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« Et tant pis, si l'on ne peut ferrer le cheval magique »

Lo'jo, Tant pis, Bazar savant

I. janvier 2001. Harry| Des Sorciers et des Moldues

NILUFER grimace quand l'objet lui brûle la main qu'elle avait imprudemment tendue, trop vite sûre de sa victoire. Le professeur Fonsfata bloque le coffret en l'air et se tourne vers nous tous.

"D'autres idées ? Erdman ?"

"Nous pourrions nous être trompés lors de l'évaluation de la magie à l'œuvre?», propose Soren à ma gauche, avec son inévitable politesse et son élocution châtiée en toutes les langues.

Je ne le connais depuis le deuxième module, à Osaka. Et on a ensuite été ensemble à Heidelberg et les six derniers mois à Providence. C'est peut-être pas aussi intense que ce qu'on a vécu pendant sept années à Poudlard, coupés du monde. Mais pourtant l'organisation de la formation fait tout pour que nous nous considérions comme un collectif: tous les six mois, nous avons changé de pays – Venise, Osaka, Heidelberg, Abomey, Providence et maintenant Venise pour moi - en fonction d'options et de choix personnels.

À chaque fois nous avons aussi changé de professeurs comme de langue de vie, d'enseignement et de travail ; nos groupes d'études sont à chaque fois re-brassés. Et c'est toujours avec le même but, rabâché lui aussi : démultiplier nos expériences, échanger nos savoirs, mettre nos ressources en commun, ouvrir nos esprits... Et si nous avons le choix des modules et des pays, on apprend ensemble, essentiellement par essais-erreurs.

"On ne saurait mieux dire", confirme Fonsfata l'air satisfait l'expertise de Soren. "Quelle piste avons-nous tristement ignorée ?"

"Magie de sang", j'avance, Soren ayant secoué la tête sans proposition.

"Magie noire, tu veux dire !?", m'oppose Magda Jaegger, qui aurait dû faire Auror, je le pense depuis longtemps.

"Vielle magie», je corrige calmement. "Magie familiale, hors des normes, bricolée à partir de marqueurs génétiques portés par le liquide rouge des veines du patriarche", je continue, volontairement bouffon pour affirmer toute la distance souhaitable avec mes propres expériences.

Nous avons tous nos points forts, mais c'est pour mieux servir le projet commun. Ce qu'un sorcier a créé, un briseur doit trouver comment le défaire, tel est notre devise. Rien n'a jamais dit qu'il ne devait pas chercher de l'aide pour le faire, et tous nos professeurs successifs nous l'ont rabâché dès la première semaine. Et si nous avons survécu jusque-là à toutes les magies que nous avons pu rencontrer, c'est bien parce que nous l'avons intégré. Il y a des rires étouffés devant ma présentation du côté de mes amis, Aliénor et Tiziano. Soren sourit brièvement - Magda lève les yeux au ciel -, mais Fonsfata ne nous laisse pas divaguer :

"Quels signes, Potter-Lupin ?"

"La facture de l'objet déjà : XVIe siècle, facture gobeline européenne. Donc, on est avant l'encadrement légal de la pratique... On aurait dû y faire plus attention dès le début", je développe. "La possibilité que l'objet ait été ensorcelé dès cette époque existe..."

"On n'a pas demandé au "client" si l'objet appartenait à sa famille», renchérit Aliénor Poussin-Desfées, une cousine de Fleur avec qui j'ai partagé que deux modules depuis ma première rentrée, à Heidelberg et maintenant à Venise.

Fonsfata, approuve de la tête.

"Vous avez été clairement trop rapides dans votre premier interrogatoire», il confirme puis il fait signe à notre condisciple et client virtuel pour l'occasion, Tiziano Cimballi, de nous répondre.

"Cet objet est dans ma famille depuis des siècles. Il renferme, je vous le rappelle, la clé du coffre de la maison dont je viens d'hériter pour faire plaisir au professeur Fonsfata», précise Tizi, pitre pour cacher qu'il n'adore pas le rôle qu'on lui fait jouer.

J'ai connu Tiziano Cimballi le premier jour de la formation à Paris et, si son visage patricien de statue antique m'avait d'abord fait craindre de me retrouver face à un nouveau Drago, j'avais rapidement découvert en lui autant d'humour qu'en Ron et de fantaisie qu'en Cyrus. On ne s'était plus quittés.

"Cimballi... vieille magie remontant à la création même de Venise», marmonne Madga, "Tu as raison, Harry, tous les signes étaient là, et on a rien vu !"

Tiziano ne dit rien, mais je sens que le commentaire de Magda l'agace. Comme ça exaspérait Cyrus si on lui jetait à la figure tout l'héritage des Black en une seule phrase. Mais le fait que la Scuola dispose d'objets ayant appartenu à la lignée Cimballi, présente à Venise depuis la construction de la ville, est de fait peu étonnant. Je me rappelle qu'il a hésité à revenir en Italie pour ce dernier module. N'ai-je pas moi-même soigneusement évité toute option qui m'aurait ramené en Angleterre ?

"Mais cet héritage est-il direct, professeur ?», intervient Nilufer, soucieuse sans doute de reprendre la main.

"Autant qu'une lignée sorcière puisse l'être», confirme Fonsfata, épargnant à Tizi le fardeau de devoir le dire.

"Il va nous falloir son sang", conclut trop rapidement Nilufer une fois de plus.

"Ou ses cheveux, ou ses empreintes, ou une potion renfermant un de ces trois éléments", je m'interpose. "On a déjà vu que l'objet était très bien protégé ; on peut postuler que le concepteur soit allé au-delà du sempiternel "une goutte de sang l'ouvrira" !"

"Tu dis ça comme si c'était la protection la plus courante !", remarque la jeune Turque l'air vexée maintenant.

"Eh bien, dans ma famille maternelle adoptive", je décide d'expliquer - autant partager mon expérience ; peut-être que ça lui donnera un sens nouveau. "La goutte de sang doit être donnée volontairement pour fonctionner... Et ça, c'est en effet pour les trucs les plus courants..."

"Dans ma famille aussi", contribue Soren avec un sourire gêné.

"C'est effectivement une pratique très répandue dans les vieilles familles sorcières européennes», développe Fonsfata. "Quand je dis anciennes, je parle de familles dont la lignée remonte à la Renaissance voire plus."

Il n'y a pas besoin d'être légilimens pour voir qu'il aime bien cette idée de vieilles familles ayant traversé les siècles. Ce n'est pas à proprement parler un traditionnaliste pour autant que j'ai pu en juger pour l'instant, mais ce n'est pas non plus un "amoureux des Moldus" comme on le reproche souvent à mon Grand-père adoptif.

"Au-delà, elle n'est pas rare en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient", il ajoute avec un signe de tête pour Nilufer qui se vexe un peu plus. "Elle s'est partiellement transportée en Amérique du Nord avec les migrants sorciers, mais très peu finalement : les sorciers qui ont cherché fortune de l'autre côté de l'Atlantique étaient très rarement issus de familles de sangs-purs et formés à de telles pratiques. C'est aussi extrêmement rare en Amérique latine ou en Afrique sub-saharienne, mais pour des raisons différentes. Traditionnellement, la transmission sur longue durée d'objets magiques s'est rarement effectuée sur des bases familiales, mais celle du clan, de la tribu ou des fonctions magiques exercées."

Comme ce sont des choses que Tiziano ou moi avons étudiées à Abomey et que les autres ont tous au moins passé un module à s'imprégner de magies traditionnelles, nous opinons tous de la tête.

"Les deux types de protections coexistent en Asie, et je compte bien vous amener très bientôt de quoi nous faire les dents !", termine Fonsfata avec l'air d'un vieil oncle promettant des Chocogrenouilles à sa prochaine visite. "Mais revenons à notre charmant petit coffret ! Voyons donc ce que Monsieur Potter-Lupin en ferait !"

Je change de place avec Nilufer, qui n'a pas l'air ravie mais qui sait comme moi que toute protestation est inutile. L'obligation est d'essayer, pas de réussir, c'est ce que m'opposerait Fonsfata si je cherchais à me soustraire à l'épreuve. Comme souvent depuis trois ans, il y a foule au dessus de mon épaule quand je sors ma baguette : Papa évidemment, Severus, Grand-père, Mãe mais aussi Cyrus. Je crois que je n'ai jamais tant compris mon parrain, Sirius, qu'en étudiant les magies les plus tordues inventées par des sorciers aux quatre coins de la terre.

"Je pense dans un premier temps écarter les marqueurs portés par des empreintes", je raisonne à haute voix, puisque c'est le jeu. "Nous partons maintenant sur l'hypothèse d'une magie très ancienne, et l'utilisation des traces magiques laissées par les empreintes digitales n'a que quelques décennies, s'étant développée après la découverte de ces empreintes par les Moldus", je précise en explicitant mes arguments même s'ils sont connus de mes camarades.

C'est par cette constante répétition collective des raisonnements et des théories que nous avançons ensemble. Si je sautais ces étapes, Fonsfata me le reprocherait. Je garde néanmoins pour moi que cette pratique montre que les vieilles familles sont moins coupées de l'évolution globale du monde qu'on pourrait le croire, Fonsfata n'en rirait pas.

"Restent sang et cheveux", je reprends. "Reste aussi à savoir si leur utilisation directe est suffisante ou s'il faut passer par une médiation de type potion."

Un bref assentiment de Fonsfata, un éclair d'approbation de Tiziano. Je suis dans le vrai.

"Nilufer avait tout à l'heure, sans succès, pratiqué un Magiam revelio", je rappelle, "ce qui nous avait amenés à croire que la solution était mécanique et à pratiquer des sorts d'ouverture. Je propose un sortilège d'utilisation de potions. Comme nous avons dans l'idée qu'une magie de sang pourrait être à l'œuvre, je propose la variante développée par Severus Rogue, maître des potions britannique", j'explique, reprenant l'appellation des professeurs.

Une autre des choses étonnantes liée à ma formation aura bien été de croiser au milieu des travaux des spécialistes locaux des potions, des enchantements et des sortilèges conçus par Severus, Filius ou Grand-père, quand il n'a pas été obligatoire de lire un classement des forces du mal animales rédigé par le Professeur Remus J. Lupin... Le pire ayant été que je me souvenais des soirées qu'il avait passées à l'écrire !

"Sanguinem et specialis revelio", j'énonce à haute voix puisque nous travaillons ensemble, avec le geste de poignet que l'inventeur m'a appris lui-même.

Le halo vert qui entoure l'objet confirme que l'hypothèse est valide : une magie de sang est à l'œuvre. Je présente au halo tour à tour un cheveu de Tiziano puis une goutte de sang, récoltés par Nilufer et Magda sur un geste de Fonsfata. C'est le deuxième ingrédient qui réagit.

"Il nous faut maintenant préparer une potion", je conclus inutilement à haute voix.

"Merci, Monsieur Potter-Lupin, nous allons demander à Mademoiselle Jaegger de s'en charger", intervient Fonsfata qui aime bien faire tourner les rôles.

Oo

QUAND on sort de la Scuola, Tizi et moi, il pleut, et la pluie sur Venise donne l'étrange impression de se mouvoir dans un monde aquatique grâce à un sortilège de Têtenbulle. Pour des raisons de discrétions, on se serre tous les deux sous un parapluie.

"On peut aller chez mon Grand-père", il propose, un peu gêné. Mais j'accepte sans une remarque, parce que je sais qu'il est revenu à Venise pour ce grand-père qui l'a élevé après la mort de ses parents dans une pyramide en Amérique latine. Briseurs de sorts tous les deux, son père et sa mère travaillaient ensemble à la commande pour de riches sorciers à récupérer des objets magiques anciens. Comme Veronica, la mère de Tizi était née moldue, ils revendaient aussi des objets de l'autre côté.

"Ils se sont cru plus forts que tous leurs concurrents, sorciers et Moldus", m'avait expliqué Tiziano amer. "Ils ont visiblement été bloqués volontairement par un Feudeymon... J'avais trois ans, Umbretta, un."

Le fait que nous soyons tous les deux orphelins de nos parents biologiques, et tous les deux étrangers à Paris, nous avait sans doute rapprochés. Je lui avais raconté Poudlard dont il ne connaissait que le nom : les frasques de mon frère Cyrus, les jumeaux, les combats de mon père. Il m'avait parlé de son grand-père, du grand palais vénitien délabré où il les avait élevés lui et sa sœur Umbretta après la mort de ses parents. Tarquino était maintenant un homme âgé à la santé chancelante. Les médecins lui conseillaient de partir vers des climats plus secs, mais il ne voulait rien entendre. Presque cracmol tant ses pouvoirs étaient restreints, Umbretta jouait merveilleusement bien du piano, et elle était de plus en plus souvent absente en raison de tournées de concert.

"Ça fait deux ans et demi que je me promène", avait donc soupiré Tiziano. "J'imagine que je peux rentrer !"

Malgré ses origines sorcières remontant à la création de Venise, Tizi n'était pas coupé du monde moldu comme certains. Il savait conduire une automobile par exemple et disposait d'un téléphone portable qu'il utilisait pour parler régulièrement à sa sœur en tournée. Peut-être était-ce à cause de lui. Sans doute était-ce beaucoup à cause d'Aurore et de ses questions. Peut-être était-ce aussi à cause de cette formation itinérante, ces rencontres avec des pays et des sorciers différents, mais j'avais commencé ces dernières années à m'interroger sur une chose qui m'avait peu inquiété jusqu'à maintenant. Pourtant moi aussi ma mère était née Moldue et mon père d'une longue lignée magique, et j'avais passé mes premières années et beaucoup de temps à Londres parmi les Moldus, mais jamais je n'y avais réfléchi avec attention. C'étaient seulement ces dernières années que l'idée m'était alors apparue avec la force de l'évidence : la séparation du monde magique et du monde moldu était une souffrance collective.

La communauté britannique dans laquelle j'avais grandi n'avait pas de nom pour cela, couvrant l'affaire par une référence pudique à une obligation légale supérieure : la Convention du secret. Pour ce que j'avais pu en voir à Providence avant de venir à Venise, leur approche pudique avait traversé l'Atlantique avec les premiers colons. Elle rendait globalement les rapports avec les Moldus hautement compliqués et hypocrites, donnant aux sorciers un latent complexe de supériorité, comme si l'obligation correspondait à une promotion parmi les humains. C'était même finalement encore plus hypocrite qu'avec les «créatures», dont on ne cherchait pas à nier l'existence ou les capacités magique.

En France, où j'avais passé mon premier module de formation, les choses n'étaient pas très différentes : les sorciers se pensaient supérieurs et restaient entre eux. Ils avaient même un mot pour ça : la Distinction. Les sorciers étaient des personnes « distinguées », et il fallait en tout temps et en tout lieu garder à l'esprit cette « distinction ». Aurore, que j'avais connue à Londres quand elle gardait les enfants de nos voisins moldus, étudiait alors comme moi à Paris, et nous étions assez amoureusement aventureux pour vouloir passer le maximum de temps ensemble. Des magasins aux matchs de Quidditch en passant par les fêtes étudiantes, nous nous étions de fait sans cesse heurtés à cette fameuse Distinction. Comme les regards et les remarques étaient vraiment assez pesants, nous avions fini par passer la plupart de notre temps commun côté moldu.

"Ça ne te manque pas ?", elle demandait souvent.

"Les gens qui ne souhaitent pas te voir ne me manquent pas", je promettais même si je regrettais de manquer la moitié des matchs pour lesquels Guilhem Poussin-Desfées m'envoyait régulièrement des entrées gratuites – j'avais acquis une certaine popularité auprès de mes condisciples en les redistribuant. "Ils ne savent pas ce qu'ils perdent !"

"Et les Moldus, tu crois qu'on y perd ?", elle avait questionné, et j'avais passé la nuit suivante à me poser la question. Qui perdait le plus à ce mur quasi-étanche dressé entre nos deux communautés ? Était-ce pareil partout ?

Ma formation m'avait finalement amené à penser le contraire – même si Aurore semblait estimer qu'il fallait être sorcier pour voir la différence. À Osaka, où j'étais parti ensuite, par exemple, les sorciers se cachaient moins qu'en Europe. Peut-être parce que la place manquait pour des sanctuaires sans Moldus, mais surtout je crois parce qu'ils vivaient la Distinction française autrement. Comme un devoir de protection des Moldus, je dirais.

Ils gardaient le secret sur leurs capacités, mais partageaient encore tellement de traditions communes avec les non-sorciers qu'il était difficile de parler de deux mondes. Peut-être parce que j'arrivais de loin et que je voyais l'étrangeté globale de ce monde plutôt que ses différences internes. Kami-San, un de nos professeurs, avait dit que ce n'était pas tant les sorciers japonais qui formaient une société à part que les Moldus qui s'éloignaient d'eux chaque jour davantage, sacrifiant leurs connaissances limitées mais réelles du monde naturel à une technologie toujours plus envahissante.

"Cela doit nous mettre en garde", avait-il conclu. "La magie ne doit pas nous enfermer dans un monde clos, séparé du reste du monde."

C'étaient des paroles qui m'avaient marqué. Je les avais écrites à Aurore avec qui mes relations épistolaires continuaient même si j'avais l'impression que nous nous séparions lentement mais irrémédiablement, comme nos peuples respectifs avant nous.

"Alors ça voudrait dire que si nous allions tous les deux vivre sur une île déserte, nous serions égaux face à cette nature?", elle avait objecté dans sa réponse. "Je ne le crois plus, Harry."

J'avais alors voulu penser que c'était l'éloignement géographique qui nous faisait ça et je m'étais dit qu'en rentrant en Europe, en choisissant Heidelberg pour mon prochain module, nous nous retrouverions.

Aurore était venue très vite me rendre visite quand je m'étais installé en Forêt Noire, mais la Distinction, elle, avait perduré. Les Allemands, avec leur génie pour les mots valises précis et imprononçables, parlaient de Geheimniswahl – de choix du secret. J'aimais bien cette idée de choix, même si je n'étais pas sûr qu'il ait été si réfléchi que cela. Il me semblait en plus qu'il se teintait, cette fois, d'un certain sentiment de culpabilité lié à Grindelwald et aux conséquences pour les Moldus des exactions magiques. Le Secret dans sa version germanique était censé protéger les Moldus en quelque sorte. Il n'était pas moins prégnant et insupportable pour Aurore. Si moi, je voyais bien les traces que la magie avait laissées dans l'architecture, dans la poésie romantique ou dans l'ombre des forêts, Aurore se sentait une nouvelle fois « visiteuse dans un monde où elle n'avait pas de place. »

"Je ne peux rien y faire sans toi, sans ton aide voire ta protection, Harry ! C'est ça que tu veux pour moi ?"

Et comme elle ne souhaitait pas davantage que je postule comme ingénieur dans une usine de perceuses, nos relations avaient connu un nouveau coup d'arrêt. Nous ne prétendions donc plus être ensemble quand j'ai choisi de m'inscrire à l'un des modules les plus exotiques qui m'étaient alors proposés : Abomey, Bénin ; initiation aux rites vaudou, possessions, désenvoutement... Tiziano avait signé aussi parce que l'alternative était l'Amérique latine et qu'il reconnaissait lui-même ne pas être encore prêt à aller affronter les endroits qui avaient coûté la vie de ses parents.

Le choc avait été intense : la culture, le climat, la faune, la flore, la pauvreté de certains, la richesse d'autres, même la magie semblait différente. Au-delà du choc. Ça avait été les six mois les plus rapides de toute la formation, portés par un éblouissement et une remise en cause quotidiens. Dans mes lettres hebdomadaires à Papa, j'avais essayé de retranscrire tout ça, avec toujours l'impression d'être en-deçà de la vérité.

Et enfin, j'avais découvert une incroyable fusion Moldus/Sorciers. D'abord, les Moldus croyaient en la magie – avec un faible regrettable pour ses côtés les plus spectaculaires, mais ils y croyaient. Il existait ainsi de faux et de vrais sorciers qui cohabitaient, souvent plus proches que nul n'aurait pu le croire, et des relations bien sûr respectant le Secret mais de vraies relations quand même.

J'étudiais ainsi les pratiques de désenvoutement d'un Vaudoun à Ouijdah quand j'avais connu Valentine, Belge, moldue et anthropologue. On était allés boire une bière la troisième fois qu'on s'était croisés dans le quartier.

"Je m'intéresse aux pratiques de guérison à distance, et on m'a beaucoup parlé de Vaudoun Adjovi", elle avait expliqué.

J'avais opiné parce que Maître Adjovi maîtrisait de fait des techniques de transmission par le feu au-delà des pratiques européennes du son et de l'image. C'était aussi un légilimens accompli, et ses pouvoirs de suggestions en particulier sur les Moldus étaient carrément impressionnants.

"Derrière le folklore, il y a une marge de progrès technique qu'il faut savoir déceler, tout en prenant garde de ne pas priver des peuples de leurs savoirs traditionnels", elle avait expliqué partagée, je le voyais bien, entre ce que lui chuchotaient ses observations sur les limites du monde tel qu'elle l'entendait et le scepticisme tenu comme une marque de modernité par les Moldus européens.

"Je connais bien la question, mon frère travaille sur les savoirs de tribus amazoniennes - les plantes essentiellement. La question de la reconnaissance de leurs droits sur les inventions est centrale", j'avais répondu, pensant avoir trouvé un sujet à la fois neutre et intéressant pour elle comme pour moi.

"Ethnobotaniste ?", elle avait voulu savoir.

"En formation", j'avais prudemment modéré m'inquiétant un peu tard de la franchise de mes propos. Je n'avais pas besoin d'une nouvelle Aurore, m'étais-je sévèrement rappelé.

"Et toi ?", elle s'était gentiment intéressée.

"Moi, je... je passe six mois ici. Je m'intéresse à la culture locale", j'avais rapidement expliqué, comptant qu'elle me considère comme un de ces jeunes «routards » qui partaient à l'aventure dans des contrées exotiques. A son regard, je ne devais pas avoir l'air totalement crédible.

"Adjovi n'est pas facile d'accès pourtant", elle avait fini par objecter. "Il m'a fallu trois séjours pour arriver à le rencontrer!"

"Vraiment ?", j'avais éludé, content de voir, au loin, arriver Tiziano. "Par ici, Tizi, par ici !"

"Lui aussi je l'ai déjà croisé", avait remarqué Valentine. "On m'a dit qu'il était Italien."

"Tiziano, voici Valentine qui s'intéresse à Maître Adjovi en tant qu'anthropologue ; Valentine, mon ami, Tiziano, – je devrais dire mon frère si je n'en avais pas déjà deux ! Il est mieux qu'Italien, il vient de Venise !"

"Enchanté", avait répondu Tizi, poliment mais avec une distance qui ne trompait pas. Il se méfiait des Moldues anthropologues, en particuliers les jolies, et ne le cachait pas. J'avais décidé de me rendre à la raison.

"Tu as trouvé une voiture pour Abomey ?", j'avais donc questionné, utilisant notre code habituel.

"Abomey ? Je n'y suis encore jamais allée. Il paraît que le palais est magnifique", s'était immédiatement intéressée Valentine. Dans cette partie du monde, les Moldus ont visiblement plus de mal qu'ailleurs à se déplacer.

"Malheureusement, on s'entasse dans une voiture déjà pleine, désolé", était intervenu Tiziano comme prévu.

Valentine m'avait regardé comme si elle s'attendait à que je trouve une solution au problème mais j'avais eu un geste d'impuissance avant de régler les consommations. Pendant ce temps, Tiziano indiquait à Valentine où chercher des taxis pour rentrer à Cotonou où elle séjournait.

"Une autre fois ?", je m'étais excusé en partant avec Tizi.

"Avec plaisir", avait répondu Valentine assez froidement.

Sur le chemin du sanctuaire d'où nous pourrons transplaner sans question, Tizi s'était moqué : "Je t'ai connu plus galant, Harry !"

"Hum, j'ai décidé que le transplanage d'escorte tenait sans doute de la concurrence déloyale pour les transports moldus", j'avais répondu.

"Tu n'étais donc pas en train de la draguer !?", il avait fait mine de découvrir.

"Je buvais une bière."

"Avec une anthropologue intéressée par la magie, Harry ? Tu ne fais donc aucun cas du Secret ? C'est ta petite rébellion personnelle ?"

"J'avoue que je serais curieux de savoir ce qu'elle peut écrire sur les pratiques d'Adjovi – un espèce de miroir des cours de connaissance des Moldus que j'ai suivis une année pour faire plaisir à mon père !"

"Et tu te feras un plaisir de corriger ce qui est faux ?"

"Tiz, est-ce que tout le monde ne gagnerait pas à dire moins de bêtises ?", je lui avais opposé.

"J'en sais rien, mais quand je vois les sorciers nés moldus respecter le Secret, je me demande pourquoi moi, je m'y soustrairais !"

Rentrés à notre case d'Abomey, on en a parlé toute la soirée qui a suivi sans arriver à dépasser ce point.

"Tu penses que les nés-moldus sont mieux placés que les autres pour décider de ce qu'on peut dire ou pas ?", j'ai fini par demander.

Il avait bu de longues gorgées de bière moldues avant de me répondre :

"Non, mais ils mesurent peut-être les attentes des Moldus... Ils sont tellement nombreux ! Est-ce que tu crois que tous les sorciers du monde suffiraient à répondre à l'intégralité des besoins des humains moldus ?"

"Qui parle de s'occuper d'eux à ce point ?"

"Mais c'est l'adversité qu'il les a fait inventer toutes ces machines, dominer à leur façon la matière", il avait objecté. "S'ils savaient qu'il existait d'autre moyen, est-ce qu'ils ne se détourneraient pas des technologies qui les font progresser ?"

Je n'avais pas réellement trouvé comment répondre à ça à l'époque. En désespoir de cause, j'avais écrit le lendemain à Hermione un résumé de la discussion. Sa réponse ne m'avait pas déçu puisque dans la pure tradition de mon amie, elle ouvrait des questions encore plus larges que celles que j'avais esquissées :

Oh Harry, toutes ces choses que j'aurais envie de dire ! Bien sûr, j'ai comme toi envie de rêver à un monde où on pourrait parler librement aux Moldus, prendre le meilleur de chaque tradition et savoir-faire – comment pourrait-il en être autrement ?

Mais quand je vois l'ordre des choses dans chacun des mondes, puisque j'appartiens aux deux, je ne peux que me demander si au lieu de faire naître un monde meilleur, nous ne risquerions pas de nous retrouver avec le pire des deux mondes : plus de guerres, plus de compétitions, plus de destruction encore...

Nous connaissons mal le pouvoir de l'argent, ayant laissé sa gestion une fois pour toute aux Gobelins. Mais nous ne sommes pas exempts d'envie et j'ai peur de ce que des sorciers peu scrupuleux pourraient créer pour des Moldus pour juste un peu plus d'or.

Les Moldus ont déjà si peu de respect collectif pour la nature, qu'ils croient capable de se reconstituer à l'infini - ils ne connaissent pas, Merlin merci, les forces magiques qui la composent. Je me demande ce qu'ils feraient de cette information. N'y verraient-ils pas une nouvelle fois la preuve du droit des humains à transformer la nature ?

Et les sorciers ne sont pas réellement meilleurs. Sans le Secret, est-ce qu'on ne verrait pas encore plus de mages noirs essayer de manipuler les Moldus, de les prendre en otages ou de les réduire en esclavage. Le pouvoir de suggestion qu'utilise Maître Adjovi est bénéfique quand il amène à la guérison mais imagine qu'il l'utilise pour envoyer des gens tuer leurs voisins, voler, détruire ? Peut-être est-ce mieux finalement que chacun surveille ses propres démons !

Tu sais que j'ai été promue assistante de recherches au Département des Mystères et que je travaille sur le temps... L'équipe dans laquelle j'ai été accueillie est plutôt sympathique, mais les ambitions des uns et des autres sont parfois déroutantes. Je comprends qu'on ait coupé les Mystères du reste du Ministère ; on sait ici des choses qui ne doivent pas tomber dans n'importe quelles mains ! Jamais je n'aurais cru que j'écrirais une chose aussi élitiste un jour ! Ron dit que je perds enfin ma vision idéaliste du monde sorcier mais lui aussi apprend, chaque jour, ce qu'on peut dire, ce qu'il faut taire, les limites de la loi et le pouvoir de la politique.

Alors que toi, qui as intégré tout ça si jeune, tu puisses encore croire qu'en se battant les choses peuvent changer, ça me fait beaucoup de bien, Harry. J'imagine que le fils adoptif de Remus Lupin ne peut pas penser autrement. Mais qui va la mener cette bataille, Harry ? Qui aura assez de charisme, de volonté et d'intégrité pour le faire ?

Ce n'était pas à Providence que ces questions m'avaient quitté ou qu'elles avaient reçues de nouvelles réponses. J'avais retrouvé Mirna aux États-Unis, où la jeune Serbe protégée de la Fondation Sirius Black continuait sa quête de la meilleure formation possible dans l'atelier d'un maître des potions de Boston. Elle était toujours aussi provocante – pas seulement physiquement.

Pour Mirna, l'influence des ténèbres magiques débordait largement notre monde et expliquait une bonne partie de ce qui clochait dans le monde moldu. En cela elle avait peu varié d'opinion depuis la première fois que je l'avais rencontrée dans un train à la frontière serbe.

"La question de notre responsabilité est donc centrale", je lui avais fait remarquer, alors que nous nous promenions tous les deux sur les côtes de Nouvelle-Angleterre.

Elle avait haussé les épaules.

"Il me semble qu'il reste un paquet de trucs à régler dans le monde magique avant de prétendre vouloir sauver les Moldus", elle avait estimé avec son accent yougoslave toujours très marqué. "Vous ne voulez pas voir tous les sorciers dont les pouvoirs sont dormants parce que jamais éduqués dans le monde ! Tu sais le pauvre sort fait à la majorité des créatures ! Tu te gargarises des relations sorciers et moldus en Afrique, mais ils partagent avant tout la même pauvreté matérielle relative ! Tu ne te poses pas les bonnes questions, Harry !"

Comme Hermione, elle avait en partie raison, j'étais arrivé à m'en convaincre, mais j'avais toujours l'impression de rechercher une autre clé, qui guiderait mon chemin. Aujourd'hui à Venise, revenu dans l'Europe de la Distinction, je découvrais avec intérêt ce que «il Scisma» avait ici d'amputation et de définitif. Peut-être parce que le principe des cités indépendantes avait longtemps permis des compromis locaux avec les Moldus, les sorciers italiens avaient mis plus longtemps que les Britanniques ou les Français à se distinguer irrémédiablement des Moldus. À Venise, le ghetto juif avait longtemps été en fait un quartier mixte – il l'était encore d'ailleurs même si le cœur des activités sorcières avait migré plus à l'Est de la Sérénissime.

"Mais les choses n'ont jamais plus été les mêmes après il Scisma", expliquait Tarquino, le grand-père alchimiste de mon ami et condisciple, Tiziano, sur un ton qui laissait presque croire qu'il avait lui-même vécu cette séparation au quotidien des deux communautés qui remontait pourtant aux guerres moldues d'un certain Napoléon.

"Ne l'écoute pas, il se sent plus Vénitien qu'Italien", interrompait aussi traditionnellement Tizi en levant les yeux au ciel.

Il ne fallait pas aujourd'hui évidemment espérer beaucoup plus de transparence entre les deux monde qu'en Angleterre, mais restait la fête commune du Carnaval... Une fête magique disaient les Moldus, pour une fois avec raison. Les Vénitiens nous en avaient tellement parlé depuis nos premiers jours dans la Sérénissime que tous ceux qui ne connaissaient pas la fête ne pouvaient qu'attendre avec impatience le mois de février et lire frénétiquement tout ce qu'on en disait.

Et ça dépassait notre petit groupe : déjà toute ma famille ou presque parlait de venir pendant le Carnaval ; Ron et Hermione disaient dans leurs lettres qu'ils travaillaient d'arrache-pied à s'assurer des vacances à cette date. Cette arrivée groupée m'aurait inquiété si Tarquino n'avait pas déjà proposé le gîte et Papa et Mãe promis d'amener un ou plusieurs elfes pour assurer l'intendance. Le seul qui ne m'avait pas donné encore de réponse ferme était mon petit frère Cyrus parce qu'il attendait ses dates de mission de terrain au Brésil et celles des vacances de Ginny.

Comme Tarquino me demande à chaque visite combien de chambres il doit tenir prêtes, je décide de l'appeler avant que nous n'arrivions chez lui. Je tire donc de ma poche le miroir communiquant dernier cri que Papa m'a offert maintenant que je suis revenu à portée de l'engin magique. Je sais qu'il se ferait tuer plutôt que de le reconnaître mais il s'inquiète beaucoup pour moi, de ce qui pourrait m'arriver, malgré tout le temps. Savoir qu'il peut me joindre le rassure infiniment.

"Cyrus", je souffle dedans.

De loin, on pourrait croire que je téléphone comme un Moldu. L'image de mon frère apparaît quand il accepte l'appel.

"Eh bien, monsieur daigne répondre !?", je râle pour la forme. "Je croyais que t'avais pas cours le mardi !?"

"Oh, je vois. Le Grand-frère est de retour et il compte me surveiller !", contre Cyrus sur le même ton.

"Ginny est par là ?", j'insinue.

Il se marre mais secoue la tête : "Je ne l'ai pas vue depuis ce matin."

"Tout va bien ?", je m'inquiète.

"Avec Gin ? Je crois", il répond, et son ton me confirme que quelque chose d'autre ne va pas.

"Tes cours ?", j'enquête encore, et Tiziano qui tient le parapluie se marre. Mais il est pire quand il appelle sa sœur.

"Harry, tout va bien !", me promet Cyrus en levant les yeux au ciel. "Je n'aurais peut-être pas dit ça il y a deux heures mais maintenant tout va bien. C'est pour ça que je n'ai pas pu t'appeler avant..."

"Pourquoi ai-je l'impression que tu as encore fait une connerie ?", je demande sans doute trop vite et trop fort. Cyrus n'aime pas que je fasse le sage et le raisonnable et il a raison. Mais il reste mon petit frère qui malgré ses presque 20 ans continue de se trouver régulièrement dans des situations inextricables.

"Et si je te disais que j'étais totalement innocent, en fait", il rétorque sèchement.

"Innocent ?"

"Les innocents font d'aussi bons coupables que d'autres", il soupire. "Écoute, j'ai pas envie d'en parler maintenant. J'ai eu une sale journée mais tout devrait être rentré dans l'ordre maintenant... Tu m'appelais pour quoi ?"

"D'abord, je voulais savoir si vous aviez réfléchi au Carnaval", j'explique un peu à contrecœur.

"Le Carnaval !?", il se marre longuement. "Pour être franc, ça m'est un peu sorti de la tête ! Je note que t'as envie qu'on vienne, mais... Papa et Mãe sont toujours partants pour venir ?" Il grimace furtivement à ma confirmation. "Écoute, je n'ai pas assez d'éléments pour te dire, mais je promets de te rappeler quand je les aurais..."

"OK", je renonce à insister. Il n'a plus dix ans, ni même quinze. Il faut que je me mette en tête que je ne suis pas responsable de tout ce qu'il fait. On est plus à Poudlard. " Et sinon je compte venir ce week-end - j'ai pas vu les parents et les jumeaux depuis Noël..."

"Bonne nouvelle", il m'assure avant de lâcher un "Et puis, ça viendra à point pour faire diversion".

"Diversion ?", je relève.

"Appelle-les", il biaise de nouveau. "Ils seront contents... et s'ils ne te monopolisent pas tout le week-end, je t'attends pour samedi soir ? A moins que tu n'aies des projets ? Oh j'oubliais, Ginny joue dimanche ! Qualification pour le championnat national !"

"Remplaçante ?", je questionne en me demandant comment j'ai pu oublier qu'elle est maintenant remplaçante dans l'équipe des Canons de Chudley.

"Non, non, poursuiveuse officielle", il se rengorge comme si le mérite lui en revenait. "D'ailleurs, faut que j'aille la chercher là... On se rappelle d'ici ce week-end, d'accord ?"

Quand l'appel est terminé, Tizi conclut :

"Il te cache un truc."

"Merci, j'avais remarqué", je marmonne avant de lui assurer : "Pourtant il devrait savoir que ça ne tient jamais bien longtemps !"

ooo

Version relue en juillet 2015, avec un italien corrigé par Maola - Merci Maola.