Les accordailles
Elizabeth ne songea même pas à refermer la porte de la bibliothèque et se mit à courir dans le couloir sombre de la maison. Elle n'entendit pas la voix de son père, derrière elle, pas plus que les confidences que s'échangeaient Jane et sa mère dans le petit salon. Elle ne pensait qu'à une seule chose.
Il l'attendait. Là, dehors, il l'attendait. Et elle courait vers lui.
Elle ne s'arrêta que sur le perron arrière, en haut des marches qui donnaient sur la basse-cour. Mr Darcy, pour ce qui allait probablement devenir la plus grande demande en mariage dont la famille Bennet pourrait s'enorgueillir, était passé par la petite porte, dans la plus grande simplicité. Pas de grands attelages fringants, de redingote tirée à quatre épingles, pas même de chapeau à la main. Un regard, quelques paroles et un court entretien dans la bibliothèque avec Mr Bennet, alors que le jour était à peine levé, voilà à quoi se résumait la demande dont Elizabeth avait tant rêvé.
Les cheveux en bataille, la chemise entrouverte et la mine inquiète, Mr Darcy faisait les cent pas sous les fenêtres du petit salon, sans paraître se rendre compte des regards insistants de toutes les femmes de la maison qui ne le quittaient pas. Il n'avait pas fière allure, en cet instant précis, mais dès qu'il entendit Elizabeth arriver il s'immobilisa, leva les yeux vers elle, et son visage tout entier s'éclaira.
Elle dégringola les marches à la volée et se précipita vers lui. Elle se serait spontanément jetée à son cou si, au dernier instant, une sorte de timidité ne l'en avait empêchée, mêlée de l'envie de ne pas se donner en spectacle devant sa mère et ses sœurs. Elle s'arrêta donc brusquement dans son élan et se contenta de lui prendre les mains pour les serrer très fort.
_ Il est d'accord, il… Il nous donne son consentement, réussit-elle à dire d'une voix un peu rauque.
_ Bien.
Un léger sourire releva à peine le coin de sa bouche, et ses mains répondirent à l'étreinte d'Elizabeth en les serrant plus fort encore.
_ Bien…, répéta-t-il très doucement. Elizabeth, je…
La jeune fille irradiait de tout son être. Il était à elle ! Enfin ! Elle pourrait bientôt se laisser caresser par ce regard-là jour après jour, sans avoir besoin de mendier quelques secondes d'attention. Bien sûr, il leur faudrait d'abord être patients, car les préparatifs du mariage prendraient du temps, mais ensuite ils ne se quitteraient plus, quoiqu'en dise Lady Catherine… ou qui que ce soit d'autre.
Mr Darcy jeta un rapide regard vers la fenêtre derrière laquelle se trouvaient Jane et Mrs Bennet, et Elizabeth, prenant brusquement conscience de leur manque d'intimité et de la curiosité indiscrète dont ils étaient l'objet, se raidit. Darcy reporta son attention sur elle, lui caressa les mains et les porta à ses lèvres.
_ Je ne saurais vous dire, commença-t-il doucement, à quel point cette nouvelle me remplit de bonheur. Hier encore, je pensais vous avoir perdue, et aujourd'hui tout semble enfin possible. Aujourd'hui…
_ Aujourd'hui, je suis à vous, acheva-t-elle doucement.
Il lui sourit. Un vrai sourire, celui-là, chaud et lumineux, un de ceux dont il l'avait gratifiée lorsqu'ils s'étaient vus à Pemberley, plusieurs semaines auparavant. Puis il reprit :
_ Malheureusement, il semble que ce ne soit ni le moment ni l'endroit pour vous dire tout ce que je voudrais vous dire.
Elizabeth rougit et se défendit aussitôt.
_ Je suis désolée, je sais que ma famille n'est pas ce que vous…
_ Non ! la coupa-t-il. Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais… Je… je devrais simplement attendre un moment plus propice pour vous serrer dans mes bras, Elizabeth. Si vous m'y autorisiez, bien sûr, ajouta-t-il précipitamment, comme s'il excusait déjà sa franchise.
La jeune fille, peu habituée à de telles caresses verbales de la part du sombre Darcy, rougit à nouveau – de plaisir cette fois.
Il continua :
_ Je ne veux pas vous mettre mal à l'aise. La situation me semble un peu délicate avec tout ce monde qui nous observe… Sachez seulement que je suis frustré que mes actes ne puissent rendre justice à ce que je ressens.
_ Croyez-moi, je suis toute aussi frustrée que vous, mais je suppose que ce ne sont là que les débuts de nos fiançailles et que nous devrons encore patienter plus longtemps que nous ne pourrons le supporter.
Elle lut dans son regard qu'il avait très bien compris à quoi elle faisait allusion. N'eut été la présence de sa mère et de ses sœurs, ou le fait qu'elle soit presque nue sous sa chemise de nuit et son manteau, elle aurait probablement laissé libre court à ses envies et se serait blottie contre lui. Elle était toutefois bien consciente qu'on ne lui permettrait pas la moindre intimité avec son tout récent fiancé avant qu'ils ne soient mariés.
_ En effet, ce n'est que le début, répondit-il doucement. Le jour se lève, nous ne sommes encore pas habillés et nous oublions que nous avons la journée devant nous. Permettez-moi de rentrer à Netherfield pour passer une tenue plus convenable. Je suis certain que votre père nous autorisera, Mr Bingley et moi-même, à venir vous chercher tout à l'heure pour… euh… une promenade, par exemple, votre sœur et vous. Ou quoi que ce soit d'autre… d'acceptable.
_ Oh, que les convenances aillent donc au diable, pour une fois ! répliqua Elizabeth avec un mouvement d'humeur, avant d'ajouter en soupirant : Mais je suppose en effet que c'est ce qu'il y a de plus raisonnable à faire pour le moment…
L'envie qu'elle avait de faire quelque chose de vraiment déraisonnable à cet instant précis dû transparaître au milieu de sa phrase, car ce fut au tour de Mr Darcy de rougir légèrement.
_ Ainsi, puis-je vous retrouver tout à l'heure, miss Elizabeth ?
_ Oui… Mais revenez-moi vite, ajouta-t-elle tout bas.
Une crainte soudaine de le voir s'éloigner l'avait fait crisper son étreinte sur ses mains et se rapprocher instinctivement de lui. Elle ne voulait pas perdre le peu d'intimité qu'ils avaient réussi à établir depuis leur rencontre de tantôt, à l'aube.
Mais Darcy la regarda longuement, puis il se pencha vers elle pour lui murmurer à l'oreille :
_ Soyez sans crainte. Je n'appartiens plus qu'à vous, désormais.
Un frôlement contre son cou, léger comme une plume, fit courir un agréable frisson le long de son épaule et, l'espace d'une seconde, Elizabeth se demanda si cela avait été un baiser. Au vu de la douceur du dernier regard qu'il lui lança avant de s'éloigner, elle s'autorisa à penser que oui.
La date du mariage fut fixée pour le mois suivant, une semaine après celui de Jane et de Mr Bingley. On s'entendit sur le fait que les deux mariages seraient célébrés dans l'église de Meryton et qu'un vin d'honneur serait ensuite servi dans les jardins de Netherfield. D'ici-là, Mrs Bennet vengea sa déception de n'avoir pu organiser ni même assister au mariage de sa benjamine, Lydia, en prenant en charge – avec la meilleure volonté et beaucoup de confusion ! – le moindre détail ayant trait à celui de ses filles aînées. Avec une délectation difficilement camouflée, elle répandit la nouvelle dans tout le voisinage, et, sous prétexte de demander conseil à quelque amie, en profita aussi pour colporter nombre de détails sur le luxe des robes ou des attelages et la future richesse de ses filles.
La famille Bennet avait finalement offert à Mr Bingley la journée de chasse qui lui avait été promise depuis son arrivée dans le Hertfordshire, et l'avait invité à souper. Mr Bennet avait profité de l'occasion pour faire plus ample connaissance avec son futur gendre et en avait conclu que, décidément, il était un parti idéal pour Jane, étant de caractère aussi doux et facile qu'elle-même. Mrs Bennet, de son côté, s'était montrée ce jour-là toujours aussi incorrigiblement bavarde et prévenante. Elle n'avait cessé de questionner son invité sur la propriété de Netherfield et le nombre de réceptions que lui et Jane pourraient organiser ou auxquelles ils pourraient assister, tout en s'attardant longuement sur la félicité qu'elle ressentait à l'idée que sa fille ne s'en aille pas vive trop loin d'elle.
Quelques temps après cette mémorable journée, la famille Bennet était rassemblée autour de la table du petit-déjeuner lorsque Mr Bennet demanda :
_ Lizzie, je pense que ce serait une bonne idée d'inviter Mr Darcy à souper ici, un soir, qu'en dites-vous ?
Elizabeth répondit aussitôt, un sourire qui lui dévorait la moitié du visage :
_ Oh oui, Papa, c'est une excellente idée ! Il sera absolument ravi, j'en suis certaine !
Son père lui jeta un coup d'œil appuyé qui lui fit comprendre que sa dernière phrase n'était pas indispensable pour le convaincre du bien-fondé d'une telle invitation. Absolument ravi était un adjectif qui pouvait s'appliquer très facilement à Mr Bingley, mais qui, concernant Mr Darcy, prenait un fâcheux air d'ironie.
Mrs Bennet ouvrit de grands yeux.
_ Mr Darcy ? Ici ?
_ Ce serait, je pense, de la plus grande courtoisie pour quelqu'un qui fera bientôt partie de notre famille, répondit tranquillement son mari.
_ Doux Jésus, mais que pourrais-je bien avoir à lui dire ? Dieu sait que ce n'est pas l'invité le plus agréable que nous pourrions espérer à notre table !
_ Rassurez-vous, ma chère, Mr Darcy a ici une fiancée toute dévouée qui se chargera certainement avec grand plaisir de vous soulager du fardeau de lui faire la conversation.
Lizzie étouffa un petit rire et jeta un regard complice à son père.
_ Que diriez-vous d'une promenade à cheval, Papa ? proposa-t-elle. Mr Darcy est un excellent cavalier, il aimera certainement découvrir les environs de Longbourn au grand air. Je pourrais vous accompagner, ainsi que Jane, si elle le souhaite.
Jane, de l'autre côté de la table, acquiesça aussitôt d'un sourire et d'un hochement de tête.
_ Hé bien, ma petite fille, vous semblez oublier que mes vieux os ne sont plus aussi solides qu'avant et que je préfère d'ordinaire le confort d'une voiture à la selle d'un cheval. Mais soit, je pense que je peux bien faire cet effort pour votre fiancé. Je lui écrirai donc, cet après-midi.
De fait, Mr Bennet rédigea une courte et formelle invitation qui fut envoyée à Netherfield quelques heures plus tard, alors que Lizzie et Jane passaient aux mains des couturières pour un énième essayage de leurs robes.
Et jusqu'au soir, partout dans la maison, on entendit Mrs Bennet répéter inlassablement qu'il allait lui falloir trouver quelque chose de spirituel à dire à Mr Darcy, et passer en revue tous les sujets de conversation anodins qu'elle connaissait. Celui de la triste météo du Hertfordshire semblait revenir le plus souvent.
Lorsque Mr Darcy se présenta, quelques jours plus tard, ce fut Mr Bennet qui lui ouvrit solennellement la porte de la maison et l'invita à entrer. Le père d'Elizabeth semblait, ce jour-là, mettre un point d'honneur à respecter les convenances et la tradition. Mais surtout, c'était la première fois qu'il revoyait Mr Darcy depuis sa demande en mariage, et le jeune homme semblait être devenu pour lui un sujet de curiosité intéressant. En effet, il connaissait bien le caractère de sa fille : il savait qu'elle n'aurait pas choisi un homme qui ne soit pas à la hauteur de sa vivacité d'esprit et de sa personnalité – la demande de Mr Collins, et la force avec laquelle elle l'avait rejetée, lui en ayant donné la preuve. Mr Bennet en avait donc déduit que son futur gendre devait avoir des atouts bien cachés que seule sa fille semblait en mesure de discerner pour le moment, et qu'il se proposait lui-même de percer à jour.
_ Mr Bennet... Miss Elizabeth…, salua Mr Darcy.
Lizzie, derrière l'épaule de son père, s'avança vers lui et le jeune homme s'autorisa à porter sa main à ses lèvres, avec un demi-sourire qu'il n'adressa qu'à elle. Vinrent ensuite les autres femmes de la maison qu'il salua respectueusement, comme à son accoutumée. Mrs Bennet, pour une fois, se tint coite et se contenta d'un sourire embarrassé.
Peu après, Elizabeth aida son père à grimper sur son vieux cheval, puis enfourcha le sien avec légèreté, avant de rejoindre Mr Darcy et Jane qui les attendaient près de la grille du domaine. Ils partirent tous les quatre pour une randonnée équestre d'une heure ou deux à travers les prairies, sous un timide soleil automnal qui ne parvenait pas totalement à faire luire les couleurs des arbres.
_ Votre père semble être un homme très bon, commença Mr Darcy après un moment, alors qu'il chevauchait à la hauteur d'Elizabeth, Jane et Mr Bennet étant restés un peu en arrière.
_ Oui, je l'aime énormément, répondit la jeune fille.
_ Et lui aussi, cela se voit. J'ai parfois l'impression qu'il me dévisage en se demandant ce que j'ai de plus que lui.
Elizabeth éclata de rire.
_ Je pense simplement qu'il se demande quel genre d'homme vous êtes…
_ Moi ? Pourquoi cela ?
_ Parce que je vous ai choisi.
Darcy ne répondit pas tout de suite. À cet endroit, le chemin s'était rétréci et il laissa Elizabeth passer devant. Puis il donna un léger coup à son cheval afin de revenir se placer à sa hauteur, avant de poursuivre avec un petit sourire :
_ Vos goûts en matière d'hommes seraient-ils donc si délicats, Lizzie ?
_ Hé bien, si mon père devait vous comparer aux autres partis qui auraient pu se présenter pour moi, oui, je suppose que je dois donner l'impression d'être difficile.
_ Ce n'est pas le point de vue de votre père que j'aurais aimé avoir, dit-il doucement.
Elizabeth eut un léger sourire et regarda au loin, droit devant elle. Elle prit le temps de réfléchir avant de répondre.
_ Nous ne parlons pas de fortune, Mr Darcy, et vous le savez fort bien. Sur un tel sujet, il n'était pas question pour moi de faire autre chose que suivre mon cœur, et mon cœur me disait jusque-là que les hommes sont trop imbus d'eux-mêmes et trop peu intéressants pour qu'ils méritent mon attention et, à plus forte raison, mon affection.
_ Vous en étiez donc si convaincue ?
_ Oui. Jusqu'à ce que je fasse votre connaissance.
_ Vous ne m'avez pourtant pas porté dans votre cœur et me l'avez fort bien fait comprendre, à une époque…
_ C'est vrai, je le reconnais. Je reconnais aussi que j'avais tort, pour ne pas dire que j'étais vraiment stupide, et Dieu merci le temps m'aura permis de rectifier mon opinion.
_ Alors peut-être auriez-vous pu, de la même façon, rectifier votre opinion sur d'autres hommes ?
_ Pour découvrir à quel point ils sont profiteurs, comme Mr Wickham, ou si obséquieusement serviles, comme Mr Collins ?
Elizabeth se mit à rire.
_ Mon Dieu, non ! Un siècle de plus n'aurait certainement pas changé la réponse que je lui ai faite !
_ Mr Collins ?
_ Oui…
Elle étouffa un nouveau rire, puis reprit :
_ C'est vrai, vous l'ignoriez... Mr Collins m'a fait une offre.
_ Seigneur ! s'exclama Darcy, franchement amusé. Wickham, et maintenant Collins ! Tous les hommes de ce comté seraient-ils inexorablement attirés par vous, Lizzie ?
_ Oh, je doute que Mr Collins ait pensé à qui que ce soit d'autre que Lady Catherine lorsqu'il a demandé ma main : il ne faisait, je pense, qu'obéir. C'est un comportement qui me répugne profondément, même si je dois reconnaître qu'il a tout de même eu la délicatesse de venir d'abord chercher épouse parmi ses cousines.
_ Je reconnais bien là votre caractère, fit Darcy. Toujours fidèle à vous-même et à vos opinions, en toute circonstance.
Elizabeth ne répondit pas. Ils chevauchèrent quelques minutes en silence, puis elle reprit doucement, comme si elle se parlait à elle-même :
_ Vous êtes justement le seul qui ne souhaite pas me voir changer, Mr Darcy. C'est peut-être là ce que je préfère en vous.
Sur le même ton, il lui répondit :
_ Elizabeth, soyez certain d'une chose : c'est précisément pour votre caractère, votre liberté d'esprit et votre impertinence que je vous aime. Ne changez jamais cela.
Ce soir-là, à table, Mrs Bennet se montra plus discrète qu'à l'accoutumée. Elle parvint à lancer quelques sujets de conversations innocents, auxquels Darcy répondit poliment, avec sa réserve habituelle, mais elle était clairement impressionnée par ce futur gendre – si bel homme, et surtout si riche ! – dont elle ne pouvait que constater, sans toutefois parvenir à la comprendre, l'attention qu'il portait à sa fille.
Elizabeth, de son côté, se détendit en constatant que sa famille, pour une fois, se tenait convenablement en présence d'un tel invité. Kitty était plus calme maintenant qu'elle ne subissait plus l'influence de Lydia, et Mary était… égale à elle-même. Jane se chargea d'arracher quelques sourires sincères à Mr Darcy et Lizzie surprit plus d'une fois le regard approbateur et affectueux que son père coulait vers elle. Mr Darcy semblait lui faire une excellente impression.
Après le souper, ils s'assirent tous au salon tandis que Mary se mettait au piano et que l'on servait le thé dans – Elizabeth ne manqua pas de le remarquer – le service en porcelaine fine réservé aux grandes occasions. Enfin, à la nuit tombée, Mr Darcy prit congé et Mr Bennet se proposa de le raccompagner jusqu'à l'écurie, où attendait son cheval. Darcy salua donc tout le monde, souhaita une bonne nuit à Elizabeth en portant tendrement sa main à ses lèvres, puis la porte de la maison se referma sur les deux hommes.
Alors qu'ils marchaient en direction de l'écurie, faiblement éclairés par la lanterne que portait Mr Bennet, ce dernier profita de l'occasion qu'il s'était ménagé pour parler en privé avec Mr Darcy.
_ Je suis ravi, monsieur, de vous voir bientôt faire partie de cette famille, commença-t-il avec son flegme habituel.
_ Merci, monsieur. Je le suis aussi.
_ Je ne vous cacherai pas que j'ai été surpris de votre demande, lorsque nous nous sommes vus la dernière fois, mais je crois maintenant que je commence à comprendre. Je me réjouis pour vous et pour Elizabeth.
Darcy ne répondit pas, mais il sourit doucement dans la pénombre. Mr Bennet continua :
_ Il semble qu'il y ait maintenant au moins deux hommes sur cette terre qui sachent qui est réellement ma petite Lizzie…
_ Je prendrai soin d'elle, monsieur, vous pouvez avoir confiance en moi.
_ Je vous fais entièrement confiance, en effet. Elle a été pour moi une source perpétuelle de surprise et de bonheur et je ne doute pas qu'il en serra de même pour vous.
_ C'est déjà le cas… monsieur.
Ce fut au tour de Mr Bennet de sourire. Darcy entra dans l'écurie et en ressortit un instant plus tard en tenant son cheval par la bride.
_ Elizabeth est la plus belle chose qui me soit arrivée, monsieur. Croyez-moi, j'ai l'intention de chérir ce trésor autant qu'il me soit possible de le faire.
_ Et pour cela vous avez ma bénédiction et toute mon affection, mon cher fils.
Derrière la fenêtre de la salle à manger d'où elle les avait suivis du regard, Elizabeth vit les deux hommes se serrer longuement la main. Puis Darcy monta sur son cheval et disparut dans le noir.
Georgiana Darcy arriva à Netherfield la veille du mariage de Jane et Mr Bingley. Trop impatiente d'assister au mariage de son frère, la jeune fille avait obtenu de lui la permission de venir plus tôt, à condition d'être accompagnée de miss Hampton, sa gouvernante. Quant à Longbourn, on y vit l'arrivée de Mr et Mrs Gardiner, quelques jours auparavant, pour aider aux derniers préparatifs.
Elizabeth, trop occupée par le remue-ménage qui bouleversait la maison au complet, n'avait pas vu son fiancé depuis quelques jours. Jane, dans tous ses états, se tournait vers sa sœur cadette dès qu'une crise de larmes la submergeait, soit plusieurs fois par jour depuis plus d'une semaine. Lizzie laissait alors de côté ses propres inquiétudes pour rassurer sa sœur sur son futur rôle de femme mariée et sur le bonheur conjugal qui, cela ne faisait aucun doute, l'attendait à Netherfield.
_ Rends-toi compte, Jane, c'est une maison que tu connais, un pays qui est le tien ! Et puis Mère ne sera jamais bien loin. Et moi je suis là pour encore une semaine.
_ Et après, tu partiras et je ne te verrai plus que rarement…
_ Oh que non, tu le sais bien ! la contredit gentiment sa sœur. Nous nous verrons certainement aussi souvent que nous le désirerons. N'oublie jamais que nos futurs époux sont d'excellents amis qui passent beaucoup de temps ensemble, te rends-tu compte de la chance que nous avons ?
Jane séchait alors ses pleurs et retournait au remplissage de ses malles et à la confection de son trousseau qu'elle trouvait trop modeste en comparaison de ce qui l'attendait dans la grande demeure. Et Elizabeth de revenir à la charge.
_ Ce sont tes objets personnels, Jane, tes souvenirs. Aussi humbles soient-ils, tu en auras besoin pour te sentir vraiment chez toi, là-bas, surtout au début. Mr Bingley t'aime telle que tu es, et je pense qu'il se moque bien de savoir si tu as cousu toi-même tes chemises !
La dernière nuit ensemble dans leur chambre d'enfance fut assez nostalgique. Elles passèrent de longues heures à se rappeler des souvenirs qu'elles seules connaissaient et à parler de l'avenir qui les attendait et qui leur faisait si peur. En particulier ce mystère un peu effrayant que constituait l'intimité conjugale, sujet sur lequel leur mère, pourtant si bavarde, s'était trouvée pour une fois très pudique et à court de commentaires.
_ Il y a des choses que chaque jeune fille doit apprendre par elle-même, avait-elle conclu avant d'éviter définitivement le sujet.
Au petit matin, le soleil les trouva profondément endormies après avoir passé de si longues heures à se retourner sans trouver le sommeil. Pour Lizzie, le mariage de sa sœur était un avant-goût de ce que serait le sien, et les angoisses de Jane étaient aussi les siennes, malgré tous les efforts qu'elle faisait pour se montrer forte et la consoler.
_ Non, mais regardez-moi ces dormeuses ! s'écria Mrs Bennet en entrant dans la chambre à grands fracas. Allons, allons, mesdemoiselles, c'est un grand jour, aujourd'hui et il ne faut pas en perdre une seconde ! Jane, debout, ma fille, tout le monde vous attend…
« Tout le monde » se résumait en réalité aux deux domestiques dévolues à la préparation de sa toilette, et à un Mr Bennet qui cherchait par tous les moyens à échapper aux tâches que sa femme lui avait confiées et à se réfugier dans sa bibliothèque. Quant au reste de la maisonnée, il commençait tout juste à s'éveiller.
Pendant le déjeuner, Jane avait la gorge trop nouée pour avaler autre chose qu'un peu de thé et quelques petites bouchées de pain. Elle jetait de fréquents regards affolés à sa sœur, qui tentait par tous les moyens de la rassurer. Oui, tout était prêt, oui, ses gants en dentelle étaient bien dans l'ancienne boîte à chapeau, oui, la grosse malle était bien partie la veille pour Netherfield, non, on ne quitterait pas la maison avant onze heures, oui, Elizabeth serait dans la voiture qui mènerait la fiancée et ses parents à l'église…
De son côté, Lizzie se força à manger un peu afin de ne pas risquer de s'évanouir pendant le service, quoiqu'elle ait aussi peu d'appétit que Jane. Après le repas, elle courut au jardin couper les fleurs fraîches qui orneraient la tête de sa sœur, puis elle monta passer sa robe et, enfin, elle se mit à disposition de Jane pour terminer sa coiffure et s'assurer que tous les petits boutons de sa robe étaient correctement boutonnés.
Prêt à partir, Mr Bennet attendait patiemment que sa fille aînée descende de sa chambre pour la conduire jusqu'à la voiture. Lorsqu'il l'aperçut, il eut du mal à ne pas écarquiller les yeux. Jane était absolument ravissante. Ses beaux cheveux blonds, noués en tresses compliquées qui s'enroulaient autour de sa tête, étaient piqués de délicates petites fleurs, et la lourde robe blanche serrait sa poitrine dans un bustier de dentelle délicate avant de tomber en plis bien droits. Seuls ses yeux et son nez un peu rouges trahissaient l'émotion de la jeune fille et gâchaient un peu le tableau.
Derrière elle, Elizabeth portait une légère robe vert pâle, soulignée de quelques fleurs piquées elles aussi dans ses cheveux. Un peu tremblante, elle prit place à bord de la voiture qui devait emmener ses parents et la future mariée jusqu'à l'église. Mary et Kitty suivirent dans une autre voiture, louée pour l'occasion, en compagnie de Mr et Mrs Gardiner.
Il y avait du monde, sur le parvis de l'église. Mr Bingley était déjà à l'intérieur, en compagnie de sa sœur, mais Mr Darcy se trouvait devant la porte, ainsi que Georgiana, Mr et Mrs Lucas, et plusieurs autres connaissances.
Dès que la voiture s'arrêta, Mr Bennet sortit en premier pour aider sa fille à descendre. L'assemblée poussa des cris de ravissement en la voyant et Jane se mit à rougir jusqu'aux oreilles. Un gamin fila à l'intérieur prévenir le futur marié et le reste de ses invités de l'arrivée de la fiancée. Puis Mr Darcy aida poliment Mrs Bennet à descendre à son tour et, enfin, il tendit la main à Elizabeth.
_ Vous êtes ravissante, lui souffla-t-il alors qu'elle posait le pied à terre.
Elle eut le temps de lui répondre par un grand sourire avant que Georgiana se précipite sur elle.
_ Miss Elizabeth ! Cela me fait tellement plaisir de vous revoir !
_ Oh, Georgiana ! Merci, c'est un vrai plaisir pour moi aussi. Mon Dieu, vous avez l'air de… tout simplement de pétiller !
Georgiana se mit à rougir de plaisir devant ce compliment inhabituel, puis elle coula un regard vers son frère, ne sachant si elle devait le considérer comme acceptable. Mais comme ce dernier souriait, elle se détendit.
_ C'est parce que j'ai très hâte, je crois ! reprit-elle avec son entrain habituel.
_ Ah oui ? Hâte de quoi ? demanda Lizzie d'un ton taquin.
_ Mais ! D'assister à votre mariage et à celui de mon frère, bien sûr ! Je crois que je serai encore plus énervée qu'aujourd'hui ! Rendez-vous compte, je vais bientôt avoir une sœur !
_ Précisément, les interrompit Darcy en voyant que sa cadette commençait à accaparer l'attention, et la bienséance voulant que l'on chérisse sa sœur, je pense qu'il est temps pour nous d'assister au mariage de la vôtre, Lizzie.
_ Vous avez parfaitement raison, répondit celle-ci. Laissez-moi juste un instant !
Elizabeth les quitta pour aller rejoindre sa sœur qui trépignait sur le parvis, entourée de ses parents et amis.
_ Oh, Lizzie, s'exclama Jane, je suis tellement nerveuse !
_ Ne t'inquiète pas, tout va très bien se passer. Je suis certaine que dès que tu le verras, toutes tes craintes s'évanouiront.
_ Je souhaite que tu aies raison…
_ Laisse-moi t'embrasser, Jane. Quand tu sortiras de cette église, tu ne seras plus seulement ma sœur alors je veux en profiter une dernière fois.
Jane, dont les grands yeux bleus se noyaient à nouveau de larmes, lui ouvrit les bras et les deux sœurs s'étreignirent longuement. Puis Elizabeth, cachant mal son émotion, revint vers Mr Darcy qui l'attendait à l'entrée de l'église et prit son bras pour entrer. Elle le serra même si fort que son fiancé finit par déposer une main apaisante sur la sienne, avant de lui adresser un sourire encourageant.
Une fois la cérémonie terminée, les invités se retrouvèrent dans le grand salon de Netherfield, car, bien qu'il ne pleuve pas, le temps était trop frais pour pouvoir rester dehors longtemps. De longues tables étaient dressées contre les murs, chargées de petits-fours, fruits, vins et boissons fraîches de toutes sortes dont une dizaine de domestiques assuraient le service, et une des grandes portes-fenêtres donnant sur la terrasse était à demi ouverte pour permettre aux invités moins frileux de profiter des jardins s'ils le souhaitaient.
Assise sur un sofa, la nouvelle Mrs Bingley rayonnait. Toutes ses angoisses semblaient s'être dissipées et elle papillonnait de façon charmante, passant d'une conversation à une autre au hasard des personnes venues la féliciter. Debout derrière elle, son tout récent époux s'affairait à lui servir vins et autres pâtisseries, lorsqu'il ne tentait pas de caresser discrètement son épaule ou ses cheveux.
Un sourire sur les lèvres, Elizabeth observait le tableau tout en écoutait d'une oreille distraite le plaisant babillage de Georgiana. Mr Darcy, quant à lui, se tenait un peu plus loin et semblait en grande conversation avec Mr Bennet et Mr Lucas.
_ Ce sera bientôt votre tour, Elizabeth, je suppose ?
Georgiana venait de s'absenter pour aller chercher une assiette de friandises et Elizabeth fut tirée de sa rêverie par la voix glaciale de Caroline Bingley.
_ Oui, et j'espère être alors aussi heureuse que Jane peut l'être en ce moment.
_ Comment ne le seriez-vous pas ? Avec le fiancé que vous êtes parvenue à envoûter, vous venez de vous assurer une place plus que confortable, à laquelle bien des jeunes filles de votre condition n'auraient même pas osé rêver. Une demoiselle correctement éduquée et consciente de son rang sait se tenir à sa place, elle ne se permet pas de prétendre à ce qui ne lui revient pas…
Elizabeth eut un sourire narquois et ne répondit pas tout de suite. Elle goûtait, à travers ces paroles, toute l'amertume et la jalousie de Caroline, mais cette dernière s'était toujours montrée si méprisante à son égard qu'elle ne parvenait pas à s'en émouvoir.
_ Sachez que je ne m'excuserai pas de vous avoir pris Mr Darcy, Caroline. Ce n'est pas moi qui ai pris cette décision.
_ Oseriez-vous dire que vous ne l'avez pas ardemment souhaité, ni tendu vos pièges pour parvenir à vos fins ?
_ Tout autant que vous, je suppose. Et même plus encore, si l'on considère que je ne m'arrête pas à de basses considérations matérielles…
_ Oh, cessez donc ces mièvreries déplacées ! Un tel parti ne se refuse pas, quelles que puissent être les considérations !
Elizabeth allait répliquer par une moquerie, mais ce fut une autre voix qui répondit :
_ C'est pourtant bien ce qu'elle a fait.
Caroline se figea et le sang quitta son visage. Derrière elle, deux verres de vin à la main, se tenait Mr Darcy. Il tendit un des verres à Elizabeth et continua, articulant distinctement chaque syllabe avec cette froideur caractéristique qu'il adoptait parfois, et qui faisait passer chacun de ses mots pour des arguments irréfutables ne tolérant aucune répartie.
_ Vous pouvez me prendre au mot, miss Caroline, continua-t-il, et répandre la nouvelle dans tous les commérages de la société avec ma bénédiction. J'ai demandé la main d'Elizabeth en avril dernier, et elle me l'a refusée sans plus de manières.
Caroline ouvrit des yeux ronds. Elizabeth plongea subitement les lèvres dans son verre pour éviter de prendre part une telle conversation.
_ Elle vous a repoussé ?
La voix de Caroline trahissait un ahurissement sans bornes.
_ Précisément. Et, croyez-moi, j'en ai été plus surpris que vous encore. Mais c'est aussi, je pense, la plus belle leçon d'humilité qu'on m'ait jamais donnée.
_ Je ne vois pas en quoi cela…
_ Voyez-vous, miss, je ne m'attendais aucunement à être chassé, je suis donc venu vers elle comme en terrain conquis. Son refus en a été d'autant plus violent, et je suis longtemps resté à croire que tout était perdu pour moi. Jusqu'à ce que finalement la situation vire à mon avantage et que je puisse revenir vers elle une seconde fois.
Il avait parlé en ne regardant qu'Elizabeth et sa froideur s'était soudain mue en une passion inhabituelle.
_ Et cette fois, elle m'a accepté, pour mon plus grand bonheur…
Il but une gorgée de vin et se tourna vers Caroline Bingley avant d'achever posément :
_ Alors, vous comprenez maintenant, que l'on ne peut pas accuser Elizabeth d'avoir été intéressée par un mariage avantageux. Je puis affirmer avec fierté que je fais partie de ces rares hommes qui ne sont pas aimés pour leur fortune, mais pour eux-mêmes.
Son ton catégorique n'attendait pas de réponse et Caroline le comprit fort bien. Devenue soudain toute raide dans sa superbe robe bleu nuit, elle salua froidement Darcy qui lui répondit d'un léger signe de tête, puis elle tourna les talons et s'éloigna rapidement.
Darcy se tourna alors vers Elizabeth. Celle-ci, toujours le nez dans son verre, qu'elle faisait semblant de boire, le regardait avec des yeux pétillants d'amusement. Il lui adressa un sourire d'excuse et redevint soudain le Darcy un peu rigide qu'elle connaissait :
_ Je ne tolèrerai pas qu'on sous-entende devant moi que vous étiez intéressée, Lizzie, lorsque je sais que c'est faux.
_ Vous auriez dû vous entendre, Mr Darcy. Si Caroline est bien telle que je le crois, vous aurez sous peu des échos de la démonstration pour le moins… enflammée que vous venez de faire !
Elle étouffa un rire dans une gorgée de vin. Les yeux de Darcy riaient, eux aussi.
_ Je me suis souvent posé la question…, reprit Elizabeth. Avez-vous jamais remarqué qu'elle avait des vues sur vous ?
_ Miss Bingley ? Oh, je suppose que oui. Mais elle ne m'intéressait pas.
_ Beaucoup de jeunes filles devaient avoir des vues sur vous…
_ Hé bien, il faut croire qu'elles ne m'intéressaient pas non plus.
Le retour de Georgiana interrompit la conversation et ils se mirent à parler d'autre chose.
Darcy ne s'était pas trompé : Caroline avait suivi sa requête – si poliment formulée soit-elle – et fait courir dans tout le comté la nouvelle selon laquelle Elizabeth avait refusé une première demande en mariage de Darcy, avant d'accepter la seconde. L'aura de la jeune fille, dans les conversations du voisinage, en fut rapidement rehaussée. Jane prit le parti d'en rire, reconnaissant bien là le caractère audacieux et libre de sa sœur, mais la plus vexée fut Mrs Bennet qui apprit indirectement la nouvelle par Mrs Lucas. Le soir même, elle entrait en trombes dans ce qui était, pour quelques jours encore, la chambre de la seule Elizabeth, et réclamait des explications.
_ Que vous ayez refusé Mr Collins, soit, passe encore. Mais que vous ayez refusé Mr Darcy ? Êtes-vous donc devenue tout à fait folle, ma fille ?
_ Que vous importe, désormais, Mère, puisque nous nous marions dans trois jours ?
_ Mon Dieu, Lizzie, soupira Mrs Bennet en levant les yeux au ciel, je me demande vraiment comment je vous ai faite ! Je me sens parfois la poule qui élève un canard parmi ses poussins !
Elizabeth avait ri et laissé sa mère faire du sujet le débat principal de la soirée.
Il ne lui restait déjà plus que trois jours avant de suivre l'exemple de sa sœur et de quitter, elle aussi, la maison de son enfance pour devenir enfin maîtresse de sa propre demeure.
Le lendemain, Mr Darcy vint la chercher pour une sage promenade dans le petit bois en arrière de Longbourn. Bien qu'il soit lui aussi très occupé par le mariage qui approchait, il tentait pourtant de la voir au moins une fois par jour, ou, s'il ne le pouvait pas, il envoyait Georgiana. Cette fois, il était venu seul.
Mrs Bennet et ses deux cadettes s'étaient absentées pour la journée, aussi Mr Bennet eût-il le loisir d'autoriser les deux jeunes gens à sortir seuls, sans chaperon. Elizabeth, n'osant rêver à tant d'intimité et consciente du privilège que lui accordait son père, remercia ce dernier d'un sonore baiser sur la joue avant de prendre le bras de son fiancé et de s'éloigner avec lui.
Mr Darcy, du fait de n'être pas constamment surveillé de près ou de loin, se détendit rapidement. Il faisait beau, presque chaud, et un vif soleil allumait les arbres colorés tout autour d'eux, faisant craquer les feuilles d'automne sous leurs pas. Ils bavardèrent pendant un moment de choses et d'autres, assez pour qu'Elizabeth se rende compte que Darcy savait se montrer presque bavard lorsqu'il était en confiance.
Ils avaient cessé de parler depuis quelques minutes et marchaient d'un pas tranquille, Darcy caressant doucement la main de Lizzie à son bras, lorsque la jeune fille s'arrêta brusquement.
_ Qu'y a-t-il ? demande Darcy.
_ Chuuut… souffla-t-elle. Regardez…
Un peu plus loin, sur le chemin devant eux, une biche s'était arrêtée. Elle tourna la tête en les entendant, les observa quelques secondes, parfaitement immobile, ses longues oreilles déployées vers l'avant et ses grands yeux noirs parfaitement fixes, puis elle bondit soudain dans un fourré et disparut.
_ Voilà un des plaisirs que l'on a à marcher, conclut Elizabeth. Vous comprenez maintenant pourquoi j'aime tant cela.
_ Vous vous trompez, Lizzie, je l'ai toujours compris, répondit Mr Darcy avec un sourire. Et je ne doute pas que vous trouverez plaisir à vous promener sur les terres de Pemberley.
_ J'espère que vous aurez le temps de me faire découvrir les endroits que vous aimez.
_ Bien sûr ! Il y a effectivement quelques places où j'allais souvent, enfant, et qui devraient vous plaire.
Ils continuèrent du même pas tranquille.
_ Mr Darcy ?
_ Oui ?
_ Serez-vous souvent absent ?
Il eut un léger rire.
_ Rassurez-vous, Elizabeth, je n'ai pas l'intention de faire de vous une épouse esseulée et délaissée. Je ne serai pas absent si souvent, et si je devais l'être, peut-être pourrez-vous m'accompagner dans quelques-uns de mes déplacements ?
_ Tout dépend de l'endroit où vous vous rendrez, je suppose.
_ Hé bien, en de très rares occasions il m'arrive de passer quelques semaines en France, mais la plupart du temps je ne quitte Pemberley que pour me rendre à Londres, où je ne reste généralement pas plus de quelques jours, ou bien pour séjourner chez des amis comme Mr Bingley.
_ Vous vous doutez bien que je ne voudrais manquer ces séjours-là pour rien au monde ! s'exclama sa fiancée.
Il hocha la tête.
_ Oui, je me doute parfaitement. Et vous pourrez aussi les inviter quand bon vous semblera à Pemberley. Et puis, je serais heureux que Georgiana ait un peu plus de compagnie : ça ne doit pas être agréable d'être si souvent seule, à son âge.
_ Ne craignez rien, Mr Darcy, votre sœur est déjà la mienne et je la chérirai comme il se doit.
Ils firent quelques pas de plus, puis ce fut au tour de Darcy de s'arrêter.
_ Elizabeth ? Je serais heureux, aussi, si vous pouviez faire autre chose pour moi.
_ Quoi donc ?
_ Cesser de m'appeler « Mr Darcy » lorsque nous sommes seuls, vous et moi. Cela me semble un peu trop solennel pour notre… intimité.
La jeune fille ouvrit la bouche, prête à acquiescer vigoureusement, lorsqu'une pensée affreuse lui fit soudain manquer un battement de cœur. Elle devint rouge pivoine.
_ Qu'y a-t-il ? demanda aussitôt Darcy, d'un ton inquiet.
Elizabeth venait de réaliser que personne, au grand jamais, ne lui avait dit quel était le prénom de son fiancé. Elle l'ignorait ! Et bien pire encore, elle n'avait jamais songé à le demander ! Pour elle, il était simplement « Mr Darcy », depuis qu'elle le connaissait, et elle s'en était toujours contentée. Voyons, elle avait pourtant que Mr Bingley s'appelait Charles, alors pourquoi… Elle tentait de passer en revue, à toute vitesse, toutes les conversations où il s'était agi de Mr Darcy et de trouver un indice, quelque chose… Vite…
Brusquement, Darcy comprit et éclata de rire. Elle ne l'avait jamais vu rire ainsi, un vrai fou rire, à gorge déployée, pas un simple rictus. Il riait et, surtout, il riait d'elle ! Elle se sentit devenir plus rouge encore.
_ Oh, pardonnez-moi ! s'exclama-t-il en voyant qu'il l'avait vexée, tout en essayant de reprendre son souffle entrecoupé de rires. Pardon, pardon… Je suis désolé, je ne voulais pas vous blesser, mais…
Elizabeth s'était renfrognée et regardait par terre, tentant de ne pas lâcher la bride du fougueux cheval qu'était son orgueil et qui lui criait de s'enfuir en courant.
_ Mon Dieu, Elizabeth, j'ignorais que vous ne saviez pas mon prénom, mais je réalise qu'effectivement je ne vous l'ai tout simplement jamais dit.
_ Alors rectifions cette erreur à l'instant, grinça-t-elle, serrant la bride autant qu'elle le pouvait.
Darcy cessa enfin de rire et la regarda. Il souriait tendrement. Il ne se moquait plus.
_ Fitzwilliam, dit-il avec douceur.
_ Fitzwil…
_ Mais, la coupa-t-il, pour vous, ce sera William, tout simplement.
_ William ?
Il hocha la tête.
_ William, alors… William, répéta-t-elle d'un ton songeur, essayant de s'approprier ce prénom et de l'associer à l'homme qui se tenait devant elle.
L'espace de quelques secondes, qui semblèrent durer indéfiniment, elle le dévisagea en répétant inlassablement son prénom dans sa tête. Elle avait presque la sensation de faire de nouveau connaissance avec lui.
William… C'était un beau prénom, et qui lui allait bien. Et si Mr Darcy avait des yeux sombres et graves, William, lui, avait les yeux plus clairs, nuageux, d'un gris-bleu de ciel anglais.
Avant qu'elle ne s'en rende compte, il s'était doucement penché. Son visage était si près du sien qu'Elizabeth laissa tout naturellement son regard passer de ses yeux à ses lèvres et en oublia instantanément la fougue, le cheval et l'orgueil.
_ William… murmura-t-elle encore.
Elle sentit ses lèvres caresser doucement les siennes, presque avec hésitation. Il avait passé un bras à sa taille et elle sentait sa main se crisper un peu dans le creux de son dos. L'autre main caressait tantôt sa joue, son cou, s'emmêlait dans ses cheveux, le long de sa nuque. Elle répondit maladroitement à son baiser. Elle tentait de replier ses doigts sur le revers de sa redingote pour l'attirer un peu plus vers elle lorsqu'elle sentit sa langue, toute tiède et humide, caresser délicatement le bord de sa lèvre. Elle frémit et recula imperceptiblement, encore retenue par une sorte de timidité qui la faisait réfréner le bouillonnement qui montait en elle, mais Darcy ne lui laissa pas l'occasion de se reprendre et la serra plus fort contre lui, sa langue se faisant légèrement insistante. Ils luttèrent amoureusement pendant quelques secondes, puis Elizabeth abandonna la bataille et laissa déferler en elle la vague de bien-être grandissante qu'elle sentait chercher à s'échapper par tous les moyens : elle lui ouvrit ses lèvres et enroula lentement ses doigts autour son cou, tantôt se blottissant étroitement contre lui, tantôt explorant du bout du nez ou des lèvres sa peau, sa bouche, son cou, cherchant à mémoriser son odeur ou le rythme de son souffle.
Ce soir-là, Elizabeth songea à la déferlante de chaleur qui l'avait submergée, et se dit que si c'était cela, le désir, les quelques heures qu'il lui restait à passer avant son mariage allaient lui paraître bien longues.