chef simultanément.

Elle se retourna et partit pour de bon de la grand-salle.

Elle ne savait plus quoi penser de la situation. Personne ne semblait comprendre… Les vikings avaient combattu les dragons pendant si longtemps, ils s'étaient installés dans cette situation. Harold, de ses petites mains, avait ouvert une nouvelle voie qui permettait d'aller plus loin. Les vikings allaient-ils comprendre ? N'allaient-ils pas refaire les mêmes erreurs ?

Mais comment arrêter des vikings ? Si Thor avait bien créé un peuple comme celui-là, personne ne pouvait les arrêter. Les vikings vont de l'avant, même quand ils s'éternisent dans des conflits avec des dragons.

Le soleil du dehors la fit cligner des yeux. Elle continua vers l'ancienne arène, sans trop savoir ce qu'elle y ferait. Les jumeaux, dans son dos, semblaient discuter activement, comme on pouvait s'y attendre. Elle mangea un bout de son pain.

Dans sa tête, elle avait mis Harold comme modèle pour tous les vikings, avec comme idée que personne ne le dépasse. Avait-elle eu tord ?

« Tu confonds Harold et Odin… » Cette phrase lui revenait en tête.

Quand elle était avec son dragon vipère, elle se retenait bien souvent de réaliser certaines figures, non pas par peur, mais parce qu'elle pensait devoir attendre qu'Harold les fasse d'abord, qu'il sente, avec Krokmou, si c'était faisable par un dragon et son viking… Ce n'était pas l'envie qui lui manquait de réaliser ces figures, pourtant…

Le brouhaha habituel de l'arène la tira de ses pensées.

Rustik bondit devant elle.

– Astrid !

Il semblait fort affairé et ses vêtements avaient l'air d'avoir pris un coup de chaud.

– Tu sais ce que Varek a fait avec ses gronkles ?

Elle le regarda sans comprendre immédiatement ce à quoi il faisait allusion.… Varek… Les gronkles… C'était vrai, elle se souvint de sa discussion avec lui, tout à l'heure.

– Il veut les utiliser pour porter des trucs. Mais il est pas seul sur le coup. Et je te dis que les cauchemars monstrueux, ça fait tout aussi bien, moi !

Il baissa la voix.

– Bon, mais pour l'instant, j'en suis à les faire coopérer et… C'est pas vraiment facile…

Il désigna d'un regard ses vêtements noircis.

– Ces bestioles ont tendance à entrer en compétition quand elles sont trop proches et elles s'embrasent toutes…

Il se redressa et reprit d'un air dénué de toute modestie.

– Bien sûr, c'est pas facile, mais j'y arriverai !

Il repartit aussi vite qu'il était apparu.

C'était bien son genre d'imiter ce qui se faisait et de vouloir le faire mieux que tout le monde, songea-t-elle. Mais s'il arrivait à faire cohabiter plusieurs cauchemars monstrueux à distance raisonnable, ce serait déjà un exploit. Ces dragons-là avaient un tempérament impossible…

Elle se retourna vers les jumeaux.

– Alors, vous êtes fixés ?

– En gros, oui, fit Kranedur avec nonchalance.

– On va essayer un truc…

– Ouais, mais on a une autre idée, en fait.

Elle les regarda, soudainement perplexe.

– En fait, repris Kognedur, on s'est dit qu'un braguetaure ne crache du feu que quand ses deux têtes sont d'accord.

– C'est pas évident.

– Du coup, on s'est dit qu'il faudrait faire en sorte qu'il crache du feu quand le viking qui le monte le veut.

– En fait, le souci, c'est que les têtes ne regardent pas toujours les mêmes choses.

– On a peut-être une idée pour ça…

Astrid se demanda un court instant ce qu'il y avait de pire entre écouter les monologues de Varek et les dialogues de Kognedur et Kranedur. Les deux avaient une chance non négligeable de faire perdre définitivement la raison…

– Faites ce que vous voulez, coupa Astrid, mais je veux que les villageois soient formés avant tout le reste. C'est clair ?

– Limpide !

Ils avaient répondu d'une seule voix, avec quelque chose de malicieux dans la façon de le dire. Elle soupira. Au moins, ils étaient d'accord entre eux, c'était déjà ça.

Elle s'en retourna pour les laisser à leur travail, mais Kognedur l'attrapa par le bras.

– Maintenant, c'est nous qui allons te poser une question, Astrid.

– Ouais, à nous !

– Imagine que ce soit toi qui aies sympathisé la première avec les dragons…

– Ou imagine que tu sois Harold…

– Que tu aies mené un combat en t'alliant avec les pires ennemis des vikings contre un ennemi plus gros…

– Que tu aies entraîné quelques vikings dans cette histoire et que tu leur aies expliqué quelques trucs, genre des trucs sur ces nouveaux alliés qui changent tout…

– Mais que le combat se soit mal passé pour toi et que tu sois hors du monde pendant un moment…

– Quand tu te réveilles, t'en penserais quoi si tes complices t'avaient juste attendu tout ce temps ?

– S'ils n'avaient rien fait de plus que de dire aux autres ce que tu leur avais dit ?

– Et pire, qu'ils te disent qu'ils ont préféré ne pas résoudre les problèmes qu'ils avaient eu ?

– Tu dirais quoi, hein ?

– Ouais, tu dirais quoi ?

Ils la fixaient toujours, avec cet air espiègle qui les rendait juste insupportables. Puis, ils se retournèrent d'aussi sec pour se diriger vers un box où se trouvait un braguetaure, laissant Astrid interdite.

À quoi rimait toute cette mise en scène ?

Elle secoua la tête. Les jumeaux Thorston avaient le don pour l'énerver en toute circonstance.

Elle se dirigea vers la nouvelle arène, plus calme ; de toute façon elle n'avait rien à faire ici. Elle n'avait rien à faire de la journée, en fait.

Elle réfléchit néanmoins au petit numéro que lui avaient fait Kognedur et Kranedur.

Varek était occupé avec ses gronkles-porteurs, Rustik cherchait à faire pareil avec les cauchemars monstrueux et les jumeaux échafaudaient quelque chose de fumeux avec les braguetaure. Ils ne se gênaient pas pour prendre des initiatives, en fait. Chacun était en train de se surpasser dans le domaine où il était naturellement destiné. Mais ils dépassaient Harold, là où elle aurait préféré que chacun s'en tienne à ce qu'il leur avait expliqué.

Elle se remémora toute cette attente depuis le retour d'Harold à Beurk. C'était pourtant elle qui avait poussé Gueulfor à refaire le harnais de Krokmou et elle s'était montrée enthousiaste à l'apprentissage de tous les villageois. Mais plus le temps était passé, moins elle avait pris d'initiative, pour ne pas dépasser Harold, tous simplement. Astrid ne pouvait s'empêcher de penser à tout ça, au sujet d'attendre Harold pour tout ce qui concerne les dragons.

Qu'aurait-elle répondu à ces complices, si elle s'était trouvée dans la situation que lui avaient décrite les jumeaux ?

Elle arriva dans la nouvelle arène. Au moins, si elle faisait quelque chose du reste de son après-midi, elle pourrait essayer de ne plus penser aux jumeaux. Des villageois y préparaient des dragons vipères. Elle vit le sien parmi eux. Il semblait la regarder.

Une sorte de frisson parcouru son dos. « Après tout, qu'est-ce que je risque, si je fais des trucs qu'Harold n'a jamais fait ? » se demanda-t-elle. Elle se reprit, tâchant de penser à autre chose.

Elle avait envie de poursuivre ses exercices, mais d'un certain côté, elle estimait en avoir assez fait pour aujourd'hui.

Son dragon vipère émit un son rauque, comme un appel. Et si elle retravaillait ses positions de vol ? Elle entra dans la réserve.

« Qu'est-ce que je risque si je tente quelque chose ? » se demanda-t-elle à nouveau. Pourquoi cette question revenait-elle ? Elle n'allait quand même pas faire n'importe quoi ?

Elle écarta une mèche blonde qui lui barrait la vue. Non, elle allait faire un entraînement absolument normal.

En récupérant ses affaires, elle se dit qu'elle pourrait bien tenter deux ou trois choses nouvelles…

Tout juste sortie de la réserve, elle se trouva nez à nez avec sa dragonne. Celle-ci tourna la tête pour voir la jeune fille et ouvrit grand ses ailes. Astrid cru voir dans le regard du reptile la même envie qu'elle.

Elle repensa involontairement à Kognedur et Kranedur, mais tâcha de les oublier le plus vite possible en harnachant son dragon. Elle ne risquerait rien si elle ne faisait rien d'extraordinaire. « Bien entendu. » se fit-elle.

Le dragon vipère se montrait étrangement patient. « Si elle est de bonne humeur, je pourrais peut-être essayer d'autres choses… » Elle vérifia les attaches des sangles avec soin.

Elle n'allait rien faire de hasardeux, mais elle se devait de faire attention avec l'harnachement. « Bien entendu. » se répéta-t-elle.

Si elle était à la place d'Harold et qu'elle se réveillait maintenant… La question des jumeaux était pourtant intéressante. Qu'est-ce qu'elle dirait si rien de nouveau n'avait été entrepris ?

Elle vérifia une nouvelle fois si toutes les sangles étaient correctement en place, puis grimpa sur sa dragonne.

Elle avait oublié un détail à la question : qu'aurait-elle dit telle qu'elle se connaissait, avec son tempérament d'Hofferson ?

Elle s'accrocha à sa selle, puis enroula le surplus de rênes autours de ses bras, par sécurité.

« Après tout, qu'est-ce que je risque ? »

Elle tapota le cou de sa monture.

« Après tout, si Thor ne me joue pas un tour, je ne risque rien. »

Elle sourit.

La réponse était évidente, en réalité.

Elle tapota à nouveau le cou de sa monture et lui murmura : « J'espère que tu t'es reposée ma grande, cette fois ça va être différent de d'habitude. »

Elle s'élança dans le ciel clair de l'après-midi et hurla :

– Vous êtes des vikings, oui ou non ?

C'était ça, ce qu'elle aurait dit à ces poltrons de complices, sans l'ombre d'un doute.

Agrippée à ses rênes, blottie tout contre le corps écailleux de sa dragonne, elle sentit la bête prendre de l'altitude et le vent frais battre son dos.

Elle se redressa et regarda en bas : le village et tout un morceau de l'île s'étendait sous elle… La sensation était exaltante.

Petite, elle admirait l'agilité des vikings au combat. Elle pensait que rien ne pourrait être plus exaltant qu'un combat bien mené sur le plancher des vaches. Juchée sur son dragon vipère, à plusieurs centaines de pieds du sol, les duels en contrebas paraissaient ridicules.

« Cette fois, on va s'amuser un peu. » Cette fois, elle n'allait pas attendre Harold. Comme lors des cours, elle serait devant. Mais pas devant quelques vikings : devant tous les vikings, même Harold.

Il y avait de nombreuses choses qu'elle souhaitait faire. En premier lieu, elle voulait expérimenter le vol en piqué qu'Harold avait utilisé pour vaincre la Mort Rouge. Il ne le lui avait jamais enseigné ce vol, c'était déjà pour elle une raison suffisamment importante. C'était aussi le dernier vol qu'elle l'avait vu faire…

Elle indiqua à sa dragonne de prendre de l'altitude. Elle commençait à la connaître assez bien pour savoir comment elle réagirait à ce genre d'acrobatie, mais par sécurité, elle ne descendrait pas trop bas.

Le village devenait de plus en plus petit sous elle. Quand elle ne discerna plus les drakkars, elle se cramponna à la selle et ordonna au dragon vipère de piquer vers le sol.

Le vent se mit à siffler tout autour d'elle alors qu'elle chutait à toute allure. La dragonne avait adopté une posture très effilée, les ailes complètement repliées et les épines dorsales rangées.

Astrid sentait l'évolution de la chute.

Elle avait fait toutes sortes d'observations, entraînements après entraînements, sans vraiment le vouloir, au sujet sa dragonne. Il y avait des choses qui lui étaient apparues comme évidentes. Sa dragonne se laissait faire, elle lui faisait confiance.

Elle regarda en bas. L'immense masse bleue en dessous se rapprochait à grande vitesse. Elle ferma les yeux.

Non.

Elle ne devait pas fermer les yeux, quelle qu'en soit la raison.

Elle n'avait pas peur.

Blottie sur le dos de sa dragonne, elle n'entendait que le vent qui hurlait à ses oreilles. Plus fort encore, elle sentait le battement de son cœur. Elle n'était jamais allée aussi vite.

Elle n'avait absolument pas peur.

En regardant à nouveau la mer de plus en plus proche, elle vit le détail qui lui fallait. C'était le moment. Elle tira de toutes ses forces sur les rênes et modifia la position de son poids. La dragonne réagit en basculant le corps pour s'opposer à la chute, puis ouvrit grand ses ailes.

Il y eut un choc quand les membranes se tendirent pour résister au vent. Elles ne devaient pas rompre. La trajectoire se déroulait comme l'avait prévu Astrid.

Alors que la dragonne filait encore à pleine vitesse tout en contrôlant sa chute, elle bascula la tête en arrière et hurla :

– Je suis une viking !

Elle l'avait fait : elle avait réussi ce vol en piqué toute seule !

La dragonne lui répondit d'un cri aigu.

Alors qu'elle s'était stabilisée à une bonne distance du sol qui correspondait à la marge qu'Astrid s'était donnée par sécurité, elle réfléchit à ce qu'elle pourrait faire d'autre. La réponse lui vient tout naturellement : elle allait recommencer !

Elle accumula les vols en piqué durant un bon moment de l'après-midi, retardant à chaque fois le moment où elle demandait au dragon vipère de freiner et réduisant à chaque fois le temps de réaction. Sa dragonne avait bien compris le but de l'entraînement et elle s'y prêtait très bien.

Quand elle sentit sa dragonne faiblir, elle-même était déjà très fatiguée. Elle avisa de rentrer.

Le retour fut morne en comparaison, jamais elle ne s'était autant dépensée au cours d'un exercice. Elle sourit en imaginant la tête de ceux qui avaient pu voir son entraînement : ils devaient se demander qui pouvait bien former ce duo qui montait à une altitude folle, puis se laissaient chuter avant de maîtriser leur chute en hurlant.

Mais plus que tout, elle était fière d'avoir réussi cette figure. Elle était fière d'avoir égalé Harold.

Sa dragonne se posa lourdement au sol. Elle sauta aussitôt et la débarrassa de son harnais. Elle inspecta longuement la peau et décela des marques de sangles sur les parties fines de la peau, probablement dues au fait qu'elle les avait trop serrées. Elle devrait faire attention la prochaine fois, c'était probablement de là que venaient leurs irritations. Elle fit un gros câlin au cou de son dragon vipère, autant pour s'excuser que pour le remercier de la performance durant l'exercice, avant de le laisser partir.

Elle passa la main dans ses cheveux et respira longuement. Ses bras lui faisaient mal : elle avait enroulé les rênes autours et avait resserré leur étreinte à chaque remontée. Ses oreilles lui faisaient un effet bizarre. Elle était très fatiguée, aussi.

Elle s'étira, secoua la tête et alla ranger le matériel dans la réserve. En sortant, elle resta de longues minutes immobile. Elle ne pensait à rien.

Un gazouillis d'oiseau la tira de sa torpeur. Tournant la tête dans la direction de l'animal, elle vit un geai moqueur. Elle le salua en pensée, puis entreprit de retourner au village.

En parvenant aux environs de l'ancienne arène, elle remarqua une activité inhabituelle. Les gens accouraient tous dans la même direction, ils semblaient aller au même endroit. En haussant l'oreille, elle entendit plusieurs vikings prononcer le même mot dans leur phrase : « Harold… »

Son cœur cogna contre sa poitrine.

Il s'était réveillé, c'était certain !

Elle courut à perdre haleine, malgré sa fatigue, bousculant les gens qui se rendaient à la maison des Horrib Haddock.

Après tout ce temps, il revenait à la vie ! Plus elle approchait, plus la joie montait en elle. Elle allait le revoir !

Elle aperçut la maison d'Harold, entourée d'une bonne partie des villageois. Elle reconnut instantanément au centre la frêle carrure du garçon qu'elle aimait.

Elle joua des coudes du mieux qu'elle put pour s'enfoncer dans la foule et s'approcher de lui. Elle le héla.

– Harold !

Elle allait tout lui dire, son attente, sa peur, son amour, ses exploits, tout… Bien sûr, elle lui ferait payer le prix de l'attente et de la peur. Mais aussi, elle lui raconterait l'amour et les exploits… Ça et… Tout le reste.

Fin


Merci d'avoir lu cette fanfiction jusqu'à sa fin, n'hésitez pas à la commenter si vous avez aimé (et même si vous n'avez pas aimé). N'hésitez pas non plus à écrire une fic en français sur Dragons si vous avez l'inspiration ! Les fics en français sur ce fandom sont trop rares !

Je tiens à remercier tous les lecteurs qui ont posté des commentaires à cette fic et qui m'ont ainsi encouragé et parfois donné des conseils. Je souhaiterais également remercier Celeste-Azura, sans qui ce dernier chapitre ne serait peut-être toujours pas terminé... Enfin, je voudrais dire un énorme merci à ma bêtalectrice, Mery-M-E-Arrow, qui a m'a patiemment épaulé durant l'écriture de toute cette fanfiction.