Rating : M (pour les futurs chapitres)
Disclaimer : Ces personnages ne m'appartiennent, malheureusement, pas.

C'est dans le souvenir que les choses prennent leur vraie place.
- Jean Anouilh

Prologue
L'absence est une ride du souvenir. C'est la douceur d'une caresse, un petit poème oublié sur la table.
- Tahar Ben Jelloun –

3rd March, 1891

Je n'avais, jusqu'ici, jamais reprit ma plume. Cette dernière avait conté bien des histoires effrayantes, trépidantes ou abracadabrantesques au sujet de mon ami, Sherlock Holmes. A présent effacé de ma vie, je ne voyais plus guère l'intérêt de me lancer dans une autre histoire. Jusqu'à ce soir, du moins.

Marié, installé dans ma nouvelle demeure, j'accède enfin à une vie bâtie sur des fondations solides et lancée sur les rails de la normalité. (Ou de la routine, banalité affligeante et abrutissante, qu'évoquait mon vieil acolyte comme d'autre aurait brandi une menace.)

Je ne vous mentirai pas : il m'arrive bel et bien de regretter ma vie d'avant. Mais plus encore que nos enquêtes et nos escapades aventureuses, c'est la présence de mon précieux confident qui me manque. Vous ne pouvez demeurer insensible à la soudaine disparition d'un homme avec qui vous partagiez un toit et une amitié longue de plusieurs années.

Car avant ce soir et depuis quatre mois déjà, je n'avais plus reçu la moindre nouvelle de mon ancien compagnon. Je n'ai d'ailleurs toujours ni adresse ni idée de son refuge. Il s'est évaporé, volatilisé dans l'infernale métropole londonienne. Voire au-delà, dans le plus terrible des cas de figure.

Comme un ajout à ma tristesse, j'ai assisté au déménagement du 221b Baker Street plus tôt dans la journée. Les meubles ont été jetés un à un dans un bac tracté par deux chevaux. Les ouvriers ont été incapables de me dire leur destination ; L'un deux m'a même avancé qu'ils allaient probablement à la décharge. Je n'ai pas insisté, de peur de paraître suspect ou gênant.

J'ai ressenti à cet instant un étrange coup au cœur : cette maison avait abrité bien des souvenirs. Moments heureux ou passages difficiles, rires et larmes, secrets aussi. Bien gardés et scellés à tout jamais dans nos esprits respectifs. Une relation hors mariage est un acte mauvais dans notre société, une aventure entre deux hommes est un crime inavouable.

Ainsi, plus qu'un ami et qu'un frère, j'ai perdu aussi l'homme que j'aimais autrefois. A une époque passée mais encore si proche. Cette place immense qu'il avait prit dans ma vie me laisse depuis plus démuni que jamais. Je ne saurais poser les mots justes sur notre relation : elle n'était rien et tout à la fois. Nous ne prenons conscience de certaines choses que par le manque qu'elle laisse. Je regrette parfois de ne pas avoir profité davantage de sa présence et du temps qui nous était accordé.

Heureusement, une note de couleur est venue rehausser ce gris tableau. Il n'a depuis disparu qu'à moitié. L'expression est étonnante mais elle traduit au mieux la situation actuelle. Il ne m'a toujours pas donné signe de vie, en réalité.

Je me lamentais de cette absence et priait pour qu'elle prenne fin. Mais c'était, sans compter sur l'esprit tortueux et les idées saugrenues de mon complice. Cet homme singulier avait toujours eu un talent particulier pour apparaître là où on l'attend le moins. En cette journée grise de mars, il s'est surpassé.

Vers quatre heures, alors que je m'apprêtais à prendre le thé en compagnie de mon épouse, un inconnu assez fantasque et vulgaire est venu frapper à notre porte. Bien qu'éconduit par notre logeuse, il a insisté pour me remettre un paquet. J'ai donc daigné le recevoir. Un homme à l'apparence repoussante, rougeaud et vêtu d'un habit sale m'a tendu une caisse. Je ne l'ai pas ouverte : je venais enfin de reconnaître cet invité. Il s'agissait de l'un des hommes chargés du déménagement du 221b Baker Street. Dans un gargarisme écœurant, il m'a grogné que son équipe avait été chargée de remettre ce bien qui m'appartenait. Je l'ai remercié et lui ai donné quelques sous pour sa course, avant de revenir dans ma salle de séjour.

En déballant rapidement le présent, j'ai découvert un simple mais merveilleux jeu d'échec. Les cases étaient d'un marbre blanc immaculé ou d'un ébène veineux ; Le plateau reposait sur un socle de bois précieux dans lequel était inséré un tiroir, bloqué par un verrou en cuivre patiné.

Il était certes très beau mais malheureusement, l'entièreté des pièces noires était manquante. N'ayant pas connaissance de cette merveille, j'avais donc conclu qu'il appartenait à Holmes.

Hésitant, j'avais finalement préféré le garder pour le lui rendre lors d'une hypothétique future visite. Or, en soulevant le jeu pour le ranger sur une étagère, j'ai décelé un papier, plié soigneusement en deux, dans le fond de la caisse.

Vous pouvez vous demander ce qui peut me motiver à vous raconter cet enchaînement inintéressant d'évènements anodins. Sachez que ce qui suit peut être déroutant mais n'est sûrement que la prémisse d'une affaire plus grande encore. Une aventure, en quelque sorte, qui trouve son origine dans une caisse grignotée et défraîchie.

Le message n'avait rien de particulier : papier récent, pliure propre et nette, et de loin une écriture déliée. Outrepassant ma conscience, j'ai succombé à la curiosité… au grand bonheur de mon destinataire mystère.

De près, je suis parvenu à reconnaître l'écriture de Holmes. Je fus, en revanche, plus intrigué par la date de cette missive : 2nd March. Hier donc. Ainsi, par ce que je pensais être un hasard, j'obtenais enfin quelques nouvelles de mon ami.

En réalité, cette lettre n'échouait pas dans mes mains ; Cette correspondance n'était pas fortuite mais bien forcée. Il n'était pas question d'imprévu dans cette affaire, je le compris après lecture du message.

2nd March 1981,

Mon très cher Watson,

Vous ne devez probablement pas comprendre la raison de mon silence, long de plusieurs mois ; Ne m'en veuillez pas. Je n'ai nullement l'envie de vous faire souffrir ou de vous manquer. Je ressens néanmoins le besoin de m'écarter de vous, de marquer la séparation avec un être que j'ai aimé mais qui ne sera plus jamais mien. Ne nous privons pas de le dire : notre histoire est révolue, bel et bien passée. Elle est cependant toujours aussi chère à mon cœur et, je l'espère, au vôtre.

Je ne veux pas d'au revoir ; Je ne pourrais supporter des adieux. Dès lors, j'ai cherché la plus belle et digne manière de mettre un point final à notre histoire. L'idée qui m'est venue vous surprendra peut-être mais elle me semblait la plus adéquate. Que diriez-vous de commencer, tous les deux, un petit jeu ? Un périple qui vous mènera, comme j'ai du le faire, dans nos plus beaux et plus sensibles moments.

Dans ce jeu, ne cherchez aucune logique : pour le mener à bien, suivez votre cœur et exhumez de votre mémoire vos souvenirs les plus chers. Il manque seize pièces à ce jeu : elles ont été éparpillées dans Londres et au-delà. Pour les retrouver, vous devrez résoudre des énigmes qui appelleront à notre union si brève mais intense. Chaque pièce vous ouvrira le chemin vers la suivante et ce, jusqu'à la dernière.

Plus qu'un voyage dans le passé, je vous offre la possibilité de comprendre, enfin, celui que j'ai été ou que je n'ai pas été, à vos côtés. Quant à moi, j'ai ressenti le besoin de passer par ce simulacre de thérapie. En quelque sorte, il est une façon de revenir sur mes plus belles années et de me convaincre que tout ceci n'était pas un magnifique mais terrible rêve.

J'espère vous surprendre, une dernière fois, avant de tourner la page de manière définitive et de fermer ce livre : le plus cher de ma vie-bibliothèque.

Pour la première étape, laissez-vous imprégner des matins calmes et humides de la capitale. Errez sur les bords de la Tamise, appréciez la vie qui s'écoule aussi vite que l'eau du fleuve. Trop vite, peut-être. Et ramenez sur ce plateau, les huit pions qui seront les huit points de départ de notre dernier voyage. Ainsi, rendez-vous à l'aurore du quatre mars, vers sept heures. Je compte sur vous, mon vieux, plus que jamais.

J'espère que je vous manque au moins autant que vous manquez à ma vie,

S. Holmes

Je me souviens avoir relâché précipitamment la lettre, comme si elle m'avait brûlée la pulpe des doigts. Ainsi, il ne m'en voulait guère. Ce n'était pas un conflit qui nous tenait à distance mais plutôt la douleur. Ou plutôt, la peur de souffrir à nouveau.

Si, en apparence, mon esprit comprend décision de s'écarter de l'objet de ses désirs pour quelques temps, plus intimement, mon cœur lui en veut aveuglement et égoïstement de me laisser sans plus de nouvelles de lui.

Quant à ce jeu ! En réalité, il m'impatiente et me terrifie. Je ne peux attendre de le voir le lendemain mais je crains fortement ses intentions. Cet homme est aussi bon que machiavélique ; Tout ceci pourrait très bien être un plan pour léser mon mariage avec Mary et me plonger dans une détresse immense qui me ramènerait, sans nul doute, dans les bras de mon ancien compagnon. Je n'ai pas aimé un ange, je le sais, mais un humain. Avec ses dilemmes, ses doutes et sa malignité.

Mais chaque mot dans cette lettre sonnent curieusement vrai : les propos sont étranges, trop sensibles pour lui. Ainsi, j'ai l'impression de contempler depuis une fenêtre, en relisant cette lettre, le véritable cœur de cet homme. L'écriture me donne l'illusion de ne pas avoir été puisée dans de l'encre mais dans des sentiments.

Il souffre, tout comme moi, mais différemment. Il me manque ; Notre union lui manque. Mais, de la même façon, nous chérissons des souvenirs communs. Et c'est ces derniers qu'ils souhaitent m'offrir dans un plan atypique et alambiqué. J'espère, au plus profond de mon être, que ses desseins sont nobles.

J'irai demain à ce rendez-vous. Je risque plus à laisser filer cette chance qu'à la saisir. Je ne peux, de toute façon, résister à mon envie de lui dire à quel point l'ami me manque. Je ne peux décemment pas composer sans sa présence ; Au-delà de l'amant perdu, je souffre d'être privé de mon alter-ego. Il comprendra peut-être et reviendra enfin vers nous. C'est mon vœu le plus cher.

Et ce rendez-vous est mon unique chance de lui en faire part.



Le chapitre I suit immédiatement.