Disclaimer : Les personnages appartiennent pour leur grande majorité à Kurumada.

NdA :

Je tiens à remercier Scorpio-no-Caro pour son soutien et ses conseils avisés qui m'ont grandement aidée – et m'aident toujours - dans cette nouvelle aventure, tant sur la forme que sur le fond. Merci très beaucoup et poutouplins !

A toute fin utile, je préciserai que le titre de cette histoire n'a qu'un très lointain et vague rapport avec ce qui s'y déroulera – en gros, c'est on ne peut plus capilotracté. Incapable de trouver une idée me satisfaisant ne serait-ce qu'un tout petit peu, j'ai emprunté à Antonin Dvorak le titre de sa neuvième symphonie. Pour deux raisons principales. La première, qui me sert d'excuse officielle, est que je voulais souligner le peu de rapport entre cette histoire et les précédentes. La seconde, bien plus déterminante je dois le reconnaître, tient simplement au fait que j'adore cette œuvre.

J'aimerais aussi préciser que j'ai pris quelques libertés avec les âges des personnages de façon à gommer certains écarts trop importants à mon goût dans le cadre de cette intrigue, et à en créer d'autres. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.

Voici donc le prologue. J'espère qu'il vous plaira.



La piste de l'enlèvement privilégiée pour le petit Kanon

Après dix jours sans nouvelles du petit garçon, les enquêteurs sont maintenant convaincus que l'enfant de dix-huit mois a bien été enlevé. Il a disparu dans un parc de Paris alors qu'il était confié à la garde de sa baby-sitter. La jeune fille a été mise hors de cause par l'enquête.

Le journal git, abandonné, sur la table basse du salon. Plus loin dans un rocking-chair aux lignes courbes, une femme est assise et se balance doucement, un enfant de dix-huit mois dans les bras. Ses yeux pers se perdent par-delà le ciel qu'elle aperçoit à travers la large fenêtre. Elle porte une longue robe bleu pâle, presque grise, toute simple et ses cheveux blonds, cendrés, tombent mollement sur ses épaules. Elle chantonne une comptine dont le charme suranné se marie parfaitement avec l'ambiance coloniale de la décoration. Autour d'elle et de son fils, le mobilier, les tentures, les sculptures, les tableaux évoquent tous la Louisiane et La Havane d'une époque révolue. Le soleil de cette fin d'automne illumine la pièce de ses rayons fatigués, la faisant ressembler à photographie usée, et accentue encore cette impression que le temps s'est arrêté. Il ne semble pas décidé à reprendre son cours.

Un homme entre dans la pièce et marque une pause lorsqu'il la voit. Il est grand, élégant… Beau. Il porte un costume sombre. Ses cheveux sont bleus… comme ceux de son fils. Il baisse les yeux un instant, soupire, rassemble son courage et franchit les quelques mètres qui le sépare de son épouse. Il s'accroupit devant elle, posant une main sur ses genoux.

-Ma chérie…

Il arrive à accrocher son regard. Il a la gorge nouée. Il se met à caresser d'une main qui se veut rassurante les cheveux du petit garçon… mais ses doigts tremblent.

-La Police vient d'appeler… Ils pensent qu'ils… Ils ont retrouvé un corps. Avec ses vêtements et… sa médaille. Il faut que je me rende là-bas pour… l'identifier…

Elle ferme les yeux. Des larmes s'échappent, silencieuses, de ses paupières closes. Dans ses bras, Saga crie.


Un jeune homme est assis sur un rocher, face à la mer. Le vent fait voler ses cheveux bleus, qui viennent cacher en partie son visage. Il porte des baskets, un vieux pantalon de treillis, un pull à capuche trop large et un blouson usé venant probablement lui aussi d'un surplus de l'armée. Il n'a pas l'air très imposant. Peut-être même un peu fin pour son âge, mais ses yeux tranchent cette apparente fragilité. Ils sont déterminés, presque violents. Même en cet instant, alors qu'il regarde ce paysage, ils semblent contenir une sorte de colère mal identifiée. De temps à autres, il amène une cigarette à ses lèvres. Il doit avoir une quinzaine d'années.

-Lex !

On l'appelle. Il soupire. Il se retourne. Un garçon de peut-être douze ans s'arrête à ses côtés, les mains sur ses genoux, tentant de reprendre son souffle. Il a couru jusqu'ici.

-C'est quoi le blème ?, lui demande-t-il, en reportant son attention sur la mer agitée.

Le garçon relève vers lui son visage. Il a l'air navré.

-C'est ta mère…

-Bordel… !

D'un geste rageur, il balance son mégot. Il se relève.

-Où est-ce qu'elle est ?

-A l'hosto. Ils ont dû appeler une ambulance… Mon père dit qu'il peut te conduire si tu veux… !

Mais le jeune homme est déjà parti, en courant.


Il a peut-être dix-sept ou dix-huit ans. Il arrive devant un hôpital. Il sort de la voiture sans un mot pour l'homme qui l'a conduit jusque là. Il claque la portière et se précipite à l'intérieur. Dans sa hâte, il bouscule quelques patients ou peut-être de simples visiteurs. Il s'en moque… et lorsqu'un homme l'attrape par le bras pour le forcer à s'excuser, il le fait lâcher d'un simple regard. Lueur de meurtre. Il arrive à l'accueil.

-Capucine Sounion.

La réceptionniste le regarde sans comprendre.

-Capucine Sounion ! Elle vient d'être admise chez vous ! Dites-moi où elle est !

-Pas la peine de vous énerver, jeune homme…

-Dites-moi où est ma mère !

Il a violemment frappé le comptoir avec son poing.

-Calmez-vous, ou j'appelle la sécurité…, menace la femme en face de lui, une main sur le téléphone.

Alexandre serre les dents et prend une grande inspiration.

-S'il vous plait, dites-moi où est ma mère… Elle a dû arriver aux urgences il y a… deux heures, peut-être plus, j'en sais rien… Je voudrais juste savoir où est-ce qu'il faut que j'aille… La dernière fois, ils l'ont mise en soins intensifs… La fois d'avant, ils lui ont trouvé une place en… je sais plus… au quatrième, je crois…

Il se prend la tête à deux mains. La réceptionniste repose le téléphone.

-Je vais me renseigner. Comment s'appelle votre mère, déjà ?

-Cap… Sounion. S. O. U. N. I. O. N. Capucine… Merci… et désolé… pour… vous avoir mal parlé…


Il est maintenant dans la chambre d'hôpital, assis au chevet de sa mère. Il lui tient la main. Elle le regarde et lui sourit.

-Et puis, tu verras, je demanderai à Jeff de me refiler du taff.

-Alex…

-Non, mais rien de trop dangereux, je te promets. Un vrai boulot, dans son bar. Je serais sage, j'arrête les conneries. T'auras plus à t'en faire pour moi.

-Alex… écoute-moi…

-Tu pourras te reposer comme ça. Et tu vas aller mieux. Et…

-Alex… s'il-te-plait… Regarde-moi.

Il sèche ses larmes avec le revers de la manche de son blouson et relève les yeux vers elles. Il ne veut pas qu'elle le voit pleurer.

-Je vais mourir, fait-elle avec douceur.

-Nan ! Ils vont trouver un truc ! Comme les autres fois !

-Alex… tu as entendu le médecin. C'est la fin.

-Pourquoi tu dis ça ?, sanglote-t-il en s'effondrant contre le matelas.

-Parce que c'est la vérité. Et que je n'ai pas le droit de… me leurrer. Il y a une chose qu'il faut que je te dise, avant de te quitter.

Elle sent les mains de son fils qui se crispent autour de la sienne. Elle ferme les yeux.

-Tu n'es pas mon fils, Alexandre.

Il se redresse d'un coup.

-Qu'est-ce que tu racontes ?

-Tu n'es pas mon fils. Il y a un peu plus de seize ans maintenant, je… t'ai enlevé. Dans un parc. A Paris.

-Hein ?!

Il la regarde, incrédule et affolé. Effrayé.

-C'est du délire…

-C'est la vérité… Tu ne t'appelles pas vraiment Alexandre… Je crois que tu… t'appelais Kanon…

-C'est n'importe quoi ! C'est pas vrai… C'est pas vrai ! Ya les photos à la maison ! Toi et moi ! A la maternité ! Quand j'étais petit ! Quand j'étais bébé !

-Ce sont celles de mon… véritable fils. Il était mort… et… toi, tu étais là… tu lui ressemblais tellement... et personne ne savait pour Alexandre alors… je t'ai pris avec moi… Je t'ai mis ses vêtements. Je lui ai mis les tiens … et… je suis partie. Avec toi. Et…

Elle pleure à présent.

-Je suis désolée… Je…

Il s'est levé et a fait volte-face. Il lui tourne le dos, la tête baissée.

-Alex… dis quelque chose, je t'en prie.

-Que veux-tu que je te dise ?, demande-t-il d'une voix rauque.

-Que tu me pardonnes… s'il-te-plait, Alex…

-Comment veux-tu… ? Pour te faire pardonner, faudra que tu voies ça directement avec Dieu. T'auras plus de chance qu'avec moi, parce que lui, ya au moins une chance pour qu'il existe. Alex, il est mort. Et moi… Moi, je suis personne. A cause de toi.

Et il quitte la pièce, sans plus un regard pour la mourante.


Dans le compartiment du train qui l'emmène vers Paris, le jeune homme aux cheveux bleus regarde défiler le paysage, la tête appuyée contre la vitre, son casque de walkman vissé sur les oreilles. Il est assis dans le mauvais sens… ses yeux tournés vers le passé. Un passé fait de mensonges. Un passé fait de mort. L'hôpital a appelé quand il faisait son sac. Sa mère est décédée juste après son départ. Il a pris tout l'argent qu'il a pu trouver dans le petit appartement et il est parti à la gare. Leur propriétaire a bien essayé de l'arrêter… Il l'a appelé Alexandre… Il lui a fallu faire un gros effort pour arrêter de le frapper après le premier coup de poing.

Le contrôleur qui arrive. Qui lui demande son billet. Il le lui tend.

-Papiers s'il-vous-plait…

Ah oui… pour la réduction. Bordel… ça se voit pas qu'il a pas dix-huit ans ? Il sort son portefeuille, sa carte d'identité. Une chance qu'il ait réfléchi et qu'il soit allé la récupérer dans la poubelle. Le contrôleur la lui rend, avec le billet. Le jeune homme reste figé un moment, son attention fixée sur ce bout de carton beige. Alexandre Sounion. Et sa photo, juste à côté… Est-ce seulement sa date de naissance, qui est marquée là ? Probablement pas. Peut-être qu'il a déjà dix-huit ans en fait. Peut-être qu'il fraude, en ce moment… Qu'est-ce que ça coûte d'utiliser une fausse identité ? Qu'est-ce qu'on risque ?

Il range le carte et regarde son billet. Paris. Si sa mè… Si elle a dit vrai, c'est là qu'il est né… Enfin non. C'est là qu'il était quand elle l'a enlevé. Il a envie d'aller là-bas. D'une certaine manière, ça effacera ce passé qui n'est pas le sien. Il a envie découvrir cette ville, qui aurait dû être la sienne, à un moment… Et puis ça vaut bien autre chose, comme destination de toute façon. Il ne voulait plus rester dans le sud. Kanon… C'est un drôle de prénom, quand même. Elle s'est peut-être trompée. Elle a peut-être confondu… Et puis pourquoi il ferait confiance à cette bonne femme ? Elle l'a enlevé… Kanon… Ça sonne bien quand même. Mieux qu'Alexandre, en tout cas. Il fouille dans ses poches. Il sort un paquet de cigarettes et commence à fumer.

Qu'est-ce qu'il va faire, quand il sera arrivé ? Chercher un boulot et un endroit où dormir, déjà. Faut bien qu'il vive. Des chances pour que ça l'occupe un moment. Ensuite… Chercher qui il est ? Qui il est vraiment ? Pourquoi faire ? Pour débarquer chez des gens qu'il ne connait pas et leur faire coucou c'est moi ? Des gens qui ont dû faire leur vie en le croyant mort ? Des gens qui ne voudront pas le croire, de toute façon… Il faudra qu'il se batte pour leur faire admettre que c'est bien lui et… au final, il aura quoi ? Une famille débile dont il ne saura rien ? Pour peu qu'ils soient un peu sympa, ils lui diront que c'est pas grave, que la vie commence maintenant. Mais bien sûr… Et puis, à Noël ou aux anniversaires, quand on sortira les albums photos, quand on parlera anecdotes, il aura l'air… d'un con. Parce qu'il se souviendra pas du fou-rire qui avait pris l'oncle Barnabé quand la tante Edwige avait voulu danser le tango. Parce qu'il se souviendra pas de Pépé Daniel, qui était un peu bourru mais qui aimait bien tout le monde quand même et qui donnait des carrés de chocolat en cachette à tous les gosses du quartier. Parce qu'il se souviendra pas de la cousine Agathe, la vielle fille de la famille, qui faisait peur aux enfants avec ses chapeaux et ses chats… Parce qu'il se souviendra de rien. Parce qu'il n'a rien. Parce qu'il n'est rien. Parce qu'il n'existe pas. Il essuie ses larmes. Sur le siège, en face de lui, la femme le regarde, d'un air vaguement compatissant. Qu'est-ce qu'elle lui veut, celle-là ? Il a pas besoin de pitié ! Il a pas besoin qu'on lui tienne la main ! Elle détourne le regard. Ouais… ben, elle avait plutôt intérêt. Il a besoin de personne, de toute façon. De personne. Et ça tombe bien. Parce qu'il est tout seul.


Quand Kanon entre dans la discothèque, il ne doit pas être plus de dix-huit heures. La salle est totalement éclairée et quelques employés s'occupent déjà de tout remettre en ordre pour l'ouverture. Des tables sont placées autour d'une scène. De chaque côté du bar, deux cages attendent des danseurs. Quelques alcôves, autour de la pièce, arborent de larges rideaux pour ceux qui désireraient un peu d'intimité. Un homme, assez vieux, plutôt bien conservé, vient vers lui d'un pas lent.

-Ah ! Kanon ! Tu tombes bien !

-'soir Patron.

-Ouais, c'est ça, bonsoir… Tu vas bien ?

Kanon hausse les épaules, en enlevant son blouson et en posant son sac de sport. Il a coupé ses cheveux, qui lui tombent sur les épaules. Il s'est un peu étoffé. Du muscle. Il doit avoir vingt-ans. Peut-être plus. Pas de beaucoup, en tout cas.

-Ça peut aller. Vous vouliez me voir ?, demande-t-il, légèrement méfiant.

-Oui. David est malade et j'ai personne pour assurer sa partie. Ça te dirait de monter sur scène ?

-Combien je touche ?

Son patron le regarde, un peu navré, et puis secoue la tête.

-Il faut toujours que tu ramènes ça à une histoire de fric…

-C'est ce que j'arrête pas de répéter à ma proprio…

Les deux hommes s'affrontent du regard quelques instants.

-Ecoute… ce qu'on va faire, c'est que, pour ce soir, je te file la moitié de ce que j'aurais donné à David. Mais tu gardes toute la thune que tu récolteras. Et si ça se passe bien, on verra pour que tu passes de temps en temps.

Kanon hésite.

-Et ça vient en plus de mon boulot au bar ? Et c'est pas pris sur mes temps de pause ?

-Tu es vraiment un requin.

-Je suis pas le seul. Et si ça vous convient pas, vous pouvez toujours demander à quelqu'un d'autre.

Kanon sait parfaitement qu'il n'y a que lui qui a un numéro de prêt.


Dans la loge, où ce qui fait office de, derrière la scène, Kanon noue une serviette autour de ses hanches. Il se sèche les cheveux. La plupart des autres employés sont déjà partis. Lui, il fait la fermeture, comme tous les soirs. Pour gagner quelques billets de plus. Depuis qu'il fait du strip-tease, il a pu changer d'appartement. Finie la chambre de bonne moisie. Bonjour, le trois-pièces classieux. Ça a pris du temps, évidemment. Mais maintenant, il a de l'argent. Enfin… un peu quoi. De quoi s'acheter des fringues qui ressemblent à quelque chose. Mais pas encore à ce qu'il voudrait. A ce qu'il veut. A ce qu'il va avoir.

Derrière lui, la porte s'ouvre. Un homme entre. Une quarantaine d'années. Bonne présentation. Père de famille modèle. Qui vient dans les boites gays parce qu'il est gay. Sans être vraiment capable de l'assumer dans la vie de tous les jours. Kanon connait bien ce genre de mecs.

-Qu'est-ce que vous faites ici ?

-C'est votre patron qui m'a dit que… qu'on pourrait s'arranger.

Kanon hausse un sourcil. S'arranger, ouais. Ils ont une façon de présenter ça…

-Vous êtes vraiment… très beau…, ajoute l'homme en face de lui. Très… désirable…

-Je fais tout pour.

-Sur scène, vous… la manière dont vous bougiez… dont vous vous caressiez… vos mains…

Il s'est rapproché. Ses doigts effleurent ceux de Kanon, qui retire sa main.

-Vous êtes au courant des tarifs ?

-Oui… il m'a dit…

-Parfait. Alors vous mettez l'argent sur la table, et après seulement, on s'amusera entre grandes personnes.

L'homme sort son portefeuille et dépose une petite liasse de billets. Une minute plus tard, Kanon l'a complètement déshabillé. Et s'emploie à donner entière satisfaction à son client, toute mesure de protection prise.


C'est une soirée comme une autre, sauf qu'il ne travaille pas. Il a envie de sortir. Non. Ce n'est pas une soirée comme une autre. Ce n'est pas vrai. Mais il ne veut pas y penser. Il a fait une croix sur son passé. Alors il sort, pour se vider la tête. Pour s'amuser. Un bar. De l'alcool. C'est bien. C'est bruyant. Ça crie. Et puis le rythme de la musique qui passe en fond… Obsédant. C'est bien. Ouais. C'est bien la Tech, ya pas à dire. Pour se vider la tête, ya rien de mieux.

Deux heures du mat'. Des mecs rencontrés au bar l'ont conduit jusqu'à une boite. Un grand truc. Genre complexe industriel. Usine. Ya du bruit. Ya du monde. C'est bien. C'est juste ce dont il a besoin. Un des mecs a sorti un sachet. Avec des petits cachets multicolores. Il en propose à Kanon. Kanon hésite. Il touche pas à ça, d'habitude. Il est toujours resté clean. Mais l'alcool commence à ne plus faire effet, et il n'a vraiment pas envie de retrouver le monde et la réalité. Et puis, merde quoi… ce sera juste pour une fois. Ce soir, il a bien le droit de faire des conneries. S'il y a bien un soir où il a le droit, c'est celui là. Il avale un cachet avec sa vodka. Le mec en face lui sourit. Il est mignon. Il l'invite sur la piste. Ils se mettent à danser. Le type le regarde toujours. Leurs membres se frôlent de temps en temps. Autour d'eux, les gens sautent, s'agitent sur la musique qui accélère, qui accélère, qui commence à leur imposer son propre rythme. Kanon sent les basses résonner dans sa poitrine. C'est impressionnant. Dérangeant et enivrant. Il fait partie du monde et pourtant il est tout seul. Il est seul et pourtant il fait partie du monde. Le mec, en face de lui, s'est rapproché et lui sourit. Il se frotte contre Kanon. C'est bon… Mieux que ça même. C'est… terriblement bon. Le type lui prend la main, et l'attire à l'écart. Ils s'embrassent. Ils se caressent. Jamais il n'a ressenti ça. Jamais. Il se sent heureux. Vraiment. Pour la première fois depuis longtemps. Ils sortent de la boite et retournent à la voiture. Et sur le parking, ils font l'amour. Chimique. Artificiel. Mais l'amour quand même.

Ça y ressemble suffisamment, en tout cas, pour qu'il se rende compte que ça lui a manqué.


C'est pas donné l'ecstasy. Et puis il faut rajouter l'héroïne, un peu, de temps en temps, pour les mauvaises descentes. Pour la chasse aux dragons. C'est pas bien. C'est même mal. Mais Kanon est devenu accro. Accro à ces quelques heures de bonheur, qui lui coûtent des jours de dépression et quasiment toute son fric. Accro à… tout. Il a arrêté le strip. Maintenant, il est escort. Enfin, officiellement. Quelques passes pour des hommes riches, ça rapporte plus de toute façon. Et puis ça lui laisse plus de temps, pour sortir. Pour aller oublier son passé qui revient cogner à la porte, trop souvent. C'est l'escalade. Durant les bad trips, il revoit la mer… Alors il augmente les doses, pour sortir ces images de sa tête… ça ne peut plus durer. De toute façon, ça ne durera pas. Un jour, il finira bien par en crever. Ce ne serait presque pas dommage, en plus. Le seul problème, ce sera pour le nom, sur la pierre tombale. Vu qu'il ne sait pas qui il est. Vu qu'il est personne. La fosse commune, alors. Ouais. C'est ce qu'il y a de mieux… Pourrir au milieu des anonymes. Au milieu des gens qui ont eu un nom dont personne se souvient, il devrait pas se sentir trop dépaysé... Crever, ouais. Pour qu'il arrête d'entendre les vagues s'écraser sur les rochers. Pour qu'il arrête de sentir les embruns. Pour qu'il arrête…

-Eh ! Mec ?! Ça va pas ?

Il ouvre les yeux. Il y a un type en face de lui. Qui le regarde avec un drôle d'air. Inquiet. Pourquoi s'inquiéter ? Faut pas s'inquiéter. Ya pas à s'inquiéter. Kanon referme les yeux.

-Eh ! Mec ! Pas de conneries ! Reste avec moi !

-Nan…

-Comment ça, non ?! Mais si ! Tu restes avec moi ! C'est quoi ton nom ?

Le type lui frappe un peu le visage pour qu'il reste réveillé. Kanon rouvre les yeux. Un peu. Le type a les cheveux bleus, lui aussi. Mais pas le même que le sien. Pas tout à fait. C'est un autre bleu. Plus vivant.

-C'est quoi ton nom ?, répète le type.

-Je sais pas… j'en ai pas… J'en avais un mais… c'était pas le mien… c'était celui du mort… et moi, je suis pas mort… pas encore… alors je sais pas…

-Oulah… Tu m'as l'air d'en tenir une sévère toi… Je t'emmène aux urgences.

-NAN !

Kanon s'est dégagé. Violemment. Aussi violemment qu'il le peut en tout cas.

-Tu ne veux pas aller à l'hôpital ? Il faut que tu y ailles pourtant… je t'assure. Je sais pas ce qu'on t'a refilé comme dope de merde mais t'es vraiment dans un sale état…

-Pas… les hôpitaux… j'y étais… et pouff… plus personne !... pas son fils, non… pas…

Le type écarquille les yeux. Kanon se prend la tête à deux mains. Le type le prend dans ses bras. Kanon ouvre les yeux.

-Pas l'hôpital !! Pas les urgences !! Je veux pas mourir ! Je veux pas disparaître encore !

-T'inquiète pas, fait le jeune homme en le soulevant de terre. Je t'emmène juste chez moi.


Kanon ouvre les yeux. Il a mal à la tête. Il est dans un lit. Il n'est pas chez lui. Il ne se souvient pas de la soirée. Il écarte les draps et s'assoit sur le rebord du lit. Tête qui tourne. Monde qui tangue. La chambre est toute simple. Une armoire, un grand lit. Deux petites bibliothèques avec quelques livres. Un petit bureau. Qui ne doit pas être utilisé souvent, si on en juge par la pile de vêtements qui le recouvre. Kanon se regarde. Il porte un Tee-shirt et un caleçon. Qui ne sont pas les siens. Il passe une main sur son visage. C'est quoi ce bordel ? Avec qui il a passé la nuit, encore ? Qu'est-ce qu'il a foutu ? Au moins, il est vivant. C'est déjà ça. Il n'a mal nulle part. Donc il n'a pas dû être violenté. C'est cool… Faut vraiment qu'il arrête les conneries. Ça ne peut plus durer. Il se lève lentement et se dirige vers la porte. C'est sympa la moquette, quand même. C'est doux. C'est moins froid que le carrelage. Et moins bruyant que le parquet. Et ça, c'est cool. Il ouvre la porte, tout doucement. Et passe la tête. Le salon est grand. Vraiment grand. Et pas rangé. Sauf un coin, celui en face de lui, avec deux tables de mixages, quatre platines, un ordinateur, et des centaines de vinyles rangés dans des rayonnages. Kanon tourne la tête. La télé est allumée. Sur la table basse, des restes de pizzas, de plats à emporter et de restauration rapide, gisent entre des bouteilles de jus de fruit, des cannettes de bières vides et des cendriers qui débordent. Et sur le canapé, un type aux cheveux bleus est allongé. Il regarde Kanon. Et il lui sourit.

-Ah ! Tu t'es réveillé ! Tu veux un café ?

Kanon grimace. Le mec a parlé avec une voix enjouée… et puissante. Qui relance son mal de tête.

-Ouais… je veux bien. Un café. Mais euh… on est où là ? Qu'est-ce que je fous ici ?

-Tu es chez moi. Je t'ai ramené ici après la soirée au Vertigo. T'étais mal en point.

La soirée… ? Oui. Il s'en souvient vaguement. Il a un peu abusé des X, là-bas. Il regarde le type passer derrière le bar de la cuisine américaine et sortir un paquet de café et des filtres.

-Pourquoi ?

Le type relève la tête de sa cafetière. Il ne semble vraiment pas comprendre la question.

-Pourquoi quoi ?

-Pourquoi est-ce que tu m'as ramené chez toi ? Tu espérais tirer ton coup, ou… ?

-Tirer… ? Oh non… t'étais pas en état de toute façon. Quand je couche avec quelqu'un, je préfère qu'il soit conscient. C'est quand même plus sympa.

Et il repart dans son café, en riant doucement.

-Pourquoi alors ?

Le type remplit la cafetière avec un broc d'eau. Il l'allume. Et il relève enfin les yeux sur Kanon. Des yeux bleus, magnifiques.

-Parce que t'en avais besoin. J'allais pas te laisser tout seul.

-Mais on se connait pas…

-Et alors ?

Ce type est vraiment bizarre. Ce n'est même pas de la naïveté qui ressort de ses questions ou de ses réponses. Non, il n'a pas du tout l'air naïf. Il a l'air gentil. Mais pas non plus trop gentil… Il a définitivement l'air bizarre. Le type sort deux mugs.

-Du sucre dans ton café ?

-Euh… non… non… merci.

Il récupère deux sucres qu'il balance dans sa propre tasse. Il sert le café. Kanon s'est assis dans le canapé. Il a du mal à comprendre ce qu'il se passe. Mais ce qu'il sait, c'est qu'il ne se sent pas en danger. Qu'il se sent calme.

-Tiens… Fais attention, ça doit être un peu chaud…, fait le mec en tendant son mug à Kanon.

-Merci…

Kanon porte la tasse à ses lèvres. Le café est chaud, oui. Il est bon aussi.

-Merci… pour tout.

-De rien, répond-il dans un sourire.

-Moi c'est… Kanon. Enfin, je crois. C'est un peu compliqué.

-C'est ce que j'ai cru comprendre, oui. Hier soir, tu disais que tu n'avais pas de nom.

Kanon baisse la tête. Il sent une main qui vient se poser sur son épaule.

-Désolé, je voulais pas…

-C'est rien.

Un silence. Quelques gorgées de café.

-Alors, comme ça, tu t'appelles Kanon ?

-Ouais. Kanon. Juste Kanon. Et toi ?

-Milo. Juste Milo.