Mon frère Théo et moi, nous aimions boire ensemble. Énormément ! Les deux dans le même verre. Toujours moi la première. Il était plein d'attentions. Je le lui disais. Je prenais une voix aiguë, une voix de femme, et je roucoulais : il est galant, cet homme-là ! Il riait. Son visage s'éclairait. Il était beau, mon frère. S'il avait été là, tout aurait été différent. C'est le jour de sa mort que la solitude a empiré, que la dépression est devenue quotidienne. Nous étions frère et sœur, rien n'aurait dû nous séparer. Ensemble, nous aurions créé notre propre bonheur. Combien de moments y aurait-il encore eus où, chacun serré si fort contre l'autre, l'horizon aurait paru incroyablement claire ?

La disparition de Théo a été une erreur. Les cartes, ce jour-là, ont été inversées : c'est un autre qui aurait dû mourir. Ou bien lui et moi ensemble dans la mort. On a dû m'oublier.

En tout cas, j'en connais un qui l'aurait grandement mérité.

J'ai été belle. Très belle.

J'ai été gentille. Très gentille.

Mais je ne le suis plus. Aucun adjectif ne peut me qualifier. Aucun adjectif ne s'accorde à moi.

Et Jenny m'avait dit : « Tu devrais pleurer, craquer, je ne sais pas moi, faire une crise de nerfs, tomber. Tout le monde verrait combien tu souffres. Là tu ne leur montres rien, tu restes impassible, tes yeux n'expriment rien, et eux, après, ils te trouvent juste folle, même moi je ne te reconnais pas. »

Je l'avais dévisagé sans comprendre. La douleur, il faudrait la mettre en scène ? Montre-nous ta douleur, et là on pourra te comprendre et te prendre en pitié ! Je n'en voulais pas de leur pitié, leur compassion.

Même elle, Jenny, la seule personne qui me restait, elle m'abandonnait. Elle ne voulait pas me regarder, elle me fuyait, sous prétexte que je ne souffrais pas comme il le faudrait ?

Jenny, Jenny, j'ai peur. La solitude me ravage et je suis toujours en vie. Non pas vivante, non, vivante est plein de promesses. Soledad n'est pas vivante, elle est en vie, et elle est seule, elle a perdu son enfance. Elle a l'impression d'avoir été arrachée de quelque part et elle ne peut plus y revenir.

Maintenant, j'ai oublié le son de la voix de Théo. Cela s'est fait très vite, cinq mois peut-être après sa mort. Un matin j'ai voulu réentendre son rire, ma tête est restée silencieuse. De toute la journée je n'ai pu prononcer le moindre son. Ce jour-là j'ai su ce qu'était le dégoût de soi. Chaque jour j'essaie de me souvenir de son visage, les bouclettes que formaient ses cheveux, les fossettes, la gravité du regard, les dents écartées, la peau, si lisse, si claire. J'ai besoin d'une grande concentration pour le retrouver intact. J'ai peur de perdre ces images, si nettes, si lumineuses.

Je suis sûre que tout serait différent, s'il était toujours là. Théo. Je crois bien que c'est la seule personne qui aurait pu me sortir de là. C'est lorsque j'ai commencé à me réveiller certains matins sans penser à lui, presque légère, et que je me souvenais quelques minutes après qu'il n'était plus là, que j'ai su que je ne m'en sortirais pas.

Les gens à l'extérieur, à l'extérieur de ma tête, pense que j'ai juste vécu un chagrin d'amour. Qu'Adrian m'a laissé tomber et que je suis devenue... comme ça. Mais à l'évidence ils ne savent rien. Personne n'a jamais rien su. Pas même Théo. Mais il était là pour moi lui. Il savait sans tout savoir.

J'aimerais reprendre l'histoire depuis le début. Comment, pourquoi, y réfléchir et ensuite me dire : " Ah ! C'est arrivé pour ça ! " Et en rire. Oui mais voilà. J'ai déjà mainte fois essayé, ça fait trop mal. Et je ne crois pas à une raison particulière à ce qui m'est arrivé. C'est arrivé, c'est tout. J'étais naïve. J'avais quatorze ans.

Et Jenny m'avait dit : " Tu parles comme si tu allais mourir. Ça va aller, tu verras, même si aujourd'hui tu ne peux pas encore l'envisager, la vie reprendra ses droits, tu recommenceras autre chose ... "

Cela fait deux ans maintenant. Deux longues années à me demander pourquoi ? Mais voilà. Rien n'est venu. Elle s'est trompée. Elle ne sait pas. Ma vie se prolonge, mais comme une prothèse sur un moignon : le bras n'est plus là, la chair n'est plus là. A la place, un bout de métal qui ne sent rien, ni le froid ni le chaud, ni la douleur ni les caresses. "Garanti incassable".

Je crois que c'est la peur qui me maintient debout. Je ne suis pas certaine d'avoir raison. Il y a peut-être autre chose. Pas d'espoir, non. Depuis que Théo est mort il ne peut plus y avoir d'espoir. Mais quelque chose comme un éclat de vie, qui s'obstine.

J'entends la porte d'entrée claquer, puis la voix de ma mère, aiguë, puis celle de papa, las - il y a un peu plus d'un an de cela, avant la mort de Théo, elle l'était déjà, las -, puis leurs chuchotements, leurs colères étouffées. Leur aversion l'un pour l'autre. A trop vouloir se supporter ils ont fini par se détester.

Mes parents n'ont jamais appris ce qui m'était arrivé. Ils étaient trop occupés par leur haine respective. Ils ont sûrement pensé à une crise d'adolescence où autre chose.

On me dit que je devrais parler. Mais qu'aurais-je à raconter ? La rage, l'injustice que j'ai ressentie lorsque Théo était partit alors que j'avais besoin de lui ? Alors que c'était la seule personne qui pouvait m'aider ? Le dégoût ressenti après ce qu'Adrian m'avait fait avant de partir lui aussi ?

Il y a certaines choses qu'il vaut mieux taire. Qu'on ne peut pas raconter. Ce serait trop misérable.

Je m'appelle Soledad Azariah Smith.

Et on m'a volé ma jeunesse.