"Merde..."

Adossé à un mur de béton, il regardait le ciel. Des myriades d'étoiles y étaient encore visibles, petites tâches lumineuses contre la noirceur abyssale du ciel nocturne, mais l'horizon s'éclaircissait lentement, annonçant la fin de la nuit. Allait-il seulement pouvoir voir le nouveau jour se lever?


Une semaine auparavant, il avait reçu une lettre.

C'était un jour comme tant d'autres. Il s'était levé assez tôt, s'était préparé un petit-déjeuner frugal, avant de commencer à faire le tri dans les derniers clichés qu'il avait pris. Rien de bien glorieux: un ou deux mariages, des festivités locales sans grand intérêt, quelques shoots à un gala de charité... Que de la commande. Rien de personnel.

Depuis son retour de Hong Kong, Asami lui avait formellement interdit de poursuivre ses activités dangereuses. Il n'était plus autorisé à chasser les pontes des truands. Et ça le saoulait. Beaucoup.

Mais il ne voulait pas désobéir à l'homme qui avait fait un si long chemin pour le sauver, à celui qui s'était fait blesser pour lui. Il lui avait sauvé la vie, il lui devait bien ça. Et puis... Il ne voulait pas se l'avouer, mais il avait aussi peur de mettre à nouveau Asami en danger parce qu'il avait décidé de prendre des risques. Ses actes inconsidérés ne devraient jamais faire d'autre victime que lui-même.

Et comme il fallait bien payer son loyer, il acceptait à peu près tout ce qu'on lui proposait, des photos de baptême aux concours de cosplay... Tout en regrettant la montée d'adrénaline que provoquait toujours le fait d'être planqué dans une ruelle à guetter une affaire douteuse tout en risquant de se faire repérer par les malfrats.

Il était donc en train de vérifier ses négatifs pour choisir les futurs tirages quand un bruit étrange lui parvint de l'entrée. Il se leva pour aller voir de quoi il s'agissait. Quelqu'un avait manifestement glissé une enveloppe sous sa porte. Une enveloppe toute simple, format lettre. Blanche et sans timbre, ni aucune autre espèce de renseignement sur son destinataire. Il se décida quand même à y jeter un coup d'oeil, malgré tous les inconvénients que lui avait causés autrefois sa curiosité.

Un simple feuillet blanc y était enfermé, révélant un court message: "pot-de-vin", une date, et une adresse. Sur les quais.

"Ils ont quoi avec les entrepôts, ces putains de yakuza", se demanda-t-il vaguement.


C'était là qu'il se trouvait maintenant. Sur les quais, derrière de grandes caisses qui contenaient il ne savait quoi. Son salut se trouvait peut-être derrière ces cubes de bois et ces containers métalliques, mais il n'avait plus la force de tenter quoi que ce soit. Cela faisait déjà plusieurs minutes qu'il était assis dans une flaque de son propre sang qui ne faisait que s'élargir. Dieu seul savait combien de temps encore il pourrait rester éveillé. La douleur s'était depuis longtemps estompée, il ne ressentait plus qu'un étrange engourdissement dans toute la partie inférieure de son corps. Il n'était même pas sûr d'être encore conscient. Il ne pouvait que souhaiter l'être quand les ouvriers qui travaillaient sur cette partie du port arriveraient pour commencer leur travail au lever du jour. Plus qu'une petite heure, tout au plus.


La tentation avait été trop grande. Peut-être avait-il sous ses yeux la chance de sa vie, le scoop qu'il désirait plus que tout.

Il avait abandonné depuis plusieurs mois déjà l'idée de faire tomber Asami. D'abord parce qu'il connaissait le bonhomme, et il n'était pas certain d'en être capable. Ensuite... Il n'en avait plus envie, c'est tout.

Il avait refusé longtemps de reconnaître ce qui le tourmentait. Mais après Hong Kong, ce n'était plus possible. Il était tombé amoureux de ce salopard, pour son plus grand malheur.

Pendant de nombreuses semaines, il avait tenu ses sentiments secrets, car il se doutait que ceux-ci n'allaient pas être reçus avec l'enthousiasme dont il rêvait. Il profitait simplement de chaque moment passé avec son bourreau. Il continuait de jouer les vierges effarouchées, de fuir Asami quand celui-ci le poursuivait, tout en souhaitant se faire rattraper.

Sa réponse aux caresses brutales du yakuza avait aussi changé. Il ne cachait plus son plaisir. À voir la tête des sbires de son amant quand il passait devant eux, cela devait s'entendre de loin. Il n'hésitait pas non plus à embrasser cet homme froid et distant le jour, mais passionné et enflammé la nuit. Il prenait parfois l'initiative dans leurs ébats. Il avait même fait quelques recherches sur internet et surpris Asami avec deux ou trois "trucs" qu'il y avait appris. Non pas qu'il pensât que c'était choses nouvelles pour le yakuza... Mais le visage de celui-ci en avait dit long sur son plaisir à recevoir ces attentions de la part du jeune photographe. Pas que le visage d'ailleurs...

Un soir, après une journée particulièrement éprouvante, il avait rejoint Asami au Club Sion. Celui-ci était en pleine négociation avec un homme d'affaire puissant et l'avait fait patienter au bar. Il avait rapidement senti tous les regards tournés vers lui. Lui et sa chemise bariolée entrouverte sur un T-shirt kaki, son jean déchiré et sa paire de baskets... au milieu d'hôtesses en robes de soirée et d'hommes riches en costume Armani. Son malaise n'avait fait que grandir après avoir entendu le rire méprisant d'un de ces richards, qui sans aucun doute lui était adressé. Il avait donc commandé un cocktail, pour se donner une contenance.

Mais la transaction avait duré plus longtemps que prévu, et quand Asami était enfin venu le chercher, il en était à sa quatrième coupe. Les lumières du club lui donnaient mal à la tête, la musique était trop bruyante pour lui, et il commençait à avoir la bouche pâteuse. Il était sur le point de commander un nouveau cocktail pour y remédier quand Asami l'avait saisi par le bras et, poussant un profond soupir, lui avait dit:

"Tu sais pourtant que tu ne tiens pas l'alcool. Regarde dans quel état tu t'es mis.

_ Je m'ennuyais sans toi", répondit-il en enroulant ses bras autour du cou du yakuza.

Le geste surprit grandement Asami. Il prit toutefois le jeune homme dans ses bras et fit signe à son secrétaire de faire amener sa voiture. Quand il déboucha sur le parking, celle-ci les attendait. Il y installa le photographe avant d'y prendre place. À peine fut-il assis que le jeune homme se jeta contre lui. Tout cela avait un goût de déjà-vu, mais ce n'était pas du désespoir que l'on pouvait voir dans ces yeux noisettes: c'était de l'adoration. Et Asami ne s'y trompait pas, à en juger par le sourire qu'il affichait. Il continua à l'observer, le laissant faire à sa guise.

Le jeune homme s'assit sur ses genoux, posa ses mains sur les épaules du yakuza, et se pencha pour l'embrasser. Le baiser fut timide, les lèvres s'effleurant à peine. Les langues jouaient à cache-cache, se touchaient, se goûtaient lascivement. Asami se détacha et plongea son regard doré dans les yeux de son jeune amant.

"Tu peux m'expliquer ce qui t'arrive ce soir?

_ Rien du tout. Je vois pas ce que tu veux dire.

_ Tu es très entreprenant, alors que d'habitude tu fais tout pour m'éviter.

_ C'est parce que je t'aime, enfoiré." Quand il réalisa ce qu'il venait d'avouer, le rouge lui monta aux joues. Il reprit sa place à l'autre bout de la banquette arrière de la limousine, et observa la réaction du yakuza du coin de l'oeil.

Celui-ci n'avait pas bougé d'un pouce et affichait un sourire victorieux. Pourtant, aucune tendresse dans ses yeux, pensait le jeune homme. Il sentit venir les larmes et cria au chauffeur de s'arrêter. D'un signe de tête, Asami l'autorisa à stopper le véhicule, et quand ce fut fait, il laissa descendre le jeune homme sans une parole, et le regarda s'enfuir dans les rues de Tokyo.


Bon sang, il était en train de crever sur un quai désert, et tout ce à quoi il pouvait penser, c'était ce connard. Et merde, il pleurait maintenant.

C'était peut-être un connard, mais c'était SON connard. Il se rendait compte qu'il allait sûrement quitter cette terre et qu'il n'avait pas eu de vraie réponse de sa part. Avait-il une quelconque importance dans sa vie? Allait-il le regretter? Ou le remplacer rapidement par une pouffiasse ou un autre petit con sans cervelle?

Asami l'avait sorti des griffes de Fei Long, mais cela ne voulait peut-être rien dire. Peut-être n'avait-il été qu'un pion dans la petite bataille que se livraient le businessman japonais et le chef de triade depuis des années déjà. Peut-être toutes ces étreintes, ces caresses, auraient pu être reçues par quelqu'un d'autre que lui. Peut-être même par Fei Long.

Malgré son extrême faiblesse, penser au chinois le faisait bouillir. Et dire que ce n'était même pas lui le responsable de sa mort prochaine.


Il avait dû quitter son appartement environ deux heures avant l'heure du rendez-vous. Il était donc en train de fermer la porte vers 20h, la précieuse sacoche contenant son appareil photo pendue à l'épaule, quand il avait aperçu du coin de l'oeil une silhouette au bout du couloir. Asami continuait donc à le faire suivre. Ça n'allait pas être aisé de distancer le gorille, mais il devait essayer, ou le scoop allait lui passer sous le nez.

Il se tourna brusquement vers le truand, le forçant à se cacher un peu plus dans l'ombre et donc à le perdre de vue quelques instants. Il eut juste le temps de penser: "ça m'a l'air d'être un nouveau, je devrais pouvoir le semer", avant de filer dans la direction opposée. Il descendit quatre à quatre les marches qui menaient à l'entrée de son immeuble, entendant des pas lourds derrière lui et quelques jurons. Il franchit le hall et, une fois dans la rue, se dirigea prestement vers la ruelle la plus proche. Il s'y engouffra, suant à grosses gouttes, et courut jusqu'au fond de la venelle, jusqu'à la palissade qui l'obstruait. Il jeta un dernier coup d'oeil derrière lui, riant intérieurement de la mine dépitée de son poursuivant, avant de jeter sa sacoche de l'autre côté du muret de bois. Il bondit et le franchit à son tour, atterrissant dans une énorme poubelle. C'était celle du restaurant du coin de la rue, et elle était toujours remplie d'épluchures et de déchets alimentaires. Rien de plus agréable pour se réceptionner après une chute. Si on mettait de côté l'odeur.

"Putain, je suis encore bon pour sentir pendant des heures". Il était en train de récupérer son appareil quand il entendit un choc contre la palissade. Le gorille l'avait donc presque rattrapé. Mais il doutait qu'il puisse jamais escalader le mur comme il l'avait fait. Il l'entendit jurer copieusement, et lui lança: "à bientôt, trouduc!" avant de reprendre sa course vers les quais.

Il y parvint une petite heure plus tard. Le port n'était normalement pas très loin de chez lui, mais il avait pris la précaution de revenir fréquemment sur ses pas pour s'assurer qu'Asami n'avait pas lancé plusieurs sbires à ses trousses. Quand il fut certain de ne pas être suivi, il se dirigea vers l'entrepôt où devait avoir lieu la transaction. S'arrêtant à quelques mètres, il observa les alentours afin de décider du meilleur endroit pour se planquer. Il choisit de s'installer derrière une pile de caisses au coin de l'entrepôt qui laissaient juste un petit espace idéal pour voir sans se faire voir. Il avait encore un peu moins d'une heure à patienter, et il en profita pour vérifier son matériel. Rien de plus rageant que de louper le scoop du siècle parce qu'il n'y avait plus de batterie dans son appareil. Puis il attendit.

Il n'attendit pas longtemps, car manifestement les bandits avaient décidé d'être en avance. Mais leur allure le surprit: ils ressemblaient plus à une bande de voyous des rues qu'à des yakuza endimanchés. Leurs armes étaient tout aussi étranges: des barres de fers, des planches... "C'est peut-être pas eux" pensa-t-il, et il décida de rester caché. Mais les voyous ne partaient pas et semblaient attendre quelque chose... ou quelqu'un. Ils se séparèrent et commencèrent à fouiller les alentours, l'un d'eux s'approchant dangereusement de sa cachette. Et là il comprit. "Merde, je me suis fait avoir!"

Trop tard, le petit truand l'avait repéré et alerté ses collègues. Il tenta de s'enfuir, mais il se fit rattraper rapidement. Maintenu les mains dans le dos par l'une de ces racailles, il regarda s'approcher celui qu'il pensa être le chef.

"On t'a bien eu, hein? Faut vraiment être con pour se faire attraper aussi facilement.

_Qu'est-ce que vous me voulez?

_ Donner une petite leçon à Asami.

_ C'est pas mon nom, alors vous pouvez me relâcher." Sa tête partit vers la gauche quand il reçut une gifle cinglante. Il s'était ouvert la lèvre et cracha un peu de sang.

"On sait bien que c'est pas toi, tu nous prends pour des cons? Mais on t'a vu pendu à son bras. Et puis... y a des rumeurs qui circulent. Tu serais sa pute depuis plusieurs mois déjà.

_ Je suis la pute de personne!" Il reçut cette fois-ci un coup de poing dans le ventre qui lui coupa la respiration. Il était sur le point de pleurer de rage.

"Putain, si vous bossez pour Fei Long, vous pouvez lui dire que je le lui laisse, son Asami!

_ Qui c'est, Fei Long? On connaît pas. Nous, on bosse perso. C'est pour ça qu'il nous fait chier, Asami. Il manipule tout le circuit, et on arrive plus à refourguer notre came. Alors y en a marre, on a décidé de lui montrer qu'on était pas des crétins."

"Fait chier, pensa-t-il, c'est quand même pas des petits trous du cul de revendeurs de shit qui vont me faire la peau? Ça aurait quand même été plus classe si ça avait été Fei Long."

Celui qui se prenait pour un caïd fit un signe à toute sa petite bande, qui se prépara à frapper. Ils tenaient leurs armes de fortune en l'air. "T'en fais pas, on veut pas te tuer, juste montrer à Asami de quoi on est capable si il nous fout en rogne." Et ils les abattirent.

La douleur fut fulgurante. Ils avaient tous visé soigneusement ses tibias ou ses genoux. Une planche dans laquelle il restait un clou laissa une longue estafilade sur son mollet. La barre de fer fit le plus de dégât: il hurla quand sa rotule gauche éclata. Malheureusement, cela ne suffit manifestement pas au petit chef de gang, qui ordonna une nouvelle volée de coups. Cette fois-ci, c'est son tibia droit qui en pâtit, et il était certain que l'os était brisé. Ses jambes ne pouvant plus le porter, il s'affala sur le béton.

Excités par l'odeur du sang, comme des hyènes affamées, deux des voyous laissèrent une dernière fois s'abattre leurs armes improvisées. Il poussa un cri effroyable quand son fémur se brisa et perça à la fois sa peau, créant une plaie béante, et son artère... Il s'évanouit.


Quand il reprit connaissance, plusieurs heures s'étaient sûrement écoulées. Il n'y avait plus trace des bandits. Il ne pouvait plus bouger ses jambes, et il était toujours bien à l'abri dans sa cachette. Et il était en train de se vider de son sang.

Le soleil apparaissait tout juste à l'horizon. La journée de travail sur le port n'allait pas tarder à commencer. Mais il n'en avait plus pour longtemps. Les couleurs avaient perdu de leur éclat, sa respiration était laborieuse. Il n'avait plus beaucoup d'espoir. Même si on le découvrait, il était sûrement déjà trop tard.

Il entendit alors des pas sur le sol de béton. Une silhouette se découpa soudain contre la faible lueur du soleil levant. Il distinguait mal: elle était sombre et sa vue se brouillait.

"Asami?" murmura-t-il. Et il ferma les yeux.