Note :

Voici donc le mastodon... Euh, je veux dire, la deuxième partie du chapitre (qui, en entier, fait 143 pages. Vous comprenez maintenant pourquoi l'écriture a duré six mois). Navrée du retard, c'est mon fournisseur d'accès internet qu'il faut remercier pour ça. Grr. Bref, cette partie m'a donné beaucoup moins de sueurs froides, malgré quelques scènes importantes. Il y a pas mal d'introspection, mais c'était important à ce stade. Et puis il y a aussi plein de nouveaux trucs.

On m'a demandé un mini-résumé de l'action précédente en début de chapitre, ce que je fais bien volontiers (applaudissez Tachika, qui allège votre migraine en vous évitant de vous replonger dans tous les précédents chapitres).

(voix-off grave et profonde) Dans les derniers épisodes…

Download et Mello ont découvert dans le Néant une sorte de toile d'araignée géante, qui semble effrayer jusqu'à Armonia Justin. Ghost a fait revenir le dernier dieu de la mort encore sur Terre, Kagami, pour l'interroger sur la création de Fantômes avec les âmes des enfants de la Wammy's House. Qui a transporté les âmes sur Terre pour les faire tourmenter l'humain de Doll ? La question reste sans réponse.

Gray se retrouve à apprendre le tir, et à lutter contre une mystérieuse maladie, qui lui cause de terribles migraines et des envies de meurtres. Sa mère lui révèle que celle-ci ne peut être soignée que par des doses de pénicilline, et qu'elle lui a été sans doute transmise par son père –sans nommer celui-ci. Gray nourrit une rancœur grandissante envers Raye Penber, dont il pense toujours être le fils, et ses relations avec sa mère se tendent tandis qu'elle semble soupçonner Kagami.

Natasha a découvert que victimes des Death Objects n'étaient pas choisies au hasard. Alike Anderson et Joe Rets, étaient des cibles prédéterminées, ainsi que Kimberley –qui n'a pas été atteinte. Puis elle s'est rendu compte qu'Elio a noté des noms dans son Death File. Le garçon l'étrangle pour la maintenir et lui faire du chantage. Il lui révèle que son Death File ne fonctionne plus, pour une raison inconnue et qui semble liée à la créature qui lui est sortie du corps plus tôt. Celle-ci serait une condition du fonctionnement des Death Objects. Tous deux décident de mener leur enquête, en questionnant Gray et Download.

L'âme de Mello a possédé le corps de Near afin d'interroger Grendel, qui s'est avéré être membre de la Wammy's House, et détestant cette dernière. Il a fait son possible pour leur faire comprendre que le meurtre de Levy était lié à l'institution. Download, lui, a constaté avec malaise que sur aucune photographie on ne voyait le visage complet d'Emily : il ne distingue donc pas sa durée de vie ni son nom.

La relation de Lucian et Elio se dégrade, suite à l'action de Ryûk pour les diviser. Les jumeaux ont formulé plusieurs théories dans le cadre de l'enquête : la première est que F et son mystérieux correspondant font partie d'une organisation montée contre la Wammy's House. La seconde concerne les victimes des Death Objects et leurs propriétaires : ils se demandent s'ils n'auraient pas une origine familiale commune, la famille Morwenhan.

Voilà, j'ai résumé les points principaux si vous aviez besoin d'un rafraîchissement !

Maintenant, entrons dans le vif du sujet. Bonne lecture, j'espère vraiment que vous y prendrez plaisir.

Rating : M.

Conseil musical : Une musique du film Man on fire, le morceau « The end », composé par Harry Gregson-Williams.


Chapitre 16 :

Autrefois

Partie 2 : Remords –


How to use it :

Lorsqu'un humain a les yeux sans avoir passé de pacte avec un dieu de la mort, il ne peut pas distinguer la durée de vie d'autres personnes possédant les yeux de la mort, qu'elles aient elles-mêmes passé un pacte ou obtenu leurs Yeux d'une autre manière.


Berlin

17 juin 2025

Bleu.

La couleur parfaite.

Moins agressive que le rouge. Plus consistante que le jaune. Franche, pas comme l'orange qui oscillait entre les deux. Moins maussade que le violet. Plus douce que le vert.

Bleu.

Elio était dans le bleu. Il l'avait refermé autour de lui, comme on referme des rideaux d'un lit à baldaquin. Autrefois, ses parents dormaient justement dans un lit à baldaquin, se souvint-il. Sa mère avait un faible pour ce genre d'objets, qui avaient un certain cachet et vous isolaient du monde. Son père, plus pratique, râlait à cause de la poussière.

Poussière. Comme elle, les souvenirs de ses parents, en cet instant, s'estompaient et se défaisaient. Elio les repoussa lentement. Il devait se concentrer. Clore le monde. Ni l'écouter, ni le sentir, il devait plonger.

Réfléchir.

Elio regardait sa tasse de café pleine, posée sur la table. Il venait d'aller la chercher en cuisine, mais ne l'avait pas encore remplie de sucre. Pour l'instant, le bonbon précédemment dévoré faisait son office, laissant un goût mêlé de plastique et de fruits rouges dans sa bouche. Il permettait à son cerveau de tourner au maximum. La finition de son café viendrait après, lorsqu'il se serait suffisamment plongé dans sa réflexion pour ne plus accomplir les gestes que mécaniquement, et sans se détourner de son but. Il accomplirait alors le rituel d'y faire plonger les grains blancs, et d'y tourner une sucette –jamais de cuiller. Elles lui glissaient entre les doigts, et le son du métal tintant au sol lui évoquait une amertume insupportable, lui vrillait les tympans, depuis son enfance.

Une tasse de café dans une petite soucoupe. Pas de feuilles, pas de notes. Rien d'autre pour distraire son attention : il avait éteint toutes les caméras de surveillance. Il regardait son reflet, absorbé par sa pensée, et son souffle dessinait des cercles à la surface du liquide. Le café était noir, mais lorsqu'Elio plissait les yeux, il se teintait de sa couleur favorite. Bleu.

Il délaissa ses chaussures sous la table, releva ses jambes contre lui, et retrouva avec soulagement la position qu'il affectionnait le plus. Elle n'était pas confortable : elle le tenait éveillé, son esprit alerte au maximum. S'asseoir bien au fond du siège l'aurait fait céder à la facilité. Il aurait été moins vif.

Il posa ses mains sur ses genoux. Appuya son pouce contre sa lèvre inférieure.

Il était prêt.

« Récapitulons », débuta-t-il, le regard toujours plongé dans le café sombre. « Le comportement suspect de Grendel s'explique : il est un ancien membre de la Wammy's House. »

Son pied gauche gratta consciencieusement le droit.

« Si l'héritage que Levy a laissé à Grendel est dû à un sentiment de culpabilité, dans ce cas, Grendel n'avait pas de mobile pour le tuer. De plus, il n'aurait pas mis en péril sa tranquillité si difficilement acquise. Il a trop eu de mal à s'éloigner de la Wammy's House : tuer quelqu'un et risquer une enquête n'aurait eu aucun sens. »

Elio prit un sucre, le tourna entre le pouce et l'index. De petits grains s'attachèrent à la peau. Il les trouva irritants, et les épousseta après l'avoir laissé glisser dans le café. La surface se troubla un instant, puis fut piquetée par les miettes qu'Elio remettait soigneusement dans la tasse.

« Nous avons éclairci les points suivants : pourquoi Grendel a hérité d'autant de biens de Franz Levy, et pourquoi il cachait son nom et son visage. En revanche, il reste des détails qui clochent. On ne sait toujours pas ce que Heide et son père faisaient entre dix-huit et vingt-et-une heure, le douze janvier, jour précédant la mort. On ne sait pas quel était le sujet du fameux livre, « Même eux ne savent pas », qui Franz a appelé en urgence avant sa mort, et pourquoi il s'est ensuite dirigé en catastrophe vers son musée. »

Un deuxième sucre suivit. Celui-ci, Elio le fit glisser sur le bord arrondi de la tasse, comme sur un toboggan. Lorsqu'il atteignit le fond, il se heurta à l'autre cube, qui n'avait pas totalement fondu et formait un sable mouvant poisseux. Il submergea jusqu'à ce qu'Elio le repousse de l'ongle dans la noirceur.

« Quelque chose ne va pas. Il y a quelque chose au fond qui empêche de simplement abandonner cette piste. Même si Heide et Grendel n'ont pas tué Levy, ils savent quelque chose au sujet de sa mort. Et ce quelque chose a un rapport avec la Wammy's. »

Le nom ne le fit pas plus réagir que les autres. Il était trop concentré, et cherchait à trouver la solution comme dans un problème de mathématiques. La Wammy's n'était qu'une inconnue.

Elio fouilla dans sa poche, prit un feutre noir lavable, qu'il déboucha, et retroussa sa manche. La pointe crissa sur l'intérieur de son bras, lorsqu'il commença à écrire par lettres abrégées. Celles-ci formaient un code qu'il avait mis au point avec Lucian, pour gagner de la place dans leurs notes. Comme le font tous les jumeaux, à la différence près que personne ne pouvait comprendre celui-ci.

Il se remémora un bref instant la tête de ses professeurs, lorsqu'il avait un jour rendu une copie écrite selon ce même code. Piqués au vif, ils avaient tous tenté de le déchiffrer, sans succès. Il écopé d'un zéro, ses aînés prétendant avec mauvaise foi qu'Elio avait juste écrit n'importe quoi. Une de ses uniques mauvaises notes. Mais la satisfaction de constater leur ignorance avait surpassé l'humiliation, et il s'était contenté de leur sourire, insolent.

Il chassa cette pensée aussi. S'enfonça plus profondément dans le bleu.

« Récapitulons les dates.

Le 9 juin, départ de Grendel à Moscou. Il est en congé.

Le 12 juin, Gray, Luche et moi recevons notre Death Object. Natasha l'obtient le 14 juin, soit deux jours plus tard. On peut supposer que pseudo-Kira a reçu le sien un peu plus tôt, vers le 10 juin si on fait la moyenne des dates.

Le 10 juin, Franz arrive à Berlin sur demande de sa fille, Heide. Il va bientôt publier un livre très attendu, « Même eux ne savent pas ». Il n'a pas parlé avec son beau-frère détesté –Aleksander- depuis très longtemps. Ses deux ennemis historiens enragent de ne rien savoir du livre, mais ne le contactent pas. Nous n'avons aucun signe des enfants des nazis qu'il a aidé à capturer, ni de « Christensen A. », un de ses collègues et financiers. Les ennemis potentiels sont tranquilles, ce qui laisse penser que pseudo-Kira n'est aucun d'entre eux. Mais il ne faut négliger aucune piste.

Pendant deux jours, Levy ne montre pas de comportement inhabituel. Les témoignages des amies d'Heide et d'Heide elle-même le confirment. Il passe beaucoup de son temps avec sa fille dans les magasins.

Le 12 juin, Franz et Heide se promènent en ville tous les deux. Nous avons des traces de toutes leurs activités, sauf sur une plage horaire qui va de dix-huit à vingt-et-une heure, ce qui nous laisse penser que quelque chose s'est produit alors, quelque chose dont elle refuse de nous parler. Qu'ont-ils fait durant cette plage horaire ?

Le 13 juin, la famille Levy est à son domicile. Franz commence à s'agiter très tôt, vers six heures du matin. Il appelle son notaire, qui arrive à 6 heures 30, et tous deux travaillent sur son testament jusqu'à huit heures. Les amies de Heide arrivent, Grendel n'est toujours pas rentré. Comme son père s'agite beaucoup, Heide se dispute avec lui aux environs de huit heures vingt. Puis celui-ci s'enferme dans sa chambre.

Le livre de Franz Levy n'est pas sur le testament. Plus que bizarre. On peut même supposer que c'est ce livre la cause du meurtre, dans l'hypothèse où Heide nous ait menti. Peut-être que si elle ne veut pas nous montrer le livre… C'est qu'elle ne l'a plus, tout simplement. Peut-être que quelqu'un s'en est emparé.

Ce serait en tous cas l'hypothèse la plus logique.

Franz Levy passe alors vingt-six coups de téléphone, à un ou une inconnue, puis un autre au gérant de son musée, monsieur Newberry. Il part de sa maison à midi moins le quart, arrive à midi, et sort du musée vers midi vingt, selon les caméras de surveillance. Il meurt de crise cardiaque à midi et demie, sur le chemin de sa maison.

Conclusion : entre 18 et 21 heures, le 12 juin, Levy croise celui qui sera son futur meurtrier, ou du moins, entre en contact avec lui. Ils parlent. Peut-être le pseudo-Kira lui offre-t-il un repas, ou le fait-il boire afin de lui délier la langue et obtenir des informations, sur ses recherches, sur son livre. Heide est soit rentrée chez elle, après une dispute, soit est là mais ne dit rien, curieuse d'en savoir plus.

Selon cette dernière hypothèse, Heide connaîtrait le visage de l'assassin, mais n'oserait rien nous dire par peur de subir ce qu'a subi son père. Car si elle connait son visage, il connaît aussi le sien.

Mais alors pourquoi ne l'a-t-il pas tuée ? »

Troisième sucre. Celui-ci, il le laissa sèchement tomber, de haut, et cela produisit un petit « ploc ! » et une bulle transparente qui demeura quelques instants avant d'éclater. Elio mordit légèrement la chair de son pouce.

« Peut-être l'assassin s'est-il contenté de la menacer, pensant que cela suffirait ? Non, c'est trop étrange, pour quelqu'un qui n'hésite pas à assassiner des orphelins. Il aurait fait le travail jusqu'au bout, il aurait éliminé ce témoin gênant. Il est plus probable qu'Heide ne connaisse pas son identité, rentrée chez elle avant que son père ne rencontre pseudo-Kira. L'assassin pense donc ne rien risquer, et c'est pour cela qu'il ne l'a pas tuée. C'est cette théorie qui semble la plus logique.

Dans ce cas, ce n'est pas l'assassin qui la menace de la tuer si elle nous révèle quelque chose, mais plutôt la Wammy's House, comme l'a sous-entendu Grendel. Mais pourquoi est-ce que l'institution les menacerait tous les deux ? Pourquoi passerait-elle d'un financement de Franz Levy à une menace vis-à-vis de sa fille et son majordome ?

Franz a-t-il fait quelque chose qui a déplu à l'institution ? »

Quatrième sucre. Le liquide commençait à saturer, mais Elio accomplissait le geste avec plus de mécanique que de véritable plaisir. Son regard était vide, rien d'autre n'existait que son monologue intérieur. Il n'eut aucune réaction lorsque le papier qui enveloppait la sucette crissa désagréablement sous ses doigts.

« Le lendemain, Levy se rend compte qu'il a trop parlé, vers 6 heures, dès son réveil. Il s'aperçoit que sa rencontre le met en péril. Il appelle son notaire pour régler le testament. Il se dispute avec sa fille, peut-être parce qu'il lui dit ce qu'il s'est passé, et qu'elle lui reproche sa bêtise.

Puis il téléphone à cette fameuse personne que nous n'avons pas pu localiser. Soit « pseudo-Kira », soit « Christensen A. », dont le numéro de téléphone n'a comme par hasard pas pu être tracé par les services de Near. Cet homme a financé les recherches de Levy, comme la Wammy's House. Levy a pu lui dire ce qu'il avait fait, demander de l'aide, mais elle lui a été soit refusée, soit un rendez-vous a été donné dans un lieu qu'ils connaissaient bien tous les deux : le musée de Levy.

Levy s'y rend, puis repart, et c'est là que l'assassin passe à l'acte. »

La sucette au caramel s'immergea dans le café, et racla le fond couvert de grains de sucre. Elio eut du mal à la faire tourner les premières fois, mais il persista, et le crissement finit par s'atténuer en même temps que le sucre se dispersait et fondait dans le liquide chaud. Soulevée par son geste, de la fumée monta jusqu'à son visage. Il ne la sentit pas.

« L'assassin. Il reste plusieurs possibilités.

La première, Aleksander, le beau-frère. Mais il n'a eu aucun contact avec Levy depuis des années. Aucun coup de téléphone n'a été relevé entre eux à la plage horaire qui nous intéresse. Je ne pense pas que ce soit lui.

La deuxième, un des enfants des nazis que Levy a aidé à arrêter. Mais d'après tous les noms que nous avons, aucun d'entre eux n'a l'air d'avoir un lien avec la Wammy's House. En plus, le meurtre de Levy ressemble bien plus à l'amorce d'un plan plus vaste qu'à une vengeance. Et pourquoi cette personne aurait-elle brûlé la Wammy's dans la foulée ? Non, ça aurait marché si ces personnes avaient un lien avec la Wammy's, mais ça n'est pas le cas.

La troisième, une gênante : pseudo-Kira contrôlerait Levy depuis plus longtemps que nous le pensions. Il a fait en sorte que Franz agisse afin de nous embrouiller, passant des coups de téléphone à une fausse adresse, s'agitant au mauvais jour alors que tous deux sont entrés en contact bien avant. Il est même possible qu'il contrôle Heide ou Grendel par Death Object, pour nous garder focalisés sur eux : nous n'avons aucun moyen de vérifier si c'est le cas ou non. Peut-être même que l'assassin a manipulé quelqu'un d'autre en écrivant son nom, afin de le faire se rendre auprès de Levy entre 18 et 21 heures. Après, il n'a plus eu qu'à ordonner à la personne de se tuer d'une manière discrète.

Mais, non, ça ne colle pas. Pseudo-Kira ne semble pas assez subtil pour ça. S'il manipulait à ce point les Levy, il aurait pensé au plus évident, et n'aurait pas fait mourir Franz d'une crise cardiaque. Une crise cardiaque, on pense tout de suite à Kira. Alors que la mort d'un vieil historien par carambolage n'aurait rien eu pour attirer Near.

Non, l'assassin est certainement entré en contact avec Levy au moment que nous avons repéré. Et en personne.

Quatrième possibilité : Christensen A. Un homme qui a financé Levy, et qui l'a « soutenu lors de ses recherches ». Un homme qui l'a aidé, exactement comme la Wammy's House. Nous n'avons ni son nom, ni son visage, ni son adresse. Aucune information. Ça pourrait être un homme de la Wammy's House. Ou un homme contre la Wammy's House, qui l'aurait fait brûler dans la foulée.

Non, c'est plus sûrement un homme de la Wammy's House : Grendel nous a dit que c'était l'institution qui les menaçait, lui et Heide. Qui les empêchait de dire quoi que ce soit.

Problème : Pourquoi Christensen aurait-il fait brûler l'orphelinat, s'il est d'accord avec la Wammy's House et travaille pour elle ? Et pourquoi aurait-il attendu si longtemps avant de tuer Levy ? Le livre « Même eux ne savent pas » est prévu depuis plus d'un an. Il n'y a eu aucun autre événement marquant dans la vie de Levy.

A moins.

A moins que cet homme, Christensen, et la Wammy's House, ne veulent empêcher que notre équipe ne mette la main sur le livre. Mais ils auraient eu intérêt à empêcher sa publication bien avant, dans ce cas.

Et si Christensen avait essayé ? Essayé sans succès de lui faire renoncer à publier le livre ? Et s'était résolu à tuer Levy, en voyant qu'il ne renonçait pas et que la date de publication approchait ? Ça expliquerait l'absence de contact repérable par la police : la Wammy's House est assez habile pour masquer ses prises de contact, en admettant que Christensen en fasse partie…

Mais ce ne sont que des suppositions. On ne peut pas s'avancer à ce point, nous ne connaissons même pas le nom entier de Christensen. Et ça n'explique toujours pas pourquoi la Wammy's a été brûlée par pseudo-Kira. Non, ça ne peut pas être cet homme. Pas s'il fait effectivement partie de la Wammy's House. Ce n'est pas logique.

Tout ça n'a aucun sens.

Dernière possibilité. L'assassin est un parfait inconnu, choisi selon des critères de Ghost. Critères inconnus, puisque le but du roi, son profil psychologique et sa vie d'humain sont inconnus. Nous ne pouvons pas le rattraper si nous ne savons rien du tueur.

Quelque chose nous échappe. Il manque une pièce au puzzle.

Une pièce qui se trouve entre 18 et 21 heures, le 12 juin. »

Elio sortit la sucette de la tasse, la cogna légèrement contre le bord pour ne pas qu'elle coule, et la posa sur le côté. Il était définitivement bloqué. Il manquait quelque chose d'essentiel, et sans cela, il ne pourrait pas avancer d'avantage.

Une fois sorti de sa réflexion, une vague de sensations l'assaillit d'un coup. L'arôme du café qui tiédissait, celui du caramel, la douceur du sucre et les vapeurs chaudes contre son visage le froid de la chaise contre ses pieds nus. Il inspira, et prit la petite hanse avant de porter la tasse à sa bouche. Le liquide lui brûla la langue, mais il ne recracha pas. Il avala, tant pis pour sa gorge qui se contractait. On ne gâche pas du café.

Une seconde après, une sorte de tremblement parcourut son corps et le fit frissonner. Il se retourna, une demi-seconde avant que la porte ne s'ouvre.

Son cœur accéléra lorsqu'il reconnut Lucian dans l'encadrement, avec son visage hautain des mauvais jours. Un instant, la joie le prit, toute simple, de le revoir. Il sourit et ouvrit la bouche pour l'accueillir. Lucian lui épargna cette peine en le coupant :

« — Ne gaspille pas ta salive. Je ne reviens pas me réconcilier, mais parce qu'ici, c'est ma chambre. »

Elio referma immédiatement la bouche. Muet, il observa son frère clore la porte, entrer avec raideur, et vérifier que les caméras de surveillance étaient bien éteintes. Afin d'être sûr qu'Elio ne les rallume pas, il enleva sèchement toutes leurs prises, et alla s'asseoir à la table de verre repoussée à l'autre bout de la pièce. Là, il sortit de sa valise une série de boites en carton, les plaça en rangs d'oignons, et en sortit des plumes afin de vérifier leur état et les classer. Un geste inutile : Elio savait que son rangement était parfait. Lucian voulait simplement s'occuper les mains, et éviter de parler avec son frère.

En somme, il boudait.

Elio eut un sourire un peu désabusé. C'était lui qu'on disait puéril, mais Lucian n'était guère plus mature que lui. Il lui fallait trouver un moyen de le dérider, et pour cela, il devait agir avec précision, et appuyer exactement au bon endroit. Il sentait, à l'atmosphère et aux vagues de rancune qui émanaient de Lucian, que celui-ci était très fâché. Mais pas seulement. Elio but une nouvelle gorgée de café en l'observant discrètement, réunissant ce qu'il percevait chez lui. De la rancune qu'il ne lui ait parlé de son expérience avec le Death File, mais aussi une grosse dose d'orgueil qui l'empêchait de venir faire la paix. Une dose plus importante, au fond, que la colère elle-même.

Elio soupira, moitié de soulagement, moitié de fatigue. Lucian n'était pas furieux au point de lui tourner le dos très longtemps. La fracture n'était pas définitive, elle était juste aggravée par le stress, et surtout, la fréquence de leurs disputes ces derniers jours. Elio maudit Ryûk, qui heureusement avait quitté la pièce quelques minutes plus tôt. Il avait prétexté jeter un œil à la confrontation entre Near et Grendel, mais Elio le soupçonnait de vouloir plus précisément jeter un œil à Near, dont le comportement lui avait paru si étrange. Et sans doute chiper quelques pommes en cuisine.

Maintenant, il lui fallait trouver un moyen de contourner les défenses de Lucian.

Penchant la tête en arrière, Elio inclina la tasse de manière à ce que les dernières gouttes de café –ses préférées, les plus sucrées- lui tombent dans la bouche. Il aimait ce moment, mais la lenteur du liquide saturé de sucre l'exaspérait. Il formait une sorte d'agrégat brun tout au fond, et qui glissait sans se presser pour le plus souvent s'arrêter juste avant le bord. Il grommela, et prit sa sucette pour racler la porcelaine et accélérer le mouvement. Gourmand, il la retourna plusieurs fois dans sa bouche ensuite.

Le dos de Lucian était raide. Mais il y avait quelque chose de léger dans sa manière de bouger les mains, d'aérien, presque. Ses plumes l'apaisaient, et ses doigts se faisaient doux et précautionneux lorsqu'ils effleuraient les barbes pour les dépoussiérer. Il les lissait comme un oiseau pour sa toilette, ou plutôt, comme une mère nettoie ses oisillons pour que le duvet de leur corps les protège du froid.

De la tendresse.

La gorge d'Elio se serra un peu.

Il cala la sucette entre ses dents de derrière. Une boule obstruait son œsophage. Il se souvenait de ce qu'avait dit Grendel sur le refus de toute adoption à la Wammy's House. Il avait trouvé cela terriblement vrai. Quelque part, il s'était senti orgueilleux à ce moment, d'avoir le droit, lui, à une famille. A de l'amour. C'était extrêmement rare dans l'histoire de l'institution, et les rares fois où des frères et sœurs arrivaient chez eux, soit on les séparait pour « rendre leur travail plus efficace et leur éviter les distractions », en envoyant un dans un pays si lointain qu'on ne le revoyait jamais, soit on prétendait que l'un d'eux n'était pas assez intelligent pour rester, n'avait pas passé les tests avec succès.

La plupart du temps, curieusement, cela s'avérait faux. A croire que leur intelligence avait quelque chose de génétique. Les frères et les sœurs, souvent, avaient un QI très élevé, mais des façons de l'utiliser différentes, et on s'en servait pour prétexte. Souvent, au sein d'une même famille, il y avait un enfant doté de l'intelligence mécanique et lisse de la Wammy's, et un autre d'une perspicacité plus humaine, possédant une forte compréhension des sentiments et un instinct puissant.

La compréhension des sentiments, à part bien cadrée, n'était pas le fort de l'orphelinat. On repoussait toujours celui-là. Les hurlements du recalé qui exigeait de voir sa copie étaient rapidement étouffés : on l'emmenait loin, et Roger refermait doucement la grille.

Elio n'avait pas assisté à ce genre de scènes en personne : on les lui avait racontées. La douleur sur les deux visages, le frère ou la sœur « élue », se débattant pour ressortir et courir derrière la voiture qui emmenait son unique famille l'autre qui essayait d'échapper au Superviseur qui le forçait à quitter l'orphelinat. Elio avait la chance de ne jamais avoir dû subir cela : leur intelligence à lui et Lucian était commune, et si exceptionnelle que les dirigeants de la Wammy's avaient fait une entorse à leur règle et les avaient acceptés ensemble. Peut-être aussi parce qu'ils savaient, au regard d'Elio, à l'expression de Lucian, qu'ils seraient bien capable de détruire l'orphelinat si on les divisait.

Ils étaient l'exception, un peu comme Carlie était celle des filles. L'unique à frôler le podium des premières places. Carlie, oui, c'était d'ailleurs elle qui lui avait raconté ces scènes déchirantes. Il se souvenait de son visage fermé et dur alors qu'elle parlait. En écoutant cela, les enfants plus jeunes qu'Elio ouvraient de grands yeux.

En tant qu'une des seules filles de la Wammy's et la plus âgée, Carlie prenait souvent en charge les enfants à leur arrivée. Les Superviseurs avaient à l'esprit une sorte de stéréotype de mère. Ceci dit, Carlie s'acquittait bien de sa tâche. Elle avait la fermeté nécessaire dans cet univers, et encore une trace de douceur toutefois, que la Wammy's n'avait pas pu effacer. Preuve que l'institution n'était pas parfaite, et que peut-être, elle avait suffisamment de failles pour que…

Comment en était-il arrivé à penser à Carlie ?

C'était la force d'Elio, et son défaut. Son esprit fonctionnait par associations d'idées, et parfois, l'emmenait trop loin de son idée d'origine et de la réflexion qui devait l'occuper. Certes c'était parfois la source de coups de génie, mais dans une enquête, cela pouvait freiner et lui faire manquer des évidences. Heureusement, Lucian était là. Il contrebalançait. Elio l'admettait avec moins de mauvaise grâce que lui : il avait besoin que l'autre le rééquilibre.

Il avait plus qu'un frère. Il avait un jumeau. Et il haïssait tout à la fois Ghost, Ryûk, et même un peu Gray, pour le faire s'éloigner de lui, de réussir là où même la Wammy's n'avait strictement rien pu faire.

Elio croqua la sucette, mais elle était encore trop solide et n'éclata pas. Lucian ne sursauta pas au bruit, mais il vit un ralentissement dans ses mains qui caressaient les plumes.

Pour ramener Lucian près de lui, il y avait plusieurs solutions. Si la bouderie était minime, l'humour ou une grosse bêtise suffisait. Il endossait des yeux de chat humides, et son frère levait les siens au ciel en râlant, mais souriant malgré lui.

En l'occurrence, c'était un peu plus grave, même s'il n'y avait rien d'irrévocable. Il n'y avait qu'une chose dans ces cas-là, qui puisse dépasser l'ego de Lucian.

La curiosité.

Elio esquissa un sourire mutin, et ressortit les lettres de F.

« — Moi, annonça-t-il d'un ton dégagé, mon surnom serait sans doute « Fingers ». Je tiens les choses trop bizarrement entre mes doigts. Ou alors… Peut-être « Flaw ». Une imperfection, c'était un peu ce que j'étais pour les professeurs… Non ? »

Lucian ne s'immobilisa pas, cette-fois. Il était préparé à une tentative d'approche. Mais Elio savait qu'il avait capté son attention. Plus exactement, il le devinait. Rien dans l'attitude de Lucian n'aurait permis à un autre de la Wammy's de le déduire. C'était juste une impression. Elio était toutefois sûr de lui. Complètement sûr.

S'il avait vraiment dû justifier cela avec de la logique, il aurait répondu en haussant les épaules : « parce que Lucian ne peut pas laisser passer quelque chose de si intéressant. » Mais bien sûr, il y avait plus que la logique. C'était cela qui faisait d'Elio quelqu'un de si spécial. Tout comme leur relation était spéciale.

Comme Lucian jouait au sourd, Elio fit d'un coup de langue passer sa sucette au côté opposé de sa bouche, le pressant contre sa joue.

« — Toi, tu serais… Je ne sais pas. « Frozen » peut-être. Pour l'heure, tu as l'air complètement gelé. Pas littéralement bien sûr. Métaphoriquement. Oui, « gelé », ça te va bien. Tu es très beau, et lisse, comme les sculptures de glace. Je suis sûr que Kagami aimerait…

– A quoi tu joues ? »

Elio mordilla la sucette. La réplique de Lucian avait été dite sur un ton très calme, qui ne contenait pas ni de rage, ni de tension. Lucian était intrigué, et peinait à le cacher. Sa phrase était agressive, pas ses intentions. C'était une première victoire, mais Elio savait qu'il ne devait surtout pas sourire, ou afficher son succès de quelque manière que ce soit. On ne vend pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué, un des grands préceptes de la Wammy's. Précepte qu'elle aurait dû appliquer plus souvent, au lieu de créer tant de génies prétentieux.

Elio, conscient du délicat équilibre qu'il venait de créer, s'expliqua d'un ton neutre :

« — Je joue au jeu de F. »

Il y eut un court silence, et Elio vit distinctement Lucian porter une plume de paon particulièrement belle à son menton. Le paon, la fierté. Lucian se demandait si poser la question qui lui brûlait les lèvres n'allait pas compromettre son bel honneur, en dévoilant qu'il n'était pas arrivé à la même conclusion.

« — Quel jeu de F ? » Finit-il par demander.

Sa voix était résignée. Elio sentit le soulagement l'envahir. Leur lien était bel et bien intact. Ses techniques de réconciliation étaient certes imparables, mais ils n'étaient jamais autant entrés en conflit tous les deux, et sur une période de temps si courte.

Afin de pousser un peu Lucian, il s'autorisa à donner une inflexion un peu plus énergique, un peu plus vive à sa voix :

« – Le jeu auquel il joue F avec son correspondant, lorsqu'il donne des surnoms à des enfants de la Wammy's House… qui ont déjà des pseudonymes. »

Lucian ne parvint pas plus à se contenir : il se retourna, le bras appuyé sur le dossier de sa chaise, la plume de paon encore en main. Elio, parcouru d'une vague d'affection, songea qu'il avait eu raison en le nommant « Frozen ». C'était une beauté des glaces, parfaite. Mais une glace auquel son sculpteur aurait donné un peu d'humanité : en-dessous, il y avait l'excitation qu'il ressentait toujours devant un nouveau challenge. Et aussi une forme de soulagement, identique à la sienne : Lucian n'aimait pas plus que lui leurs disputes. Elles le déboussolaient, et en cette période difficile, ils avaient besoin tous deux de se raccrocher à quelque chose de connu.

« — Oui ? » Demanda Lucian.

Poisson ferré ! Diagnostiqua Elio. Ne manquait plus qu'à remonter la ligne. Par souci de le ménager, il redescendit ses pieds de sa chaise et enfila sommairement ses chaussures, afin de paraître présentable. Il leva à moitié les lettres de F, et constata avec amusement que les yeux de Lucian, qui avaient repris un ton brun et chaud, les suivaient comme un animal affamé suit du regard un morceau de viande bien juteux.

Parfois, malgré son désir intense de proximité entre eux, Elio était bien content que Lou ne puisse pas entendre ses pensées.

« — Je te montre ? »

Lucian le fixa avec une mine renfrognée, bien moins digne et donc bien moins distante que la précédente. Il rechignait à céder, et pesait le pour et le contre. Ne souhaitant pas devoir encore attendre, et surtout supporter ses attitudes suffisantes (comme si venir s'asseoir auprès de lui était une immense faveur qu'il lui accordait), Elio décida de lui donner un coup de pouce. Il ramena brusquement et possessivement les feuilles contre lui, provoquant chez son frère un air interloqué, et fit passer sa lèvre inférieure par-dessus la supérieure. Il ajouta avec une voix enfantine :

« — Et en échange, tu me fais un bisou. »

Lucian essaya de s'en empêcher, mais n'y parvint pas. Dramatiquement, il leva les yeux au ciel, et il sourit. Elio se retint de jubiler ouvertement pour ne pas le remettre en rogne. Son frère soupira, et tira sa chaise pour venir s'installer à ses côtés. Il tendit la main pour voir les feuilles lui-aussi, mais Elio les serra plus fort en secouant la tête.

« — Mon bisou d'abord. » Sourit crâneusement Elio une fois qu'il fut certain qu'il resterait.

Lucian le considéra avec un amusement teinté de faux outrage.

« — Quoi ? Ironisa-t-il. Tu ne me fais pas confiance ? A moi, ton propre frère ? »

C'était une blague, mais Elio sentit immédiatement le piège. Lucian faisait référence à ce qu'il s'était passé plus tôt entre eux, et n'admettrait pas de réponse trop légère. Il changea son sourire en mimique gênée.

« — C'est pas ça. C'est que je l'attends depuis ce matin. Je n'en ai pas eu de toute la journée. »

Manière d'avouer une forme de faiblesse, un besoin physique. Elio les mettait à égalité, et cela autorisait Lucian à lui réclamer une information : en cas d'échange, un baiser contre une explication, Lucian ne serait pas mortifié.

Le regard de Lucian s'adoucit encore, et il prit son visage dans sa main pour l'embrasser, non sur la joue mais sur les lèvres. C'était devenu rare. Son cœur diffusa une agréable chaleur dans sa poitrine et dans ses veines.

Lucian frotta leurs nez et cogna leurs fronts ensemble, selon leur rituel. Son regard avait repris tout ce qu'il aimait le plus chez lui : une intelligence alerte en même temps que de la sensibilité. Une sensibilité qui était pour lui. Que pour lui.

« — Maintenant que tu es assuré de ma fiabilité, ronronna Lucian, j'ai le droit de savoir ? »

Il avait usé de son ton le plus enjôleur, celui qui faisait virer ses camarades écarlates à la Wammy's, garçons ou filles, et ce malgré leur animosité envers les jumeaux. Elio, insensible à cette démonstration de charme, lui tira la langue.

« — Moui, je pense que ça va pour cette fois. »

Il lui confia les précieuses feuilles, que Lucian défroissa avec un air critique.

« — Pas ma faute, bouda Elio en mâchonnant sa sucette. Elles étaient déjà comme ça.

– Tu en as mis plein sur ton tee-shirt, regarde-moi ça. » Soupira Lucian, époussetant ses vêtements sans tenir du tout compte de sa dernière phrase.

Elio grogna sans répondre.

Lucian, qui avait posé sur ses genoux les lettres de F le temps de rhabiller son frère, les reprit et les mit entre eux, sur la petite table. Sans qu'Elio n'ait besoin de le lui demander, il arriva aux pages où F énumérait cette étrange liste de personnes portant des pseudonymes en F -Fake, Failure, First, Follow, Fox, Famous et Fall-. Cela les avait intrigués à plusieurs reprises, mais ils n'avaient jamais trouvé d'hypothèses satisfaisantes. Ces membres de la Wammy n'étaient pas connus, alors que tous les noms avaient été conservés par les orphelins, dans les histoires qu'ils se racontaient.

« — Quand je suis sorti de la chambre tout à l'heure, dit Lucian en caressant son menton avec la plume, j'ai pensé à une chose : ces personnes nommées en F pourraient faire partie de l'organisation montée contre la Wammy's House. Free et son correspondant en parlent comme de personnes proches, et il y a bien sûr le fait qu'ils soient tous sous la bannière de « F ». En même temps, je ne suis pas certain que ce soit ce que tu avais en tête…

— Pas tout à fait, admit Elio, soulagé que Lucian ne reparle pas de son départ avec raideur. Mais c'était une bonne idée. »

Il sortit la sucette de sa bouche, la lécha soigneusement pour éviter de tâcher le vieux papier, et désigna successivement avec elle chaque nom de la lettre.

« — C'est Grendel qui m'y a fait penser tout à l'heure, dit-il. Lorsque Near et lui ont évoqué la signification de leurs pseudonymes respectifs, et à quel point ils ne collaient pas avec leur personnalité selon eux. A un moment, Free et le correspondant discutent du choix du nom. Ils disent : « Ah, très bon choix de nom pour ce cher mainate. » et, pour un caméléon : « Je l'ai appelé du vrai nom de Fake. C'est approprié, n'est-ce pas ? ». Ou encore : « Roger a toujours eu un drôle d'instinct pour choisir vos pseudonymes. Par exemple celui de First : imagines-tu plus opposé à son caractère ? » Free et son correspondant souhaitent faire coller le choix du nom avec la personnalité, à l'inverse de ce que fait la Wammy's House. Donc je me suis demandé quelles personnalités transparaissaient derrière ces pseudonymes, réattribués en fonction de la personne derrière. »

Lucian le dévisageait avec un mélange d'admiration et d'avidité, curieux d'entendre la suite. Elio fut très soulagé de n'y voir aucune trace de jalousie ou d'amertume, pour une fois, et poursuivit plus rapidement encore :

« — En voyant Grendel n'être pas une nouvelle donnée pour l'enquête, mais le resurgissement de quelque chose d'ancien… Ça, combiné avec ces phrases : « Même Fake ne s'en est pas affranchi. Il gardait toujours cette logique de perdre ou de gagner. First n'y a pas réussi non-plus, car au final, son but restait le même que celui de la Direction, il employait juste d'autres moyens que ceux qui étaient politiquement corrects. » C'est là que je me suis dit… Et si ces noms n'étaient pas ceux de personnes qu'on ne connaît pas, mais bien d'orphelins dont nous connaissons tous l'identité ?

— Et dans ce cas, s'agita Lucian dont les joues prenaient une teinte rose sous l'effet de l'excitation, ces noms en F seraient là pour coder son courrier, remplaçant des noms connus par d'autres, au cas-où les Superviseurs ou quelqu'un d'indésirable…

— …aurait mis la main dessus ! Acheva Elio, dont les orteils frétillaient de manière incontrôlable. Dans ce cas, la lettre devient claire : ils parlent d'enfants de la Wammy's que nous connaissons sous un autre pseudonyme. »

Lucian, frénétiquement, feuilleta le courrier à la recherche d'indices. Elio s'appuya contre son épaule pour mieux voir, et fourra à nouveau la sucette dans sa bouche. Il en profita pour abandonner à nouveau ses chaussures, et se frotter avec délice les orteils ensemble. Quelle abomination c'était que ces choses qui emprisonnaient les pieds et les comprimaient avec des lacets et des semelles –vrais instruments de torture.

« — En parlant de « First », marmonna Lucian en suivant une ligne d'un doigt frémissant, F dit de son corps dans le cercueil qu'il est « dans un état pitoyable ». Puis il est dit : « Tu as bien fait de simplement aller brûler un cierge à First. C'est plus discret, et je pense qu'il aurait adoré ça. »… Est-ce que ça ne serait pas…

— Mello, souffla Elio. Brûlé dans l'incendie provoqué par Kira, donc dans un mauvais état, et très religieux, aimant les symboles. Les bougies, les cierges, les recueillements dans une église. Mello : « first », le « premier ». Ça n'est pas étonnant, si on continue de supposer que ces deux-là sont contre la Wammy's House : pour eux, le premier et le successeur légitime est celui qui s'échappe du carcan, pas celui qui y reste comme Near.

« On ne pouvait que l'aimer, ou le haïr du plus profond du cœur. Impossible d'être indifférent, quoi que prétende Failure. », murmura Lucian, sourcils froncés. Failure, l'« échec » serait donc l'opposé de First, un être à l'apparence indifférente. Si on continue selon ta logique, il s'agit de Near. Il a perdu, parce qu'il est resté comme la Wammy's House le voulait. Et son apparence est perpétuellement distante, indifférente. Oui, ça se tient.

— Après, il y a Follow, enchaîna Elio, agitant avec agacement sa sucette en direction des papiers. Celui-là est plus difficile.

— Il est mort en même temps que First, donc Mello, dit Lucian. Puisqu'ils parlent de sa tombe située juste à côté. Et son nom indique quelqu'un qui « suit » les autres. Il y avait cet orphelin, ce troisième du classement qui s'est fait tuer par Kira parce qu'il suivait Mello dans son plan… Matt, se souvint-il.

— Et Fake ? Demanda Elio. Un « faux », donc. Le nom que F a donné ensuite à son caméléon. Le nom de quelqu'un qui a essayé de s'affranchir de la Wammy's House… Quelqu'un de rebelle et changeant d'apparence, quelqu'un qui serait un faux, un faux L par exemple… Ça serait Beyond Birthday. »

Ils échangèrent un regard brillant. Ça n'était certes pas un grand avancement dans l'enquête, voire même ça n'en était pas un, mais faire fonctionner leur cerveau et trouver quelque chose, après tout ce temps… Cela les réconfortait, et leur donnait l'impression qu'ils pourraient résoudre le reste.

« — Je me demande vraiment pourquoi je n'y ai pas pensé plus tôt, s'énerva Lucian en repoussant sa frange de son front. Maintenant qu'on l'a vu, ça paraît tellement évident. Il y a des indices partout dans les lettres.

— Ça n'était pas évident, corrigea Elio. Parce qu'on avait toutes ces autres choses à penser à côté. Et au fait, ça faisait longtemps.

— Longtemps que quoi ? » S'étonna Lucian.

Elio mima son geste précédent de repousser ses cheveux.

« — Ça faisait longtemps que tu n'avais plus fait ce geste. »

Lucian parut perplexe, et refit lentement le même mouvement, appuyant sur son front.

« — Oui, c'est vrai. Je n'avais pas fait attention. Le stress, sans doute. »

Lucian paraissait perturbé par sa remarque, alors il n'insista pas.

A l'orphelinat, on gardait tout le temps ses tics. Les perdre était quelque chose de l'ordre du fantasme. On ne pouvait les atténuer que très difficilement, comme Grendel avec son rictus intermittent. Sans doute avait-il diminué à cause du stress. Ou bien… Ou bien les changements provoqués par Ryûk. Elio avait parfois l'étrange impression que le dieu faisait ressurgir quelqu'un d'autre chez Lucian, quelqu'un qui aurait existé avant, et ailleurs, et qui ressemblait à son frère sans l'être tout à fait.

Elio croqua dans sa sucette, et cette fois, elle fut broyée par la pression de ses dents.

« — Fall ? Demanda-t-il en mâchant. Le pseudonyme choisi par Roger est décrit comme « atroce d'ironie ».

— Le prénom de quelqu'un qui est « tombé », qui a chuté, fit pensivement Lucian, jouant avec sa plume. Nous avons éliminé Beyond et Mello, il reste ceux qui ont refusé leur lettre à la Wammy. Il n'y en a pas beaucoup. »

Elio fit la grimace. Il n'aimait pas ces histoires morbides. Carlie ne les racontait d'ailleurs que lorsqu'il avait été particulièrement insupportable, pour le punir.

« — K ? Suggéra-t-il sans enthousiasme. Celle qui a créé ce virus dévastateur en Thaïlande ?

— Son pseudonyme n'était pas ironique, releva Lucian. « Keep », « garder ». Elle a certes dérivé de ce qu'elle était censée faire, mais par rapport à ce qu'on sait de sa personnalité, je ne vois pas la contradiction.

— J ? Demanda Elio. Cet homme, la doublure de L qui a tout révélé aux criminels qu'il était censé infiltrer ?

— « January ». Arrivé au mois de janvier. C'est là qu'on voit toute l'imagination des dirigeants, ironisa Lucian. Non, je n'y vois pas d'ironie, par contre. »

Ils firent silence un moment, réfléchissant chacun de leur côté.

« — Peut-être que ça n'est pas un orphelin qui a trahi, mais un orphelin qui s'est fait tuer, suggéra Elio. Perdre, c'est être déchu, chuter. Mourir, c'est perdre.

— Peut-être… Dit lentement Lucian. Peut-être quelqu'un qui n'a pas été tué, mais qui s'est tué. A ? Alice ?

— Alice… (Les yeux d'Elio s'écarquillèrent d'un coup). Alice au pays des merveilles. Elle est là l'ironie ! A était étudiante à la Wammy's, tout l'opposé du pays des merveilles. Et elle a fini par se suicider. »

Ce fut à Lucian de grimacer devant tant de mauvais goût. Il secoua un peu les feuilles, comme pour en chasser la mort.

« — Il nous reste Fox et Famous, récapitula-t-il.

— J'avoue que je sèche, dit Elio, penaud. C'est peut-être, comme Grendel, le nom d'orphelins que les histoires ont moins gardés en tête, dont on a moins transmis les noms…

— Parce qu'ils étaient moins haut dans le classement. » Acheva acerbement Lucian.

Elio acquiesça en silence, et Lucian se pinça l'arête du nez. Il s'était suffisamment énervé pour la journée, et voulait conserver son calme. La colère gênait la réflexion.

« — J'en suis même venu à penser qu'il pourrait s'agir de personnes extérieures à la Wammy's House, supposa Elio. Quand F et son correspondant en parlent, Fox et Famous ont l'air d'être venues exprès pour l'enterrement de Mello.

— Ça voudrait dire que ces deux-là se sont liés à Mello à l'extérieur de la Wammy's, fit Lucian en massant la base de son nez, les yeux fermés. Et à Free aussi. Une femme et un homme, et on sait que la première, Famous, a interdit à Free d'aller à l'enterrement de peur qu'il ne soit traumatisé.

— Une enseignante, peut-être ?

— « Famous », cela veut dire « célèbre ». Les enseignants de la Wammy's House se gardent bien d'être trop connus. Et on s'en serait souvenus, si elle avait marqué l'histoire de l'orphelinat. Et qu'est-ce que tu fais de « Fox » ? Le renard… »

Ils soupirèrent à l'unisson. Voyant que son frère continuait son massage et serrait les lèvres pour combattre la douleur, Elio s'inquiéta :

« — Tu as très mal à la tête ?

— C'est rien, le rassura-t-il. Juste des acouphènes. Ça me vrille les oreilles et ça me colle la migraine. C'est très fréquent, en ce moment. »

Il était penché, les coudes sur les genoux, tâchant de faire partir la douleur. Elio se courba pour avoir le visage à son niveau, compatissant.

« — Renverse-toi en arrière, sur le dossier. » Proposa-t-il.

Lucian obtempéra. Malgré son évident scepticisme, il paraissait avoir trop mal pour lui désobéir. Ses beaux traits étaient crispés. Avec délicatesse, Elio posa sa propre main sur le front de son frère. En contraste, Lucian était brûlant, de cette chaleur presque fiévreuse qui survient quand on a la migraine. Le contact d'Elio le soulagea immédiatement : ses traits se détendirent, il ferma les yeux et poussa un soupir. Elio sourit, bien qu'il ne puisse pas le voir. Il appuya plus fort sa paume, et toute trace de souffrance disparut.

« — Tu es un magicien, murmura Lucian. Je vais finir par croire à tes bouquins sur les démons. »

Elio rit doucement. Ses dents de devant taquinèrent le pouce qu'il avait de libre, et se cognèrent à son ongle.

« — Les sorciers qui convoquent des démons pour faire leur travail n'ont pas assez de puissance pour œuvrer eux-mêmes, dit-il avec plus de sérieux. Moi, je n'invoque rien. Je n'en ai pas besoin. »

Lucian ouvrit les yeux. Ils se fixèrent, durant quelques secondes où la voix posée d'Elio et son timbre adulte paraissaient parfaitement raisonnables. Elio vit un doute flotter dans le regard de Lucian. De sa main, il avait si vite fait partir la douleur qui le taraudait…

Puis Lucian éclata de rire, brisant cet instant d'indécision. Elio le suivit, feignant la boutade alors que ça n'en avait été qu'à moitié une.

« — Si ça marche aussi bien, tu peux toujours essayer de jeter un sort ou deux à Near, plaisanta Lucian (qui grimaça dès qu'Elio retira sa main).

— Bah, fit Elio en reniflant d'un air faussement supérieur. Il n'est pas digne de mes maléfices. Et il est tellement sceptique que même en voyant un démon du troisième cercle lui foncer dessus, il serait capable de lui dire d'un ton monocorde : « bonjour monsieur le démon, pouvez-vous me passer le robot en plastique qui se trouve juste à côté de votre aile gauche ? Et ne le rayez pas, j'y tiens. » »

C'était si bien imité que Lucian rit de plus belle, à gros hoquets sincères. Elio se sentait revivre, à l'écouter rire comme ça.

Malheureusement, leur moment d'intimité ne dura pas : quelqu'un frappa à la porte, et ouvrit sans demander son avis.

Lucian se redressa d'un coup, et Elio pulvérisa les restes de la sucette entre ses molaires.

Depuis le couloir, froid et nonchalant, Grendel les fixait.

Qu'est-ce qu'il fiche ici ? Il devait être parti !

Lucian eut un geste aussi rapide qu'instinctif pour cacher sa plume de paon. Il se mit tout de suite debout pour faire face à cet adversaire potentiel. Elio, au contraire, se recroquevilla d'autant plus et le fixa d'un air hostile. Il tâcha de rassembler ses esprits, malgré l'effet de surprise, mais c'était moins facile à dire qu'à faire. Cet espèce de traître avait attendu le moment où ils étaient vulnérables : un moment d'humanité, passé à rire et à plaisanter à deux.

« — Ne vous dérangez pas, dit Grendel d'un ton qui laissait supposer qu'il n'était pas du tout désolé. Je ne faisais que passer, et je vous ai entendus. »

Elio eut envie de lui rétorquer que s'il avait été sous la lettre P, il aurait pu se nommer Pinnochio. Lucian lui-aussi parut choqué par ce mensonge. Depuis quand un membre de la Wammy's House, qui ne connaissait strictement rien au plan du SPK, passait par hasard exactement devant la chambre des deux successeurs de Near et décidait d'entrer ?

« — Ou plutôt non, sourit Grendel en notant leurs regards noirs. Pour être exact, je vous ai suivi quand vous êtes revenus à votre chambre (il parlait à Lucian cette fois), et j'ai attendu un peu avant de me manifester. »

« Il nous a écoutés pour voir si nous disions quelque chose d'intéressant. » Traduisit Elio, furieux.

Grendel entra sans complexes, de son pas fluide entravé au dernier moment. Il regardait autour de lui avec curiosité, comme un enfant dans un lieu inconnu. Mais c'était de toute évidence une attitude de façade, pour se donner le temps de réfléchir. Lorsqu'il eut fini, il se planta devant eux.

De près, il était bien plus impressionnant qu'au-travers des caméras. Son visage était changeant selon ses inclinaisons de tête, entre très vieux et très jeune, et ressemblait plus encore à celui d'un rapace. Le plus bizarre, toutefois, c'était le fait qu'ainsi, droit devant eux et sans bouger, il approchait si évidemment des trente ans. Elio n'aurait jamais pensé qu'un des leurs puisse ainsi grandir. Near, avec son apparence encore enfantine, n'avait pas su le mettre face à cette réalité.

Lucian devait se faire les mêmes réflexions, car il portait un regard très étrange sur Grendel. Elio le sentit hésiter entre plusieurs attitudes, et moins habituel, réfréner un brin d'exaltation. Lucian n'aimait pas parler aux autres habituellement. A sa grande surprise, Elio le vit soudain se détendre, et sourire à l'autre d'un air affable. Même sa voix, quand elle sortit, avait de la douceur et de l'innocence. On n'aurait jamais pu croire à un génie manipulateur, et d'autant plus dangereux qu'il était pris par surprise.

Lucian n'avait jamais si bien joué, et pour une raison obscure, cela inquiéta Elio.

« — Je suppose que vous avez quelque chose à nous dire ? Parlez Grendel. Nous sommes prêts à écouter, nous. »

Sous-entendu : « contrairement à Near ». Grendel ne parut déconcerté qu'un instant. Sûrement était-il habitué à ce genre de tactique, celle dite de l'oreille compréhensive. Mais qu'il ait tout de même laissé paraître son trouble signifiait que Lucian s'était incroyablement amélioré, depuis le temps où il peinait à amadouer Manus, Nape et Carlie. Maîtrisant avec difficulté une conversation avec des génies de son âge, il parvenait maintenant à exercer son charme sur un adulte.

« — Merci de vous sentir aussi… Concernés. Lâcha Grendel avec un peu de dérision. Je n'étais pas venu pour me confier, mais pour vous mettre en garde.

— Nous n'avons pas besoin de mise en garde, trancha Elio. Vous êtes dans notre chambre, veuillez ressortir par où vous êtes entrés, et bien fermer la porte. »

Il n'était pas ordinairement si agressif, mais sa relation en dents-de-scie avec Lucian le mettait sur les nerfs. Il avait peur que le sujet Grendel provoque une nouvelle dispute entre eux, alors qu'ils s'entendaient si bien en résolvant l'énigme de F.

« — Elio, allons, le gronda doucement Lucian en prenant un air surpris. Tu ne vas pas le renvoyer déjà ? Moi ça m'intéresse, ce qu'il a à dire. On peut peut-être apprendre quelque chose de plus. »

Il ne s'opposait pas à lui parce qu'il était en colère, comprit Elio à l'insistance de son regard. Il voulait poursuivre sa manipulation. Mais alors que ce genre de tactiques ne lui avait jamais posé de problèmes moraux, aujourd'hui, Elio se sentait nerveux.

« — J'étais venu vous mettre en garde contre Near, acheva Grendel. Vous êtes ses successeurs désignés.

— Comment l'avez-vous su ? Attaqua immédiatement Elio.

— Deux enfants de la Wammy's House, discutant de l'institution au cœur du SPK, expliqua Grendel sans se démonter. Seuls les successeurs rencontrent L et participent à ses enquêtes. Et encore, pas toujours. »

Il s'assombrit, et Elio se tut. Ce qu'il allait leur dire était important, et sincère. Cela ne comportait pas de piège : Grendel cherchait à les aider.

« — L n'est pas infaillible, martela-t-il. Il peut commettre des erreurs, ne pas voir ce qu'il se produit parfois sous son nez. Il peut être aveuglé, à force de trop se reposer sur la Wammy's House et ses envoyés.

— Nous le savions, intervint Lucian sans agressivité.

— Je ne crois pas, non. Vous savez théoriquement. Vous n'en avez pas pris conscience. Ne faites pas confiance à qui que ce soit à l'intérieur de la Wammy's House. »

Ses yeux se troublèrent alors. Il avait remarqué le mouvement d'Elio, qui avait sorti un ruban de sa poche et l'avait enroulé autour du poignet de Lucian.

« — Vous êtes… ? Demanda-t-il, la voix un peu altérée.

— Frères. » Compléta Elio, avec moins de colère dans la voix.

Il se doutait que Grendel, si sensible à la question familiale, les respecterait pour ça. En effet, lorsqu'il leur rendit leur regard ensuite, il paraissait moins hostile, et leur sourit même un peu maladroitement.

« — Alors je rectifie : ne faites confiance à personne à part l'autre. Et ne perdez pas ça. »

Le « ça » avait été assorti d'un mouvement pour désigner le ruban. Elio et Lucian, à l'unisson, baissèrent la tête pour le regarder, et refermèrent leurs doigts dessus. Grendel, comme pressé de les laisser entre eux, fit demi-tour. Cependant, à la gêne de son pas, Elio devina que quelque chose le tracassait encore.

Il avait raison. Arrivé près de la porte, Grendel fit à nouveau volte-face. Son émotion d'avant n'était plus visible, il paraissait juste froid et nerveux.

« — Je sais que la Wammy's House a brûlé, assena-t-il d'un coup. Mais avant… Dans votre génération… Quelqu'un était-il sous la lettre G ? »

Il paraissait inquiet, et Elio n'aurait su dire si c'était parce qu'il craignait un oui, ou un non.

« — Oui, il y avait un G, lui apprit Lucian. Gardian. Il était dans les premiers du classement. »

L'idée sembla réconforter Grendel, autant que lui coincer quelque chose d'amer dans la gorge. Même après toutes ces années, il ne pouvait pas s'empêcher de demander des nouvelles, de vouloir savoir. Et d'être heureux que sa lettre soit bien classée. Les séquelles étaient irréversibles.

Il se détourna, et cette fois, leur dit d'une voix sourde :

« — D'un mal ne viendra jamais un bien. »

Cette phrase fit sursauter Lucian, et presque rompre le bâtonnet de la sucette entre les canines d'Elio.

« D'un mal viendra un bien », c'était exactement ce que Grendel avait dit à Near en sortant de la salle de contrôle.

Etait-ce juste pour leur redire cette phrase, et souligner sa cruciale importance, que Grendel était venu leur parler ?

Grendel les laissa songeurs, Elio tordant le bâton blanc en tous sens, Lucian le regard dans le vide. Puis Lucian se pencha pour chercher un ordinateur dans ceux qu'on avait mis à leur disposition. Il l'installa immédiatement sur ses genoux, et tapa quelque chose sur le moteur de recherche, cliquant tour à tour sur les premiers liens donnés. Ses lèvres remuaient en lisant, et il faisait défiler rapidement les pages.

Elio retira le bâtonnet de sa bouche, songeur. Il était plié, cassé. Inutile et comme ridé.

« — Tu crois que tu ressembleras à quoi, quand tu seras grand ? » Murmura-t-il, autant à lui-même qu'à son frère.

Question enfantine. Question cruelle. Cela leur rappelait à quel point ils n'étaient encore que des enfants, génies coincés dans des corps d'adultes, orphelins qu'on n'avait jamais autorisé à être irresponsables. Lucian releva immédiatement les yeux, et lui-aussi avait l'air grave et triste.

« — Pas à eux, j'espère. » Se contenta-t-il de dire.

Near.

Grendel.

Lucian était aussi perturbé que lui. Il enroula un peu plus le ruban autour de son poignet pour en réduire la longueur, alors que d'ordinaire il n'avait de cesse de s'en plaindre et de tirer dessus en râlant.

Elio jeta le bâton par terre, dans un coin, alors que Lucian revenait à ses recherches.

« — Tu le jetteras avant de ressortir, lui signala laconiquement Lucian. Je ne veux pas de saletés dans ma chambre. »

Puis, en un instant, il changea de visage et sourit à l'invisible. Un sourire mince et victorieux qu'il n'avait plus vu depuis longtemps.

Elio devina sa phrase une seconde à l'avance.

« — D'un mal viendra un bien, récita Lucian. J'ai trouvé. J'ai trouvé ce que voulait dire Grendel. »


How to use it :

Lorsqu'un humain a les yeux avec un pacte, cela n'a aucune incidence sur sa santé physique ou mentale, ou du moins pas d'altération autre que le choc de voir les dates de mort de ses semblables.


Berlin

17 juin 2025

Lorsque Near ouvrit les yeux, il eut l'impression de recevoir un coup violent en pleine tête. Il les referma aussitôt, alors que la douleur se plantait férocement dans son front, ses tempes, ses rétines. Le souffle coupé, il appuya son dos contre le lit de Kimberley, et porta une main à sa tête.

Bon sang, qu'est-ce qui lui arrivait ? Lui qui n'était jamais malade ou souffrant… Enfin, à l'exception de ses mains sans cesse plus difficiles à manier. Mais ça, c'était localisé, et facile à oublier quand on en avait pris l'habitude. Il les enfouit dans ses boucles, geste irrationnel pour faire passer la douleur, et cela ne marcha guère.

Near avait vraiment mal. A la réflexion, cette souffrance n'avait absolument rien à voir avec la migraine telle qu'il se rappelait l'avoir subie, quelques fois seulement à son arrivée à la Wammy's House. La migraine était un mal qui vous endolorissait les yeux, une douleur sourde et fuyante, qui lancinait quand elle était vraiment forte, et vous rendait nauséeux. Alors que ça, c'était très différent. Un mélange entre un grand coup asséné au crâne et des… Des courbatures. A l'intérieur de son cerveau. Et encore, pas seulement là, mais jusqu'à ses mâchoires, son dos, sa nuque… Oui, c'était exactement ça. Comme si ses organes étaient tous moulus et courbaturés, fatigués de s'être battus.

Near grimaça, bien content que personne ne soit là pour l'observer. La chambre de Kimberley était un vrai havre, dans lequel ni Rester ni Halle n'osaient se rendre. L'interdiction était tacite, mais solide. Il venait se réfugier là quand il n'avait envie de parler à personne, ou quand Halle le poursuivait trop longtemps de suite pour le persuader de travailler sur une enquête. Et…

…pourquoi diable se trouvait-il dans la chambre de Kimberley ?

Near rouvrit les yeux, et la pièce tangua autour de lui, floue. Elle semblait envahie de purée de poix, mais Near devinait que ça n'était dû qu'à ses yeux embués. Dans ce brouillard, tous les objets se dédoublaient et se refondaient ensemble successivement. Il chercha confusément dans sa tête, aussi nébuleuse que le décor, ce qu'il était en train de faire une seconde auparavant, avant que le mal ne l'attrape.

Il ne trouva pas.

Near sentit, phénomène particulièrement inhabituel, une bouffée de panique faire trembler ses mains. Sa mémoire, son cerveau, c'était tout pour lui. Sa plus grande angoisse était de devenir sénile et incapable. S'il perdait sa mémoire… Il ne serait plus rien.

Non, il ne devait pas avoir peur. Il devait rationnaliser, comme d'habitude, et poser calmement le problème. La peur brouillait la réflexion. Comme la colère. Comme l'amour.

Une petite voix désagréable, celle de Grendel, lui chantonna :

« Et tu as pensé ça par toi-même, petit génie, ou bien tu l'as gentiment gobé ? »

Non. Respirer. Ne pas paniquer. Voilà, Grendel. Near souffla, inspira à fond. Grendel. Il était allé l'interroger. Il avait obtenu des informations. Et ensuite, il était rentré dans la chambre de Kimberley. Il s'en souvenait, bien que les détails lui échappent encore. Mais ce devait être parce qu'il avait mal à la tête. Voilà, il était malade, c'était cela qui causait problème. Il se sentit profondément soulagé à cette idée.

La maladie avait un statut spécial, à la Wammy's House. Un statut étonnamment banal, pour des génies qui craignaient plus que tout que leur cerveau ne fonctionne plus correctement. En particulier lorsqu'elle touchait uniquement au corps, on leur enseignait à la mépriser : à choisir entre un humain ordinaire et au corps sain, et un paralytique génial, les orphelins ne devaient pas hésiter et prendre la deuxième option. Tant que le paralytique était assez entouré médicalement pour faire passer lesdites idées, bien sûr.

C'était une dérive de la Wammy's House qui n'existait pas à son commencement, lorsque le premier L y était entré. On enseignait au contraire l'excellence dans toutes les disciplines, sportives et intellectuelles. On construisait des surhommes. Mais petit à petit, la doctrine avait changé (peut-être pour contrôler plus facilement les orphelins, songea un instant Near). Le corps était devenu méprisable.

La maladie était présente dans le quotidien de leur institution, et on les avait désensibilisés à cela comme on les avait désensibilisés à la vue du sang avec des photographies de scènes de crimes. Quand chaque orphelin avait une forme de psychose plus ou moins grave, ou de mutilation, on s'habituait. Grendel et sa jambe, Beyond et ses yeux, des borgnes, des handicapés… Ils vivaient dans un univers d'éclopés et d'infectés.

Pour eux, enfants élevés dans un mouroir, la maladie était un repère. La maladie était ce qu'il avait connu chaque jour de sa vie, d'une façon ou d'une autre. Elle était une enquête, elle était rationnelle parce qu'elle avait une cause bien précise, des symptômes, et des remèdes. On sortait dehors sous la pluie, donc on prenait froid, alors on avalait des médicaments pour guérir. La maladie était un problème de mathématique. Il lui suffisait de trouver l'erreur dans l'équation. Voyons, à part interroger Grendel, qu'avait-il fait de particulier ? Avait-il reçu un coup, ou bien approché quelqu'un de près… ?

Un gargouillement de son estomac lui apporta sa réponse. Near se demanda depuis combien de temps il n'avait pas mangé. Il ne se rappelait pas d'avoir pris un repas aujourd'hui. Ni hier, d'ailleurs. Avant-hier peut-être ? Hum…

Pestant intérieurement contre cette nécessité, il se leva et sentit ses jambes flageoler sous lui. Il faudrait qu'il demande à Rester de lui acheter plusieurs de ces petites voitures électriques à destination des enfants, pour se déplacer plus rapidement. Une pour chaque étage. Near prévoyait déjà la dispute sur le budget du SPK, et les arguments lassants de ses deux agents. Ainsi que le dénouement de l'affrontement, d'ailleurs : oui il y avait énormément d'étages au SPK, mais non il ne céderait pas.

Near se dirigea vers le minibar dans la pièce attenante –que la chambre de Kimberley était la seule à posséder, pour éviter qu'elle ne s'approche de la cuisine et ses instruments ou appareils potentiellement dangereux. Il tordit une mèche de ses cheveux autour de son index, considérant le frigo qui vibrait devant lui.

Manger. Near connaissait peu de choses aussi ennuyeuses et aussi ignobles.

Ennuyeuse parce que c'était une contrainte corporelle, qui le forçait à abandonner des activités plus agréables. Il ne pouvait pas manger en même temps qu'il jouait, sous peine de laisser partout des traces poisseuses. Il ne pouvait pas manger en même temps qu'il résolvait une enquête, parce que faire fonctionner son corps en même temps que sa tête était comme illogique. Les deux aspects étaient irréconciliables.

Ignoble. Near fronça le nez en ouvrant le frigo, qui envoya vers lui une vague de froid poudreuse et à l'odeur de ventilation. A chaque nouvelle étape de la nourriture dans son corps, il se représentait involontairement son trajet. Peut-être pour la rationnaliser, l'intellectualiser. Et ses représentations mentales étaient dangereusement réalistes, au point de lui donner envie de tout recracher.

La seule chose qu'il supportait de manger, et à la rigueur aimait presque manger, c'était le chocolat. Les tablettes avaient une résonnance symbolique : en croquer une, c'était se rappeler Mello, la seule personne qui ait un jour réussi à vraiment le surprendre. C'était faire travailler son cerveau. Et c'était du sucre, donc ça l'aidait à fonctionner. Pas un cadavre d'animal. C'était moins écœurant quand c'était mâché.

Near tira du frigo, au hasard, un bocal de poissons quelconques et baignant dans l'huile, une salade de crudités et une bouteille de lait. Il ne voulait surtout rien faire cuire. Ça aurait été perdre encore plus de temps.

Résigné, il se mit sur la pointe des pieds et fouilla dans un tiroir pour en tirer des couverts et une assiette.

Il eut du mal à ouvrir le couvercle du bocal à poissons. Il mit plus de temps qu'à l'ordinaire à trouver une solution, en faisant passer la lame du couteau sous le rebord pour faire entrer de l'air. Quand il n'avait pas envie de faire quelque chose, il le retardait au maximum, comme les enfants.

Il pencha le bocal, et les poissons glissèrent dans son assiette, visqueux, auréolés de leur sauce jaunâtre. De petites bulles d'huile blanchissaient à leur surface. Il les contempla un bon moment, fourchette et couteau en main, comme pétrifié. Leurs troncs coupés pour en faire disparaître la tête… Ça le répugnait. Aussi son premier geste fut-il de les sectionner en tous, tous petits morceaux, à la limite de la bouillie. Ceci fait, il se sentit un peu soulagé : moins c'était reconnaissable, mieux c'était.

S'efforçant de ne pas respirer leur odeur, et tenant son corps en arrière alors que les dents de la fourchette s'enfonçaient dans le corps du poisson, il en porta un à sa bouche.

C'est juste un mauvais moment à passer.

Il ferma la bouche au dernier moment. Non, il ne pouvait pas. Mais malgré lui, la salive affluait, et son ventre gargouillait. Near détesta plus encore son corps pour ça.

Comme on te l'a enseigné tant de fois.

La rage au ventre, en colère d'envisager perdre devant un stupide poisson mort, Near enfourna la première bouchée. Il avait tellement faim que son estomac se révulsa, mais il se força à mastiquer tout de même, et avala. Il imagina sans le vouloir la bouillie infâme que cela produisait. Dans sa tête, le schéma bien connu de la digestion humaine s'afficha avec une précision affreuse, débitant son cours de sciences de la Wammy's.

La mastication permet la réduction des aliments pour un passage plus facile dans le pharynx, ainsi que la destruction d'éléments et structures trop solides. Elle augmente également la surface de contact avec les enzymes. Le rôle de la salive, quant à lui, est divisé en plusieurs points : l'hydratation…

Near avala. Il sentit la nourriture passer dans sa gorge, volumineuse, gluante. Il eut l'impression bête mais prégnante qu'il allait s'étouffer. La gorge, ça n'était pas fait pour ça. C'était pour parler. C'était pour expliquer. Respirer. Heureusement, elle arriva à l'œsophage sans problème aucun, comme d'habitude, et il se retrouva, comme d'habitude, à haleter bêtement d'angoisse.

Impitoyable, son estomac lui réclama une nouvelle bouchée.

la lubrification, un début de stérilisation et de digestion de l'aliment. Après son passage par le pharynx et l'œsophage, l'aliment atteint l'estomac qui le brasse, grâce aux contractions de sa paroi, les stocke et prépare la digestion. Les sécrétions gastriques sont de l'ordre de 1,5 litres par jour. Les hormones digestives principales…

La fourchette transperça le poisson suivant. Near ferma les yeux au moment d'ouvrir les lèvres pour le laisser passer. Il avait le tournis, mais en même temps, son mal de tête s'apaisait, et ses mains tremblaient moins. En mâchant, il se répétait que ce n'était qu'une étape nécessaire au bon fonctionnement de sa réflexion. Rien de plus, et surtout rien de physique. Rien, rien, rien. Il avala, retendit le bras, rendant ses gestes aussi mécaniques qu'un de ses vieux robots. Personne n'était là pour le regarder, et ça le rassurait.

sont au nombre de trois :les enzymes, dont la pepsine, l'acide chlorhydrique et le facteur intrinsèque (ou de Castle). Les aliments sont changés en nutriments par d'autres substances : le chyme alimentaire, la bile, le suc pancréatique, le suc intestinal. Le processus d'absorbsion, lui, a lieu…

Les gargouillis de son estomac se calmèrent lorsqu'il termina son assiette. Déterminé à en finir tout de suite, et à ne pas y revenir plus tôt que nécessaire, Near tira la languette de la salade et commença à la manger tout de suite après. Le goût mélangé du poisson et des crudités lui déplut, de même que la sauce blanchâtre qui engluait les légumes. Réprimant des sueurs froides, il se boucha le nez pour poursuivre. Cela gêna ses gestes, et il manqua tâcher sa chemise de pyjama. Pour éviter de se salir, il se pencha plus près de la barquette, voûté sans aucun souci d'élégance. Puisqu'on en était à l'humiliation, autant finir.

dans l'intestin grêle. Celui-ci est composé de trois couches superposées qui permettent la diffusion des nutriments dans le sang et les muscles : une séreuse, une musculeuse, et une muqueuse. La dernière étape de la digestion est le colon, ou gros intestin, aux propriétés de stockage et d'absorbsion de l'eau, et avec une importante flore bactérienne. Après cette étape, les éléments non digérés sont rejetés par…

Near se releva brusquement, la bouche pâteuse, se souvenant que boire aidait à la digestion. Il ouvrit la bouteille de lait et but à petites gorgées, un peu apaisé par la neutralité du liquide. A part l'eau, c'était ce qu'il supportait de mieux. Alors qu'il déglutissait, il ferma définitivement son esprit à la suite du cours de science. Ça suffisait. Il ne voulait plus. Il était déjà en sueur, comme s'il avait lutté ou couru pendant des heures. Il ne s'infligerait pas la suite, pas maintenant. Pas avant d'y être obligé.

Near cessa de regarder les choses au-travers de ses paupières à demi-fermées, et les rouvrit. La tête enfin délivrée de la douleur et du brouillard, il contempla les emballages de plastique. Tout était vide. Un goût amer s'attardait sur sa langue, mais il était repu.

Il laissa le tout en place. On passerait bien derrière lui pour nettoyer. Fatigué par l'effort, il se hissa dans le lit de Kimberley, et se blottit entre les couvertures. Elles sentaient la lessive, neutres. Il se surprit à somnoler à plusieurs reprises, avant de parvenir à rassembler suffisamment ses forces pour s'asseoir, et reprendre quelques jouets pour réfléchir.

Ce faisant, sa main trouva une feuille de papier manuscrite. Il fronça les sourcils. C'était son écriture, mais il ne se souvenait pas avoir noté quoi que ce soit.

La consultant, il y lut :

« Ai appelé Kimberley. Penser à contacter Nathan au sujet des éprouvettes. Faire des recherches sur Emily Cross. »

Il avait appelé Kimberley ? Déconcerté, il tâcha de se souvenir, et ne put récupérer que quelques bribes d'un joyeux babillage de la part de l'infirmière. Il se rassura en songeant que c'était le manque de nourriture qui causait ce brusque trou de mémoire, et dénicha son téléphone sous une couverture bombée par un coussin.

« — Commandant Rester ? Demanda-t-il dès qu'il l'eut à l'autre bout du fil. Oui, j'aurais besoin que vous renvoyiez les échantillons au docteur Nathan le plus vite possible. Oui, encore. Vous n'êtes pas le seul à en être mécontent. » Ajouta-t-il froidement –non à destination de Rester, mais plutôt à la pensée de devoir encore refaire les démarches, et attendre plusieurs jours supplémentaires.

Ses yeux se posèrent sur le mur garni de photographies. Le visage plein et souriant d'Emily… Quand avait-il commencé à le soupçonner ? Il était vrai qu'elle avait quelque chose de trop lisse, mais tout de même…

« — Profitez-en pour collecter des informations sur Emily Cross, qui travaille dans le même hôpital, acheva-t-il. Tout ce que vous pouvez me trouver. Ah, et, vous irez acheter les voitures électriques dont nous avons déjà parlé. »

Rester acquiesça (Near l'entendit soupirer lorsqu'il mentionna les voitures) et raccrocha. Il allait faire son travail aussitôt, et ne gaspillait pas du temps en paroles inutiles. Au fond, malgré ce qu'il lui avait dit lorsqu'il l'avait rabroué un peu plus tôt, Near n'aurait pas aimé le voir partir. Il était stable, et digne de confiance.

Et il allait toutes les semaines renouveler ses jouets, ce qui était non négligeable.

Near reprenait ses jouets, se demandant encore et toujours pourquoi il avait eu cette idée d'enquêter sur Emily, lorsqu'on frappa à la porte.

« — Entrez. »

Il entendit quelques chuchotements et reconnut la voix d'Elio. Les jumeaux poussèrent le battant. Lucian avait une liasse de documents imprimés entre les mains, et Elio au moins trois sucettes dans la bouche, signe de victoire s'il en était.

« — Nous avons trouvé quelque chose. » Dirent-ils en même temps.

La voix de Lucian était neutre, mais il ne pouvait retenir son sourire en coin plein de fierté. Celle d'Elio était étouffée par les bonbons. A leur mine satisfaite, Near eut enfin la certitude que quelque chose avançait.

« — Quoi donc ? Au sujet de Grendel ? » Demanda-t-il, les fixant alternativement.

Ses doigts se refermèrent presque sans qu'il ne s'en rende compte sur une de ses figurines, un exemplaire blanc qui n'avait pas été sculpté et peint. A force de fouiller entre ses draps, il en trouva rapidement une seconde. Il lui faudrait sculpter Grendel et Heide.

« — Pas tant au sujet de Grendel que des indices qu'il a donnés, répondit Elio (dont il avait du mal à comprendre les paroles à cause des trois sucettes. En fait, il était déjà étonnant qu'il parvienne à s'exprimer). Il a répété une phrase avec insistance, en plus de ce qu'il a raconté sur la Wammy's House. Et en revenant nous voir…

— Grendel est allé vous voir ? »

Near sentit quelque chose de très froid se répandre dans son corps. Rester et Halle avaient certes fouillé Grendel en entrant dans le SPK, et il n'y avait aucune chance qu'il ait pu prendre des photographies, ou il ne l'aurait jamais laissé entrer. Mais qu'il ait vu ses successeurs à visage découvert, et plus encore les derniers survivants de la Wammy's House, le gênait tout de même.

« — Sous un prétexte bidon, d'ailleurs, compléta Elio (Lucian haussa un sourcil devant son choix de mots peu élégant). Enfin, ça n'est pas l'important. »

Il se tourna vers Lucian, qui hocha la tête et prit la suite :

« — Grendel a donc répété cette phrase de différentes manières : « Du mal viendra un bien », ou « Du mal ne peut venir un bien ». J'ai cherché, c'est une locution très célèbre, « Ex malo bonum », qui a été prononcée par Saint-Augustin dans son soixante-et-unième sermon. Et son contraire, « Bonum ex malo non fit », vient des Lettres à Lucilius de Sénèque. J'ai eu à les traduire pendant mes cours de mes latins, donc je l'ai reconnue quand Grendel l'a dite.

— Ce qui nous avance à… ? » Questionna Near.

Il s'était mis à chercher dans sa mallette de plastique pour retrouver son matériel de figurines. Sa voix n'était pas sarcastique, juste neutre. Il s'informait. Les jumeaux cependant, habitués à interpréter ses paroles comme une agression, se crispèrent. Lucian fit un effort pour garder son calme, et dit d'un ton légèrement agacé :

« — Ça nous avance à ce que vous avez de la chance. J'aurais pu ne jamais étudier le latin et je ne l'aurais pas reconnue. Alors que cette phrase est importante. Vos dossiers sur Levy ne sont pas complets du tout. Comment voulez-vous qu'on y retrouve quoi que ce soit dans ce cas ? »

Sèchement, il lui tendit une feuille imprimée, que Near prit entre le pouce et l'index et posa devant lui.

« — « La locution « Ex malo bonum » », lut-il à voix haute, « a été prise comme devise par la famille Morwenhan en 1155, provoquant de vives critiques de la part des autorités religieuses qui se querellaient sur sa pertinence. » La famille Morwenhan ? Répéta-t-il, entortillant une mèche autour de son doigt.

— Nous avions émis l'hypothèse qu'elle pourrait être le point commun entre les victimes des Death Objects. Celles qui étaient sur la liste des dieux de la mort, lui rappela Lucian. Georgia Morwenhan était le nom de la mère de Joe Rets, Sofia Morwenhan, l'épouse de Franz Levy. Le nom de jeune fille de la mère de Natasha était Patricia Morwenhan. Ça fait beaucoup de coïncidences. Nous avons voulu vous faire part de cette trouvaille, il n'y a pas longtemps, mais vous… Vous dormiez. »

Near se crispa. Même Lucian et Elio avaient l'air assez gêné. Near se sentit en colère contre lui-même de leur avoir cédé un moment de faiblesse. La figurine s'encastra dans sa paume alors qu'il la serrait fort, pour ne laisser paraître aucun autre signe de son émotion. Il se sentait plus réactif que d'habitude. Plus en colère que d'habitude. Et ça, il ne voyait pas ce que ça avait à voir avec la nourriture…

« — Bien. Mais je ne vois pas comment il m'aurait été possible de deviner que cette famille et sa devise allaient être importantes, lança-t-il d'un ton glacial.

— Tout simplement, le contra Lucian avec un calme exaspérant, parce que vous étiez censé rassembler le plus d'informations possibles, qu'elles paraissent intéressantes ou non, pertinentes ou non. En cherchant plus amples renseignements sur Sofia Morwenhan dans les dossiers mis à notre disposition, je n'ai rien trouvé. L'information apportée par Grendel, à savoir qu'elle était à-demi folle, ne s'y trouvait même pas. C'est pourtant important dans la vie de quelqu'un, non ? D'avoir une épouse malade mentale. Ça conditionne. Pas très étonnant qu'il n'ait pas aimé retourner dans sa famille, et se soit consacré à son travail.

— Peut-être même que les tensions de la famille viennent de là, supputa Elio. Heide se serait retrouvée sans père, mais aussi avec à sa charge une mère incapable de se débrouiller seule. Là, on aurait un alibi de meurtre bien plus convainquant que la simple rancœur.

— Elio, coupa Lucian, ne te précipite pas, on n'a aucun indice qui permette de le déduire. »

Le silence qui suivit fut particulièrement tendu. Near avait les jointures blanches à force de comprimer sa figurine, et le cœur qui tapait à grands coups sourds, désagréables. Comment diable Halle et Rester avaient-ils pu omettre de parler de la femme de Levy dans les documents qu'ils avaient préparé ?

Ne désirant pas prolonger l'humiliation, il décrocha son téléphone, et appela Lidner.

« — Halle, fit-il avec sécheresse à l'instant où elle eut décroché. Comment ça se fait qu'on n'ait rien sur Sofia Morwenhan dans les dossiers de police ? »

Il était trop énervé pour perdre son temps en formules de politesse. Enfin, moins encore que d'habitude. Halle resta quelque secondes interloquée.

« — Comment ça, « rien sur Sofia Morwenhan » ? Se reprit-elle finalement (Near entendit des bruits de quelqu'un qui tapait précipitamment sur les touches d'un ordinateur). Si, nous avons bien dit que c'était l'épouse de Levy, et qu'elle était morte il y a un an… Nous avons même indiqué son nom de jeune fille et…

— Selon Grendel, elle était folle, l'interrompit Near. C'est un élément d'importance, pourquoi ne figure-t-il pas dans les dossiers ?

— Nous avons cherché, rétorqua Halle. Nous ne sommes plus des débutants, Near. Nous avons rapporté tous les éléments susceptibles de créer des tensions familiales, et rien de cela ne figurait nulle part. Aucune mention d'un quelconque hôpital psychiatrique, ou d'une prise en charge médicale, ou même de visites à un psychologue. Elle restait souvent en intérieur, ses voisins disaient que c'était une vieille dame charmante, et aucun n'a eu la moindre parole contre elle ou sa santé mentale. En fait, on n'a quasiment rien sur elle. Les rares témoignages sont consignés dans le dossier. Peut-être que Grendel a menti.

— Grendel n'a pas menti, assura Elio avec assurance (il s'était rapproché pour écouter le téléphone, presque à l'oreille de Near qui s'écarta). Il n'a pas dit toute la vérité, mais je ne pense pas qu'il ait menti. Il nous a donné trop d'informations importantes.

— J'ai de bonnes raisons de croire ce qu'a dit Grendel, compléta Near. La Wammy's House n'a pas été irréprochable. Ce qu'il m'a dit ne fait que corroborer des informations que j'ai obtenues récemment de la part de Roger. Nous pouvons donc, je pense, rayer le nom de Grendel de notre liste des suspects.

— Très bien.

— Fouillez autant que possible sur l'épouse de Levy, conclut Near. Et je veux tout ce que vous pouvez me rassembler sur la famille Morwenhan. Cherchez si elle se retrouve dans la généalogie des autres personnes concernées par l'enquête.

— Donc celles qui étaient en lice pour avoir le Death Object, l'ont eu ou ont été exécutées, récapitula Halle. Alike Anderson, Kimberley Cassey, Joe Rets, Gray, Luche et El… Je n'ai pas leurs noms de famille, à ces deux-là.

— Et ne comptez pas sur nous pour vous le donner, affirma Lucian qui lui-aussi s'était rapproché pour entendre, bien que moins près. Nous chercherons de notre côté.

— Ça pourrait être un bon début pour retrouver pseudo-Kira, suggéra Elio. Regarder dans la liste des suspects et chercher si l'un d'eux a un lien avec la famille Morwenhan.

— Au travail. » Résuma Near en raccrochant.


How to use it :

Lorsqu'un humain a les yeux sans pacte, il est possible qu'en conséquence, sa santé physique et mentale soit altérée par certaines maladies graves.


Berlin

17 juin 2025

La nuit à Berlin était très différente de celle à Los Angeles. Gray avait même l'impression qu'elle tombait différemment sur chaque ville.

Debout devant sa fenêtre, les mains dans les poches de son jean, il observait les allées et venues des gens dans les rues. Peu à peu, l'obscurité prenait le pas sur la lumière, et le ciel tournait au bleu foncé.

A Los Angeles, il avait l'impression d'une perpétuelle oscillation des couleurs, le ciel hésitant entre les palmiers avant d'endosser le noir. Les gens fourmillaient perpétuellement dans la nuit, et les enseignes pétillaient. La ville grouillait de vie. A New York, peut-être parce qu'il avait des aprioris sur la ville, celle-ci lui paraissait plus froide et organisée, plus écrasante aussi. Plus grande, elle était traversée de courants et non de crépitements isolés. Berlin, c'était encore autre chose.

Berlin était une grande ville, comme les deux précédentes qu'il avait visitées. Mais ses couleurs et son atmosphère étaient différentes de ce qu'il avait connu jusqu'à lors. En l'instant, le ciel s'assombrissait par tranches de bleu et rose. Des couleurs qui n'étaient pas exactement celles de sa ville natale, un horizon qui contrastait différemment avec les toits noirs ou lumineux des bâtiments.

Il se demanda à quoi ressemblerait la nuit japonaise. Il y avait ses racines : ressentirait-il une familiarité plus grande avec Tokyo que Berlin ? Sa mère et son père avaient quitté ce pays, et se sentaient américains, mais il arrivait très fréquemment à Naomi de lui raconter des légendes japonaises, ou de jurer en japonais lorsqu'elle était vraiment en colère. Et il aurait bien aimé connaître ses grands-parents maternels. Il avait constaté leur gentillesse au téléphone, et avait de l'affection pour eux sans les avoir rencontrés en personne. Or Gray, concernant la gentillesse, était une véritable éponge. Il l'absorbait avec avidité. Elle le rassurait, et plus que n'importe quelle similitude, le faisait se sentir chez lui.

Ici, dans ce lieu aseptisé et rempli de méfiance, il se sentait d'autant plus dépaysé. Cela l'étonnait. Il n'avait jamais pensé partir de chez lui, et par conséquent, jamais envisagé cette sensation comme possible. Il n'avait pas non plus pensé que Los Angeles lui paraîtrait si différente, si unique. C'était comme si la terre autour de lui avait changé, et qu'il ressentait physiquement le changement de continent.

Mais peut-être que cette mélancolie avait plus avoir avec son état d'esprit qu'avec un véritable déboussolement. Et puis il n'était pas sorti de chez lui souvent. Il faisait toujours les mêmes trajets, voyait toujours les mêmes personnes, avait toujours les mêmes activités. Les changements étaient rares. Il s'en était parfaitement accommodé jusqu'à maintenant, trouvant ce mode de vie normal, mais une brusque transformation lui avait fait prendre conscience de son immobilité.

Peut-être que c'était une bonne chose d'en sortir. Il était un peu secoué par tous ces événements, et se sentait petit, désincarné. Mais pour lui qui avait souhaité son indépendance, voir du monde, être tiré de ses habitudes, ça pouvait être bénéfique. Il pourrait découvrir de nouvelles choses, de nouvelles façons de penser. Il avait même de la chance, se disait une part de lui. Combien de ses condisciples ne verraient jamais autre chose que leur quartier, les mêmes façades, les mêmes visages ?

Gray n'avait jamais songé à voyager. Il voulait partir de chez lui, mais pas trop loin tout de même. Il avait toujours envisagé de rester proche de sa mère, ne serait-ce que pour la rassurer, et vérifier qu'elle ne faisait pas de bêtise, si forte qu'elle soit.

Maintenant, c'était plutôt elle qui l'empêchait d'en faire. Se crispant, il tourna la plaquette de médicaments dans sa poche, avant de la refouler tout au fond, de son poing serré. Lui et sa mère étaient revenus aux rôles originels, elle le protégeant, et Gray réclamant de l'attention et des soins. D'un côté, il était soulagé, parce que l'inversion d'avant lui pesait, et qu'il n'avait pas l'impression d'être adulte, pas l'impression d'être prêt. Comment faisaient-ils, ces gens plus âgés aux visages sérieux et aux paroles posées, au-dehors ? Il était bientôt majeur, mais n'avait pas l'impression d'avoir grandi.

D'un autre… D'un autre il enrageait. Par sa propre faute, sa propre insistance à suivre sa mère, il était privé d'une échappatoire qu'il avait touchée du bout des doigts. Au lieu de faire de la gymnastique à un haut niveau, il se retrouvait enchaîné à une fichue boite de gélules contre les éruptions cutanées. Ses doigts se serrèrent si fort autour du carton que celui-ci crissa et se déforma, gardant l'empreinte de ses doigts. Un pleurnicheur enchaîné à la pénicilline, et sous la vigilance accrue de sa mère qui craignait qu'il n'attaque quelqu'un. Ça, c'est de l'indépendance, songea-t-il avec un regain d'amertume.

Il se força à l'oublier, à refouler cette mélancolie. Il en avait assez de ressembler à une loque. En lui naissait, en même temps que la colère contre lui-même, l'envie de prouver qu'il n'était pas que ça. Qu'il n'était pas qu'un malade qui entend des voix, et terrifié à l'idée que sa mère ne l'abandonne. L'envie de se secouer et de montrer que lui-aussi pouvait être fort, et surmonter cette épreuve. Comme l'avaient fait les jumeaux pourtant bien plus jeunes que lui, comme le faisait Natasha malgré un rude interrogatoire.

« — Devenir un homme, quoi. » Murmura-t-il avec un peu d'ironie.

Il prit une grande inspiration, et souffla. Il répéta l'exercice plusieurs fois, jusqu'à arriver au souffle profond de la gymnastique, celui qui évitait l'essoufflement ou les points de côté. Puis là seulement, il rouvrit les yeux, se sentant rasséréné.

Il croisa son reflet dans la vitre. Il commençait à y avoir davantage de lumière à l'intérieur qu'à l'extérieur, et son reflet se dessinait plus nettement que la ville. Il l'examina, incertain. Son physique lui avait toujours fait cet effet : l'incertitude. Il ne l'aimait pas particulièrement, trop furtif et trop banal, mais ne le détestait pas non plus, grâce à la gym. En ce moment pourtant, ses traits lui semblaient étrangers, et antipathiques.

L'hématome sur sa bouche s'éclaircissait vaguement, et la coupure à sa tempe avait totalement disparu. Mais ce n'était pas cela qui le gênait. Ce qui le gênait…

Qu'est-ce qui le gênait au juste ?

Peut-être le fait qu'il ne se reconnaissait pas.

Gray ne voyait pas dans son reflet toute la confusion, toute la peur et toute la rage qui pouvaient l'habiter tour à tour, voire en même temps. Il ne voyait pas ses origines non plus, rien à quoi il puisse clairement s'identifier. Il voyait sa mère, son inquiétude, sa pâleur. Mais son père, non. Et pourtant cet homme était dans sa tête, dans son sang, infecté par une mystérieuse maladie.

Où es-tu, Raye Penber ?

Les lèvres de son reflet bougèrent en même temps que les siennes, mais il n'eut pas l'impression qu'elles y étaient synchronisées. Plutôt qu'elles étaient celles d'un étranger qui cherchait à l'imiter en reproduisant tous ses mouvements. Agaçant et effrayant.

Il avait une photographie de Raye dans sa valise. Il la gardait toujours tout près. Un peu plus tôt, en colère contre lui, il avait eu envie de la déchirer. Comme lorsqu'il était enfant et lui en voulait à mort de ne pas être là. Cette pensée, à présent qu'il était calmé, lui paraissait absurde et honteuse. Il se sentait triste de cet accès de colère, et triste de ne pas l'avoir près de lui. Bête aussi d'avoir été si jaloux de sa perfection. S'il avait pu la maintenir dans une telle souffrance, Raye méritait plus d'être louangé que dénigré.

Il se demanda quelle voix avait son père. On ne gardait pas le timbre de la voix sur les photographies. Il se demanda quelle odeur il avait. Les gestes qu'il faisait. Ce qu'il aimait manger.

Se sentant repartir sur la mauvaise pente, il soupira et secoua la tête avec un sourire de dérision.

« — Gray le mélodramatique, le retour. » Marmonna-t-il.

Pour chasser son reflet, il posa sa main sur la poignée et ouvrit grand la fenêtre. Un courant d'air frais entra, et il se sentit happé par la ville, si grande alors qu'ici, il se sentait étriqué. Le haut du corps arqué, sans appui, il respira à s'en faire éclater les poumons. Il aurait aimé passer encore plus de son corps par-dessus la balustrade, dans le ciel, mais n'avait pas envie de répéter l'expérience de la chute. Rien qu'à l'idée, son estomac se retourna, et il recula à contrecœur.

Il n'avait pas eu le vertige depuis ses six ans, et l'idée d'avoir à nouveau peur le révoltait. Il voulait combattre cette crainte avant qu'elle ne le handicape, mais ne savait pas comment s'y prendre.

Peut-être que si la première fois il avait touché terre sans dommages, ce serait la même chose cette fois ? Au cas-où il déraperait ?

Encouragé par cette pensée, mais faisant toujours très attention, il se pencha à nouveau et fixa le vide. Il fut rassuré de constater qu'il n'éprouvait pas de sensation alarmante, ni d'impression de chute. Solidement accroché au parapet, s'appuyant sur ses paumes, il savoura la sensation de ses pieds quittant le sol, et des muscles sollicités de ses bras alors qu'il tirait dessus pour se mettre à l'horizontale, les jambes tendues derrière lui dans la chambre, les épaules et le torse entre ciel et terre. Il faisait frais, et c'était agréable après la chaleur de la journée, et en comparaison des ventilations du SPK.

Dans son organisme, tout fonctionnait, tout participait à l'effort. C'était ce qu'il aimait dans la gym. Ses jambes et ses bras, bien sûr, mais aussi son ventre, ses épaules, chaque muscle et chaque os maintenant sa position et son équilibre.

Ses pieds touchèrent à nouveau le sol, et en se remettant debout, il songea avec une bonne humeur nouvelle qu'il lui faudrait faire de l'exercice, et pas seulement du tir, ces jours prochains. Il ne faudrait pas qu'il perde la main, pour quand il rentrerait.

Parce qu'il allait rentrer. Il n'envisageait pas les choses autrement. Il ne savait pas dans combien de temps, mais il allait rentrer à Los Angeles, avec sa mère et Natasha.

Une vague d'angoisse afflua, mais il s'efforça de ne pas songer à une situation où il rentrerait seul, ou pire, ne rentrerait pas du tout. Forcément, s'il considérait toujours les plus horribles cas de figure, son moral n'allait pas remonter.

Serait-il très différent en rentrant chez lui ? Sûrement. S'il ne quittait pas le SPK avant la fin de l'enquête, il vivrait beaucoup de choses avant sa résolution. Ne serait-ce que parce qu'il devrait faire ses preuves face à Near, il reviendrait avec un certain nombre de connaissances supplémentaires, d'épreuves aussi. Il se demanda s'il irait dans d'autres pays, et se sentit un peu revigoré, plus enthousiaste. Ça n'était pas parce qu'il ne l'avait jamais envisagé que ça ne pouvait pas être intéressant. Il pourrait en profiter, explorer.

C'était peut-être ce qu'il attendait pour s'envoler.

Il eut un sourire, songeant à Kagami qui l'appelait « l'oisillon ». S'il avait pu l'entendre penser ainsi, il se serait immédiatement emparé de la métaphore. Et aurait dérivé sur tous les films qui font voler les êtres humains à l'aide de machines extravagantes, parce que franchement, Gray, ça doit faire sacrément mal au postérieur de chevaucher un dragon. Tu imagines, avec toutes ces écailles ?

Kagami.

Gray fronça un peu les sourcils, referma la fenêtre, et appuya son front contre la vitre. Les mèches noires de sa frange se coincèrent entre la peau et le verre froid.

Ça faisait un bon moment qu'il n'avait pas vu Kagami. Depuis ce matin exactement, ce qui était très inhabituel si on considérait le comportement précédent du dieu : celui-ci ne le lâchait pas d'une semelle depuis qu'il était arrivé, et prenait le moindre prétexte pour se lancer dans une diatribe et lui remonter le moral. L'absence de bruits et de babillages incessants faisait comme un grand vide. Gray espérait qu'il allait bientôt revenir auprès de lui, lui faire la conversation. Il jeta un coup d'œil à sa montre : il était bientôt vingt heures. Il s'était réveillé tout seul à huit. Un tour de cadran.

Tic, tac. Il resta fixé sur la grande aiguille des secondes jusqu'à ce qu'elle en ait compté quarante, et frissonna. Il l'ôta de son poignet –il n'aimait de toute manière pas beaucoup les montres, qui le gênaient-, et la déposa sur la table de verre, avant de se remettre à réfléchir. L'absence du dieu de la mort l'intriguait.

Download avait lancé quelque chose au sujet d'un pèlerinage à Hollywood pour justifier son absence. Gray n'avait rien répliqué, ni rien demandé, mais s'était senti un peu vexé. Il n'était pas complètement stupide, tout de même. Il savait bien qu'un dieu de la mort chargé de le surveiller n'abandonnerait pas son poste pour pleurer sur la dépouille d'une artiste. Pas dans des circonstances aussi graves. Et il avait également remarqué les brèves absences de Download et Ryûk. Fallait-il en déduire que quelque chose n'avait pas fonctionné, dans le plan du Roi des dieux de la mort ?

Gray décida de demander des explications à Kagami avant de pousser son raisonnement plus loin, et tenter de découvrir ce qu'il lui cachait. Gray percevait relativement bien le malaise des gens qui ne disaient pas la vérité. Ça ne devait pas être si différent pour les dieux. Spécialement pour Kagami, dont le babillage compulsif devenait très clairement nerveux quand on touchait à un sujet sensible.

Gray s'assit sur le lit, qu'il avait déplacé un peu plus près de la fenêtre, et posa ses coudes sur ses genoux. Il se sentait mieux, près des vitres, et envisageait de ne pas fermer les volets cette nuit. Cela aurait le double avantage de lui laisser un sentiment de liberté, et un peu de lumière. Le SPK avait des allures de prison, ne laissant rien filtrer à l'extérieur ni à l'intérieur. Il se sentait surveillé, bien que personne ne le regarde ne particulier. Le ciel ouvert, même avec tous ces immeubles, le soulageait.

Quant à la lumière… Il frissonna. Il craignait le noir depuis quelques temps, et préférait ne pas y demeurer. Il n'en avait pas peur. Mais il avait peur de ce qui surgissait dans le noir. De ce que le noir faisait ressortir chez lui.

Heureusement, à ce moment, son estomac émit un gargouillis prononcé qui le fit sortir de ces idées sinistres. Pestant tout d'abord contre ce gouffre sans fin, il songea ensuite qu'aller manger pouvait être un bon recours contre la morosité. Eteignant les lumières au passage (et jetant un dernier regard à l'intérieur de la chambre pour voir si par miracle, Kagami n'était pas revenu en silence), il sortit pour atteindre les cuisines.

Il se souvenait de la veille, lorsqu'avec sa mère ils s'étaient penchés à deux sur le plan fourni par Lidner et Rester, et l'avaient minutieusement parcouru pour trouver la cuisine. Celle-ci occupait la moitié d'un étage inférieur, bien en-dessous du sol. Ils avaient emprunté l'ascenseur comme lui à présent, curieux de ce qu'ils allaient découvrir. Gray s'était demandé depuis un moment à quoi ressemblaient les cuisines du SPK. Et il n'avait pas été déçu, c'était le moins qu'on puisse dire…

Son ventre gargouilla encore, et il sortit de l'ascenseur en grommelant. Il était bien content de ne croiser personne dans les couloirs, qui l'aurait fixé avec l'air intrigué en le voyant marmonner contre lui-même.

Il retrouva son sourire lorsqu'il atteignit la cuisine. Son idée pour se remonter le moral marchait particulièrement bien, alors qu'il n'avait pas commencé la partie principale.

Manger.

Gray connaissait peu de choses aussi délicieuses et aussi agréables.

Là, dans ces cuisines, il avait juste l'impression d'avoir obtenu un passe-droit pour le paradis. Cette pièce ressemblait à toutes les autres, c'est-à-dire immense, métallisée, bourrée d'objets technologiques incompréhensibles pour des non-initiés, et d'une propreté à faire pâlir d'envie sa mère. S'il n'y avait eu la coupe de fruits frais au milieu de la grande table, il aurait pensé qu'il s'agissait d'une salle d'opération chirurgicale, instruments sophistiqués de découpe à l'appui. Mais dès qu'on ouvrait les placards, c'était tout autre chose.

C'était bien simple : il ne savait plus où donner de la tête. Dès qu'il ouvrait un tiroir, il tombait sur quelque chose de nouveau. La veille, il n'avait même pas tout vu. Légumes frais ou à cuire, des viandes dont il ne connaissait même pas l'animal d'origine, des boites de conserve et des plats à réchauffer dans de minuscules réfrigérateurs… Sans compter les boissons. Il en salivait. Il avait trouvé de quoi se regonfler à bloc.

Sans doute que si jamais ils devaient tous être enfermés dans le SPK, songea-t-il distraitement en sortant de la salade frisée, ils pourraient survivre une année complète sans aide extérieure. Near avait de quoi vivre en autarcie pendant un bon moment, et il n'aurait même pas été surpris de découvrir un potager ou des serres sur le toit du bâtiment, en plus du fameux terrain de tennis.

Gray installa ses ingrédients sur le plan de travail, et commença la confection d'un sandwich gargantuesque. Si Kagami avait été là, il se serait esclaffé en citant les Looney Toons et leurs empilages improbables de pain, tomates, fromage et autres garnitures. Mais Kagami n'était pas là.

Plongeant le doigt dans un pot de confiture de fraise à sa portée, Gray se demanda à nouveau où avait bien pu passer le dieu. Aucune de ses hypothèses, formulées en face de la fenêtre de sa chambre, ne lui convenait véritablement. Pour le peu d'hypothèses qu'il avait émises d'ailleurs : un imprévu dans le plan du Roi, ou bien un imprévu dans le plan de Kagami lui-même. A voir Download et ses machinations soigneusement calculées, Gray ne pensait pas une seconde que son propre dieu se contente d'obéir bien gentiment. Il avait sûrement des buts lui-aussi, et des manœuvres afin de les atteindre. En tous cas, il ne pensait pas qu'il jouerait contre lui. Il avait décelé de l'affection dans l'attitude de Kagami, et celle-ci ne lui semblait pas feinte.

Gray espérait vraiment que son retour serait rapide. Une fois l'estomac bien rempli et le dieu à son côté, il était sûr qu'il pourrait se reprendre.

Il suçota son index, couvert d'une épaisse gelée rouge sombre. Le goût légèrement piquant titilla ses papilles, le sucre caressa son palais. Il la fit tourner dans sa bouche en fermant à demi les yeux, comme d'autres y faisaient rouler un bon vin. Sa consistance était parfaite, tout juste assez épaisse, et semblable à de la pulpe, non pas visqueuse. C'était la meilleure confiture qu'il ait jamais mangée, et il regretta de ne pas pouvoir en rajouter un peu dans le sandwich –dont la hauteur n'allait pas tarder à atteindre celle des tours d'allumettes de Near, s'il continuait sur cette voie-. La confiture, le poulet et le fromage fondu, ça n'allait pas particulièrement bien ensemble.

Quoique. Qui ne tente rien n'a rien, non ?

Avec un petit sourire, en songeant à ce que dirait Natasha si elle le voyait, Gray plongea la cuiller dans le pot de confiture, et la touilla un peu. Quelques grains des fraises se détachaient en noir sur le fond écarlate. Le tout avait vraiment une bonne odeur, et il adressa un nouveau petit coup de langue à la cuiller. La couleur si particulière lui fit encore penser à Kagami, et ses yeux rouges.

Les yeux rouges. Les yeux de la mort.

La maladie.

Le couteau de cuisine se planta dans le bois, dans un bruit de craquement. Lorsque Gray enleva la main du manche, il resta droit.

Gray hacha la salade en pinçant les lèvres. Il songeait encore et encore aux propos de sa mère concernant les yeux de la mort. Il se demandait comment ça faisait, de voir sans cesse les durées de vie et les noms des personnes, au-dessus des têtes. Il était profondément soulagé de ne pas en être doté, et n'aurait accepté pour rien au monde. Echanger la moitié de sa vie contre ces horribles globes oculaires, c'était un marché de dupes. Ça devait être insupportable. Déjà que la douleur dans sa tête était pénible, il n'imaginait même pas ce que ça devait être si on y ajoutait une vision qu'on était seul à avoir.

Beyond Birthday, si fou qu'il ait été, avait dû également se sentir bien seul.

Gray finit de beurrer un troisième morceau de pain blanc, et reprit le couteau de cuisine pour fendre quelques tomates en longueur. Les pépins craquaient, et du jus rouge glissait sur le plan de travail, presque transparent. La chair de la tomate s'écartait sous la lame. Machinalement, il lécha le métal pour ne rien perdre, et la saveur acide colla à sa langue. Tchac, tchac, chaque coup des dents du couteau ouvrait un peu plus le fruit, dont la chair ne résistait qu'une seconde avant de céder. Ses doigts en étaient poissés. Il les essuya dans un torchon et se releva les manches jusqu'au coude, puis se remit au sandwich.

Gray n'était pas mauvais quand il s'agissait de cuisiner, ne serait-ce que parce qu'il adorait manger. En tous les cas, il se débrouillait toujours mieux que sa mère, se dit-il en riant tout bas. Il revoyait le visage déconfit de Naomi en soulevant le couvercle de sa casserole, le soir, et plus souvent qu'à son tour. Bien sûr, lui-même n'était pas un grand chef, mais il savait relativement bien improviser, et suivre une recette convenablement.

Et trois étages au sandwich… La mie se plissa sous ses mains alors qu'il appuyait pour compresser l'étage inférieur. Il mit deux steaks à cuire dans une poêle, et fouilla un moment avant de trouver le ketchup. Il se sentait profondément apaisé par ces gestes. Faire la cuisine, c'était s'approprier l'endroit, le rendre familier. Il était comme revigoré, plus joyeux en se préparant quelque chose à avaler qu'il ne l'avait été tous ces derniers jours. Cela lui vidait la tête, le forçait à se concentrer sur du concret, sur du physique. On n'avait pas besoin de réfléchir à s'en rendre malade, quand on découpait un poulet. Il sourit à l'idée. Il n'avait pas souri comme ça depuis un moment. Un vrai sourire, qui ne soit ni crispé, ni forcé pour faire plaisir à Kagami. Ou bien tout de suite chassé par une autre inquiétude.

Dorénavant, il saurait quoi faire pour se remonter le moral. Il préparerait à manger. Et pour tout le monde, tiens, pour faire durer plus longtemps. Halle et Rester mangeaient sur le pouce, ils ne diraient sûrement pas non. La même chose pour Natasha –il nota dans un coin de sa tête de lui faire des crêpes au chocolat très bientôt, histoire de lui remonter le moral-. Quant aux jumeaux… Qu'aimaient-ils manger ?

Il avait vu El grignoter exclusivement des choses sucrées, se souvint-il en ajoutant le dernier steak à son sandwich. Et Luche, il ne l'avait pas vu manger. En fait, il ne l'imaginait pas du tout manger, quoi que ce soit. Il était comme hors des réalités matérielles. Il secoua la tête, ôtant la languette du ketchup pour en verser. Non, c'était bête. Luche avait bien un rapport tactile avec le monde, même minime : il aimait effleurer son visage avec des plumes, et Gray avait remarqué sa manière de les toucher à chaque fois différente, selon l'espèce d'oiseau. Il lui demanderait, tiens.

« — Ouahou. Ça c'est du sandwich. » Fit une voix rauque et amusée, juste derrière lui.

Il sursauta, et pressa si fort la bouteille que le ketchup jaillit et lui constella les bras et les mains de rouge. La créature derrière lui sursauta, puis explosa de rire. Gray, plaqué contre le plan de travail, son cœur battant à en éclater, mit quelques instants à reconnaître Ryûk.

Le dieu de la mort, flottant au milieu de la pièce, paraissait très amusé de sa réaction. La cuisine était si grande que ses longues ailes noires n'en touchaient pas les murs opposés. Ses crocs de requins luisaient joyeusement, ainsi que sa drôle de boucle d'oreille.

Gray, lui, se sentait loin d'être joyeux. Des trois dieux de la mort, Ryûk était celui qu'il craignait le plus, et en lequel il avait le moins confiance. Un regard alentour le lui confirma : ils étaient complètement seuls. Gray détestait cette idée. Il voyait la sacoche qui contenait son Death Note et son stylo à sa taille, et lui ne pouvait strictement rien faire pour se défendre. Il s'en voulut de ne pas l'avoir entendu arriver, puis se souvint que le dieu traversait les murs. Il produisait moins de bruit qu'un être humain normal.

« — Ry… Ryûk. Commença-t-il (sa voix chevrotait un peu, mais il l'affermit autant que possible). Qu'est-ce que tu… Vous… Qu'est-ce que vous faites là ? »

Il ne savait pas trop comment lui parler. Ryûk avait dans sa manière de s'exprimer des façons presque juvéniles, et même familières, mais il préférait mettre le maximum de distance entre le dieu et lui. Et une couche de politesse aussi, histoire qu'il ne s'offense pas.

Le dieu parut encore plus enjoué. C'était toutefois difficile à dire : son faciès ne changeait que peu d'expression, déchiré de son éternel sourire.

« — Salut gamin, fit-il. Eh bien, pour répondre à ta question, je suis venu manger un morceau. »

Il secoua un peu la tête, sa boucle d'oreille tinta, et ses étranges vêtements (étaient-ce des vêtements au juste, ou étaient-ils collés à son corps, comme une extension ?) émirent un léger bruit de tissu que l'on tort. Il lui montra un trognon rongé qu'il avait dans la main pour prouver ses dires, et l'engloutit d'un air un peu dépité.

« — Ça se mange trop vite, soupira le dieu, qui jeta un coup d'œil boudeur à la coupe de fruits sur la table. Il n'y a déjà plus de pommes.

— Peut-être dans les placards ? Suggéra Gray dont le cœur s'était un peu calmé, mais qui ne relâchait pas sa garde. Peut-être qu'il y a des fruits au sirop ? Ou des compotes de pommes ? »

Ryûk le regarda comme s'il venait de proférer un blasphème.

« — Tu veux dire des pommes écrasées et réduites en bouillie, baignant dans un liquide trouble avec des tonnes de sucre qui rendent sa chair délicate grumeleuse ? S'offusqua le dieu. Mais on y perd toute la saveur ! Où est l'intérêt des pommes si elles ne croquent pas sous la dent ? Où est leur goût quand elles ne sont plus juteuses ? Et la chair rouge, vandalisée par des colorants alimentaires… Tu es fou ou quoi ? »

La tirade le laissa sans voix, puis Gray sentit monter en lui une envie de rire aussi inappropriée qu'irrésistible.

« — D'accord, d'accord, céda-t-il en s'efforçant de garder son sérieux. Je le reconnais, j'avais faux. Désolé d'avoir envisagé ça, vraiment.

— Ah, tout de même. » Acquiesça Ryûk d'un ton sentencieux.

Gray se mordit l'intérieur des joues pour réprimer à nouveau l'envie de rire, rendue plus urgente par le soulagement. Certes il n'avait pas plus confiance en Ryûk qu'avant, mais il découvrait qu'à l'instar de Download et Kagami, il avait sa passion, pour laquelle il devenait volontiers lyrique et exagéré. Cela lui conférait un côté plus humain.

Et ça lui donnait une idée.

« — Il n'y a plus de pommes, désolé, poursuivit-il donc. Mais je peux partager un peu mon sandwich si vous voulez. »

Pour preuve de sa bonne volonté, il lui désigna l'immense sandwich. Ryûk parut très étonné, et gratta ses cheveux en pointe d'un air perplexe.

« — Partager ton sandwich ? Répéta-t-il. Dis-moi, gamin, tu n'essaies pas de m'amadouer, par hasard ? Je te préviens, je ne suis pour aucun camp dans cette histoire. C'est sympa de partager, mais ça ne te donnera aucun avantage. »

Gray lui dédia le sourire le plus timide et donc le plus innocent qu'il avait en réserve.

« — Vous n'êtes dans aucun camp, mais ça ne coûte rien de vivre en bonne entente, non ? Répondit-il en faisant mine d'hésiter. Honnêtement… Je n'ai pas trop envie de rester coincé au SPK avec trois dieux de la mort, sachant qu'ils peuvent me tuer à tout moment, et que je n'ai pas de bonnes relations avec eux. Vous êtes… Plutôt effrayant. Sans vouloir vous vexer. »

Le mensonge, et l'attitude qui allait avec, lui étaient venu naturellement, si instantanément qu'il n'avait pas eu à réfléchir. Il songea qu'il avait pourtant décidé de cesser de mentir… Puis il décida que ça ne comptait pas beaucoup. Face à un dieu qui s'amusait en vous embarquant dans des histoires de meurtres, il fallait bien se défendre.

Gray ne pensait pas manipuler véritablement Ryûk au moyen de la nourriture. Mais il se disait que peut-être, il pourrait jouer là-dessus. Pas pour marchander avec lui des informations importantes, mais pour mieux le connaître, premièrement, et ainsi mieux pouvoir déduire de son comportement. Deuxièmement, avoir la sympathie de Ryûk, alors que les jumeaux détestaient le dieu, pourrait lui donner un avantage sur eux, au cas-où ils seraient amenés à lutter (inconsciemment, il pensait davantage à Elio et ses regards peu amènes qu'à Lucian), et sur le reste de l'équipe.

Un minuscule, infime avantage. Mais après tout, cette enquête s'appuyait sur des faits presque invisibles, si ténus qu'ils semblaient ne pas avoir d'importance. Et Gray n'avait que peu d'avance sur les autres, avec leurs prodigieuses intelligences. Il grappillait ce qu'il pouvait, de ci, de là.

Ryûk réfléchit quelques secondes, et sembla trouver son idée plausible, en même temps que ses propos drôles.

« — C'est vrai que tu as fait une de ces têtes quand tu m'as vu la première fois, fit-il avec un de ses rires de gorge. Tu ne me vexes pas. J'ai jamais compris votre obsession pour l'apparence, ni vos critères, d'ailleurs. »

Par « vous », il désignait les humains, et semblait très honnête lorsqu'il parlait ainsi. Pourtant, il en avait été un. Quand avait-il cessé de se considérer comme tel ? Etait-il mort depuis si longtemps qu'il en avait oublié ce que ça faisait ?

« — Par contre, reprit Ryûk (qui continuait de rire), tu peux baisser ce machin, tu sais. Ça ne te servira à rien. »

A sa grande stupeur, Gray constata qu'il tenait fermement le couteau de cuisine, à moitié levé. Il n'avait pas senti sa main se refermer dessus. Déconcerté, il le lâcha sans cérémonie, et le manche et la lame rebondirent tour à tour dans un tintement. Il le regarda s'immobiliser, toujours incapable de réagir, d'avoir une seule pensée cohérente.

Il avait l'impression que ses doigts le brûlaient. Et en fait, ils le brûlaient. Il avait tenu ce couteau si fort que sa paume, déjà tâchée de ketchup, avait rougi.

Il ne s'en était pas rendu compte. Ni de son geste. Ni de son réflexe immédiat.

Ses oreilles bourdonnaient, mais il fut sorti de sa stupeur par Ryûk :

« — Tu as l'air un peu effrayant comme ça, fit-il remarquer d'un ton badin. Si tu pouvais aller voir le coton-tige en brandissant ton couteau de cuisine et dans cette tenue, peut-être qu'il nous casserait moins les pieds. »

Gray regarda ses vêtements et ses bras : en effet, le ketchup et le jus de tomate produisaient un effet digne d'un costume d'Halloween. Il faudrait qu'il se change avant que Naomi ne voie la catastrophe.

« — Zut, marmonna-t-il. C'était propre. »

Par réflexe, il fit passer le tee-shirt à manches longues par-dessus sa tête. Il hésita à l'enlever complètement, mais constatant l'absence de réaction totale du dieu, le balança dans un coin. Ryûk était si peu humain que Gray ne ressentait pas vraiment de gêne.

« — Bon, ce sandwich ? Demanda Ryûk, qui paraissait intéressé par l'idée de nourriture, mais aussi dubitatif.

— Euh, oui, d'accord. » Bafouilla Gray.

Après une brève hésitation, il reprit le couteau, et coupa le sandwich en deux. Ryûk replia ses ailes et s'approcha un peu pour le regarder faire. Gray ressentit comme un froid sur son dos, mais s'appliqua à ne pas détourner les yeux de ce qu'il faisait. Pour occuper son esprit avec autre chose que le couteau si vivement agrippé, ou bien la présence du dieu, il se concentra sur ce qu'il devrait dire pour engager une conversation.

« — Je pensais que vous n'aviez pas besoin de manger, dit-il donc en prenant bien garde de ne pas faire sortir la salade du pain. C'est ce que Kagami m'a dit.

— Nous n'en avons pas besoin, répondit le dieu. Simplement, c'est agréable. Même si je doute un peu que ça soit aussi bon que des pommes. C'est quoi ce truc rouge ? »

Intrigué, il pointait sa griffe vers un morceau de tomate. Gray déglutit, et eut le temps de détailler toutes ses bagues avant de retrouver un peu ses esprits.

« — Des tomates.

— Ah. C'est un légume, la tomate, fit-il d'un air de connaisseur.

— Non, c'est un fruit. »

Ryûk lui jeta un regard de travers.

« — C'est un légume. »

Gray sentit un léger agacement monter en lui, ainsi qu'un nouveau rire nerveux.

« — Non, répéta-t-il plus fortement. C'est un fruit.

— Mais ça pousse par terre ! Protesta Ryûk. Ça peut pas être un fruit.

— Ryûk, si vous ne me croyez pas, vous demanderez à Near, trancha Gray qui craignait de s'énerver. Il doit bien savoir lui. C'est un génie. »

Les lèvres violacées de Ryûk formèrent une moue.

« — C'est un génie, mais il ne connaît rien aux légumes.

— Aux fruits. »

Afin de couper court à la dispute, Gray fourra le sandwich dans les mains griffues de Ryûk. Comparé à elles, il paraissait vraiment minuscule, malgré ses trois étages. Mal à l'aise, Gray prit sa propre part, et alla s'installer à la table pour manger. Il glissa une jambe sous les fesses pour s'asseoir comme il l'aimait, mordit de toutes ses forces dans le sandwich et ferma aussitôt les yeux, béat, ses inquiétudes momentanément envolées : il l'avait réussi. Juteux, mais pas imbibé, avec juste ce qu'il fallait de condiments. Et parfaitement tiède.

Pour avoir la bouche bien pleine, il croqua à nouveau dedans et se mit à mastiquer des deux côtés.

Ryûk, lui, considérait son propre sandwich d'un air perplexe. Il le souleva en l'air, l'examina sous toutes les coutures, mais sans en prendre une bouchée. Cependant, le sourire extatique de Gray l'intriguait. Il l'approcha de son nez de camarde, et renifla.

« — Vou'ch n'achez chamais manché que dches pchommes ? L'interrogea Gray au bout d'un moment de ce manège suspicieux.

— Hein ? »

Gray se renfrogna, et répéta après avoir avalé :

« — Vous n'avez jamais mangé que des pommes ?

— Oh, j'ai goûté quelques autres trucs de temps à autre, répondit-il. Mais jamais rien de bien intéressant. »

Puis finalement, après une énième inspection infructueuse, il abaissa le sandwich, et croqua dedans en mastiquant avec soin.

Il se statufia. Ses yeux s'agrandirent encore si c'était possible. Puis ils devinrent ronds comme des soucoupes.

Gray se figea d'appréhension. Si jamais il détestait à ce point… Est-ce qu'il ne venait pas de se faire un ennemi plutôt qu'un allié ?

« — Heeeeeey… Lâcha Ryûk, ébahi. Mais c'est… Mais c'est super bon ! »

Gray souffla de soulagement, et reprit une bonne bouchée en regardant Ryûk avaler en deux coups de dents le reste du sandwich, et lécher longuement ses griffes aiguisées. Il était satisfait d'avoir au moins pu éveiller l'intérêt du dieu, ne serait-ce que par quelque chose d'aussi trivial que des sandwichs.

Cependant, il n'avait absolument pas prévu la suite.

« — Dis, Gray… Tu m'en refais un ? »

Surpris, Gray mâcha un peu et parvint à articuler :

« — Euh oui… Enfin, je finis le mien et je veux bien. »

Quel monstre n'avait-il pas créé. Bouche-bée, Gray regarda le dieu trépigner tout autour de la cuisine, mettant parfois son visage à l'envers à deux centimètres du sien et trépignant d'impatience, ceci tout le temps qu'il mit pour finir son repas.

« — Allez, ça ne prend pas autant de temps de manger ! Se lamenta Ryûk alors que Gray achevait à peine son dîner, et se servait un verre d'eau.

— Je suis un être humain ! Protesta Gray en se lavant les mains et en sortant ce dont il avait besoin des placards. J'ai besoin de déglutir, de mastiquer, de digérer…

— C'est long, soupira ensuite Ryûk alors qu'il le regardait cuir la viande.

— Ça fait deux minutes que c'est dans la poêle.

— Ah, tu coupes les légumes ? Le questionna Ryûk, intéressé, en le regardant laver et poser les tomates sur le plan de travail.

— Les fruits. »

(Le couteau commençait à hacher avec une certaine force à présent, mais Ryûk ne semblait pas se rendre compte de son propre potentiel exaspérant, et persistait à lui voler de petits morceaux de tomate.)

« — Tu pourrais les découper en forme de petits lapins ? L'interrogea Ryûk avec espoir. C'est ce que faisait Misa avec les pommes, parfois.*

— Non, je ne peux pas les couper en forme de lapins (Gray avait à ce stade plutôt envie de les découper en forme de Ryûk et d'ensuite les écrabouiller.). Les tomates sont trop molles pour ça. »

Il repensa à ce que venait de dire Ryûk, hésita un instant, et alors qu'il préparait la sauce, demanda :

« — Qui est Misa ? »

Ryûk cessa de lui piquer de petits bouts de gruyère, et le fixa dans les yeux. A nouveau, Gray eut la chair de poule. C'était particulièrement dérangeant. Il pouvait voir son reflet déformé dans ces pupilles rondes, et qui jamais ne cillaient.

« — C'était un des Kira précédents, répondit finalement le dieu. Near vous l'a expliqué, non ? Elle était sympa, Misa. »

Il eut un sourire encore plus large que les autres, inquiétant.

« — Elle est sympa, Misa. »

Gray s'immobilisa, la fourchette plantée dans la viande, le jus grésillant sur la poêle. Lentement, il tourna la tête pour dévisager le dieu, qui avait repris sa posture faussement innocente de gamin incapable de tenir en place.

Elle est sympa Misa.

Un des Kira précédents.

Mais les Kira précédents étaient censés être morts.

Etait-ce un indice, une manière de le remercier pour le sandwich ? Mais juste après lui avoir dit ne pas être dans un camp précis, est-ce que ça ne manquait pas de cohérence ?

Il ne m'aide pas, il me teste, réalisa Gray en surprenant un coup d'œil chafouin du dieu. Il veut voir ce que je vais en faire.

Les prochaines secondes seraient donc déterminantes. Gray se sentit comme si brusquement, quelqu'un avait enclenché un chronomètre, ou un compte à rebours. Il y avait une limite de temps, et il devait absolument donner la bonne réponse. Ou bien cette petite faveur du sandwich n'aurait servi à rien, n'aurait servi qu'à Ryûk.

Mais quelle bonne réponse ? Devait-il engager la conversation sur le « Misa est sympa », sur les affections de Ryûk, à supposer qu'il en ait ? Devait-il réfléchir et monter une réflexion complexe, semblable à celle de Near ? Devait-il déduire quelque chose de ce soudain temps du présent, utilisé par Ryûk comme il l'avait été par Grendel ? Gray n'avait qu'une modique connaissance de l'affaire Kira. Le bref résumé de Near au début de l'enquête ne lui suffisait pas. Il ne pourrait pas retrouver beaucoup d'informations, et le temps pressait. Il se sentait oppressé, son cerveau tournant à toute allure, le reste du monde diminué dans une bulle violacée, hors du temps.

Kira, Kira. Misa était-elle premier Kira, ou le second Kira ? Il ne se souvenait pas, malgré ses efforts, de ce qu'avait dit Near à ce sujet.

Le premier Kira si vénéré.

Ou le second Kira qui tuait avec simplement le visage.

Le deuxième… Le deuxième avait les yeux.

Yeux.

Dans un sursaut, l'esprit paniqué de Gray piocha dans ses propres soucis, ses propres craintes. La phrase qui sortit de sa bouche le surprit lui-même.

« — Et elle avait les Yeux, Misa ? »

C'était sorti presque malgré lui, comme son mensonge. Comme si quelqu'un parlait par sa bouche. Pourtant, il n'avait pas l'impression qu'il avait éprouvée lorsque la voix dans sa tête l'avait poussé à agir. Plutôt comme si son instinct avait dépassé sa pensée.

A nouveau, il se pétrifia. Et à nouveau, Ryûk parut tout à tour surpris, puis ravi.

« — Oui, elle avait les yeux, répondit-il. Tu t'intéresses au pacte qui les concerne ? »

Sa voix était nettement différente. Elle était empreinte de curiosité, et Gray sut qu'il avait dit ce qu'il fallait : il l'avait déconcerté. La sensation de victoire, très différente de celle qu'il éprouvait au terme d'une compétition, lui réchauffa le corps.

« — Un peu, répondit-il d'un ton faussement dégagé, en glissant le steak sous le pain. Enfin, je n'ai pas du tout envie de faire l'échange moi-même. Mais je trouve ça étrange de pouvoir voir les noms et durées de vie comme ça… Vous ne pouvez donc pas vivre autrement qu'en notant les noms des humains ? Il n'y a pas d'autre nourriture pour les dieux ?

— Non, chuinta Ryûk dans un nouveau rire. Et n'espère pas que j'oublie d'en écrire dans mon cahier. Je sais exactement combien de temps je peux attendre avant d'être obligé de recommencer.

— J'en prends note. » Répliqua Gray.

Il fit glisser les épluchures et trognons à la poubelle. Sur chacun de ses gestes, il sentait le regard attentif de Ryûk. Ça n'était plus juste le sandwich qui le captivait. Le dieu pensait s'être trouvé un tout nouveau jeu, inusité, distrayant. Et Gray allait le laisser penser qu'il était un jouet, si ça pouvait lui faire plaisir. Un jouet aimable.

Et la part la plus noire, la plus rageuse de lui, songeait que ça serait tout l'inverse.

« — J'ai même entendu parler d'un homme qui avait les Yeux sans avoir fait de pacte, poursuivit-il négligemment en tassant le sandwich. C'est plutôt étonnant. Moi qui pensais que c'était impossible et qu'il fallait donner une moitié de sa vie en échange. »

Ryûk rit plus fort. C'était un son curieux, et foncièrement désagréable, mais Gray n'en avait plus peur maintenant. Il défia le dieu du regard, alors que celui-ci se tenait les côtes et se délectait.

« — Tu es un petit gars intéressant. » Constata le dieu lorsque Gray, stoïque, lui remit ce qu'il avait préparé.

Puis il mordit dedans, ses crocs découverts. Il se régalait, se léchait les babines avec un enthousiasme qui frisait l'obscénité. A la manière dont il savourait les tomates, Gray se demanda si Ryûk ne faisait pas davantage une fixation sur le rouge et le juteux que sur les pommes.

« — C'est génial, s'extasiait le dieu. C'est toujours aussi bon, mais ça a un peu changé de goût en même temps.

— Les sandwichs, ça n'est jamais exactement pareil. » Expliqua Gray, amusé.

Il s'essuya à nouveau les mains, et entreprit de finir son rangement. Il n'avait certes obtenu aucune réponse supplémentaire sur les yeux, mais il avait toujours gagné la curiosité de Ryûk, et le nom de Misa, deuxième Kira. C'était un nom que le commun des mortels ne connaissait pas, car aucune déclaration officielle n'avait été faite. Ça pourrait toujours lui servir, et il se promit de chercher plus d'informations au sujet de cette femme.

Cependant, alors qu'il avait presque fini de nettoyer la table, Ryûk le surprit en reprenant la parole.

« — Disons, dit finalement Ryûk en léchant ses griffes, que les yeux peuvent être attribués aux humains en plusieurs circonstances différentes. »

Gray se retourna aussitôt, et le dieu gloussa de cet empressement. Gray n'avait jamais vu Ryûk aussi vivant, paradoxalement. Aussi intéressé par les choses, et avec ses yeux rougeâtres qui luisaient. Il sentit sa méfiance ressurgir, et fit observer :

« — Je croyais que vous n'étiez ni pour un camp, ni pour un autre.

— Exactement, sourit le dieu. Mais ça marche dans les deux sens. Ni pour vous, ni pour le Roi. J'obéis et j'aide quand ça m'amuse. Ghost ne serait pas très content de voir tout ce que je fabrique ici. Et ça n'est pas parce que tu me donnes à manger que tu auras une information à chaque fois. C'est quand j'en aurais envie, tu vois. »

Ses épaules frangées de plumes noires étaient secouées d'un rire silencieux. Gray attendit patiemment qu'il termine.

« — Les yeux peuvent être échangés avec un dieu, énuméra Ryûk en montrant un de ses doigts à la longueur surnaturelle. Dans ce cas, l'humain donne à celui-ci une moitié de sa durée de vie. Puis les yeux peuvent être légués (il leva un deuxième doigt), en certaines circonstances, par les humains entre eux. Dans ce cas, ils ne s'échangent pas des années de leur vie. Ils ne peuvent pas gagner de la vie en écrivant un nom dans un Death Object, donc ils ne peuvent pas non plus en faisant le pacte des yeux. »

Gray écarquilla les yeux. Ça, c'était nouveau. Son cœur se remit à battre très fort : à moins qu'il ne se trompe, l'équipe de Near n'était pas en possession de cette information. Pour calmer le tremblement de ses mains, il les croisa ensemble.

Ryûk, jubilant, terrifiant, leva un troisième doigt.

« — Eeeet… Dit-il enfin avec une lenteur provoquante. Et il y a des humains… Qui naissent avec, petit Gray. Oui, qui naissent avec. »

Il abaissa la main, observant Gray qui réfléchissait furieusement.

« — Qui naissent avec ? Chuchota-t-il. Mais sous quelles conditions ?

— Aaaaah, se moqua Ryûk. C'est là que c'est intéressant, n'est-ce pas ? Je suis sûr que tu pourrais trouver. Après tout, toi aussi tu es né un peu spécial, n'est-ce pas ? »

Instinctivement, Gray porta la main à ses propres yeux, soudain glacé à l'idée qu'ils ne puissent contenir eux-aussi ce pouvoir dont il ne voulait pas. Sa mère avait cru que c'était possible, après tout…

Ryûk étouffa un nouvel accès d'hilarité, qu'on aurait davantage pu nommer quinte de rire qu'éclat de rire.

« — Non, tu ne l'as pas, le rassura-t-il. On le sait tout de suite quand on naît avec. »

On le sait tout de suite quand on naît avec, se répéta Gray, cogitant plus fort. Donc est-ce que ça peut se transmettre, par exemple ? D'une génération à l'autre ? Est-ce que c'est héréditaire, comme ma maladie ? Parce qu'un dieu a fait l'échange avec quelqu'un, et que l'humain a eu un enfant ?

Ryûk fit mine de bâiller, et adressa un dernier sourire à un Gray perdu dans ses pensées.

« — Eh bien, bonne nuit. Et merci pour tes sandwichs. Très bons, vraiment. Je serais ravi d'en remanger. »

Il ajouta, après une seconde de réflexion :

« — Même si je n'aurais jamais cru que ça pouvait être si bon, les légumes. »

Gray ouvrit la bouche pour protester, mais Ryûk s'était déjà éclipsé, sur un de ses rires rauques et délirants. Gray se demanda s'il devait rire ou frissonner d'appréhension. S'il ne maîtrisait pas très bien ses réactions et ses manœuvres pour en savoir plus sur Ryûk, c'était lui qui se ferait piéger. Il le savait bien, mais n'avait pas le choix. Il se sentait en totale insécurité ici. Tout le monde avait un plan de rechange et dix coups d'avance, sauf lui. Même Natasha, surtout Natasha.

Il ne l'avait pas vue depuis le matin, elle non-plus, et il se demanda ce qu'elle en penserait. Il se promit de lui parler de ce qu'il avait appris. A elle, il pouvait faire confiance. Toutefois, il se garderait bien de lui dévoiler dans quelles circonstances il avait amené Ryûk à lui parler. Mal à l'aise avec sa propre attitude, il craignait qu'elle ne lui fasse des reproches. Elle ne serait pas dupe, mais il savait qu'elle n'insisterait pas s'il évitait le sujet. Elle-même usait souvent de moyens peu catholiques pour obtenir ce qu'elle désirait.

Il ramassa son tee-shirt tâché, et fit demi-tour jusqu'à sa chambre. Le SPK la nuit, vide et encore plus oppressant, lui fit accélérer le pas.

Les Yeux. Ainsi donc, on pouvait naître avec, et ne pas avoir besoin d'un échange. D'après ce qu'il avait compris, ce n'était pas un dieu qui les donnait, dans ce cas. Mais d'où venaient-ils alors ? Est-ce que les capacités étaient les mêmes qu'après un pacte avec un dieu ? Il passa une main exaspérée dans sa tignasse. Il n'avait aucune source d'information sur ce genre d'yeux de la mort. Il pouvait toujours demander à Download ou Kagami, qui en tant que dieux savaient peut-être quelque chose. Mais ils lui demanderaient comment il était au courant, et il n'avait pas envie de répondre. Quant à sa mère, elle avait certes connu une personne qui possédait des yeux depuis sa naissance, mais elle-même savait-elle beaucoup de choses sur eux ? Beyond Birthday était un criminel, ils n'avaient pas dû avoir tant de discussions, elle et lui…

Alors que l'ascenseur s'ouvrait, il s'immobilisa.

Mais si. Il avait une source d'informations.

LABB. Les meurtres en série de Los Angeles. Le livre de Mihael Keehl, qu'il n'avait jamais pris le temps de lire jusqu'à maintenant. Celui qui racontait les meurtres de Beyond Birthday. L'homme né avec des yeux de la mort. Que ce soit parce qu'on les lui avait légués, ou pour une autre raison.

Il referma derrière lui la porte de sa chambre, et alla s'agenouiller près de sa valise. Il retrouva le livre manuscrit tassé au fond de ses affaires, à la couverture de carton rugueuse de poussière. Il le prit, les mains un peu tremblantes, et alla s'asseoir à la table au plateau de verre. Comme il l'avait prévu, ses doigts y laissèrent tout de suite des traces, mais il les ignora, se contentant d'allumer une petite lampe. Il posa là le carnet.

Quelque chose le gênait tout de même. Il ressortit la lettre de Mello, qu'il relut. Keehl disait clairement, très clairement, que le livre ne dévoilait la vérité au sujet de Beyond et Naomi. Or, ce dont il avait besoin, c'était précisément la vérité. Peut-être que dans ses mensonges, Mihael avait caché ce que Gray avait besoin de savoir au sujet des yeux. Volontairement, ou involontairement, d'ailleurs.

Pour la millième fois, il la parcourut, et ses yeux s'attardèrent sur le paragraphe de fin.

« Je ne doute pas qu'à la lumière de votre intelligence, vous saurez lire entre ces lignes. Je reste persuadé que pour des gens tels que vous, des gens exceptionnels, mes mensonges refléteront la véritable histoire des meurtres en série de Los Angeles. »

Gray fronça les sourcils. La formulation de Mello était très particulière à cet endroit. Bourrée de figures de style. Il n'était pas un spécialiste de ce genre de métaphores ou autres images, mais il trouvait que ce paragraphe détonnait. L'écriture de la lettre était certes assez ampoulée, mais là, c'était vraiment une accumulation. La lumière de l'intelligence, lire entre les lignes, refléter la vérité… Il se sentait gêné par ce passage, sans pouvoir mettre exactement le doigt sur ce qui le faisait tiquer. Comme il n'arrivait à rien en examinant la forme, il se concentra sur la signification. Et celle-ci rendit l'étrangeté encore plus évidente.

« — Pour des gens exceptionnels, ces mensonges sont donc comme transparents ? Murmura Gray pour lui-même. Des gens particulièrement intelligents peuvent deviner la vérité ? Mais comment ? Il y a un code ? »

Il ouvrit le livre, et en fit tourner les pages. L'écriture était soignée du début à la fin, même si parfois l'encre était plus sombre, ou bien les lettres plus penchées. Quelques passages intéressants lui sautèrent aux yeux, mais il se retint de les lire. A part les faits de l'enquête, tout n'était que mensonges. Pourtant, il n'arrivait pas à deviner comment les dépasser. Il essaya de lire à l'envers, de prendre uniquement les premières lettres de chaque phrase, puis de chaque paragraphe, pour former des mots se demanda s'il n'y avait pas des anagrammes… Rien.

Il aurait pu s'en contenter, et essayer de trouver des indices dans la fausse version. Mais il n'arrivait pas à s'y résoudre. Peut-être d'avoir baigné plusieurs jours avec des génies au cerveau incroyablement tordu, il trouvait que le sien fonctionnait différemment. Plus vite. Comme s'il répondait à un appel, ou à son propre écho.

« — A la lumière de votre intelligence… Chuchota-t-il. A la lumière… »

Son cœur s'emballa à nouveau. Il croisa ses mains quelques instants, cherchant à se calmer, pour que les tremblements n'abîment pas le papier fragile. Puis il prit entre deux doigts la première page du livre, et la leva devant sa lampe.

A la lumière.

Entre les lignes visibles du carnet, d'autres mots étaient insérés. Des mots qui lui évoquaient une correction d'institutrice, et qui n'apparaissaient que par transparence, sous la lampe. Le souffle court, il les fixa pendant un long moment. Il ne les comprenait pas. Les lettres étaient étranges, comme issues d'un autre alphabet. Mais en même temps, familières. Ça ne ressemblait pas à une écriture asiatique, indienne, ou même arabe…

« …à la lumière de votre intelligence, vous saurez lire entre ces lignes… »

« — …et mes mensonges refléteront la véritable histoire. Refléteront. » Dit-il tout bas.

Gray baissa les yeux sur le plateau de verre. Là, dédoublés par la pauvre qualité du reflet, mais encore visibles, les mots du premier paragraphe lui étaient enfin compréhensibles. Ecrits à l'envers. Ecrits pour se lire uniquement à l'aide d'un miroir.

Pour des gens exceptionnels.

Gray avait la tête qui tournait. Qui pouvait être assez fou et assez patient pour écrire tout un livre avec des lettres inversées, et ne jamais se tromper ? Il avait beau lever toutes les pages devant la lampe et regarder le résultat dans le reflet, le récit inséré entre les lignes était aussi élégamment écrit, aussi propre que l'histoire mensongère. Gray prenait enfin la mesure du génie et de la capacité obsessionnelle de ceux qui se trouvaient autour de lui.

Est-ce qu'il avait vraiment envie de lire ?

Sa curiosité l'emporta. Il se dit qu'il ne lirait que les premières lignes. Uniquement les premières, pour voir. Pour voir si.

« Lorsque Beyond Birthday commit son troisième meurtre, cela faisait déjà plusieurs heures que la douleur le tenaillait. Il avait eu beau se prendre la tête entre les mains, les deux familières aiguilles de souffrance lui vrillaient le cerveau. Sa vision était floue, et lorsqu'il commença à rouer de coups le bras de sa victime, le monde se noya totalement dans le rouge, exorcisant sa douleur. »

Ses mains s'étaient remises à trembler, de plus en plus fort. Les aiguilles de douleur, le monde en rouge, la torture… C'était exactement ça. C'était ce qu'il avait ressenti pendant sa crise. Il continua quelques phrases, et elles étaient d'une précision parfaite, d'une exactitude remarquable. Le livre décrivait ce qu'il avait vécu, et c'était un soulagement si intense que son souffle s'écourtait. Quelqu'un d'autre avait supporté ça.

Sans s'en rendre compte, les mains cramponnées au bord du livre, il continua de lire, et lire, et lire, apprenant la douleur et la rage de Beyond Birthday, progressant vers ce que sa mère avait toujours voulu lui tenir caché.


How to use it :

Lorsqu'un humain a les yeux sans pacte, les maladies psychiques qui risquent de survenir sont des hallucinations ou des douleurs sans cause physique apparente, ainsi que des psychoses.


L'affaire des meurtres en série de Los Angeles BB

[…]

Elle le regarde avec méfiance, penchée sur lui comme sur un miroir. C'est un jeune homme d'une vingtaine d'années. Ses yeux mornes, d'une noirceur d'encre, renvoient le reflet de sa propre surprise.

Le visage de l'inconnu est parfaitement atone. Des cheveux sombres s'emmêlent en piques et en épis autour de sa tête. Sa peau semble couverte de poudre tant elle est crayeuse. La seule tâche de couleur, c'est le sang qui suinte sur sa joue, là où le coup l'a blessé. Il coule en rigole jusqu'à son menton.

Habillé d'un tee-shirt blanc et d'un jean, il donne l'impression de ne pas prêter attention à sa mise. Ses yeux sont ronds, un peu globuleux, presque sans limite entre pupille et iris. Accroupi, le visage levé vers elle, il paraît attendre son avis. Naomi en ressent une pointe de malaise, l'impression de s'enfoncer dans des marécages bourbeux. Elle l'examine en cherchant une expression sur ses traits neutres, et gardant la main dans sa veste pour feindre d'attraper une arme. L'homme ne cille pas. En revanche, ses orteils nus frétillent. Faut-il y voir une marque de nervosité ?

« — Qui êtes-vous ? » Interroge-t-elle, tâchant de rendre son ton autoritaire.

Il se lève lentement, sans s'appuyer sur les mains. Sa silhouette mince se redresse jusqu'à la dépasser. Il est grand, a-t-elle le temps de s'apercevoir avant qu'il ne voûte ses épaules, vivement, vers l'intérieur. Le mouvement n'échappe pas à son œil exercé. Ça ressemble à un réflexe de protection. Où à quelqu'un qui vient de se rappeler qu'il lui faut accomplir un geste précis, et qui ne s'en souvient qu'à la dernière seconde. Le dos courbé, il la regarde par en-dessous, entre les mèches noires.

« — Répondez ! Répète-t-elle, plus menaçante. Qui êtes-vous ? »

Il penche la tête sur son épaule, très doucement, et ses yeux se perdent. Sa voix, lorsqu'il parle, est atone. Comme la voix synthétique de L.

« — Enchanté de faire votre connaissance. » Dit l'homme.

Il se penche encore un peu. Dans cette position, la lumière qui arrive de la fenêtre le frappe de biais, découpant ses traits en angles déviés, comme des barreaux de prison. Son visage pâle se creuse d'ombres. Le rayon faiblard de la journée de pluie cercle l'iris de rouge, le distinguant enfin du centre de l'œil. Fascinée, elle s'attend à ce que l'écarlate dégouline et emplisse les cernes qui lui mangent le visage. Il n'en est rien. La couleur s'estompe. Le sang goutte du menton sans qu'il ne l'essuie. Ses yeux sont redevenus uniformément noirs. Il murmure :

« — Mon nom est Ryûzaki. »


Note de Mello :

Je pourrais faire durer le suspens et créer un effet de surprise à la toute fin de l'histoire, mais comme je l'ai déjà dit, cela ne me servirait à rien. Ceci n'est pas un roman. Je pourrais jouer le jeu, comme dans la première version des meurtres de LABB. Mais toute personne un peu intelligente s'est sûrement demandé, en lisant cette version mensongère, pourquoi diable je créais cette surprise finale alors que j'avais justement répété que je ne souhaitais pas présenter ceci comme un polar. Cet illogisme m'a fait grincer des dents. Je ne ferai pas la même erreur dans cette version-ci.

Pourquoi ce préambule ? Je vous explique. Très clairement. Ce jeune homme, qui vient de sortir de sous le lit d'une manière si originale (j'avoue avoir eu plaisir à écrire cette entrée en scène) n'est pas L comme vous devez le croire si vous l'avez côtoyé, mais le meurtrier en personne, Beyond Birthday. Se rapprocher de Naomi à ce point lui donnait une satisfaction intense en plus de lui fournir l'avancement de l'enquête. Il n'y avait pas meilleur moyen de ridiculiser L que de se fourrer juste sous son nez. Naomi était, dans la tête de BB, un pion, un moyen divertissant de parvenir à ses fins et de narguer le détective. Son identité importait peu. Mais à ce moment précis, le plan a commencé à dérailler.

Je pourrais encore beaucoup écrire, mais autant laisser la parole à Beyond lui-même. Pourquoi avoir effacé son point de vue dans la première version ? Eh bien ne pas vouloir soi-disant décrire les abominables manières d'un tueur en série me fournissait un excellent prétexte pour éviter de parler de certains événements concernant ses problèmes mentaux, et bien sûr, la Wammy's House.

Au cas-où.


Il entend son souffle en premier. Puis le bruit de ses pas, les chaussures trainant sur le sol. La marche lente de quelqu'un de plongé dans ses réflexions.

Le sang bat aux tempes de Beyond. Allongé le nez dans la poussière, le poids rassurant du sommier au-dessus de lui, il voit trouble, il voit rouge.

Il aime faire peur aux gens. Cela le fait jubiler. Déjà petit, il prenait un malin plaisir à bondir sur Mattie lorsqu'il ouvrait son armoire. Le cri, strident, le petit visage défait, l'emplissaient d'une intense satisfaction. Mais meilleur encore était le moment où il rassurait l'enfant et observait le cœur se calmer, la honte s'installer. Mello, surtout, était un sujet de choix. Plus la victime tente sans succès de ravaler ses sentiments derrière un masque, plus jouissive est l'expérience. Il se demande ce qu'il va en être de la femme. Car c'est une femme, les talons de sa chaussure et sa finesse en attestent.

Sa respiration devient erratique lorsqu'il réalise qu'il va voir le visage de l'agent envoyé par L pour la première fois, et donc forcément tomber sous le choc d'un nom et d'une durée de vie. C'est éprouvant de rencontrer de nouvelles personnes. La brusquerie, la durée de vie parfois horriblement courte, sa vision d'un rouge plus flamboyant qu'à l'ordinaire, lui font perdre ses moyens. Il crispe ses longs doigts en poings sur les lattes. Ferme les paupières. Il ne faut pas qu'il flanche.

Son déguisement est parfait. Le latex adhère à ses joues, les rendant moins creuses, plus lisses. Les prothèses collent à son corps, lui donnant une silhouette un peu plus charnue. Ses yeux, étirés douloureusement, brûlants de douleur sous les lentilles, sont juste assez ronds. Les rallonges à ses cheveux, les mèches teintes en noir et savamment dérangées, ressemblent à une tignasse dans un grand désordre et non à ce qu'elles sont en réalité, une coiffure soigneusement préparée. Il s'est entrainé à ne plus rien exprimer. Il connait son rôle par cœur. Tout va bien marcher.

Il ouvre les yeux. Les bottes de cuir se sont arrêtées à quelques centimètres de sa tête. Il tâche de régler sa vision pour se concentrer, mais cela lui est pénible. Le rouge qui flotte dans son monde est encore plus oppressant avec ces lentilles. Et elles lui font si mal. Son déguisement le démange. La migraine pointe, battant dans sa tête. Il recherche avidement ce qui accompagne en général cette terrible migraine. La voix sirupeuse et douce, qui transforme la douleur en tambour au rythme sauvage, en pure adrénaline. Elle vient sans tarder et le noie dans les limbes d'un délice enjôleur.

« Vas-y », susurre-t-elle. « C'est le moment. Mais contrôle-toi, où tu vas la tuer. Comme le précédent agent.»

Un sourire retrousse ses lèvres sur ses dents. L ne lui a certainement pas révélé cela, à la femme. Qu'il a déjà envoyé quelqu'un sur l'affaire… Et que le malheureux a fini ses jours dilué dans un bain d'acide, pour qu'il ne reste aucune trace de son corps. Ce serait peut-être intéressant de lâcher cela l'air de rien, au bout d'un moment, pour observer sa réaction furieuse à l'égard de L… Non, il ne faut pas tout de suite penser à la vengeance. Ou il ne saura pas s'arrêter. Le cri de peur fouettant ses instincts, il la déchirera. Du rouge sur du noir. Très esthétique.

Il gomme toute expression de son visage. Bloque sa respiration, rauque et démentielle. Au théâtre. Il doit faire comme au théâtre. La vieille estrade de bois craquante, les rideaux râpés de la Wammy's. Entrer dans le rôle.

Concentration.

Il n'attend pas d'être prêt. Sinon il n'ira jamais. C'est le trac de la montée sur scène. C'est comme pour une piqure, il faut se surprendre soi-même.

Sa main jaillit de sous le lit. Ses doigts se referment sur le cuir de la chaussure qui ploie souplement, sans résistance. Ils heurtent la jambe en-dessous. Première surprise. La cheville est très fine. Il n'a pas prévu qu'elle serait si mince. Comme les os doux de Quarter Queen.

Il grince des dents à les en éclater, furieux de s'être laissé surprendre, et tire de toutes ses forces, se ramassant sur lui-même. Son dos cogne avec violence contre le lit. Dans le même mouvement, il se fait mal à la tête et gronde de douleur. Les papillons blancs et noirs qui en résultent gênent sa vue. La femme perd l'équilibre. Il la tire encore, en une attraction irrésistible et vicieuse, se servant d'elle comme un contrepoids pour s'extirper du lit en même temps. A ce moment, deuxième imprévu. Un des talons hauts frappe avec violence sa joue gauche. La douleur éclate et il la lâche. Le hurlement qu'il pousse, il ne l'a pas prémédité. Se recroquevillant dans sa tanière, il porte une main à sa joue, tâte l'entaille poisseuse. Avant de se rendre compte, hagard.

Il a crié. Pas elle.

L'effet de surprise n'a pas eu le résultat escompté.

C'est lui qui s'est fait avoir.

Elle se remet debout et recule contre le mur de la pièce. Il voit à ses jambes flageolantes qu'elle est sous le choc. Il décide de jouer le tout pour le tout. Il tend son bras et ses ongles trouvent une prise sur le parquet. Puis l'autre bras. Il se hisse peu à peu, se trainant sur le ventre sans utiliser ses jambes, jusqu'à s'extirper complètement et s'accroupir. La tête baissée.

« — Qui êtes-vous ? » Elle crie, pour cacher le tremblement de sa voix.

Il se crispe, ravale sa rancœur, lève les yeux. Attend passivement que nom et durée de vie le giflent et lui remettent les idées en place. Mais ça ne vient pas. Au-dessus de la tête, les chiffres bougent et échappent à son regard, du fait de l'agitation de la femme. Il n'arrive pas tout de suite à saisir le nombre exact. Il a le temps de s'habituer pendant que l'indication vacille. Les chiffres viennent doucement chacun à leur place, semblant flotter dans un liquide épais. 883 4635. Durée correcte. Il n'a pas à affronter l'accusation d'une mort prématurée. Le nom, quant à lui, est en idéogrammes japonais.

南空 ナオ.

Déconcerté par cette écriture qui ne lui est pas familière, une des rares qu'il n'a pas étudiée à la Wammy's, il la fixe avec incompréhension. Puis comprend. Comprend qu'il ne peut pas comprendre, qu'il ne comprendra pas. Il ne sait pas lire le japonais. Son cœur explose d'une sorte de joie délirante. Il ne sait pas son nom. Il n'arrive pas à lire ! Pour un peu, il danserait.

La femme est immobile, on dirait qu'elle ne respire plus. La peur a rendu son visage blême. L'ovale du menton est doux, les pommettes écrasées. Les lèvres roses s'ourlent sur des dents serrées et pointues de petit carnassier. Les yeux, il ne peut en voir la couleur, elle se tient trop en retrait. Leurs contours sont suivis d'un léger renflement, typique des asiatiques. L'arc des sourcils est naturel, pas épilé ou remplacé d'un simple trait de crayon.

C'est un visage fin et intelligent, celui d'une femme qui ne se laisse pas faire, sans toutefois être masculin et carré. Ses longs cheveux noirs se collent à ses joues. Elle a mis une main dans sa veste, pour prendre une arme, dans le geste instinctif de la policière qui sait comment réagir. Elle est toute habillée de sombre et de cuir, un blouson de moto, un pantalon rentré dans ses bottes, un col qui enveloppe son cou. Il pense à Mello, mais ça n'a rien à voir avec Mello. Rien.

« Mais la douce guerrière
À l'âme charitable autant que meurtrière ;
Son courage, affolé de poudre et de tambours,

Devant les suppliants sait mettre bas les armes,
Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours,
Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes. »

Elle ose un pas, se penche sur lui pour regarder. C'est la dernière chose à laquelle il s'attendait. Les yeux de la femme glissent de ses cheveux à son regard, de la coupure sur la joue aux vêtements. Des yeux gris comme une eau empoisonnée. Il subit l'examen passivement. Il refait l'inventaire de toutes les heures de travail pour ressembler à L de manière confondante. Ça a l'air de marcher. Elle ne marque pas de temps de surprise autre que ceux, attendus, qui s'expriment lorsqu'elle constate son étrangeté.

Il se redresse, maîtrisant toujours au millimètre ses propres traits. Maintenant, c'est lui qui la domine. Son ombre s'étend sur tout son corps de femme. Elle tressaille, et a envie de lui sourire narquoisement. Elle a beau porter la main dans sa veste, elle n'a rien pour se défendre. Au dernier moment, la douleur à sa joue l'élance, le sang coule, et Beyond se souvient qu'elle peut tout de même lui opposer une résistance. Du même coup, il se ressaisit et, dans un sursaut, se rappelle que L se tient courbé. En plus, il a cinq centimètres de plus que lui, donc il doit se voûter encore davantage. Il répare l'erreur en un clin d'œil, mais il jurerait qu'elle l'a remarqué. Elle fronce les sourcils. Sa voix claque de nouveau, sèche, agressive.

« — Répondez ! Qui êtes-vous ? »

Il penche sa tête sur le côté. C'est plus fort que lui. Tant pis, après tout, elle n'a pas le modèle original pour comparer, elle ne sait pas que L n'a pas ce genre d'attitude. Il la considère sous ce nouvel angle qui lui donne le tournis. Les chiffres et les lettres dansent et se mêlent. Il se tasse un peu plus sur lui-même et dit :

« — Enchanté de faire votre connaissance. »

Et c'est vrai. Bien malgré lui, il est fasciné. Voilà donc ce que L a mis sur sa route. Une… Une femme. Les visages de Linda et d'Alice lui reviennent. Les femmes. Si incompréhensibles, si agaçantes, si lointaines, si magnifiques. Il est fasciné par elles. Elles sont comme lui, d'un autre monde. Il les aime. A les tuer, comme Quarter Queen. A en devenir fou, comme Alyssa. A en réfréner ses pulsions meurtrières. Comme Linda.

A en réfréner…

Il se rend compte, mais trop tard, dans un ultime cri rageur de la voix dans sa tête, une ultime brûlure de ses yeux sous les lentilles, que L l'a piégé. Le détective a mis sur sa route précisément ce pour quoi il a toujours eu du respect et de la crainte, au point que Beyond a préféré endormir Quarter Queen avec un produit pharmaceutique au lieu de la regarder souffrir, lui qui aime tant les hurlements. Au point de changer la méthode de meurtre parce qu'il savait qu'il aurait à assassiner la fillette, en deuxième sur la liste. Rien que pour ça, il avait répété le schéma avec l'homme, Believe Bridesmaid, malgré le manque de saveur. Il aurait voulu marquer tout le monde par sa sauvagerie, mais le somnifère adoucissait le meurtre. A présent, c'était trop tard.

Tu me tiens, L, n'est-ce pas ?

Elle écarquille les yeux, comme si elle avait soudain vu… Vu quelque chose. Au-delà du déguisement. Et soudain, affamé de ce regard, il a envie qu'elle le voie. Qu'elle ne voie pas le visage de L. Qu'elle le voie lui. C'est impossible, il est trop tard pour arrêter. Le mécanisme qu'il a programmé à la seconde près est déjà enclenché. Alors, une nouvelle fois, il improvise, il change son plan pour une femme. La phrase toute prête, « Mon nom est Lawliet », s'efface. Il la remplace par un autre nom, de son propre passé. Celui d'un homme qui l'a recueilli. Le seul des tuteurs de son long parcours qu'il ait vraiment aimé. Celui d'un homme mort comme lui va mourir, dans les flammes.

« — Mon nom est Ryûzaki. »


Note de Mello :

A ce point de l'histoire, la différence entre la première et la deuxième version des meurtres en série de Los Angeles paraît dans toute son ampleur. Le dégoût si puissant évoqué pour le dénommé « Ryûzaki » dans la première version n'est plus qu'une surprise liée à l'étrangeté de celui que Naomi vient de rencontrer. La ressemblance entre BB et L est brisée. Le sang qui coule sur sa joue, je l'ai omis auparavant pour éviter de mentionner les divergences entre le plan de Beyond et la réalité. J'évitais du même coup de souligner la rapidité de Naomi. Navré Naomi, si vous lisez ces mots, mais si je loue trop une femme dans ce cahier, celui qui lira trouvera la chose décalée dans l'univers de la Wammy's…

Autre différence, on parle ici de Beyond et de son ressenti. Le tueur est bien présent, mais plus qu'un fou-sanguinaire, on trouve un génie à la vengeance soigneusement organisée et un rebut de l'institution qui se régale de briser dès qu'il le peut son lien avec la Wammy's House. Premier point, il refuse la linéarité de conduite et la prévision à l'extrême des coups de l'adversaire. Tel un comédien lancé dans une totale improvisation, il va jusqu'à admettre dans son plan une donnée totalement nouvelle comme la « douceur » avec laquelle il a traitée Quarter Queen, ou encore l'envie de connaître Naomi Misora.

Cette envie, à ce stade, est encore semblable à de la curiosité. Ne pas pouvoir lire un nom pour la première fois de sa vie, pour quelqu'un né avec des yeux de dieu de la mort, c'est un bouleversement énorme. Il n'est pas étonnant qu'il en ait été si choqué. Impulsif, Beyond ne peut résister à l'idée de mieux connaître celle qui lui a opposé tant de résistance dès la première rencontre. Les génies aiment le défi, il n'y fait pas exception malgré son attitude réfractaire. Le voilà donc dans une situation imprévue, où il offre un comportement tout aussi imprévisible. Au lieu de livrer le nom de L, Lawliet, afin de pousser la ressemblance entre eux de manière parfaite, il donne un élément de son propre passé. Ryûzaki Shimura, un de ses lointains cousins, fut un des nombreux tuteurs qui s'occupa de lui avant son arrivée à l'orphelinat. Exerçant la profession de cracheur de feu, il est mort de brûlures graves, après avoir inhalé les flammes par accident. Beyond dévoile donc un double élément de lui-même : un souvenir cher, et un indice sur la manière dont lui-même va trouver la mort.

Dernier éloignement de la Wammy's House. D'aussi loin que je me souvienne, Beyond a toujours été ce que certains appellent un amoureux des femmes, non au sens de Dom Juan, mais plutôt d'un homme passionné par l'autre sexe. La misogynie en place à la Wammy's House ne l'a jamais atteint. Céder ainsi du terrain devant Naomi était un nouveau défi : L s'était servi de Misora comme un simple instrument, alors que Beyond acceptait de reconnaître ses capacités et lui rendait hommage. Les sentiments étaient un autre cheval de bataille de la Wammy's House, qui cherchait à les supprimer. Beyond, au contraire, les écoutait plus que de raison et les exacerbait. Je n'ai pu m'empêcher de constater que les résultats de cette méthode étaient étonnants au plus haut point… Et parfois plus efficaces que l'attitude robotique prescrite par l'orphelinat.


[…]

« — Vous avez mal ? »

Il relève les yeux du journal. Naomi a cessé de remuer son café et le dévisage, l'air coupable. Il frotte légèrement ses pieds nus l'un contre l'autre, et appuie ses orteils sur le bord de la table. A force de jouer sans cesse le même personnage, ces manies sont devenues des réflexes. Ça n'en n'est pas pour autant agréable. Ses genoux pressés contre son torse l'étouffent, compressent les couches de matière synthétique qui masquent ses côtes saillantes. Il est beaucoup plus maigre que L : malgré les tentatives de prendre du poids, il lui a fallu recourir à cette astuce. Le dossier de la chaise lui rentre dans le dos. Il a envie de s'asseoir mieux, une jambe sous les fesses comme il le fait d'ordinaire, mais se retient et lui sourit innocemment. Zut, ça, ça n'est pas une expression à la L. Tant pis.

Pour la millième fois, il se répète avec une conviction forcée qu'elle n'a jamais eu le modèle sous les yeux. Elle ne peut rien deviner.

« — Mal ? Où ? »

Elle tapote sa propre joue de l'index. Il hausse un sourcil et gratte la sienne, sursaute en y trouvant les pansements qui recouvrent la blessure. Il avait oublié, perdu dans le récit en première page de son meurtre. Juste après leur rencontre, Naomi avait insisté, rouge de confusion, pour lui plaquer sur la peau ces horribles sparadraps roses qui ne cessent de se décoller. Il avait dû quasiment s'enfuir pour s'isoler dans la salle de bain, et promettre de se soigner. Qu'elle vienne le regarder d'un peu trop près et ça aurait été la catastrophe. Le talon avait transpercé le latex. De loin, ça ressemblait à une blessure à peu près normale, mais si jamais elle y avait passé du désinfectant…

Dans la salle de bains de Believe Bridesmaid, il avait paniqué, puis improvisé un pansement express. Il s'en était fallu de peu pour que tout ne fiche le camp. Et ça s'était infecté, bien sûr. Avec les plâtras de maquillage et de colle, rien d'étonnant. Mais Beyond est habitué à la douleur.

« — Oh, ça ! (Il rit doucement. Nom d'un chien, L ne rit pas comme ça, il rit comme un dingue, comme un niais, comme un malade ! Reprend-toi !) Non, pas de soucis. Tout va bien. J'ai pris des médicaments. Je dois même vous féliciter pour vos réflexes. »

Elle hausse les épaules, ses cheveux glissent dans son dos. Elle se remet à tourner le café, rassérénée. Il la regarde en souriant, derrière les grands feuillets dépliés. Pour se faire pardonner, elle l'a invité boire quelque chose chez elle. Pas du tout le comportement prévu. Elle aurait dû être écœurée par L. Elle lui sourit.

Il songe à reprendre le fil du plan. Se dit qu'il peut toujours attendre un peu. Il sait que très vite, sa migraine reprendra le dessus, et que la voix l'emplira du désir de tuer. Il fera la tentative de meurtre sur elle à ce moment-là. Ce sera bien plus facile, il ne pensera à rien, tête vidée par la douleur, sans aucun remord. Et même s'il va mettre toutes ses forces dans l'attaque, il sait qu'elle esquivera. Si elle est digne d'être le pion de L, elle survivra. Dans le cas contraire, ce sera comme pour le premier agent. Zou, dans le bain d'acide, et on attend un troisième larbin. Pour l'instant, loin de ces considérations, il profite.

Il aime bien comment c'est, chez elle. Des pièces très claires, peu de meubles, les livres bien rangés, mais pas avec cette attention maniaque qu'il a retrouvée chez sa première victime. Quelques affaires trainent de ci de là, donnant un caractère plus vivant à l'appartement. Il porte sa tasse à sa bouche, manque s'étouffer, se fait violence pour avaler cette horreur sucrée à l'excès. Ça ressemble à de la mélasse tant il a versés de cubes de sucre. Il a la nausée. Il préfère largement lorsqu'il doit manger de la confiture de fraise ou des pâtisseries. Il aime le sucré, certes, mais préparé avec goût. A force de n'avaler que ça, il a bien envie de piquer à Naomi un gâteau apéritif du le plateau qu'elle a posé sur la table, mais il ne peut pas. Ça serait trop gros. L n'aime que le sucré.

Saleté de panda hypoglycémique. Si seulement tu pouvais mourir de diabète.

« — Vous en avez trop mis, je vous l'avais bien dit. »

Il écarquille des yeux. Elle le fixe avec amusement, penchée sur la table, un coude en plein milieu et grignotant une tomate-cerise piquée avec du fromage. Il salive rien qu'en la voyant. Enfin, en voyant l'en-cas.

Ses cheveux la gênent, elle les entortille et les range sur une seule épaule, exposant sa nuque. Elle est en tee-shirt, à cause de la chaleur. Il est tâché aux aisselles, mais elle ne sent pas mauvais, juste le déodorant. Elle se penche pour pousser la carafe de café dans sa direction.

« — Allez me vider cette tasse dans l'évier, Ryûzaki. Ça doit être immonde avec tous ces sucres. Et resservez-vous. »

Elle a remarqué qu'il n'aimait pas ça. Merde. Merde. L'air maussade et impersonnel de L revient sur ses traits.

« — A vrai dire, je pense plutôt qu'il est trop amer. »

Il reprend cinq sucres, entre deux doigts, et les lâche dans la tasse. Ploc, ploc, le son est visqueux comme de la boue et les cubes s'enfoncent lentement dans le breuvage qui ne peut plus les dissoudre. L'estomac retourné, il renverse la tête en arrière et avale d'une traite. Les grains dans sa gorge lui donnent envie de tousser, mais il finit la tasse, la reposant ensuite sur la soucoupe en s'efforçant de ne pas vomir. Naomi paraît déconcertée. Un peu vexée aussi. Mais c'est bien, se répète-t-il avec une once de désespoir. L est franc, brutal, pète-sec. C'est comme ça qu'il faut agir.

« — Navrée. » Lâche-t-elle du bout des lèvres.

Pour la peine, elle repousse sa chaise et va laver sa propre tasse dans l'évier, avec des gestes agacés. Il sent sa gorge qui se noue, entend la voix ancienne d'un médecin : « Hypersensible. Cela va souvent avec la précocité intellectuelle ». C'est le diagnostic qu'ont proféré les psys de la Wammy's. Il n'a jamais compris comment il pouvait être à la fois hypersensible et aimer autant le sang. Mais enfin, il aime bien les paradoxes.

« — Non, ce n'est rien. » S'entend-il répondre malgré lui.

Elle se retourne, surprise. Il veut se mordre les lèvres, abandonne en se disant qu'il va encore foutre en l'air le maquillage. Il soupire et balance ses jambes pour se lever, portant sa tasse dans l'évier lui-aussi.

« — Excusez-moi. C'est l'enquête. Ça me met toujours un peu à cran et j'ai tendance à être brutal.

— Je comprends. »

Elle sourit, ça lui illumine les yeux et il la maudit. La maudit d'être elle. La maudit d'être une femme. Mais… Après tout… Pourquoi ne pas être à la fois le meilleur criminel, surpassant le détective… Et meilleur que L en sa qualité d'homme, plus sympathique et plus aimé ? Jouant à la fois sur le tableau de la vie privée et de la scène publique ? L n'a jamais su faire ça…

« Et après », persiffle la voix, « crois-tu sérieusement que tu auras le cran de te faire brûler, pauvre idiot ? Si tu t'attaches trop, tu auras envie de la garder. C'est la prison qui t'attend… Et la défaite. »

Il enlève ses mains de l'évier, alors qu'il était sur le point de l'aider à faire la vaisselle. Il a laissé une infime trace de poudre sur le robinet. S'il plonge ses mains sous l'eau, cela révélera sa complexion plus hâlée que celle de L, et d'un drôle de gris lorsqu'il ne mange pas convenablement. Heureusement, elle ne remarque rien lorsqu'elle passe l'éponge.

« — Quand j'ai commencé au FBI, j'étais comme ça aussi, fait-elle, essuyant la tasse. Toujours à bondir à chaque coup de téléphone, et à me dire que ma vieille voisine cacochyme était sûrement tueuse en série, au vu de tous les chats qu'elle gavait –sûrement pour en faire de la pâtée… »

Il éclate de rire. Elle l'imite. Les petites dents de Naomi brillent au soleil. Et lui, avant d'avoir pu s'en empêcher, lance :

« — Comme Sweeney Todd.

— Sweeney Todd ?

— Le diabolique barbier de Fleet Street. C'est une comédie musicale de 1979, adaptée depuis l'œuvre d'Harold Prince. Il s'agit d'un barbier qui tranche les gorges de ses clients, et ma foi, Mrs Lowett ne veut pas laisser toute cette bonne viande se perdre et en fait des tourtes… Il paraît que Tim Burton veut en faire un remake, avec Johny Deep dedans. Je suis sûr que ça pourrait faire un malheur… »

Il se racle la gorge. Naomi parait stupéfaite et amusée par ce discours.

« — Vous aimez le théâtre ?

— Oui. Beaucoup. »

« Tais-toi, tais-toi ! » Supplie la voix. « Elle est censée prendre L pour un négligé à moitié-fou, pas quelqu'un de cultivé ! »

Tant pis. Il a lâché le plan originel, autant chambarder le reste avec. Naomi sourit encore, prend le liquide-vaisselle et presse la bouteille. Des bulles s'échappent et viennent éclater sous son nez. Il louche dessus, elle se moque. Il ne sait plus trop ce qu'ils disent, ce sont des chamailleries sans importance. Ça le fait rire, c'est tout. Puis soudain, l'expression de Naomi change radicalement.

« — C'est quoi, ça ? Sur votre joue ? »

Dans un spasme d'horreur, il se dit que le latex a glissé, qu'elle a dû voir sous le pansement ou… Puis il se voit du coin de l'œil, reflété dans le robinet. Une bulle a sauté contre son autre joue, et l'a mouillée. Naomi lève la main et l'essuie avec le torchon. Il se fige sous ses doigts. Elle le démaquille. Elle le démaquille de la mâchoire jusqu'à l'œil, et il ne se précipite pas pour l'étriper. Heureusement, elle s'arrête juste au bon endroit pour ne pas dévoiler silicone et latex. Il retient un soupir de soulagement.

« — C'est quoi, cette fleur ? » Demande-t-elle, fascinée.

Le monde vacille. Il se souvient de ce qu'il a sur la joue. Une bêtise, une grosse bêtise de ses seize ans pour faire hurler Roger. Un tatouage noir qu'il n'a jamais effacé malgré son mauvais goût, trop fier pour admettre qu'au final, c'est lui que ça enlaidit à vie, alors que le directeur a juste gueulé un coup avant d'oublier.

Il avale sa salive. Le goût écœurant du sucre colle encore à son palais.

« — Drosera rotundifolia. Fleur carnivore. » Explique-il du bout de lèvres.

Elle est très étonnée.

« — Je ne vous croyais pas le genre à vous tatouer. »

Il veut lui rétorquer qu'ils se connaissent depuis quelques heures, mais à la place, se saisit de l'occasion pour rattraper sa bévue.

« — C'est bien pour ça que je l'ai maquillée. C'était une connerie de jeunesse.

— De jeunesse ? Vous n'êtes pas si vieux, pourtant, taquine-t-elle.

— Et vous ? Vous n'êtes pas le genre à faire de bévue. Pourquoi donc le FBI s'est-il passé de vos brillants services ? »

Elle s'assombrit. Ses yeux bridés se plissent, leur couleur empoisonnée se veloute, menaçante.

« — Ça ne vous concerne pas.

— Alors laissez-moi tranquille. »

Il donne une petite tape sur le bras de Naomi, qui le retire. Elle est livide, mais de fureur cette fois-ci. La nausée le submerge, il sent que la voix jubile, quelque part, derrière ses yeux qui commencent à l'élancer, comme s'ils allaient jaillir de leurs orbites. Une aiguille se plante au fond de son cerveau. Il s'est trop éloigné de sa ligne directrice. Il est temps de repasser à l'action. Ni une ni deux, il lui tourne le dos et sort à grands pas, lançant juste d'une voix sarcastique :

« — Merci pour ce délicieux café, mademoiselle Misora. Au moins aussi aigre que votre conversation. »

Il a tout juste le temps de refermer la porte de l'appartement derrière lui. La tasse que Naomi tenait se brise sur le battant.

Son cœur palpite. Sa blessure lui fait mal. Ses yeux le brûlent. En regagnant la rue, il retire ses lentilles, sans produit, et les balance dans la poubelle. Elles rebondissent sur le tas d'ordures. Sa tête est sur le point d'exploser. Il sent qu'il est prêt. Demain matin, il l'attendra dans une ruelle. Et l'attaquera. De toutes ses forces.

« — On va voir si tu es vraiment digne d'être le bouclier de L. » Siffle Beyond, dont les yeux clairs s'allument d'un rouge meurtrier.

Savaient-ils déjà ce qu'il allait arriver ? A cette question, les réponses ont varié selon les occasions où je leur demandais. Et Beyond de dire qu'il avait compris immédiatement, puis de se récrier car rechignant à admettre qu'il avait plus ou moins volontairement saboté son propre plan, et Naomi d'affirmer que jamais elle n'aurait pu envisager de suite, puis de murmurer ensuite que peut-être, elle avait songé que…

Mais nous repartons dans un suspens à la Sherlock Holmes, et je ne cesse de me contredire. Je vous laisse seuls juges et me contente à présent de raconter les faits.


How to use it :

Lorsqu'un humain a les yeux sans pacte, les maladies physiques qui risquent de survenir sont toutes directement liées à la vision et au cerveau.


Berlin

18 juin 2025

Les ailes de Kagami glissaient sur la nuit noire, et il ferma les yeux. Il y avait dans l'air une odeur de pluie, de plantes sous l'averse, de terre mouillée et de tiédeur automnale. Pourtant, on était en ville. Le goudron et le béton enfermaient habituellement toutes ces mêmes odeurs sous un carcan, à moins qu'elles ne se retrouvent piégées entre les façades vitrées et les pétarades noires des pots d'échappement.

Loin au-dessus des êtres humains, Kagami ralentit, et se mit à planer.

Le soleil ne s'était pas encore levé. C'était très tôt le matin. Le dieu avait toujours aimé cette indécision, entre le cœur de la nuit et les coulées grisâtres de l'aube qui ne va pas tarder à s'annoncer. Le dieu préférait, cependant, vivre ce moment-là lorsqu'il était encore humain. A cette pensée, il tressaillit, mais esquissa vite un rictus de compensation, un sourire grand et factice volé à un passant tout à l'heure.

Il planait, juste à côté du SPK, refusant d'y rentrer, de rentrer. Sous ses pieds de verre, la ville apparaissait. Il visualisa ses pieds humains, des pieds grands et maigres comme à peu près tout dans son corps. Il n'avait jamais aimé son corps, Beyond, plutôt le contraire. Et à certains moments de sa vie, il en était venu à le détester si fort qu'il avait tenté de se glisser dans la peau des autres. Mais d'un autre côté, il regrettait la plasticité étonnante que lui offrait une enveloppe charnelle. Elastique, souple, et rapide. Surtout rapide. Et chaude. Et imprégnée de sons et d'odeurs.

Mortelle, morte.

Le verre fracassé l'avait d'abord fasciné. C'était beau tout simplement, et Beyond avait pour péché mignon les belles œuvres d'art, surtout quand elles étaient particulièrement bizarres. Il était ensuite passé, sans s'en rendre vraiment compte, par toutes les étapes qu'avait engendrées sa lointaine puberté. Le dégoût, puis la haine. Car il avait tout d'abord pensé que cette enveloppe transparente ne lui ressemblait pas, n'était absolument pas le reflet –le reflet !- de ce qu'il était véritablement… Et ensuite, s'était aperçu que c'était le contraire. Le verre ne formait rien de plus, rien de moins, que ce qu'il était au plus profond de lui-même. Plus clair, plus dévastateur encore que le corps osseux et sec de l'homme autrefois. Plus explicite sur sa véritable nature.

C'était la malédiction des dieux de la mort. Avoir son identité profonde exposée à la vue de tous ceux qui avaient suffisamment de finesse pour deviner. Les dieux n'avaient pas de nom ou de durée de vie au-dessus de leur tête, il fallait bien qu'il y ait une contrepartie. Et le pire était sûrement que les humains ne se rendaient même pas compte du pouvoir qu'ils détenaient sur ceux de leur espèce. Celui de l'humiliation contenue dans un simple regard, lorsqu'ils les fixaient avec horreur.

Les dieux de la mort oubliaient vite, ou plutôt s'empressaient d'oublier, la honte et la haine qu'ils nourrissaient pour ces cadavres vivants, leurs nouvelles enveloppes. La monotonie, l'habitude en prenaient la place. Et sous le regard des humains terrifiés, s'il leur arrivait d'éprouver à nouveau cette brûlure, ils la chassaient vite, englués dans leur ennui, dans leur déni perpétuel.

Kagami n'était pas comme ça. Il prenait juste son mal en patience. Se raccrochant dans les pires moments à l'image et l'expression qu'il avait lue dans les yeux de son enfant lorsqu'il l'avait vu la première fois : l'émerveillement.

Oh oui. Surprenant, ce petit. Son rictus fondit en torsion de douleur. Ce petit qui sombrait, ce petit qu'il n'avait pas pu élever, qu'il ne pouvait même pas aider. Il avait cru qu'être près de lui le rassérénerait, mais la joie que Gray lui avait apportée avait été à l'égal de la souffrance. Ça lui arrachait le cœur de se dire que son fils ne le regarderait jamais que comme un pitre ou bien un danger potentiel.

Kagami tendit un peu plus ses ailes et amorça un lent tour sur lui-même, songeur. Il continuait de fixer la ville en contrebas. Il comprenait bien ce que disait Mello, dans des chuchotis à Matt lorsqu'ils pensaient être seuls tous les deux. Que son corps lui manquait. Cette fichue carcasse transparente était à peu près aussi sensible qu'un tank. Il sentait le vent, mais pas sa force, ni sa température. C'était pareil pour les odeurs, au-travers des couloirs de vitreux de ses narines et les textures.

Le seul sens à ne pas être altéré, c'était la vue. Mais ça, c'était aussi le seul dont il se serait bien passé. Les jeunes dieux s'habituaient mal à tous ces chiffres et ces noms flottant dans un brouillard rouge, et c'était en partie pour cela qu'ils n'étaient pas nombreux à se rendre sur terre : pour éviter le piège de toutes ces dates et ces lettres. Mais pour Kagami, c'était le lot de toute une vie. Il en avait l'habitude, certes, mais surtout, il en avait ras-le-bol.

Il détailla les fenêtres opaques du SPK, qui lui renvoyaient son image démultipliée. Il détourna le regard au bout d'un moment, fixant les phares qui s'entrecroisaient et les silhouettes en tête d'épingles sur les trottoirs. Humains pressés, futiles, vains. Merveilleusement intéressants. Eux, ils souffraient dans leur chair, ils avaient faim, apaisaient cette faim, tombaient malades, faisaient l'amour. Et il les enviait depuis toujours, depuis les murs froids et insensibles de l'orphelinat, jusqu'à la prison où chaque compagnon de cellule avait des chiffres horriblement courts. Lui, si loin au-dessus de leur tête, qui réalisait précisément un des plus vieux rêves des hommes, voler.

Beyond avait toujours été quelqu'un de très sensible aux besoins et aux plaisirs du corps. Cela l'avait amusé de constater à quel point Mello était son digne héritier en cela aussi. Voler n'était même pas une consolation, quand on ne pouvait pas sentir l'effet que cela faisait. C'était comme de regarder cela au-travers d'un cockpit d'avion, ou depuis l'intérieur d'un scaphandre. Oui, exactement, un scaphandre.

Il aurait pu compenser cette absence par la nourriture, comme Ryûk par exemple. Mais ça aurait été plus un substitut qu'autre chose. Il préférait de loin l'attitude de Downi, qui mettait un point d'honneur à se complaire dans un monde synthétique, froid et plastifié au possible. La nourriture aurait finalement rendu le manque plus cruel.

Kagami soupira, et s'étira un peu. Il n'avait plus d'humain que ses soucis à l'égard de Naomi et de Gray. A cette pensée, un chatouillis revint se manifester entre sa poitrine et son estomac, lui rappelant que quelque part, il restait en lui quelque chose de vivant. C'était très animal, ce qu'il ressentait pour eux. La Wammy's l'aurait traité de fou, songea-t-il non sans une certaine jubilation. Mais pour rien au monde il ne se serait défait de ces liens qui le rattachaient à eux, qui faisaient d'eux-trois une unique entité que personne ne pouvait dénier –une famille. Sa famille.

C'était comme d'être humain : ça comportait des désagréments, mais ça en valait nettement la chandelle. Même si l'inquiétude le rongeait en même temps que la folie s'installait dans l'esprit de son fils. Même si Naomi, plus jamais, ne le serrerait dans ses bras. Même si tous deux, ou peut-être tous trois, risquaient leur vie.

Ça en valait le coup. Car ça donnait un prix aux choses.

Il était prêt à le payer.

Cessant son vol nocturne, il se laissa dériver vers les fenêtres et les traversa. Il réfléchissait à Armonia, en ce moment. Il se demandait comment diable il allait se débrouiller avec ce nouvel ennemi sur les bras. L'Araignée. Ça n'allait pas être une mince affaire. Que voulait cette créature exactement ? Ses buts avaient toujours été plus ou moins brumeux. Et comment l'arrêter, surtout ?

Puis il était songeur. D'une certaine façon, même si les enfants de la Wammy's House avaient payé le prix fort pour ce que le Prophète avait fait, il comprenait les raisons d'Armonia. Vivre comme les dieux le faisaient n'était pas une vie, c'était un long coma. Rechercher la nouveauté, rechercher l'évolution… Rechercher la liberté… Ça en valait la peine, malgré les dommages collatéraux. Lui-même avait fait des expériences, lorsqu'il était plus jeune, comme Armonia. Celles de Beyond étaient toutefois moins ambitieuses, et n'avaient pas pour but de créer, mais de détruire. Elles allaient du crapaud éviscéré, dans les marais sablonneux du Belize, aux meurtres de l'affaire Lors Angeles BB. Il sourit vaguement. Dieux de la mort ou humains, ils étaient semblables. Ils se débattaient contre l'ennui, même lorsque cela semblait impossible et qu'on leur répétait qu'ils ne pouvaient rien faire.

Puis il songea à son fils, ses yeux gris-bleus superposés au regard vide de ses victimes, et l'émerveillement se volatilisa.

Kagami avait froid. Il avait beau savoir que c'était impossible, que son corps ne ressentait plus les changements de température –et de toute façon, il était à présent au sein du SPK, parfaitement chauffé-, il ne put s'empêcher de se frotter les bras. Le son de verre qui grinçait résonna désagréablement dans le couloir désert.

Il était seul.

Hésitant, il tourna la tête à droite, à gauche. Il flottait au milieu, les ailes rétractées, son ombre noire floutant les sols. Un silence curieux régnait ici, à cause des vitres. Il devait être loin de l'activité générale, de la salle de contrôle notamment. Ou peut-être étaient-ils tous endormis. Il eut l'impression d'être un spectre, dont la présence était ignorée de tous.

C'était sans doute l'aube naissante qui lui donnait cette impression de temps suspendu. Il avait la sensation que quelque chose était sur le point d'arriver. C'était comme si… Comme s'il devait retenir ses gestes pour être sûr de ne rien briser. Comme s'il y avait quelque chose de sacré dans ce silence. Le monde baignait dans une attente fragile.

Kagami soupira. Non, c'était stupide.

Rétractant un peu ses ailes, et flottant plus loin, il ne mit pas très longtemps à retrouver son chemin. La chambre de Gray n'était pas loin, il était au bon étage. Soudain, son fils lui manqua, un manque presque physique. Le silence lui pesa, et il eut envie de retrouver une compagnie humaine. Quelqu'un qui pourrait rire et qui pourrait pleurer, quelqu'un qui ne connaîtrait pas la morosité et l'ennui perpétuel.

Il replia tout à fait ses ailes, et s'approcha doucement de la porte de la chambre. Avant d'entrer, il jeta un dernier coup d'œil aux grandes fenêtres du couloir. L'aurore hésitait. Alors que quelques minutes plus tôt, le soleil avait paru sur le point de se lever et rosissait les angles des immeubles, il sombrait à nouveau dans la nuit. Kagami ne voyait pas de nuages, mais des ombres froides dansaient sur les maisons, et les recouvraient.

Kagami se détourna et entra, traversant les fibres de métal.

La chambre était, si possible, plongée dans un silence plus profond encore. Kagami tendit l'oreille, inquiet sans savoir pourquoi, et finit par percevoir une respiration. Il se posa à terre, fit un pas, s'arrêta. Il n'y avait personne dans le lit, qui était parfaitement fait. Les couvertures lisses et sans un pli lui donnèrent l'impression qu'il s'agissait d'une sculpture, pas de tissu souple. Il releva la tête, miroir oscillant dans son cadre, et se rappela de prendre un visage neutre. Il hésita quelques secondes, avant d'opter pour celui d'un acteur quelconque. Il prenait toujours le visage d'un acteur quand il ne savait pas quoi faire. C'était sa base de données la plus importante, et elle était devenue son choix par défaut.

Et un acteur faisait la même chose que lui. Se dissimuler.

Ses yeux rouges balayèrent la pièce, notèrent la valise vide au pied d'une commode. Gray avait donc rangé ses affaires. Il n'était pas dans son lit, il n'était pas à la table de verre pour lire ou écrire… Kagami s'arrêta sur un grand fauteuil qui ne se trouvait pas là auparavant. Il était recouvert d'un tissu brun large, massif et de toute évidence plus confortable que la majorité des sièges du SPK. Le dossier était très large, avec des oreillettes. Il ne distingua pas la silhouette de Gray derrière. Néanmoins, ses sens plus aiguisés que ceux d'un humain repérèrent les traces évidentes d'une présence. Notamment le bruit de doigts qui tapotaient sur l'accoudoir.

L'homme dans le miroir fronça les sourcils. Que faisait-il réveillé à cette heure-ci ?

« — Eh, l'oisillon, murmura Kagami. Tu n'as pas sommeil ? »

Pas de réponse. Les doigts arrêtèrent leur rythme lent. Puis ils reprirent, à la même cadence. T-t, t-t, t-t-t-t. T-t, t-t, t-t-t-t. Un de ces airs qui ne veut rien dire et qui n'existe dans aucune chanson, mais que tous les doigts retrouvent lorsqu'ils n'ont rien d'autre pour s'occuper.

Kagami sentit le même froid qu'avant remonter dans sa poitrine. Il s'avança d'un nouveau pas, mais sans vraiment le vouloir. Il ne s'appartenait plus. Il mit quelques secondes à mettre un mot sur ce qu'il ressentait, tant cela faisait longtemps qu'il n'avait pas éprouvé cette impression : celle d'être en plein rêve, déconnecté de la réalité.

« — Gray ? Répéta-t-il doucement. Est-ce que quelque chose ne va pas ? »

T-t, t-t, t-t-t-t.

Puis le son s'arrêta.

Les ressorts du fauteuil grincèrent, et deux chaussures claquèrent en se posant par terre. Il entendit le crissement que font les vêtements de cuir très ajustés, aux genoux, aux coudes, lorsqu'on change de position.

La silhouette émergea du dossier, le froid devint néant dans la poitrine de Kagami. Les rayons faiblards, grisâtres du soleil, dessinèrent des zigzagues luisants sur les longs cheveux noirs. Ils tombaient libres entre les omoplates, jusqu'au creux du dos, comme avant. Une seule vague petite natte en cassait l'harmonie. Mais parmi ces cheveux, aussi longs qu'autrefois, il vit des fils blancs et gris, il en vit à la texture cassée et sèche. Il vit un buste et des épaules semblables à ceux qu'il avait effleurés, des seins plus lourds. Une solidité éprouvée par le temps et les épreuves.

Naomi se tourna vers lui, et ce fut comme s'il la voyait pour la première fois depuis presque vingt ans. Il l'avait observée depuis son monde. Mais jamais les Fenêtres n'avaient eu ce degré de précision. Son visage était tissé de rides nouvelles : au front, sous sa frange arrondie qu'il avait balayée autrefois pour y poser un baiser au coin de la bouche dont la lèvre inférieure lui parut plus enflée. Elle avait une immense tristesse recluse dans le regard et c'étaient les mêmes yeux que quand elle était jeune, juste plus ternes, voilés. Son profil s'était écharpé, l'énergie sous-jacente avait muri.

Ils ne bougèrent pas.

« — Tu m'as vraiment prise pour une pauvre idiote. » Dit-elle.

Elle avait la voix cassée d'une vieille femme. Les larmes nouèrent et pressèrent la gorge de Kagami, enflant dans sa poitrine et brûlant les organes de laque. Elles ne sortirent pas. Il ne savait plus.

C'était plus que du chagrin. Ça ressemblait à du remords. De l'angoisse. « C'est de ma faute », songea-t-il, désespéré, sans savoir de quelle faute il parlait, sans savoir pourquoi il se sentait coupable.

Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,

Qui vit, s'agite et se tortille,

Et se nourrit de nous comme le ver des morts,

Comme du chêne la chenille ?

Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ?

« — Tu croyais… Tu croyais que je ne saurais pas… ? Que j'ignorerais… »

Le timbre de Naomi chevrotait. Sa douleur le saisit, à vif, impossible à soigner. C'était une blessure vieille de vingt ans, une séparation brusque, sans explications, une réapparition sans davantage de raisons. Il n'y avait pas de mots à mettre sur ça. La vie les rendait l'un à l'autre, mais en leur interdisant de faire machine arrière et d'être comme avant. Il n'y avait pas de solution. Elle était vivante. Il était mort.

« — Tu croyais que je ne devinerais pas que c'était toi ? »

Cette fois, elle avait presque crié, le corps tendu comme un arc et ses cheveux tressautant autour de son visage. Il crut qu'elle allait pleurer lorsqu'un son rauque s'échappa de sa bouche, mais elle se redressa, prit une inspiration difficile, heurtée, et parvint à ne pas craquer. Au bout d'un moment, un drôle de rire sortit de sa gorge, qui le désespéra encore plus. Il n'y avait aucune joie dans ce rire. Naomi, écrasée, engluée par la lumière blafarde, parut encore plus vieille.

« — C'est pour cette raison que tu ne parlais jamais en ma présence ? Tu avais peur que je reconnaisse ta voix. C'est ça. »

Elle fit le tour du fauteuil, pour se placer face à lui. Elle était encore à quelques pas. Kagami aurait pu s'enfuir sans qu'elle l'en empêche, aurait pu faire le sourd ou bien celui qui ne comprenait pas. Mais Beyond ressurgissait, et il n'avait jamais aimé la fuite. Plutôt affronter les problèmes directement dans l'arène.

« — C'est raté, dit Naomi, avec une sorte de défi.

— Je le sais. »

Elle tressaillit, ses yeux passant frénétiquement d'un détail de son visage à un autre. Il sentait ses faux-traits couler du miroir, remplacés par les vrais qui bouillonnaient à la surface. Il ne fit rien pour les cacher. C'était fini. C'était trop tard.

« — Je savais que tu finirais par deviner, reprit-il (et il fut surpris de retrouver la vieillesse de la voix de Naomi dans la sienne). Rester muet n'était qu'un moyen de gagner du temps. »

Elle tituba, mais se maintint debout. Elle ne le regardait plus, les yeux cachés par sa frange, comme Gray.

« — Je vais être véritablement idiote maintenant, fit-elle d'une voix éteinte. Et te demander pourquoi tu es revenu. Comme dans tous tes films chéris. »

Kagami tenta un faible sourire, mais l'effaça aussitôt. Il n'avait rien de naturel. Autant ne pas forcer son expression : ça ne ferait que rendre ces retrouvailles plus catastrophiques.

« — Les meilleurs réalisateurs utilisent des clichés. » Chuchota-t-il.

Il se demanda pourquoi tous deux s'obstinaient à parler à voix basse, alors que personne ne dormait dans la chambre, et qu'avec l'épaisseur des murs et des fenêtres, on ne risquait pas de les entendre. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut à voix plus haute, mais elle sonna terriblement forte, déplacée, et il l'atténua aussitôt.

« — Je suis revenu parce qu'on me l'a ordonné. Je n'ai pas eu le choix.

— Pas eu le choix, répéta Naomi, comme une écolière qui récite une leçon. J'aurais dû m'en douter. »

Kagami n'aurait pas ressenti un choc plus profond si le Roi l'avait puni en lui brisant un membre. Secoué, il resta quelques instants sans trouver les mots, puis au choc succéda une colère incrédule.

« — Je ne pouvais pas revenir avant, Naomi ! Expliqua-t-il, la voix pleine de colère et de chagrin. J'ai voulu, mais c'était impossible. Qu'aurais-tu souhaité que je fasse ? Laisser tomber un Death Object plus tôt pour que tu le ramasses, et comme tous les humains, finisses invariablement par l'utiliser ? Et Gray ? Penses-tu que j'aurais compromis ainsi sa vie, si j'avais eu le choix ?

— Tu l'as compromise, ragea Naomi, dont le ton montait et devenait strident. Moi, j'aurais préféré mourir plutôt que mettre une telle chose entre les mains de mon enfant ! Et si j'avais dû endurer une punition comme vous lorsque vous enfreignez les règles, je l'aurais endurée ! »

« Tu » était devenu « vous », nota Kagami. Elle le réduisait aux dieux de la mort. Puis il enregistra véritablement les mots, et ce fut à son tour d'hausser le ton.

« — Ce n'est pas moins ton enfant que le mien ! Je serais mort mille fois si ça avait pu dissuader le Roi, mais je n'ai pas eu le choix ! Il a été très clair : soit je vous envoyais la Death Cam, soit il la donnait à un autre, et Gray se retrouvait sur la liste des personnes à exécuter ! Alors le préfères-tu mort, ou bien en vie avec cet objet entre les mains ? »

Naomi hoqueta, plaquant une main sur sa bouche. Elle s'affaissa à moitié sur l'accoudoir de son fauteuil, secouée de soubresauts secs et furieux. Naomi était malade de peur rétrospective et de colère, mais ses yeux ne larmoyaient toujours pas. Il eut un geste pour se précipiter vers elle, mais un rayon de soleil accrocha le quartz de ses ongles, et il se figea en plein mouvement. Pas dans ce corps-là.

« — J'ai essayé, bafouilla Kagami, impuissant. J'ai essayé de te donner la Death Cam, mais le Roi a provoqué un cambriolage en notant le nom d'un criminel et le manipulant… Et tu as été obligée de rester au commissariat, et c'est Gray qui est tombé sur la Death Cam… Mais je ne voulais pas… Je n'ai jamais voulu… »

La main de Naomi remonta pour cacher son visage. Dans le même temps, elle se voûta pour s'asseoir, et lui fit signe avec l'autre main de s'interrompre. Il se tut immédiatement. A quoi servaient ses justifications ? Il attendit encore de longues minutes que Naomi ait repris son souffle. Comme elle ne semblait toujours pas décidée à parler, il poursuivit seul.

« — Je suis venu sur terre. Souvent. Je ne pouvais pas rester plus de quelques heures, mais j'étais là. J'étais là à l'hôpital de Los Angeles, quand tu attendais d'accoucher. J'ai été là à la naissance de Gray. J'y ai été à son baptême. J'y ai été à chacun de ses anniversaires. J'y ai été à chaque anniversaire de ma mort, lorsque tu restais allongée à fixer le plafond, sans rien dire, sans bouger. J'y ai été, sans exception, lors de tous ces Noëls où tu devais supporter la présence des parents de Raye Penber. »

Elle avait cessé de se cacher, et le regardait, les mains serrées sur le tissu du fauteuil. Son expression n'était pas uniquement de la tristesse. Il y avait une sorte d'espoir, une sorte de profond réconfort. Kagami continua sur sa lancée.

« — Je vous ai regardés tous les jours. Je suis venu lorsque tu donnais l'impression d'étouffer de trop de non-dits. Je suis venu lorsque tu pleurais de laisser Gray à l'école primaire, parce qu'il s'accrochait à toi pour ne pas que tu le laisses. Je suis venu lorsque Gray a concouru pour la première fois en gymnastique. Et les suivantes. »

Ce fut à son tour de lâcher un drôle de rire, quoique moins dévasté que celui de Naomi.

« — Je ne pouvais pas me montrer. Tu imagines ce que ça m'a fait ? Vous voir, être assis juste à côté de vous… Assez près pour vous toucher. Et vous regarder sans pouvoir faire quoi que ce soit. Te regarder attendre que les jours défilent sans essayer de changer, te regarder souffrir, ne pas pouvoir te dire que j'étais là et que je te regardais, que j'étais près de toi. Te regarder mentir à Gray, et lui, le voir se perdre dans la contemplation d'une photographie, celle d'un homme qui n'était pas son père, mais que tu pouvais présenter aux yeux du monde. Orphelin d'un martyr, c'est toujours mieux qu'orphelin de meurtrier. »

Cette fois, Kagami venait de donner à Naomi le même choc brutal qu'elle auparavant, lorsqu'elle l'avait accusé de ne pas faire passer Gray avant le reste. Elle se redressa, et il sut qu'elle le voyait vraiment, qu'elle avait enfin pleinement conscience de ce qu'il se passait. Elle était là, entière, pour la première fois depuis des années.

« — Et que voulais-tu que je lui dise ? Se défendit-elle. Que voulais-tu que je dise à un enfant de deux ans, un enfant de cinq ans ? Toi, tu n'as jamais entendu ton fils te demander, l'air trop sérieux pour son âge, « Maman, il est où papa ? ». « Mon chéri, ton père est parti au ciel », je lui disais. « Pourquoi ? » « Parce qu'il a eu un accident », je lui disais. A quatre ans, ça lui va, mais après, quand il demande des détails ? « Et il s'appelait comment, papa ? » Je lui répondais quoi, moi ? Alors que Kira était dehors et qu'il commençait à punir pour un rien ? Et si Gray répétait ça autour de lui, et si ça devenait un crime d'être le fils d'un assassin, puisque les petits voleurs mouraient de crise cardiaque, à présent ? La génétique prédispose tellement aux crimes, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? Qu'est-ce que tu voulais que je lui réponde ? »

Elle suffoquait. Toute la douleur emmagasinée, dont elle ne pouvait parler à personne, explosait avec la violence d'une bombe. Sur celui qui l'avait causée. Sur celui qu'elle avait aimé. Et Kagami retrouvait en la regardant la fascination qui l'avait harponné lorsqu'ils s'étaient rencontrés.

« — Je ne voulais pas lui faire de mal, je ne voulais pas, psalmodiait Naomi de plus en plus vite. Je serais morte plutôt que de lui faire du mal, mais comment, comment devais-je m'y prendre ? J'ai essayé d'être évasive, mais un enfant qui a perdu son père demande des détails, sans cesse plus de détails. Alors j'ai fini par lâcher « ton papa s'est fait tuer par Kira », en lui expliquant que Kira était mauvais, mais en lui faisant jurer et répéter des milliers de fois qu'il ne devait pas dire quelque chose contre lui à l'extérieur de la maison. Et ça me rendait malade de peur, l'idée qu'un jour, l'instit me téléphone pour dire que Gray avait blasphémé contre le Seigneur Kira ! »

Elle était blanche comme craie, les yeux grands ouverts et les jointures livides. Sa voix prenait des accents forcenés. Beyond était tout aussi incapable d'essayer de la calmer que de détacher son regard d'elle. Elle était hypnotisée par les scènes qu'elle revoyait se dérouler dans sa tête, l'enfance et la petite enfance, la solitude, toujours, face à toutes ces questions auxquelles jamais rien ni personne ne l'avait préparée à répondre. Les innocentes questions d'un enfant.

« — « Et pourquoi il a été tué par Kira ? » Il demandait. Je ne pouvais pas lui dire : « Ton père a été tué par Kira parce que c'était un criminel et un meurtrier ! ». Comment un enfant peut-il grandir, se construire sur cette idée ? Il était déjà tellement timide, comment aurait-il vécu avec ça en plus… ? Je ne voulais pas qu'il me déteste, bredouilla-t-elle. Alors j'ai glissé de la réalité au mensonge, j'ai substitué la mort de Raye à la tienne : « parce que ton papa était policier et avait essayé de l'arrêter. » Tu aurais vu son visage ! Comme il était fier ! Et déçu aussi, parce qu'il ne pouvait pas en parler à l'école… Il aurait bien aimé, il aurait été plus entouré sans doute, il avait tellement peu de camarades… »

Et d'un coup, brusquement, elle éclata en sanglots. Les larmes dévalèrent ses joues, brouillant ses yeux, collant des mèches de cheveux à ses pommettes. Elle se détournait pour essayer de le cacher ou reprendre contenance, mais ses reniflements ne servaient à rien, et elle pleurait encore plus fort.

« — Je ne voulais pas lui mentir, je ne voulais pas lui faire mal ! Répéta-t-elle encore, comme un mantra. Je ne voulais pas qu'il se renferme sur lui-même, ou qu'il ait honte de ses parents. Qu'est-ce que je pouvais faire, à part essayer de me rapprocher de la vérité, utiliser le mensonge plausible que tout le monde croirait… ? Une fois… J'ai même failli… Je me suis presque persuadée que c'était vrai. Il devait avoir six ans. »

Elle avala sa salive, un bruit contracté et douloureux.

« — Je me suis demandée : eh, après tout, si je me trompais ? Parfois les enfants ne ressemblent pas à un de leurs parents. Peut-être que je me suis trompée sur les dates, peut-être que c'est le fils de Raye. Je me le suis tellement répété que j'ai fini par être rassurée. Puis j'ai voulu être sûre, et je suis allée demander des analyses ADN… »

Elle sourit, pas un sourire amer, plutôt comme si elle se moquait d'elle-même. Comme si elle revoyait avec tendresse la naïveté d'une adolescente, voire d'une petite fille. Le sourire se fana lentement.

« — Ça a pris longtemps. Pour obtenir le permis d'exhumer et avoir de quoi faire les analyses. Presque six mois de tranquillité. A se voiler la face. J'étais très bonne pour me voiler la face. Presque autant que pour cacher mes secrets aux autres. Je l'ai été durant six mois, avant de retomber comme une pierre. »

Le sourire avait complètement disparu. Elle était grave, et avait arrêté de pleurer d'un coup, aussi soudainement qu'elle avait commencé. Elle s'essuya les yeux avec le dos de sa main, en gestes lents, et on aurait dit qu'aucune larme n'avait jamais percé. Elle était d'un calme total. Toute sa colère et sa tristesse paraissaient évaporées, avec les rayons plus insistants et plus chauds qui rentraient dans la pièce.

« — Puis on s'habitude, murmura-t-elle. On s'habitude au mensonge. Ça vient tout seul, ça s'automatise, ça devient presque normal. Et nous avec. On devient presque normaux. On continue juste la vie, parce qu'il n'y a pas d'autre solution. On répond aux questions en s'enfonçant un peu plus. On se dit qu'on a le temps. Que c'est plus simple pour le moment. Qu'on dira la vérité un jour. Mais pour l'instant, on profite du sursis. »

Sa bouche forma un rictus.

« — Et finalement… on ne le dit jamais. » Acheva-t-elle.

Elle avait le teint grisâtre, et Beyond eut peur qu'elle ne fasse un malaise. Heureusement, elle se recula, et s'assit à nouveau sur l'accoudoir du siège, regardant ses mains vides. Elle avait fini de parler. Et lui, il n'avait plus rien à dire.

Est-ce que c'était tout ? Est-ce c'était vraiment tout ? Ça n'avait pas pris une demi-heure. Une unique demi-heure pour quasiment dix-huit ans. Beyond se sentait mal. Il avait envie de tout effacer et tout recommencer. Il se sentait impuissant et faible. Lui un dieu de la mort, qui déjà en temps qu'humain s'était cru surpuissant.

Au bout d'un moment de ce silence insupportable, il demanda :

« — Où est Gray ? »

C'était peut-être la seule chose qui comptait maintenant. Leur fils. Comme c'était bizarre de le penser leur enfant, alors qu'eux avaient si peu en commun maintenant. Avaient toujours eu si peu en commun.

Naomi mit quelques secondes à répondre. Il la sentait épuisée, et avait l'impression de l'être aussi. A la différence d'elle cependant, il n'avait pas besoin de dormir. Il ne pouvait pas dormir. Il ne pouvait pas oublier.

« — Je l'ai fait changer de chambre, finit-elle par dire. Un peu plus tôt dans l'après-midi, quand j'ai vu que tu étais parti. Puis je me suis installée dans la sienne. Je ne voyais pas d'autre moyen pour t'acculer. »

Elle eut un rire bref. Sa voix était sans timbre. Ses cheveux cachaient son visage, et Beyond ne pouvait pas voir son expression.

« — Tu es là, murmura-t-elle. Je n'y crois pas. Tu sais que j'ai l'impression que si je bouge un peu plus vite, un peu trop fort, tu vas disparaître ? »

Elle releva les yeux de sous sa frange, et Beyond fut frappé de voir à quel point elle ressemblait à Gray, puis à quel point ses yeux brillaient fort. C'était à cause des larmes, mais il s'en fichait. Parce qu'elle le regardait.

« — Désolé de te décevoir, plaisanta-t-il faiblement. Je ne vais pas m'évaporer. Tu vas devoir me supporter un moment. »

Elle grimaça, tâchant de faire comme lui et prendre les choses avec distance. Il s'étonna qu'elle y parvienne. S'en sentit fier. Naomi avait toujours été forte.

« — Ah, quelle horreur, ça ne m'avait pas manqué. Les éternels piaillements qui passent du coq à l'âne, et les poses de drama-queen.

— Tu oublies les dévorations de confiture de fraise, ajouta-t-il.

— C'est vrai, tu n'en as pas mangé depuis que tu es là. » Fit-elle remarquer avec surprise.

Un peu de vie était revenue dans sa voix. C'était stupéfiant de voir à quel point cette conversation pouvait passer d'un extrême à l'autre. De ce qu'on aurait attendu de retrouvailles entre deux personnes séparées depuis plus d'une décennie, l'un mort et l'autre vivante, à un échange d'une banalité confondante.

Cela rassura un peu Beyond, qui expliqua en haussant les épaules :

« — Je ne voulais pas me faire repérer. Bouffer de la fraise, ça aurait été trop évident. »

Il émit un soupir fataliste :

« — Ça n'était pas un grand sacrifice. Je savais bien que ça n'était qu'une question de temps. Tu es trop perspicace pour ne rien remarquer : c'était foupoudav.

— Foupoudav ? » Répéta Naomi, recommençant à rire.

Kagami eut un pâle sourire.

« — Une réplique d'Il faut sauver le soldat Ryan.

— Et ça veut dire ?

— Foutu Pourri d'avance. FouPouD'av. »

Elle rit à nouveau, s'essuyant les yeux. Elle paraissait vraiment heureuse en cet instant, et avait le visage d'une petite fille. Il ressentit envers elle un élan de tendresse, et cette-fois, s'approcha un peu. Elle cessa de rire, observant la main de Beyond se lever, se tendre vers elle, comme pour lui proposer de la prendre. La main de verre qui coupait la chair.

S'il avait été encore humain, songea-t-il douloureusement, son cœur aurait battu à tout rompre. S'il avait été encore humain, Naomi aurait pris cette main dans la sienne, l'aurait serrée. S'il avait été encore humain…

Il aurait pu la toucher. La serrer. L'enlacer.

Les cristaux de sa gorge se serrèrent si fort qu'il crut qu'elle allait se briser. Naomi leva la main à son tour, avec précautions, et fit jouer ses doigts tout près des griffes. Mais lorsqu'elle s'approcha un peu trop près, et voulut les glisser entre les siens, un filet de sang apparut sur sa peau, et elle s'immobilisa.

Le verre. Le sang.

C'était beau, mais c'était intouchable.

Plus que jamais, il eut envie de pleurer. Naomi trouva la force de sourire pour deux, mais c'était à peine un geste pour relever les commissures de ses lèvres, fade et sans émotion. Sa bouche aussi était livide. Mais malgré tout cela, ses yeux n'étaient pas morts, et il crut y voir une étincelle.

« — Serre-moi dans tes bras. » Murmura-t-elle, d'une voix ténue de petite fille.

Kagami la regarda avec incompréhension. Ses yeux allèrent de sa main brisée à sa main coupée. Elle voyait pourtant bien que c'était impossible. Il l'écorcherait vive, avec un corps pareil. Mais Naomi avait dans les yeux une détermination familière, et presque de la malice, qu'il ne comprit pas.

« — Je ne peux pas. » Dit-il donc d'une voix étranglée.

Il avait peur de la décevoir, mais elle sourit, comme si son incapacité confirmait quelque chose. Déstabilisé, il se rendit compte que ce dialogue, ces répliques, lui étaient familières. Il les avait déjà entendues quelque part. Mais pas dans la réalité.

Il comprit.

« — Edward aux mains d'argent, chevrota-t-il. C'est un dialogue d'Edward aux… »*

Il ne finit pas, sa voix soufflée par l'émotion.

« — Il n'y a pas de raisons pour que les références de films n'appartiennent qu'à toi. » Ironisa Naomi.

Décidée, elle tira jusqu'en haut la fermeture-éclair de son manteau de cuir, et remonta son col au menton. Puis elle tira de ses poches deux gants noirs, les enfila. Doucement, elle posa son index sur la main de Kagami, qui érafla le cuir, mais ne le traversa pas. Naomi fit suivre les autres doigts, et la paume, et toute la main. Tant qu'elle ne bougeait pas et ne prolongeait pas la friction, le verre ne cisaillait pas le cuir.

« — C'est de la bonne qualité, fit Kagami (dans un élan, déboussolé, il se remit à parler à toute allure). Tu sais, Mello il aurait adoré porter quelque chose comme ça. Je me demande même s'il ne t'a pas un peu copié dessus, quel plagieur, il aurait dû te reverser des droits d'auteur, et au fait c'est fou, tous les gens avec du caractère portent du cuir noir, et c'est sexy le cuir, tu es sexy aussi, ça me rappelle David Tennant dans Fright Night et… »

Il se tut net, figé en plein. En deux enjambées, Naomi s'était plus approchée de lui que jamais depuis qu'il avait cette apparence. Elle était arrêtée à deux centimètres, corps parallèle au sien, sans le toucher mais si près. Son cerveau surchauffé se demanda à quoi ça ressemblait, vu d'un spectateur, la jolie femme un peu vieillie et le monstre translucide aux yeux écarlates.

Il se demanda comment on les filmerait. Sous quel angle. De dehors, de devant ? De l'intérieur de la pièce plutôt, pour voir le soleil le traverser lui et l'entourer elle. Naomi, si opaque et sombre avec le cuir et ses cheveux noirs, si tangible. Lui, transparent comme un fantôme, éclats difractés partout.

Pour cacher son trouble, il eut encore la présence d'esprit de bafouiller :

« — Mais c'est quand même plus classe que Twilight. »

Naomi sourit encore, et doucement, s'infiltra entre les bras du dieu qui la surplombait. Elle se nicha avec précaution contre lui, sa peau protégée par le cuir, déplaçant ses membres avec d'infinies précautions. Entre les tranchants des fausses côtes, elle glissa ses bras, contre le rebord du cadre lisse en bronze, elle posa son front. On aurait dit une alpiniste qui cherchait des prises et risquait de tomber si elle ne s'appuyait pas sur les bonnes.

Kagami arrêta ses propres bras un peu avant qu'ils ne l'enlacent tout à fait. En un mime d'étreinte, figés, en l'air.

Il pencha un peu son cadre, pour mieux la distinguer. Elle levait la tête vers lui, son cou tordu en arrière. Elle n'avait pas peur : il ne la sentait pas trembler, ne la voyait pas hésiter. Lui en revanche, il appréhendait. Non parce qu'il était timide, mais parce qu'il savait que rien ne pourrait jamais sortir de leur rapprochement. Ils n'avaient pas le droit de faire plus que ça, ce malheureux contact de cuir à verre. Elle serait malheureuse de cette situation très vite, et lui, ça le rendrait encore plus dingue. Mais pourtant, il était incapable de la repousser et de lui dire, trop las de se cacher, exténué de rester loin.

A nouveau il se demanda quel contraste ils produisaient, lui et elle. Visage emprisonné derrière une surface lisse, visage en relief. Reflet asymétrique.

Il se demanda ce qu'elle pensait de ça. Ce foutu scaphandre monstrueux. Il eut peur un moment, puis se dit qu'elle s'en foutait. Elle était trop loin des humains pour s'en faire à ce sujet. Elle était partie ailleurs. Plus proche des morts que des hommes.

Une main gantée de cuir glissa sur le tour de son cadre, et l'amena tout près. La respiration de Naomi faisait de petites bouffées blanches qui embuaient la surface du miroir. Comme s'ils se tenaient chacun d'un côté d'une vitre. Chose curieuse pourtant, le miroir était sensible. Les volutes blanches lui procuraient une sensation, comme de minuscules tourbillons tièdes, fourmillants, qui se seraient déplacés sur son visage. Ils s'aventurèrent sur ses yeux et Beyond s'aperçut, soulagé, qu'ainsi il ne distinguait plus ni son nom, ni sa durée de vie. Une fois le miroir voilé, c'était enfin le noir.

Beyond ferma les yeux.

Le souffle de Naomi embrumait ses lèvres.


How to use it :

(Rappel)

Il existe des dieux de la mort mâles et femelles, mais il leur est interdit et impossible d'avoir des relations sexuelles avec les humains. Ils ne peuvent pas non plus en avoir entre eux.


Notes :

Le thème de la bulle de couleur dans lequel les génies s'enferment pour réfléchir est pris à l'anime de Death Note. Tous les personnages se retrouvent systématiquement dans un environnement envahi de la couleur qui leur correspond : rouge-Kira, bleu-L, vert-Aizawa…

Tous les poèmes cités dans le chapitre sont issus des Fleurs du Mal, de Baudelaire.

*L'épisode des pommes découpées en forme de petits lapins est relaté dans les bonus de Death Note, des petits épisodes généralement en quatre cases, et qui se retrouvent dans le tome treize de la série.

*Edward aux mains d'argent est un film de Tim Burton. Le héros, Edward, possède des ciseaux immenses à la place des mains. Il tombe amoureux d'une jeune femme nommée Kimberley (décidément). Dans la scène qui nous intéresse, celle-ci lui demande de l'enlacer (« Hold me »). Craignant de la blesser, il lui répond : « Je ne peux pas » (« I can't »). C'est alors elle qui se glisse entre ses bras, en évitant les ciseaux.


Note de l'auteur :

Voilà. Je suis soulagée. Encore une fois, ça n'est pas parfait, mais j'ai fait de mon mieux. Je suis soulagée de constater que ces six mois de travail ont fini par payer.

Admirez la récurrence de l'excuse « Je passais comme ça, par hasard, j'ai vu de la lumière et j'ai décidé d'entrer » chez les orphelins de la Wammy's House. Sinon, on n'a pas vu Natasha dans ce chapitre, mais elle va se rattraper, croyez-moi.

On parle énormément de la Wammy's dans cette deuxième partie du chapitre. Nos génies s'interrogent dessus, à la lumière de ce qu'ils viennent d'apprendre. J'ai aimé expliquer ce qu'étaient pour eux un certain nombre de choses comme la maladie, la nourriture, et mettre en parallèle leurs expériences et leur perception. Near et Gray, par exemple. Ou Elio. Leur rapport à la nourriture, excessif et opposé, révèle leurs problèmes. Il trouve ses racines très profondément en eux, vous verrez plus tard à quel point.

Le prochain chapitre sera intitulé « Marionnettes ». J'espère pouvoir tout finir en deux semaines, le 28 juillet. C'est jouable : je meurs d'envie de l'écrire. Au pire, vous l'aurez au mois d'août je pense.

Merci pour cette belle aventure ! Votre soutien me motive tellement ! A bientôt !