L'émergence des géants

CHAPITRE UN : La vieille garde

Chine, région de Rozan, septembre 1944

En ces temps sombres, il restait peu d'endroits épargnés par la folie des hommes et le bruit des batailles. Rozan était de ceux-là. Havre de paix isolé des tristes réalités du monde, le temps ne semblait pas avoir de prise sur sa splendeur. Néanmoins la quiétude de cette merveille géologique était troublée en ce jour. Cinq hommes aux uniformes sombres avançaient rapidement sur un chemin escarpé. Ils n'avaient croisé personne depuis des jours car les autochtones semblaient disparaître à leur approche.

Les quatre premiers étaient jeunes et vigoureux. Les cheveux blonds, les yeux bleus, ils incarnaient l'idéal aryen et arboraient fièrement la croix gammée sur leurs uniformes. Malgré leurs équipements et leurs armes, pas une goutte de sueur ne venait tremper le prestigieux uniforme SS. Ils étaient l'élite de leur armée et grande était leur détermination.

Le cinquième personnage était plus âgé. Les cheveux plus sombres, la carrure moins imposante, il ressemblait à un érudit. Il n'était pas chargé mais avait du mal à suivre le rythme de ses compagnons. Il ne se plaignait cependant pas car il savait que le temps pressait.

Finalement, les cinq hommes parvinrent à un point de vue qui leur permit de découvrir un panorama saisissant.

- Les Cinq Pics, commenta sobrement l'érudit. Vous ne verrez pas souvent de telles splendeurs géologiques. Voyez-vous l'endroit a été formé par…

- Nous n'avons pas le temps Rudy, coupa sèchement l'un des jeunes hommes, visiblement le chef du groupe.

- Certes, Karl.

Une pause…

- Nous devons trouver le gardien des lieux, lui seul connaît les réponses des dernières énigmes, continua finalement l'érudit.

- Même en admettant qu'il ne s'agisse pas d'une légende, il est sans doute mort depuis longtemps... Le texte qui l'évoque date de plus d'un siècle, répliqua Karl, l'air sceptique.

- Le personnage a existé. Le texte évoque en outre une longévité exceptionnelle. Néanmoins, s'il est mort, il aura sûrement eu un successeur. Maintenant dirigeons-nous vers la cascade.

Les cinq hommes reprirent leur marche. Malgré leur entraînement, aucun ne s'apercevait qu'ils étaient observés. Ils arrivèrent finalement devant la légendaire cascade. Ils inspectèrent rapidement les environs.

- Des traces de pas, quelqu'un passe par ici régulièrement, constata un des hommes.

- Que cherchez-vous par ici étrangers ? demanda soudain une voix.

Surpris, les cinq hommes se retournèrent d'un même mouvement. Ils cherchèrent plusieurs secondes celui qui les avait apostrophés, avant que l'un d'eux n'eût l'idée de regarder plus haut. Sur un piton rocheux qui les surplombait se tenait l'être le plus étonnant que les Allemands eussent jamais vu, si immobile que l'on aurait pu le confondre avec un rocher.

L'apparence de l'homme retenait en effet l'attention : il semblait incroyablement âgé, au point que le poids des ans l'avait totalement ratatiné, donnant une teinte violacée et maladive à sa peau. Pourtant, dans ses yeux sans âge brûlaient une intelligence et une vitalité hors norme.

- Je vous pose une question mais, en fait, votre accoutrement m'en apprend déjà beaucoup sur vous, reprit l'étrange personnage d'une voix sereine. Vous venez de ce jeune empire que l'on nomme le Troisième Reich. Jeune, mais pourtant déjà si proche de son déclin et de sa chute. Car l'histoire n'a aucune pitié pour les tyrannies, l'humanité n'a déjà que beaucoup trop toléré les débordements et les folies de votre maître.

- Espèce de chi…, commença Karl.

- Silence, coupa Rudy.

Karl regarda son compagnon avec fureur. Mais devant le regard dur de son aîné, il se tut.

- Vous savez votre chute proche, reprit le vieillard nullement troublé par l'interruption. Aussi votre maître cherche-t-il une solution pour faire à nouveau pencher la providence de son côté. Et cette solution, il pense l'avoir trouvée en explorant le domaine des connaissances cachées et en se penchant sur de vieux grimoires. Ainsi, avez-vous traversé deux continents, pensant trouver en ces lieux un pouvoir ancien et maudit.

Un silence s'installa, seul le bruit de la cascade se faisant entendre.

- Votre silence me confirme que j'ai vu juste. Pardonnez-moi donc de vous avoir posé une question à laquelle je pouvais finalement répondre moi-même. A présent, je pense qu'il est grand temps que vous retourniez en votre contrée. Vous ne trouverez rien de ce que vous êtes venus chercher.

- Brillante perspicacité, dit finalement Rudy d'une voix peu assurée.

Il laissa passer un instant puis repartit d'une voix plus ferme.

- Néanmoins, nous ne pouvons nous permettre de repartir sans résultats. Notre Führer a consacré des années à rassembler toutes les informations possibles sur les sciences de l'occulte et les mythes anciens. Ces informations sont rares et seulement accessibles à de très restreints cercles d'initiés. Nous avons mis des mois à différencier la légende du fait historique. Mais finalement, il est apparu clair que les dieux olympiens et les guerriers sacrés les servant étaient bien plus que de simples croyances périmées. Nous avons enquêté en Grèce, et même si nous n'avons jamais réussi à pénétrer ce lieu mystérieux baptisé le Sanctuaire, nous avons acquis la certitude que les chevaliers sacrés d'Athéna existaient encore à notre époque. Et surtout que son ennemi, le grand Hadès, était emprisonné en un lieu secret, seulement connu d'un vieux chevalier, nommé Dohko de la Balance. Tout me laisse à croire que ce personnage de légende est à présent devant moi. Car votre existence et votre apparence ont été rapportées dans plusieurs textes rédigés par des adorateurs d'Hadès. Comme vous le voyez, j'en sais beaucoup moi aussi. Maintenant que nous vous avons trouvé, nous ne partirons pas sans avoir rempli notre mission.

- Et quelle est-elle ? demanda Dohko d'un air soudain las, comme si à nouveau il connaissait déjà la réponse à sa question.

- Nous devons détruire le sceau d'Athéna, répondit Rudy le regard exalté. Ainsi nous libérerons le grand Hadès. Avec son appui, le peuple aryen pourra régner pendant mille ans sur une terre purifiée des races impures et inférieures. Nous créerons une nouvelle utopie, une terre gouvernée par notre race élue.

- Folie, répliqua sèchement Dohko. J'ai combattu Hadès il y a plus de deux cents ans. Jamais il ne s'allierait avec de simples mortels. Si par aventure, il vous utilisait pour quelques basses œuvres, soyez sûrs qu'à la fin il vous exterminerait sans pitié. Car à ses yeux vous ne seriez que des mortels sans importance. Depuis deux siècles, j'ai vu passer beaucoup de personnes voulant provoquer la fin des temps ou l'apocalypse en réveillant Hadès. Tous pensaient qu'Hadès leur serait reconnaissant. Tous se trompaient. Certains l'ont compris et ont vécu, d'autres se sont entêtés dans leurs erreurs et sont morts. A vous de choisir votre destin.

- Tu mens et tes menaces ne m'impressionnent pas, jamais tu ne nous empêcheras de briser le sceau, Hadès reviendra ! intervint Karl.

- Oh, il reviendra, ne t'inquiète pas. Le sceau d'Athéna se brisera un jour. Mais ce jour n'arrivera pas avant encore plusieurs décennies. Mais quand ce temps sera venu, Athéna et ses chevaliers seront prêts pour l'affronter. Telle est ma tâche : assurer que nul fou ou autre illuminé ne réveille Hadès avant qu'Athéna ne soit là pour lui faire face. Mais à ce moment-là, votre empire et vos idées auront déjà été balayés depuis longtemps.

- Silence ! cria Karl qui ne pouvait pas retenir davantage sa colère. Tu vas nous dire où est la tour qui enferme les cent huit étoiles ! Sinon, vieux fou, tu souffriras mille morts avant de finir par parler et tu supplieras alors que je t'achève! As-tu compris chien ?

- Il suffit, dit alors une voix jeune mais puissante.

Les cinq nazis regardèrent l'auteur de l'intervention, interdits. C'était un adolescent, presque un enfant. Il se tenait devant eux, là où il n'y avait rien un instant plus tôt. Mais le plus étonnant n'était pas son âge, ou la façon dont il venait d'apparaître sans crier gare.

Non, le plus étonnant était le fabuleux habit doré que portait le nouvel arrivant. Cela était indubitablement une armure d'une beauté et d'une finition sans égale. Le jeune homme était tête nue sa longue chevelure verte coulant sur ses épaules. Il était d'une grande beauté, ses traits presque aussi fins que ceux d'une femme contrastant avec la colère qui habitait ses yeux oranges en cet instant. Il portait son casque, un magnifique objet présentant deux visages sur chaque côté, sous le bras.

- Un chevalier d'or ! siffla Rudy.

- Tout à fait exact, confirma l'androgyne. Je suis Akiera, chevalier d'or du signe des Gémeaux. Je vous suis depuis des heures, espérant que vous comprendriez votre folie et repartiriez sans histoires. Mais maintenant…

Akiera fixait Karl d'un oeil terrible.

- Vous venez de manquer de respect au plus honorable de tous les chevaliers d'or, l'homme auprès de qui j'étudie depuis bientôt un an, et qui me permet grâce à son infinie sagesse d'approfondir ma connaissance de l'univers. Cet affront est impardonnable, vous allez le payer de votre vie.

- Pour qui te prends-tu gamin ! répliqua Karl en dégainant son arme, tu crois peut-être que ton armure va te protéger des balles ?

Les trois autres nazis avaient également sorti leurs armes, Akiera était mis en joue par quatre fusils-mitrailleurs.

- Arrête Karl ! cria Rudy. Si le dixième de ce que nous savons sur eux est fondé, il ne craint pas les balles !

- Allons ce n'est qu'un gamin qui doit encore pleurer dans les jupes de sa mère !

- Ne te fie pas à son apparence ! Les chevaliers sacrés d'Athéna sont des enfants ! D'après ce que nous avons découvert, il en a toujours été ainsi depuis les temps mythologiques. Peut-être aurions-nous eu une chance contre le vieux, mais contre un chevalier en pleine possession de ses moyens…

- Ha ha ha ha!! éclata de rire Akiera. Vous êtes pathétiques. Dohko est le plus puissant chevalier de notre ordre, l'âge n'a en rien diminué ses pouvoirs. Votre mission était vouée à l'échec depuis le début. Seule sa magnanimité fait que vous êtes encore en vie, mais il aurait pu vous balayer d'un seul geste depuis longtemps. Seulement, vous êtes trop aveugles et ignorants pour vous en rendre compte. Malheureusement pour vous, je ne laisserai pas votre affront impuni.

L'assurance dont faisait preuve Akiera venait de jeter le trouble parmi les soldats.

- Akiera, dit alors Dohko. Comme tu viens de le rappeler, je peux encore défendre mon honneur moi-même si je le désire. Tu n'aurais pas dû intervenir.

Le chevalier des Gémeaux ne répondit pas, se contentant de continuer à fixer Karl.

- Partez, vous autres, cela est votre dernière chance, continua Dohko en fixant les cinq Allemands. Vous êtes aveuglés par les promesses de gloire que vous a faites votre chef. Vous ne réalisez même pas les malheurs que vous déchaînez sur le monde à l'heure actuelle. Hadès pense que l'humanité est le cancer de cette planète, et qu'elle mérite donc d'être détruite. L'attitude de votre régime ne fera que le renforcer dans ces positions quand il reviendra finalement. Athéna, quant à elle, est la déesse de la guerre mais aussi de la miséricorde. Elle pense que chaque vie humaine est précieuse, que nul n'est au-delà de toute rédemption. Pas même des fous tels que vous.

- Vieux Maître, si je puis me permettre, ils en savent trop sur le Sanctuaire, il nous faut les supprimer, répondit finalement Akiera en se tournant vers le vétéran.

Karl crut voir sa chance lorsque Akiera se détourna de lui pour parler à Dohko, ignorant les armes pointées sur lui.

- Quels que soient ses pouvoirs, il ne pourra rien si je le prends par surprise, pensa Karl.

Son doigt pressa la détente, envoyant une rafale de projectiles mortels sur le jeune garçon. Mais Karl ne pouvait pas imaginer que les textes qu'il avait lus avec Rudy étaient véridiques. Ils avaient bien appris que les chevaliers d'or pouvaient se déplacer aussi vite que les rayons du soleil, mais même Rudy, qui était pourtant le plus enclin des deux à porter foi à ces écrits, n'y avait vu qu'une image et non la simple réalité.

Akiera intercepta donc à mains nues les projectiles d'une lenteur désespérante pour un être tel que lui. Le jeune chevalier lança un regard noir à l'Aryen.

- Tu es d'une stupidité absolue. Tu vas mourir à présent, mais ton sang maudit ne souillera pas cet endroit sacré.

Akiera éveilla son cosmos, puis le fit se concentrer en un concept simple : une porte. La luminosité devint étrange, les Allemands virent de fabuleux objets célestes qui ne pouvaient être réels tandis que l'air s'ouvrait.

-Another Dimension, dit simplement Akiera.

Avec un dernier hurlement, l'arrogant jeune Allemand disparut dans une brèche de l'espace-temps. Ses trois comparses laissèrent tomber leurs armes, une expression de terreur absolue sur le visage

Rudy tomba à genoux, comprenant soudain la folie de leur entreprise. Face à ces chevaliers, ils n'étaient rien. Jamais ils n'auraient ce qu'ils étaient venus chercher. Ils seraient chanceux de s'en sortir vivants à présent.

- Partez, dit Dohko. Retournez d'où vous venez. Si vous avez appris quelque-chose aujourd'hui, tournez le dos à vos idées nauséabondes, et consacrez le reste de votre existence à réparer au mieux les dégâts que vous et vos congénères avez provoqués.

Akiera se tourna à nouveau vers le Vieux Maître, ouvrit la bouche pour dire quelque-chose, mais se ravisa et se tut.

Les trois jeunes Allemands se regardèrent puis tournèrent les talons et déguerpirent. Rudy ne pouvait détourner son regard du vieux sage.

- Pourquoi nous épargner ? Nous pourrions revenir à mille et…

- Alors, je vous présenterais le même choix qu'aujourd'hui : être mille à repartir en paix ou être mille à mourir, coupa Dohko.

Rudy réfléchit quelques secondes, avant de reprendre la parole.

- Pourquoi restez-vous à l'écart du reste de l'humanité ? Avec vos pouvoirs, il vous serait aisé d'imposer vos valeurs au reste du monde.

- Les chevaliers d'Athéna ne sont pas censés intervenir dans les affaires du monde extérieur. Nous protégeons l'humanité dans son ensemble des dieux hostile au genre humain, mais ne saurions intervenir pour privilégier un peuple par rapport aux autres. Certes, il arrive que la marche du monde nous désole. Nous pleurons lorsque les nations se déchirent. Nous déplorons souvent la pauvreté de certaines régions. Parfois même, nous intervenons discrètement lorsque les faibles et les innocents paient un trop lourd tribut à la fatalité. Mais, il n'est pas de notre responsabilité de changer le monde. La Terre appartient aux humains, quels que soient leurs erreurs et leurs mauvais choix. Telle est la philosophie d'Athéna qui la distingue tant des autres dieux : protéger mais ne pas influencer. L'humanité est libre de choisir elle-même ses propres voies car Athéna a foi en l'homme. Elle ne doute pas que lorsque le temps sera venu, l'humanité toute entière fera sienne les valeurs que défend la chevalerie. Que l'utopie viendra par elle-même après bien des souffrances. C'est pour ça que chaque vie est précieuse. Car même le pire des criminels peut se repentir de ses erreurs, et par son exemple rapprocher l'ensemble de ses congénères de l'illumination finale.

Rudy pesa de longues secondes les paroles du Vieux Maître. Akiera, qui lui non plus n'en avait pas perdu un mot, semblait également perdu dans ses pensées. Finalement, Rudy reprit la parole.

- Je ne sais pas si le jour que vous évoquez arrivera un jour. Je doute en tout cas d'être encore là pour le voir. Néanmoins… Je jure, avec mes faibles ressources, et avec le peu de temps qu'il me reste sur cette terre, de tout faire pour qu'il soit le moins lointain possible. Que les dieux vous bénissent, chevaliers. Adieu

Il tourna les talons puis s'éloigna. Akiera regarda l'homme marcher jusqu'à ce qu'il disparût, l'air neutre. Puis il se tourna vers son mentor.

- Pensez-vous qu'il était sincère, Vieux Maître ?

- Je le pense. Autant les trois autres n'auront sans doute rien appris, et tenteront de rationaliser les évènements pour se prouver qu'ils ont paniqué sans raison, autant lui semble avoir été réellement marqué par notre rencontre. Au fait Akiera, était-ce vraiment nécessaire d'utiliser tant de pouvoir pour si peu de chose ?

Akiera ouvrit la main et regarda distraitement les balles que Karl avait tirées.

- Non, sans doute pas. Sa mort aurait pu être moins spectaculaire. J'estime néanmoins qu'il a mérité son sort pour son affront. De plus, cela a eu pour effet d'inciter les autres à ne plus rien tenter.

- Admettons. Toutefois, l'une des dernières choses qu'il te reste à apprendre est la mesure. Mais il est vrai que tu es encore bien jeune.

Sanctuaire, grande bibliothèque, décembre 1945

De tout temps, la bibliothèque du Sanctuaire avait été la plus secrète au monde. On disait qu'elle renfermait des parchemins absolument inestimables, conservés depuis des éternités, de toutes les sombres heures d'obscurantisme qu'avait traversées le monde et qui avaient détruit tant de témoignages du passé. Tous les textes sacrés de chaque religion y étaient conservés en au moins un exemplaire, même ceux dont les religions concernées en niaient l'existence ou l'authenticité. Des recueils originaux de tous les penseurs de l'antiquité pouvaient se trouver sur ses étagères, rangés par courant de pensées et par époque. Des copies des parchemins des grandes découvertes scientifiques étaient également précieusement entreposées. On disait que les mémoires et pensées que Zeus avait rédigées lorsqu'il n'était encore qu'un mortel était le plus réputé et le plus ancien de ces écrits.

Ce n'était néanmoins pas la prose du futur Roi des dieux que lisait en cet instant un jeune homme à la lumière des bougies, seul dans la bibliothèque en cette heure tardive. La peau noire comme le jais, les cheveux coupés courts, il se nommait Praesepe et était depuis quelque mois le nouveau chevalier d'or du signe du Cancer. L'ouvrage qu'il parcourait était l'un des recueils écrits au fil des siècles par les gardiens successifs de la quatrième maison.

Chaque chevalier était entièrement libre d'y inscrire ce qu'il souhaitait si bien qu'il s'agissait d'un ensemble hétéroclite de descriptions de techniques de combat, d'essais philosophiques, de poésies voire de mémoires rédigées quasiment quotidiennement. L'ensemble occupait plusieurs dizaines de volumes, car si certains chevaliers n'avaient noirci que quelques pages, d'autres avaient rempli d'épais grimoires à eux seuls.

Lorsque Praesepe avait obtenu son titre de chevalier et avait commencé à parcourir les milliers de pages dans le but de maîtriser les techniques séculaires des chevaliers de son signe et d'apprendre à ouvrir les portes de l'Hadès, il avait souvent totalement négligé tout ce qui était trop personnel. Depuis, il avait appris à apprécier la plus insignifiante des anecdotes qu'un de ses lointains prédécesseurs avait jugée utile de noter. Il avait pleuré parfois devant la beauté d'un poème ou à la lecture d'un malheur qui avait frappé un guerrier mille ans avant sa naissance. Il avait médité de longues heures sur les implications de certaines réflexions. Il avait rêvé d'exploits guerriers en parcourant des souvenirs de Guerres Saintes.

Ce goût de la lecture, il l'avait acquis lors de longues discussions avec son maître spirituel dont il était justement question dans le passage qu'il parcourait. Et comme un fait exprès, voici que ce personnage de légende apparut soudain en chair et en os.

- Toujours plongé dans tes lectures mon jeune ami, dit une voix chargée de sagesse et de bonté. Je me demande si ton assiduité à la bibliothèque ne serait pas un moyen de fuir les tâches plus physiques.

- J'aurais imaginé qu'à votre grand âge vous ne seriez pas levé si tard, Sion du Bélier.

Un ange passa avant que les deux glorieux chevaliers n'éclatent simultanément de rire. Sion ne portait ni sa tenue protocolaire ni le casque magique qui dissimulait habituellement ses traits dans l'ombre et n'avait passé qu'une tunique longue très simple. La lumière ténue lui donnait presque un air de mort-vivant, accentuant les profondes rides qui parcheminaient son visage pour une fois démasqué.

- Méfie-toi jeune homme, ton impertinence pourrait te valoir un châtiment divin exemplaire.

Praesepe sourit à cette perspective. Il savait que le vieux chevalier l'aimait comme son fils. Depuis que le potentiel de Praesepe avait été découvert, Sion l'avait toujours guidé de près ou de loin sur le chemin du septième sens. Malgré la différence d'âge, une grande complicité était née entre les deux hommes. Pour des raisons de protocole, ils ne se permettaient néanmoins jamais ce genre de familiarité en public.

Praesepe se décala légèrement pour permettre à son ami de s'asseoir sur son banc.

- Merci jeune homme. Que lis-tu ? demanda Sion une fois installé.

- Les mémoires d'Acubens, qui a combattu à tes côtés en 1743. Le passage parle justement de toi. Il semblait t'admirer profondément et espérait, alors que l'heure du combat était proche, qu'il serait à la hauteur de ton modèle.

- Oh, il l'a été. Acubens, malgré d'extraordinaires pouvoirs et en dépit de son statut de chevalier d'or, avait paradoxalement toujours souffert d'un évident manque de confiance en ses capacités. A ses yeux, il était totalement impossible qu'il soit à la hauteur le moment venu.

Sion laissa s'installer un silence, tandis qu'il se replongeait dans de vieux souvenirs et que revenait à son esprit le souffle épique des combats.

- Il a terrassé à lui seul une dizaine de spectres puis est mort glorieusement en entraînant dans son dernier voyage Minos du Griffon, l'un des trois Juges des Enfers. Oui, Acubens du Cancer fut à la hauteur, comme tous les chevaliers qui sont tombés lors de cette terrible bataille.

Ces dernières paroles avaient été prononcées avec une petite pointe de tristesse que Praesepe ne manqua pas de noter. Par respect, il laissa Sion plonger dans ses souvenirs quelques minutes. Puis finalement, le Grand Pope interrompit sa rêverie, et regarda son compagnon dans les yeux.

- C'est une chose terrible, tu sais, de perdre presque tous ses amis en une seule journée. Lorsque Dohko et moi avons finalement rejoint le Sanctuaire à la fin de la guerre, nous avons éprouvé un terrible sentiment de vide. Toutes ces personnes que nous côtoyions depuis des années, qui avaient été nos frères d'armes, nos maîtres et nos disciples et qui soudainement n'étaient plus là. Certes, ils étaient morts pour la justice, mais sur le moment cela est de peu de réconfort. Mais la vie devait continuer. Le Sanctuaire devait continuer son office afin que le jour venu d'autres jeunes hommes puissent rejoindre nos compagnons au panthéon des héros. Tel est le Sanctuaire, un cycle éternel entre reconstruction et mort. Former sept générations de chevaliers pour envoyer la huitième à la guerre.

Praesepe voulut dire quelque chose, mais les mots lui manquèrent. Pour la première fois, il réalisait vraiment ce qu'avait été la vie de son ami. Il réalisait aussi les doutes qui n'avaient pas dû manquer de le hanter. A quoi rime de consacrer sa vie à encadrer des jeunes gens afin qu'ils deviennent chevaliers en sachant qu'un jour il devrait de nouveau sacrifier une génération, envoyer à la mort ceux qu'il aurait mis deux siècles à rassembler ? La huitième génération, la prochaine, celle qui seconderait Athéna réincarnée. Car telle était la seule, l'unique, raison de ce long travail. Athéna.

Praesepe esquissa un sourire qu'il espérait convaincant.

- Il me reste un peu de cet excellent vin français, dit finalement le jeune homme. Qu'en dis-tu ?

- Qu'il s'agit sans doute de la meilleure idée de la soirée.

- Au fait… est-ce que je peux encore te demander conseil au sujet de cette jeune apprentie d'Amalthée ?

Lorsque les deux hommes allèrent finalement se coucher plusieurs heures plus tard, un léger sourire était revenu sur le visage de Sion.

Sanctuaire, centre d'entraînement féminin, février 1945

Le camp d'entraînement féminin était une nouveauté dans un Sanctuaire traditionnellement masculin et conservateur. Certains chevaliers hommes avaient d'abord raillé son existence mais ils avaient dû réviser leur jugement lorsque ce camp avait commencé à produire ses premiers chevaliers. Le camp se constituait de quatre baraquements fort simples disposés en cercle autour d'un puits et d'une petite arène. Ce n'était pourtant exceptionnellement pas une femme qui s'entraînait dans l'arène, et qui était l'objet de l'attention de toutes les apprenties.

Sérapis mordit durement la poussière dans un bruit sourd. Il se releva péniblement, la masse de son corps étant fort dure à soulever après un tel traitement. Encore heureux qu'il s'entraînât sans armure, pensa-t-il. Comme tous les chevaliers d'or du signe du Taureau, le jeune homme était déjà un colosse à douze ans. Malgré sa carrure, il avait pourtant un visage très doux, encadré par des cheveux châtains mi-longs, et inspirait instantanément confiance. Ses yeux noisette avaient quasiment constamment une petite ride espiègle. Néanmoins, à l'instant, c'était plutôt de l'embarras que l'on pouvait lire sur son visage alors que la sueur dégoulinait sur sa peau mate. Se faire battre d'accord, mais pourquoi fallait-il que cela soit devant une dizaine d'apprenties qui se moquaient plus ou moins discrètement de lui ? En plus, il avait remarqué la présence de Sonya, l'apprentie pour qui Praesepe avait le béguin. Ses oreilles allaient siffler…

Il s'assit finalement sur son derrière douloureux avec une grimace, et lança un regard peu aimable à celle qui venait de lui faire si facilement mordre la poussière.

Amalthée le regardait sans rien dire, ses émotions cachées par son masque doré. Elle était le chevalier d'or du signe du Capricorne et n'était pas du genre à faire de cadeaux à l'entraînement, surtout à Sérapis avec qui elle avait toujours été très dure. Son crâne rasé et sa carrure presque masculine renforçaient d'ailleurs cette impression de dureté.

Etant, Sion et Dohko exceptés, le seul chevalier d'or de la génération précédente, elle avait déjà participé à la formation d'Akiera et de Praesepe, avec qui l'enseignement s'était très bien passé. Or le chemin avait été beaucoup plus long et tortueux avec Sérapis que pour les deux autres, qui avaient directement été reconnus comme des chevaliers d'or en devenir. Son potentiel n'avait pas du tout été détecté, et c'est en tant qu'apprenti pour une simple armure de bronze que Sérapis avait fait son entrée au Sanctuaire, intégrant un groupe d'entraînement de trente élèves. Il manifesta à la surprise générale son cosmos au bout de sa deuxième année d'apprentissage, ce qui le replaça en tant que probable futur chevalier d'argent.

Il fut donc placé sous la responsabilité du chevalier d'argent Stellio du Lézard pour suivre un entraînement individuel, afin d'obtenir l'armure d'Héraclès. Son formateur commençait à désespérer d'arriver à lui faire atteindre un niveau indiscutable de chevalier d'argent, à cause du dilettantisme affiché par Sérapis. Lorsqu'un jour, au bout de deux nouvelles années, presque par inadvertance et lors d'un entraînement banal, Sérapis déclencha une attaque qui fut estimée à Mach 30, prouvant ainsi que l'on avait finalement affaire à un potentiel chevalier d'or. Stellio serra alors sévèrement la vis, et parvint à mener Sérapis au septième sens au bout de sa sixième année au Sanctuaire, usant d'une pédagogie et d'une patience qui forcèrent l'admiration de ses pairs. Sérapis obtint donc l'armure du Taureau.

Comme Stellio ne pouvait plus faire office de partenaire d'entraînement à Sérapis, Amalthée fut naturellement désignée pour aider son jeune congénère à mettre au point ses techniques de combat au début de l'été 1944. Amalthée accepta, même si cela la détournait du camp d'entraînement entièrement féminin dont elle s'occupait habituellement à plein temps.

Amalthée avait en effet usé de toute son influence de seul chevalier d'or de sa génération pour inciter Sion à créer des camps entièrement féminins dix ans plus tôt, afin que les femmes chevaliers fussent moins marginales. Elle avait fait valoir qu'en négligeant à ce point les jeunes filles, le Sanctuaire passait à côté de nombreux talents. Amalthée consacrait son énergie à la formation de ses protégées, afin de prouver que de tels camps pourraient fournir un nombre régulier de chevaliers à l'avenir. Perdre du temps à former un chevalier aussi dilettante que Sérapis l'agaçait donc un peu, ce qui expliquait sa sévérité.

En effet, Amalthée allait sur ses quarante ans et le moment où elle rendrait son armure se rapprochait. A ce moment-là, l'ordre des chevaliers d'or, qui comptait six membres (soit le nombre le plus important depuis la guerre contre Hadès), repasserait à cinq.

- C'est stupide, dit finalement Sérapis. Qui peut être assez idiot pour rester les bras croisés face au danger ?

- Insinuerais-tu donc que les fiers chevaliers du Taureau qui ont perdu la vie au cours des diverses guerres ont toujours été vaincus à cause de leur bêtise ?

Amalthée avait prononcé ses paroles avec un ton dur qui semblait vouloir dire que Sérapis avait intérêt à bien réfléchir avant de répondre.

Celui-ci faillit malgré tout lancer une réplique cinglante, mais une douleur aux côtes l'en empêcha au dernier moment.

- La technique des chevaliers du Taureau s'inspire des techniques millénaires des samouraïs japonais, reprit Amalthée en utilisant un ton didactique. Elle unit en une seule position l'attaque et la défense. C'est une technique raffinée et hautement respectable. Mais peut-être qu'un je-m'en-foutiste tel que toi ne peut pas en saisir toutes les finesses. Maintenant relève-toi, et mets-toi bien en garde car je vais y aller franchement.

Sérapis se releva, ayant récupéré à présent du précédent assaut. Il prit sa position de combat : les jambes légèrement écartées, les bras croisés sur le torse. Il se relaxa au maximum.

- Je vais lui montrer, pensa-t-il, décidé.

Sa résolution faillit néanmoins partir instantanément en brèche lorsqu'il vit la position que prenait Amalthée.

- Excalibur ! pensa-t-il. En effet, elle ne plaisante plus… Concentre-toi…

Amalthée déclencha son attaque en lançant son bras sans la moindre retenue, un coup unique chargé d'un potentiel destructeur démesuré. Le sol se fendit tandis que le coup fondait sur Sérapis et finalement l'attaque… le traversa, apparemment sans le toucher. Amalthée regardait avec surprise Sérapis, les deux jambes dressées de part et d'autre de la crevasse, qui n'avait pas bougé d'un centimètre en apparence (il avait forcément esquivé à la vitesse de la lumière, mais à quel moment ?), lorsqu'elle fut soulevée par une formidable décharge d'énergie télékinétique. Elle parvint tant bien que mal à résister à l'énergie qui la chahutait, et atterrit sur ses pieds.

- GREAT HORN !

L'attaque se déclencha dans un bruit de tonnerre assourdissant. Toutes les personnes présentes au Sanctuaire se tournèrent simultanément dans la même direction.

Amalthée eut besoin de toute son agilité pour éviter de justesse l'assaut, en se jetant au sol sur le côté. Allongée et le visage dans la poussière, elle vit le coup de Sérapis pulvériser la petite colline située derrière l'arène. Si elle n'avait pas déjà appris à connaître en partie l'attaque de Sérapis, à force de le voir essayer de la déclencher, elle aurait été incapable de l'esquiver et, sans armure, l'assaut l'aurait pulvérisée.

Plus personne ne riait autour de l'arène. Amalthée se releva, époussetant la terre qui maculait ses habits.

- Tu y es finalement arrivé, observa-t-elle simplement.

- Ce n'était pas si dur, finalement, répondit Sérapis avec son air le plus effronté.

- Prétentieux ! cria Praesepe.

Toute l'assistance se tourna vers le nouvel arrivant, qui avait rejoint les lieux à une vitesse proche de la lumière après avoir entendu l'explosion provoquée par l'attaque. Le chevalier du Cancer se rapprocha de Sérapis, et lui sauta dessus en riant.

- Pas mal, vieux bandit !

Bientôt, presque tous les chevaliers et soldats se retrouvèrent au camp féminin. Sérapis était occupé à serrer des mains, et à recevoir des félicitations, lorsque Sion fit son entrée. Tous s'écartèrent devant le Grand Pope. Celui qui était également le chevalier de la première maison prit la parole dans un silence respectueux.

- Félicitation, jeune Sérapis. Aujourd'hui ta formation s'achève, et tu fais ton entrée définitive dans le cercle des chevaliers d'or. A présent, lorsque nous parlerons, ce sera à jamais d'égal à égal.

Puis Sion se tourna vers l'assemblée.

- Faites annoncer que ce soir sera soir de fête. Nous fêterons le fait que la nouvelle génération de chevaliers d'or est au complet. Nous n'oublierons pas d'associer à cette célébration nos compagnons Akiera et Dohko, actuellement en Chine, ainsi que l'ensemble des chevaliers dispersés de par le monde.

De nombreux vivats accompagnèrent cette déclaration, puis les jeunes gens commencèrent à discuter en petits groupes. Au bout de quelques minutes, Sion entreprit de quitter les lieux discrètement afin de laisser les jeunes entre eux. En partant, il remarqua qu'Amalthée et Sérapis étaient plongés dans un échange plutôt gai. Son masque cacha son sourire lorsqu'il aperçut enfin Praesepe discuter maladroitement avec la jeune Sonya.

Chine, région de Rozan, mai 1945

La soirée était belle, offrant un magnifique ciel étoilé. Akiera écoutait depuis de longues minutes Dohko lui raconter les légendes associées aux constellations du ciel. Ils étaient tous les deux face à la grande cascade de Rozan, la place que le Vieux Maître quittait si rarement. Le feu, où ils avaient fait cuire les poissons pêchés par Akiera dans la journée, commençait à mourir doucement.

- ...et c'est ainsi que Héra plaça le Cancer dans le ciel en guise de punition, conclut Dohko. Une belle histoire. Mais je ne voudrais pas t'ennuyer pour ta dernière soirée à Rozan.

- Vieux Maître, je vous en prie. J'aurais appris tellement de choses à vos côtés pendant cette année et demi, que je ne sais pas comment je pourrais jamais m'acquitter de cette dette.

- Oh, tu ne me dois rien. Former des chevaliers, les aider à mieux appréhender leur rôle est une tâche que je remplis avec joie depuis deux cent ans. Les personnes dont tu es redevable, ce sont tes futurs disciples à qui tu devras transmettre tes connaissances. Tu as reçu un grand savoir, et il est de ton devoir de lui permettre de se propager encore et encore.

Akiera s'allongea, le visage tourné vers le ciel, rêveur.

- Deux cent ans… Depuis la dernière Guerre Sainte… Si lointaine… Même si finalement, pour moi, la prochaine est presque aussi lointaine…

Dohko nota la légère pointe d'amertume dans la voix de son élève. Il comprit instantanément la cause des tracas du chevalier des Gémeaux.

- En effet, lors de la future Guerre Sainte, ce sera probablement un autre jeune homme qui portera l'armure des Gémeaux. Oui, cette guerre est trop lointaine pour que tu y participes.

- J'ai beaucoup réfléchi à ce sujet, dernièrement. J'en ressens une certaine frustration. Passer de longues années à s'entraîner pour devenir un chevalier d'Athéna, alors qu'elle ne reviendra qu'à la génération de chevalier suivante… J'ai vraiment l'impression d'être né trente ans trop tôt. Je me sens un peu inutile.

-Inutile ? Certainement pas. Même lors des périodes de paix entre chaque Guerre Sainte, les chevaliers sont toujours utiles. Ne t'inquiète pas, tu auras ton lot de combats et d'aventures.

-Peut-être… Mais rien d'aussi glorieux que de prendre les armes et d'aller défier les Juges des Enfers.

- Détrompe-toi, mon jeune ami. Une tâche d'une grande noblesse t'attend. Une tâche qui restera certes toujours dans l'ombre des grands combats héroïques, mais qui n'en est pas moins fondamentale. Tu vas participer directement à la formation des guerriers qui seront aux côtés d'Athéna le jour du grand combat. La réussite des futurs chevaliers dépendra entièrement de la qualité de l'enseignement que tu leur auras prodigué. Leur victoire sera la tienne, aussi sûrement que si tu avais combattu avec eux sur le terrain. Tu appartiens à une génération de chevaliers formateurs. Il faut que tu comprennes la beauté de ta tâche pour la mener à bien. Car celui qui te dit que cela n'est pas une mission noble et glorieuse est un fou.

Akiera esquissa un sourire timide.

- Vous avez sans doute raison. Mais je ne sais pas… serai-je un bon maître ?

Dohko réfléchit quelques secondes, puis sourit.

- Cette période d'approfondissement, que tu as passée ici, m'a permis de découvrir une personne avec d'immenses qualités humaines, cachées derrière une grande droiture. Tu seras un maître exigeant à n'en pas douter. Quelqu'un d'aussi sérieux que toi ne pourra qu'avoir une terrible exigence d'excellence envers ses élèves. Tu seras sévère, mais je pense que tu seras juste. Oui, je pense que tu feras un bon pédagogue. Je suis fier d'avoir été ton guide sur les chemins de la connaissance.

Un blanc.

- Pouvez-vous encore me parler de la dernière Guerre Sainte, Vieux Maître ?

- Comme il te plaira, mon jeune ami.

La soirée passa dans une atmosphère d'exploits guerriers. Néanmoins, lorsque Akiera quitta Rozan le lendemain, il était parfaitement en phase avec ce que serait son rôle.

Sanctuaire, montée des Douze Maisons, août 1947

Sérapis gravissait sous un soleil de plomb les escaliers menant à la maison du Capricorne. Il transpirait à grosses gouttes, et maudissait les propriétés de l'endroit, qui faisaient qu'il était incapable d'utiliser son cosmos pour accélérer sa montée. En effet, lors des temps mythologiques, l'Athéna des origines avait déployé son cosmos sur la vallée afin d'obliger tout agresseur à traverser les Douze Maisons du Zodiaque pour atteindre le palais du Grand Pope, et les quartiers de la déesse. Il était impossible de se téléporter, impossible de contourner les maisons et impossible de gravir les marches plus rapidement qu'un mortel ordinaire. Paradoxalement, le seul moment où cette règle n'était plus absolue était précisément lorsque le Sanctuaire était pris d'assaut. Les restrictions disparaissaient au fur et à mesure de la progression des agresseurs, le chemin parcouru dans les règles dictées par la déesse devenant accessible à tous.

Enfin, il arriva devant la dixième maison. Après une pause, il pénétra dans l'édifice.

- Amalthée ! appela-t-il.

- Par ici !

Sérapis se dirigea vers la partie aménagée où vivait sa congénère. Il trouva son ancien maître dans sa chambre. Elle était occupée à vider une armoire, et à remplir deux grands sacs de voyage. Elle avait troqué ses tenues d'entraînement habituelles pour des habits ordinaires, qui n'attireraient pas l'attention à l'extérieur du Sanctuaire. Seul son masque rappelait son statut.

- Ça fait très vide, commenta Sérapis.

- Oui, mes quelques meubles et la plupart de mes affaires sont déjà partis en début de semaine. Je les retrouverai dans ma future demeure. De toute façon, j'aurais déjà dû quitter cette maison depuis longtemps, vu que j'ai rendu l'armure du Capricorne au début de l'année. Mais Sion m'a permis de rester là, le temps que je m'assure que tout allait bien se passer au centre d'entraînement.

- Oh, ton bébé se portera bien ne t'inquiète pas. Les chevaliers que tu as formés sont parfaitement capables de prendre la relève. De plus les rapports… privilégiés entre Sonya et Praesepe font que ton centre aura toujours de bons appuis à l'avenir.

Une pause.

- Donc c'est décidé, tu retournes en Espagne ?

- Oui. C'est mon pays tu sais, bien que je n'y aie pas mis les pieds depuis tant d'années. Beaucoup de choses ont changé là-bas, mais je n'ai jamais envisagé de finir mes jours ailleurs. Sion a utilisé ses contacts avec le monde extérieur pour m'acheter une maison, et me fournir tout l'argent dont je pourrais avoir besoin. Peut-être vais-je ouvrir un hôtel, ou un refuge, je ne sais pas encore. En tout cas, ce sera une existence bien différente.

- Tu penses que ça va te manquer ? Je veux dire les entraînements, le cosmos, tout ça.

- Je compte bien garder la forme. On ne fait pas une croix sur toute une partie de sa vie comme ça.

- Sérieusement, tenir un hôtel ? J'avoue que j'ai du mal à t'imaginer faire autre chose que former des gens.

- Moi aussi, quelque part. Mais j'ai fait trop de sacrifices au cours de ma vie. Rien n'a été facile, tu sais. Lorsque je suis arrivée au Sanctuaire, nous étions deux apprenties en tout et pour tout, il n'y avait eu aucune femme chevalier depuis deux générations. J'ai dû me battre pour prouver mon potentiel. Lorsque j'ai atteint le rang de chevalier d'or, j'ai été l'objet de rumeurs abjectes. Puis j'ai dû me battre à nouveau pour imposer mon centre, il a fallu ensuite soutenir mes premières apprenties face au machisme ambiant. Je suis fatiguée, réellement fatiguée nerveusement. Même si je suis fière d'avoir contribué à faire évoluer les mentalités, et d'avoir fait du Sanctuaire un meilleur endroit, j'ai à présent envie de reprendre contact avec le monde réel. Rencontrer un homme, avoir des enfants peut-être, même si le temps presse. J'ai vraiment envie de vivre normalement, d'avoir les soucis simples des gens modestes.

Elle tira la fermeture de son dernier sac.

- On dirait qu'on y est…

- Donne, dit simplement Sérapis en saisissant les sacs. Et ne protestes pas, il est grand temps que tu te r'habitues à la galanterie.

Ils échangèrent peu de mots lors de la longue descente.

Ils trouvèrent Praesepe et Sonya dans la quatrième maison. Le chevalier du Cancer salua chaleureusement Amalthée, lui souhaitant bonne chance dans sa vie future. Sonya laissa échapper quelques sanglots au moment de saluer son ancien mentor d'une étreinte fraternelle.

Akiera les attendait, revêtu de son armure, devant sa maison. Il était magnifique, semblable à un dieu tant sa prestance était grande. Il s'inclina devant Amalthée, puis les guida à travers son temple, d'une façon très solennelle.

- Après toi, dis simplement Sérapis lorsqu'ils eurent atteint sa propre demeure.

Sion lui-même les accueillit au moment de traverser la maison du Bélier. Cette fois-là, ce fut Amalthée qui pleura lors des adieux.

Les deux compagnons se dirigèrent ensuite vers le camp féminin. Là aussi, beaucoup de larmes coulèrent. Amalthée prodigua ses ultimes conseils, puis quitta les lieux le cœur serré.

Ensuite, alors qu'ils s'approchaient de la limite du Sanctuaire, ils traversèrent une haie d'honneur. Tous les chevaliers, tous les soldats, tous les serviteurs s'étaient rassemblés pour rendre un dernier hommage au chevalier qui les quittait. Le moment fut silencieux, à peine Amalthée fit-elle quelques gestes de la main vers certains de ses amis.

Enfin, ils atteignirent la frontière du Sanctuaire, l'endroit où le cosmos d'Athéna désorientait les intrus pour les éloigner.

Sérapis tendit les sacs à la guerrière. Ils restèrent silencieux un moment.

- Mon bateau est dans une heure. Je dois y aller.

- Tu es sûre que tu n'oublies rien ?

Après un moment d'hésitation, Amalthée porta ses mains à son visage et retira son masque. Elle avait laissé repousser ses cheveux au cours des derniers mois. Ils encadraient un visage parfait, encore préservé du temps.

- Tu sais, pour cet homme que tu voulais rencontrer… Je pense sincèrement que cela devrait se faire.

- Merci, dit-elle en rougissant légèrement.

Elle s'approcha et lui posa un baiser sur la joue.

- Tu viendras me voir ?

- Bien sûr.

Elle se tourna et commença la descente vers Athènes. Sérapis la suivit du regard, jusqu'à ce qu'elle disparût, avant d'entamer le chemin du retour vers sa demeure.

Sanctuaire, Mont Etoilé, 1er septembre 1961

Le Mont Etoilé était la retraite des Grands Popes depuis la nuit des temps. Nul autre que le légitime maître des lieux n'avait le droit de s'y rendre. Aller à l'encontre de cette loi était un crime puni instantanément de mort. Escalader ses parois escarpées était de toute façon un exploit à la portée de bien peu de mortels. Au sommet, une petite habitation avait été construite.

Elle comportait une chambre, dans le cas où le Grand Pope déciderait de méditer et d'interpréter les signes des étoiles pendant une longue période, une bibliothèque qui renfermait de précieux livres d'astronomie, d'astrologie et de divination, ainsi qu'une petite pièce, où étaient entreposés divers instruments de mesure et de prédiction. Enfin, devant l'habitation, se dressait une table en pierre, ainsi qu'un banc de la même matière. C'est là que Sion travaillait.

A cet instant, Sion songeait qu'il aimerait pouvoir amener Praesepe en ce lieu. Mais cela était impossible, même s'il savait que le chevalier du Cancer aurait tout donné pour avoir l'opportunité d'accéder à certaines des dernières connaissances qui lui manquaient encore. D'ailleurs, même en étant absent, le jeune chevalier distrayait Sion de la tâche qu'il tentait d'accomplir : une mesure d'écart angulaire entre deux étoiles. En effet, ils étaient plongés depuis bientôt une semaine dans une partie acharnée d'un vieux jeu de stratégie antique, dont les règles étaient de lointaines parentes de celles des échecs, et qui mettait en scène les Guerres Saintes. Sion était dans une situation critique, et il n'arrivait pas à voir ce qu'il lui fallait jouer au prochain coup.

Néanmoins, à la vision du résultat de sa mesure, son attention se focalisa un peu plus sur sa tâche actuelle.

- Etonnant, pensa-t-il.

Il vérifia son calcul, et trouva le même résultat. Il rentra dans la bibliothèque, et revint avec un antique grimoire. Il consulta les pages concernées, et frémit devant ce qu'il lit. Son intuition était peut-être juste. Le jeu avec Praesepe avait totalement quitté ses pensées, son cerveau tournait à pleine vitesse. Il alla chercher d'autres instruments, un jeu de tarot, et divers objets divinatoires ainsi que certains livres, puis entra quasiment en transe de travail.

Il mesura à nouveau des écarts angulaires entre des étoiles précises, fit des mesures de brillance, observa les positions de chacune des planètes et leurs oppositions, étudia la signification de la configuration lunaire, tira les tarots. Bientôt, la table fut totalement encombrée d'objets divers. Sion allait sans relâche d'un ouvrage à un instrument, consignant avec précision chacun de ses résultats.

Les heures passèrent, puis finalement un dernier calcul donna le résultat tant attendu.

- Douze ans, jour pour jour. Enfin je vois le bout du chemin…

Sion ne s'accorda néanmoins aucun répit, et repartit dans d'autres observations. Cette nuit-là, les astres avaient beaucoup de choses à dire.

Chine, région de Rozan, octobre 1961

La neige avait recouvert les Cinq Pics, conférant au panorama une magie supplémentaire. Dans ce paysage qui semblait recouvert d'un linceul, quatre hommes vêtus d'armures avançaient, chacun tenant un des quatre brancards d'une une chaise à porteur fermée.

Dohko était plongé dans sa méditation quotidienne, lorsqu'il sentit l'approche du convoi. Il intensifia son cosmos, afin de faire fondre la couche de neige qui le recouvrait, et signaler sa position. Bientôt, les chevaliers le rejoignirent. Sans un mot, ils posèrent leur charge au sol. La porte s'ouvrit et Sion descendit.

- Salut, Dohko de la Balance.

- Bienvenue à Rozan, Grand Pope.

- Laissez-nous, dit Sion aux chevaliers.

Les quatre hommes obtempérèrent.

- Tu délaisses tes tâches au Sanctuaire ? interrogea Dohko.

- Akiera gèrera très bien le Sanctuaire en mon absence. Et puis l'occasion est spéciale… Les astres ont parlé, Athéna sera de retour parmi nous le 1er septembre 1973. Onze nouveaux chevaliers d'or vont également bientôt émerger. Certains doivent d'ailleurs déjà être nés.

-Onze ?

-Onze, oui. L'heure est venue pour moi de former un nouveau porteur pour l'armure du Bélier. Apparemment, cette génération sera exceptionnelle, le juste aboutissement de notre travail depuis deux cent ans.

Sion marqua une pause puis ajouta :

- Je vais aussi devoir trouver un successeur pour le poste de Grand Pope.

Dohko lança un regard lourd de sens à son vieil ami.

- Les années me rattrapent, je ne verrai pas la prochaine Guerre Sainte, dit Sion.

- Tu en es certain ?

- Oui, sûr et certain. Les étoiles ne se trompent jamais : un nouveau Grand Pope sera en place lors de cette guerre. J'espère juste voir Athéna avant de partir.

- Qui vas-tu désigner ? Akiera, Praesepe ?

- Non, Akiera aurait parfaitement le profil, mais ce sera un chevalier d'or de la prochaine génération, les astres sont formels.

- Voilà une chose bien étrange. Il serait plus sage de confier cette tâche à la personne la plus expérimentée possible. Cela est contraire à toute logique, et stratégiquement plutôt dangereux.

- En effet. Je compte donc sur toi pour apporter toute ta sagesse et tes lumières à mon successeur. Car si j'étais seul décisionnaire, et s'il n'y avait pas ta tâche ici, le poste te reviendrait. Mais il me faudra désigner un adolescent pour diriger les armées d'Athéna.

Sion marqua une pause. Ce fut avec une pointe d'inquiétude dans la voix qu'il reprit la parole.

- Les oracles sont néanmoins étranges à ce sujet. Apparemment, beaucoup de choses dépendront de la justesse de ce choix. Les étoiles prédisent une période de trouble, avant même le début de la Guerre Sainte. Si je n'ai pas réussi à en apprendre plus, j'en ai tiré une certitude : cette guerre sera différente de toutes les autres. C'est en partie pour cela que je suis ici aujourd'hui.

Sion retira son casque. Son visage ridé exprimait une grande gravité tandis qu'il fixait Dohko.

- Tu devras bien prendre garde à tout ce qui se passera au Sanctuaire, Dohko. J'ai le sentiment que les dieux vont nous mettre à l'épreuve. Et quand je dis « nous », je parle de la chevalerie dans son ensemble, en incluant peut-être Athéna elle-même.

Dohko pesa de longues secondes les mots de son compagnon, avant de reprendre la parole.

- Tu peux évidemment compter sur moi. Tu ne m'as pas encore dit qui sera notre adversaire ?

Sion sourit avant de répondre.

- Je gardais les bonnes nouvelles pour la fin. Tu vas avoir l'occasion de finir un travail que nous avons laissé en suspens. Notre adversaire sera bel et bien de nouveau Hadès. Nul autre dieu ne viendra interférer avec ce combat.

- En effet, j'ai grande hâte d'avoir l'occasion de régler quelques vieilles ardoises.

- D'ailleurs, de ton côté, tu penses que tu seras encore en mesure de tenir ta place sur un champ de bataille ? Je m'excuse de te poser cette question, mais les années ne t'ont pas épargné non plus, mon ami.

- Ne t'inquiète pas à ce sujet, répondit Dohko avec un ton mystérieux. Je serai parfaitement en mesure de tenir ma place. Nous écraserons Hadès en ton honneur, Sion.

- Je te fais confiance. J'ai néanmoins encore une ultime requête à formuler. Lorsque l'heure viendra, lorsque que je me serai acquitté de toutes mes tâches… je voudrais venir ici, à Rozan, pour quitter ce monde. Je n'envisage pas de faire le grand saut vers l'après-vie autrement qu'avec toi veillant sur moi. Je regrette de te demander ça… mais je vais avoir besoin de cette perspective pour finir mon travail.

Les deux amis se fixèrent avec une grande tristesse.

- Pour cela aussi, mon vieil ami, tu pourras compter sur moi, conclut Dohko.