Chapitre Douze : L'Océan

Sho était conscient qu'il tremblait en quittant l'appartement. Il débattait intérieurement sur la sagesse de sa décision de partir, mais, une fois Kei endormi, il avait eu le sentiment que la meilleure chose à faire était de le laisser se reposer. Ils pourraient parler le lendemain. Il décida donc de conduire jusqu'à l'appartement de Son et Yi-Che. Ils devaient tous être en train de l'attendre.

J'ai perdu contrôle

Kei le mettait souvent en garde contre le monstre qu'il déclarait être, mais, pour la première fois, quand Sho était entré dans l'appartement et que Kei l'avait regardé sans vraiment le 'voir', il avait eu peur de lui. En dépit de tout, il restait Kei, et ces pensées et considérations l'avaient vite quitté. Il était allé vers lui sans une seule pensée pour sa propre sécurité. Il croyait encore complètement en Kei, et rien ne pouvait briser cette confiance, pas même après ce qu'il avait vu.

Pour la deuxième fois en quelques jours, Sho l'avait serré dans ses bras, et il avait ressenti quelque chose de différent dans leur dernière étreinte. Malgré toute la douleur que Sho savait que Kei ressentait, le vampire s'était calmé. D'ordinaire, il aurait été abattu et se serait traité de monstre, mais, cette fois, il n'en avait rien fait, et Sho ne savait pas quoi en penser. Il savait que Kei se haïrait lui-même, mais il était resté silencieux, et Sho considéra une nouvelle fois la possibilité de faire demi-tour et de retourner à leur appartement.

Mais il veut peut-être être un peu seul…

Ressasser cette idée l'empêcha de suivre ce que son instinct lui dictait.

Il atteignit l'appartement de Son sans encombre, mais il lui fallut presque une demi-heure pour entrer dans le pâté de maison et frapper à la porte. Toujours déchiré par ses craintes, Sho n'était pas sûr de vouloir voir son frère pour le moment.

Il le faudra, tôt ou tard, imagina-t-il Kei lui faire remarquer comme il le faisait si souvent lorsque le caractère entêté de Sho dominait. Kei avait presque toujours raison, et, même si Sho ne souhaitait pas l'admettre, il savait ce que Kei dirait à cet instant.

Finalement, Sho frappa à la porte. Son lui ouvrit et l'accueillit avec soulagement avant de le presser à l'intérieur.

« Où étais-tu ? On s'est fait du souci », furent ses premières paroles.

« Je vais bien », répondit Sho, préférant éviter la question sur ses activités. Il était toujours très secoué par la face du vampire qu'il avait vu, une face dont il n'avait jamais connu l'existence, et il n'avait pas envie de partager cette rencontre avec qui que ce soit puisqu'il était certain que Son et les autres ne seraient pas aussi confiants que lui.

« Tu es sûr ? » Son le fixait toujours d'un air un peu suspicieux. « Il y a du sang sur ta veste », observa-t-il tranquillement après quelques secondes de silence.

« Ce n'est pas le mien » répondit évasivement Sho, laissant le Taïwanais le suivre tandis qu'il avançait dans le salon.

Shinji était assis sur le sofa et Yi-Che était à côté de lui. Elle se leva en voyant Sho. Elle avait l'air secoué, et Sho regretta de les avoir tous plongés, même involontairement, dans toute cette histoire. Les blessures de Son, la frayeur de sa sœur… tout ça lui était dû.

Chan est mort maintenant. Peut-être que sa mort peut arrêter tout ça…

Quelque part, Sho n'y croyait pas. Il avait l'horrible impression que ça ne faisait que commencer.

« Nii-chan ? » Sho ne savait pas trop comment commencer. Les dernières paroles qu'ils avaient échangées l'avaient été sur le compte de la colère, et il ne voyait pas comment reprendre après ça. Il savait que Shinji détestait Kei, ça avait toujours été le cas, mais Shinji devait accepter que Kei faisait partie de sa vie, et que ça ne changerait jamais.

« Toshi est parti te chercher », fit doucement Son. « Je ferais bien de l'appeler pour lui dire que tu es là. »

Yi-Che quitta également la pièce. Ils sentaient de toute évidence qu'il valait mieux laisser Sho parler à son frère en privé.

« Il t'a éloigné de moi. Je suis devenu ringard à tes yeux. A cause de ma jambe je ne pouvais plus te protéger, mais tu t'étais déjà trouvé quelqu'un d'autre pour ça, n'est-ce pas ? Chaque jour, tu continues de le faire passer avant moi. Je peux le voir dans tes yeux. Tu préfèrerais être avec lui en ce moment même plutôt que d'avoir cette conversation avec moi ! »

« Shinji, s'il-te-plaît… »

« La vérité est dure à entendre, hein? Ben laisse-moi te dire autre chose. Tu penses que je n'ai pas remarqué la façon dont tu le regardes ? C'est évident que tu es amoureux de lui et ça me dégoûte. Je m'en vais et tu ne peux pas m'en empêcher. En fait, je ne veux plus rien avoir à faire avec aucun d'entre vous. Plus jamais. »

« Je suis content que tu sois sain et sauf. » Shinji brisa le silence, bien qu'il gardât les yeux fixés sur un point du plancher plutôt que de croiser le regard de Sho. « J'aurais essayé de te retrouver, mais… », il grimaça légèrement, « J'ai pensé que je serais la dernière personne que tu voudrais voir. »

« Tu es blessé. » Sho s'approcha du sofa et s'assit à côté de Shinji, tout aussi gêné. Les paroles rageuses qu'ils avaient prononcées lui faisaient encore mal, et il ne parvenait pas à les oublier malgré tous ses efforts.

« Je suis dés… »

« Tais-toi », le coupa abruptement Sho, et son frère releva les yeux, cette fois.

« Sho… »

« Tais-toi », répéta fermement Sho. « Ne me dis pas que tu es désolé et que tu ne pensais pas ce que tu as dit, parce que tu le pensais vraiment. Tu en pensais chaque mot, n'est-ce pas ? »

« Pas tout », répondit doucement Shinji. « Je ne pensais pas le bout où je ne voulais plus rien avoir à faire avec toi. Tu es toujours mon petit frère, Sho. »

Pris au dépourvu, Sho secoua simplement la tête, ne sachant quoi dire. Il préférait toujours avoir l'air d'un dur, et il savait que c'était aussi le cas de Shinji. Même s'ils étaient de la même famille, Sho n'exprimait jamais vraiment ce qu'il pensait. D'habitude, ils se disputaient, des paroles dures étaient prononcées, puis ils se pardonnaient l'un l'autre. Cette fois, c'était différent.

« Je vais essayer d'arranger les choses », continua Shinji, l'expression de son visage révélant à quel point tout ça était difficile pour lui aussi. « Je suis net, et j'ai l'intention de le rester. Je vais essayer d'arranger les choses à la boutique. Mettre en place des horaires réguliers et des trucs comme ça. »

« C'est bien », lui répondit Sho. Il essaya d'apparaître aussi positif que Shinji, mais il avait déjà entendu tout ça sortir de la bouche de son frère. De nombreuses fois, Shinji lui avait présenté des promesses vides qui n'avaient jamais mené à rien.

« Je suis sérieux, cette fois. Je veux recommencer. »

« Alors tu seras content d'apprendre que tu n'as plus à t'en faire au sujet de Chan : il est mort. »

« Mort ? » répéta Shinji, ses yeux s'écarquillant légèrement sous le choc. « Sho, t'as pas… ? »

« Non. Kei l'a fait. »

« De toutes les stupid… »

« Il l'a fait pour nous. Il a passé un marché avec Jian. S'il tuait Chan, on était laissés tranquilles pour le reste de nos vies. Ce précieux nouveau départ dont tu parles tout le temps ? Kei a tout laissé tomber pour s'assurer que tu l'aies. »

« Et je suppose que je devrais lui en être reconnaissant et oublier tout ce qui s'est passé ? » répliqua Shinji avec colère.

Sho haussa les épaules et se releva. « Ca ne dépend que de toi, mais si tu veux vraiment tout recommencer, je te suggère d'accepter que Kei fait partie de ma vie, et je ne vais pas le changer juste parce que ça ne te plaît pas. »

« Je n'aime pas la façon dont il te regarde », admit doucement Shinji. « Si tu le laisses faire, il te transformera en monstre. »

Sans le vouloir, Sho frissonna, se rappelant ces quelques moments où Kei avait failli se nourrir de lui. Il avait déjà vu cette expression quelques fois, et, au fond de lui et en dépit des assurances de Kei qu'il ne le transformerait jamais, il se demandait s'il pourrait tenir cette promesse. Sho se demanda même s'il n'espérait pas secrètement que Kei ne la brise un jour.

« J'ai confiance en Kei », dit-il enfin quand il s'aperçut que Shinji le fixait toujours en l'attente d'une réponse.

« Très bien », répondit Shinji avec un soupir. « Je ne veux plus qu'on se batte, Sho. »

Sho comprit ce qu'il essayait de dire, et sut qu'il n'arriverait jamais à ce que Shinji accepte Kei, sans même imaginer qu'il en vienne à l'apprécier. Mais son frère allait tolérer le fait que Kei partageait la vie de Sho.

C'est évident que tu es amoureux de lui

Cela passerait également sous silence, puisque c'était quelque chose que Shinji ne comprendrait jamais et Sho ne désirait en aucun cas s'attarder sur le sujet. Il se souvint brièvement du baiser que lui et Kei avaient échangé, et de la façon dont ils l'avaient mis derrière eux comme si ça n'était jamais arrivé. Bien qu'une partie de Sho en fût soulagée, il était également déçu et triste. Il avait eu quelques copines dans le passé, mais elles n'étaient rien en comparaison.

Cela semblait un peu délicat d'aborder le sujet de nouveau avec Kei. Le vampire savait ce que Sho ressentait, et, même si Sho se doutait du raisonnement qui se cachait derrière la réticence de Kei à développer le sujet, il laisserait les choses telles qu'elles. Surtout quand il repensait à l'état dans lequel Kei était actuellement.

Peut-être que je devrais retourner à l'appartement et voir comment il va…

Alors que Sho formulait cette pensée, il se sentit soudainement étourdi. Il trébucha dans le sofa et Shinji attrapa son bras pour le maintenir droit tout en criant à l'intention de Son et Yi-Che.

« Je vais bien », répliqua Sho, tentant de s'écarter de son frère. « Juste un petit vertige, c'est tout. »

« Tu es épuisé », fit remarquer Son tout en forçant Sho à se rasseoir sur le sofa avec l'aide de Shinji. « Tu devrais y aller doucement pendant un moment. Je suis sûr que Yi-Che te préparera quelque chose à manger. »

La Taïwanaise hocha timidement la tête en signe d'approbation.

« Kei », Sho secoua la tête, furieux contre sa soudaine faiblesse. « Il n'allait pas très bien. Je dois rentrer et voir comment il va. »

« Je vais l'appeler », offrit Shinji, à la grande surprise de Sho. « Il faut bien que je recommence à lui parler un jour », ajouta-t-il quand il vit l'expression choquée qu'affichaient tous les visages qui l'entouraient.

« Ok », accepta Sho avec réticence. « Dis-lui que je suis ici et que je rentrerai avant la nuit. »

« Très bien », répondit Shinji.

Après cet échange, le temps sembla échapper un peu à Sho. Shinji alla dans la cuisine passer l'appel et Yi-Che commença à lui préparer un sandwich. Son s'assit à côté de lui et essaya de tenir une conversation, mais Sho s'aperçut qu'il avait du mal à garder les yeux ouverts. L'épuisement lui tomba soudainement dessus malgré ses efforts pour y résister. Quelques minutes plus tard, il n'y put plus rien, et la dernière chose dont il se souvint clairement fut la pensée qu'un peu de repos ne lui ferait pas de mal.


Quand Sho se réveilla, il fut momentanément désorienté. Il lui fallut plusieurs secondes pour se souvenir où il était. Surpris, il se releva, sa vue se faisant finalement nette tandis qu'il luttait pour voir dans l'obscurité. Les rideaux étaient à moitié ouverts et il pouvait voir le ciel s'éclaircir. L'aube n'allait plus tarder.

Mais combien de temps est-ce que j'ai dormi ?

Jetant des regards autour de lui, Sho vit qu'il était toujours dans le salon de Son et Yi-Che, sur le sofa, et que quelqu'un d'autre était endormi sur l'une des chaises.

« Quelle heure est-il ? » demanda Sho en secouant brutalement le dormeur.

« Argh ! Sho ! » se plaignit Toshi en se réveillant en sursaut. « Tu m'as fait peur », grogna-t-il, frissonnant quand Sho alluma la lumière. Shinji dormait sur l'autre chaise et commençait à se réveiller.

« Quelle heure est-il ? » répéta précipitamment Sho.

« Je ne sais pas », répliqua Toshi avec irritation. « Un peu plus de 4h du matin, je pense. »

« Pourquoi m'avez-vous laissé dormir si longtemps ? »

« Tu étais fatigué, alors on s'est dit qu'on allait te laisser te reposer », commenta Shinji.

« Est-ce que Kei sait que je suis resté ? »

Shinji haussa les épaules. « Personne n'a répondu quand j'ai appelé. »

« QUOI ? » hurla Sho à son frère, sentant sa colère s'embraser à cette information.

« J'ai laissé un message sur votre répondeur. C'était le matin, alors je me suis dit qu'il dormait », se défendit Shinji.

A ce moment, Son et Yi-Che sortirent de leurs chambres respectives. Son demanda ce qu'il se passait. Sho lui-même ne comprenait pas son inquiétude, mais quelque chose lui disait qu'il devait rentrer. Maintenant.

« Je vous verrai plus tard, les gars » dit-il en attrapant sa veste et en se dirigeant vers la porte.

« Sho… » commença Shinji, mais Sho avait quitté l'appartement avant que son frère ne puisse finir sa phrase.

Le trajet de retour fut un record de vitesse et Sho était sûr que chaque radar du quartier l'avait attrapé en excès de vitesse, mais rien de tout ça n'avait d'importance. Il était tellement paniqué que c'en était insupportable, et il ne comprenait pas son affolement. Tout au long du chemin, il avait essayé de joindre l'appartement, mais le répondeur était toujours branché.

Qu'est-ce qui se passe ? Pendant un instant… tu t'es comporté comme si tu ne me connaissais même pas. L'appartement est sens dessus dessous. Il y a du sang partout sur le sol, sur tes vêtements… sur toi

Sho laissa l'engin allumé quand il atteignit enfin le pâté de maison de leur appartement. Il courut dans les escaliers, enjambant deux ou trois marches à la fois. Quand il atteignit l'appartement, il tremblait tant qu'il lui fallut trois tentatives avant d'arriver à ouvrir la porte. Son cœur battait douloureusement vite quand il entra enfin.

Sho courut dans le salon, priant silencieusement pour que Kei soit sur son sofa de cuir comme d'habitude, et qu'il gronde Sho de se comporter comme un idiot et de réveiller les voisins. Mais le lit était vide et les vêtements ensanglantés étaient toujours sur le sol là où Kei les avait laissés.

« Kei ? » appela Sho en fouillant pièce après pièce à la recherche du vampire.

Tout va bien… il est juste sorti se nourrir. Je suis sûr qu'il sera bientôt de retour

Sho s'arrêta un instant devant la chambre de Kei. A l'inverse de celle de Sho, la chambre de Kei était toujours rangée. Le lit était toujours fait et il n'y avait jamais aucun vêtement qui traînait sur le sol. Tout semblait normal, mais quelque chose avait traversé l'esprit de Sho, et il espérait désespérément qu'il se trompait.

Kei était très discret sur sa vie privée comme sur son passé. Cependant, Sho savait où il cachait certains objets appartenant à sa vie passée. Ca avait été une découverte accidentelle. Il ne voulait pas fouiller, mais il avait perdu l'une de ses chemises favorites, et s'était demandé si elle ne s'était pas retrouvée dans les affaires de Kei. Le vampire était encore endormi, et Sho n'avait pas voulu le réveiller. Il avait donc décidé de jeter un coup d'œil rapide dans le placard de Kei pour voir s'il pouvait la trouver.

C'est à ce moment qu'il avait trouvé la petite boîte en bois. Sho l'avait déjà vue une fois. Quand il avait décidé, étant petit, que Kei pouvait vivre avec eux, le vampire était revenu avec, une nuit. Il n'avait jamais dit ce qu'il y avait à l'intérieur, même si Sho avait deviné que cela avait un rapport avec son passé. Ce jour-là, se retrouvant face à elle une nouvelle fois, il n'avait pas pu résister à la tentation d'y jeter un œil.

Sho avait donc en partie espéré y trouver des indices sur le passé de Kei. Bien qu'il comprît pourquoi Kei préférait garder ça pour lui, Sho s'était toujours posé des questions à ce sujet.

Il n'y avait pas grand-chose, finalement. Il y avait une vieille boîte pour cigarettes, non sans ressemblance avec celle en argent que Kei avait généralement sur lui, une montre, deux autres babioles et deux photos presque effacées. La première était la copie d'environ 15 centimètres de large d'une peinture. Elle représentait un couple d'âge moyen, et bien que Kei avait à présent l'air plus Gaijin que d'un vrai japonais, la ressemblance était tout de même visible, et Sho en avait déduit que ce couple était ses parents. Cela lui avait également donné un indice de l'âge réel de Kei et Sho ne pouvait pas nier qu'il avait été choqué quand il avait retourné la photo pour lire la date « 15 Juillet 1885 ».

La deuxième photo était en couleur, bien qu'un peu effacée, et avait été prise au Japon. Sho reconnaissait l'immeuble dans le fond comme étant la Tour de Tokyo puisqu'il l'avait déjà vue sur d'autres photos. La journée avait de toute évidence été nuageuse et il avait plu avant que la photo soit prise. Le premier homme sur la photo était Kei, et son apparence était similaire à celle d'aujourd'hui, bien que ses cheveux fussent un peu plus longs. Le Kei de la photo souriait, même si son regard était plus dirigé vers son compagnon que vers la caméra. L'autre homme était plus vieux et Sho s'était dit qu'il devait s'agir de Luka. Luka ne regardait pas directement l'appareil non plus. Son regard était plutôt fixé sur un point en dehors de l'image. Un faible sourire effleurait ses lèvres mais n'atteignait pas ses yeux. C'était comme s'il sentait déjà qu'il avait vécu trop longtemps.

Sho avait remis la boîte en place sans jamais en parler à Kei. Il s'était bientôt senti mal d'avoir regardé dans ses affaires privées, mais il était également heureux d'avoir vu des indices de la vie que Kei avait eue. Depuis, Sho voyait Kei comme un sentimental.

C'est à ce moment que Sho repensa à ces morceaux du passé de Kei, et il se précipita vers le placard, ouvrant les portes à la volée et fouillant jusqu'à ce qu'il retrouve la boîte. Sho l'extirpa de l'armoire et vida son contenu sur le lit. Il se souvenait de chaque objet et il ne lui fallut pas longtemps pour voir ce qu'il manquait. La photo de Kei et Luka avait disparu.

Kei… non…

Sho se précipita hors de l'appartement en panique quand il comprit la terrible vérité. La raison pour laquelle Kei avait semblé si calme quand Sho l'avait laissé, et la raison pour laquelle la photographie manquait.

Je n'aurais jamais dû le laisser…

Sho composait le numéro du portable de Kei tout en quittant le pâté de maison. Il ne se souvenait même pas avoir pris la peine de refermer la porte derrière lui, mais rien n'avait d'importance dans l'immédiat. Il avait l'impression de ne plus pouvoir respirer. Son monde s'écroulait autour de lui sans qu'il ne puisse rien y faire.

Ce n'est pas vrai. Je vais le trouver. Je vais le trouver et l'en empêcher…

Il était tellement perdu dans ses pensées paniquées que Sho remarqua à peine qu'il était attrapé brutalement par derrière. Il cria de surprise quand son agresseur lui tordit le bras dans le dos, lui faisant lâcher son téléphone qui s'écrasa sur le béton.

Sho gémit de douleur, et le choc effleura son visage quand il reconnut l'homme à qui il était forcé de faire face.

« Sho », le salua Jian avec un sourire froid.


Kei ne se souvenait pas d'époque où il s'était enfin senti en paix avec sa vie éternelle. Même avec Luka, il avait toujours ressenti quelque chose, que ce soit du besoin, de la nostalgie ou même du regret. Ses émotions l'avaient toujours tourmenté, même en ces jours anciens quand la vie était plus attrayante. Avec le temps tout était devenu sombre, et quand Luka avait commencé à rejeter Kei et la vie qu'ils avaient eue ensemble, Kei avait senti qu'il tournait une page de sa propre histoire. Quand Luka avait pris sa vie, Kei s'était haï d'être aussi égoïste, et cette haine était telle qu'elle l'avait habité pendant une longue période. Ce n'était qu'après que Kei eût rencontré Sho qu'il avait commencé à comprendre pourquoi Luka avait renoncé à la vie, et Kei voyait à présent ce passé se répéter.

La dernière chose qu'il voulait était de blesser Sho.

Il faisait sombre quand Kei s'était réveillé. Il se sentait plus fort puisqu'il s'était nourri, et, sa nature de vampire étant réprimée, il était capable de mettre de l'ordre dans ses pensées.

Sho était toujours sorti quand il avait quitté l'appartement, et Kei en était heureux. Maintenant que Chan était parti, Sho n'avait plus besoin de lui, et Kei sentait qu'il avait fait tout ce qui devait être fait. Il n'avait plus aucune raison de continuer. Il avait vu Sho et ses amis passer à l'âge adulte et ils devraient à présent commencer à s'occuper d'eux-mêmes.

Maintenant, il ne ferait que retenir Sho et l'empêcher de vivre sa vie comme il le devait. Quand Luka l'avait transformé, il avait été en colère contre lui pour lui avoir volé sa vie humaine. Kei savait que cette histoire avait de grandes chances de se répéter, et il ne voulait pas cela pour Sho, jamais. Il l'aimait trop pour ça.

Alors il était temps de tout laisser partir. Les vagues se brisaient doucement sur le sable, et déjà les premiers signes de l'aube apparaissaient.

Kei se tenait sur le rivage, le regard fixé sur l'horizon. Il pouvait presque sentir la présence de Luka à ses côtés, et il glissa la photographie qu'il tenait dans la poche de sa veste. Même s'il sentait sa nature vampirique résister, il avait à présent la force de la faire taire. Il avait fait tant de choses horribles. Le monde entamait une nouvelle ère, et les monstres de légende n'y avaient plus leur place au fur et à mesure que les vieux récits étaient oubliés par le temps.

Il avait vu trop d'époques et s'était lassé de toutes.

« Kei ! » Au début, il imagina avoir entendu la voix de Sho tandis qu'il fixait le ciel qui s'éclarcissait. Le soleil n'avait pas encore apparu, mais ce n'était qu'une question de temps. Puis le cri de douleur qui suivit le tira de sa rêverie. Kei se retourna vers le rivage et sa sérénité s'évapora en un battement de cœur.

Sho s'écroula sur le sable, recroquevillé sous le coup que Jian lui avait lancé. Deux autres flanquaient le Chinois, et les deux hommes avaient porté la main à leurs armes.

Kei sentit son cœur se serrer. Il n'avait pas voulu que ça se passe comme ça.

Jian fit un pas en avant, décochant un coup rapide dans les côtes de Sho en passant, projetant le jeune homme de nouveau à terre. L'expression douloureuse de son visage était insupportable pour Kei, qui préféra se concentrer sur l'ennemi qui approchait.

« Nous avions conclu un marché », dit-il calmement, gardant un œil sur l'aube naissante.

« En effet. » Le rictus de Jian le troubla. « Et j'ai bien peur de devoir admettre que j'avais l'intention de revenir sur ma parole, enfin, en partie du moins, mais quand Sho a été assez aimable pour me dire où je pourrai te trouver, j'ai découvert que tu allais très gentiment faire mon travail à ma place. »

« Tu souhaites me tuer. »

« Ma position est en question. Te tuer m'assurera la totale fidélité de mes hommes. Je surpasserai même mon père. Il avait tué de nombreux hommes, de nombreux leaders de gang adverses, mais il ne peut pas clamer avoir tué l'immortel. »

Kei sentit la panique le traverser en entendant les paroles de Jian, pas pour sa propre vie, mais pour celle de Sho. Jian ne le laisserait jamais vivre, pas après ça. Sho parvint à se relever, mais resta là où il se trouvait, incapable de détacher ses yeux de la scène qui se déroulait devant lui.

« Donc », le rictus cruel de Jian ne quitta pas son visage tandis qu'il manipulait le révolver qu'il tenait, « Nous allons attendre ce lever de soleil ensemble, et si tu tentes de t'échapper », il pointa l'arme de façon à viser la tête de Sho, « Je le tue. »


Kei…

« Nous allons attendre ce lever de soleil ensemble, et si tu tentes de t'échapper, je le tue. »

Sho fut presque incapable de respirer quand Jian leva son arme, mais ce n'était pas la source de sa panique. Une partie de lui ne pouvait pas croire ce qui se passait. Chaque bribe de souvenir lui faisait aussi mal que le ciel de plus en plus lumineux. Kei était pour lui la personne la plus importante, et à présent Sho était sur le point de le perdre.

« Kei, cours », appela désespérément Sho, les larmes troublant sa vue tandis qu'il suppliait le vampire. « Sauve-toi. » Evidemment, il savait que c'était sans espoir. Kei détestait sa vie éternelle, et il souhaitait mourir quoiqu'il arrive.

« Baisse ce révolver. » Quand Kei parla, ce fut en désaccord avec les exigences de Jian. Sho, choqué, ravala de nouvelles larmes et fixa le vampire au fur et à mesure que son regard se glaçait.

Jian eut un léger rire. « Tu crois vraiment être en position de donner des ordres ? Je sais que le soleil te tuera. Tout ce que j'ai à faire, c'est attendre. »

Les yeux de Kei se plissèrent et il avança d'un pas vers le leader Chinois.

« N'avance pas », le prévint Jian en armant son révolver.

Kei avait déjà dit pouvoir courir plus vite qu'un tir d'arme à feu, et il était vrai qu'il en avait évité de nombreuses fois sous les yeux de Sho, mais il n'avait jamais vraiment vu Kei faire la course contre une balle. Il s'était demandé si le vampire ne frimait pas simplement, mais quand il entendit le coup de feu, Sho espéra chèrement que Kei lui avait finalement dit la vérité.

Malgré tout, Sho ferma brutalement les yeux en attendant la douleur.

Il étouffa un grognement de surprise quand Kei lui rentra dedans. Ils s'écroulèrent tous les deux dans le sable, Sho frissonnant un peu à cause de la chute tout en atterrissant sur son dos avec Kei affalé sur lui.

Ils restèrent allongés un moment. Sho respirait profondément, soulagé que Kei l'ait atteint à temps. Mais son soulagement fut de courte durée. Kei s'écarta de Sho en se redressant et se plaça entre lui et les deux hommes. Jetant un regard par-dessus l'épaule de Kei, Sho vit que l'aube était imminente. Kei était dans une impasse : il devait faire quelque chose.

Jian avait repris son révolver et déjà ses hommes se refermaient sur eux. La situation était désespérée, et Sho détestait sa propre impuissance. Il voulait aider Kei, mais il ne pouvait rien faire. S'il bougeait, Jian le tuerait.

Jian était tout à fait conscient d'avoir l'avantage, et un rictus se dessina sur son visage tandis qu'il pointait le révolver sur la tête de Kei. Sho hurla à Kei de bouger, mais Kei n'en fit rien. Un coup de feu retentit et Sho ferma les yeux.

Kei…

Ce ne fut qu'en entendant deux autres coups de feu suivre que Sho les rouvrit. Dans un état de choc, il vit que Jian s'était écroulé sur le sable. Son révolver pendait mollement entre ses doigts. Il était mort. Ses compagnons avaient connu le même sort, et soudainement, quelqu'un était à ses côtés, le pressant à se relever.

« Son ? » demanda Sho, confus, ne comprenant pas comment son ami les avait atteints si vite.

« On t'a suivi », répondit le Taïwanais à sa question muette. « Quand tu as quitté mon appartement. On a vu Jian te rattraper et on vous a suivi ici. »

« Et on a bien fait », intervint Shinji en apparaissant dans le champ de vision de Sho. « Maintenant, viens, tirons-nous. »

Sho acquiesça et se leva, bien que son regard restât fixé sur Kei. Le vampire semblait hésitant, et Sho sentit la peur lui traverser le corps. Le soleil allait se lever d'une seconde à l'autre. « Kei, viens. »

« Sho… »

« Kei », Shinji les surprit tous, et Kei le premier, en tendant la main pour attraper le vampire par le bras. « Monte dans la voiture. Y'a eu assez de morts pour aujourd'hui, tu crois pas ? »

Les yeux de Kei se plissèrent légèrement, mais il s'exécuta et les suivit jusqu'à la voiture, où Toshi attendait.

« Je l'ai empruntée à un voisin », expliqua Son. « Et j'ai promis de la lui rendre avant qu'il ne parte au travail, alors on doit faire vite. »

Son monta sur le siège du passager et Sho poussa Kei à l'arrière avant de monter avec lui. Shinji grimpa après lui. Son avait laissé une couverture à l'arrière, et Sho s'assura que Kei était en majeure partie couvert par celle-ci avant qu'ils ne s'éloignent vers l'appartement de Son.

« Et ces deux gars ? » demanda Toshi, faisant référence au carnage qu'ils avaient laissé derrière eux. « Le gang de Jian ne va pas nous courir après ? »

« Je ne pense pas », répondit Son. « On dit que beaucoup des anciens du gang de Chan n'étaient pas contents de Jian et de ses affaires. Il n'était pas populaire comme leader, et on parlait déjà de le remplacer. Je suis sûr que celui qui lui succédera, qui qu'il soit, ne s'intéressera pas à nous. »

« De toute façon, il n'y a pas de témoin », ajouta Shinji.

« C'est bien », fit Toshi, soulagé. « Je ne sais pas combien de temps encore j'aurais supporté toute cette fuite. »

Monte dans la voiture. Y'a eu assez de morts pour aujourd'hui, tu crois pas ?

Le reste du trajet de retour se fit dans le silence, et Sho ne put s'empêcher de ruminer les paroles de Shinji. Il savait qu'ils venaient d'inviter Kei à rester avec eux, et il n'arrivait pas à croire que Shinji ferait ça pour eux, particulièrement en sachant ce que son frère ressentait envers Kei. Sho sentit l'espoir renaître, l'espoir que lui et son frère puissent vraiment se pardonner l'un l'autre comme ce que Shinji avait dit souhaiter.

Son gara la voiture le plus près possible de l'appartement et monta le premier ouvrir toutes les portes avant que Sho aide Kei à sortir de la voiture. Le silence du vampire souciait Sho, mais il essaya de le chasser de son esprit tandis qu'il l'aidait à atteindre la sécurité de l'appartement sans bévue.

A leur retour, Yi-Che attendait anxieusement juste derrière la porte. Elle prit silencieusement Son dans ses bras et les dépêcha tous à l'intérieur. Kei se débarrassa de la couverture et s'écroula dans un fauteuil tandis que les autres se marchaient sur les pieds derrière lui. Même Sho se sentait incertain. Sa première pensée avait été d'hurler sur Kei puisqu'il était furieux que le vampire ait été sur le point de le laisser après tout ce qu'ils avaient traversé. Cependant, il souhaitait également aider Kei. Sho savait qu'il ne pourrait jamais complètement comprendre ce que Kei vivait, mais il avait horreur de le voir souffrir autant, et il était frustré par sa propre impuissance.

Ce sentiment, ajouté au reste, devenait insupportable. Il ne savait plus du tout quoi faire. Il ne pouvait pas perdre Kei, mais ce dernier en faisait la chose la plus égoïste au monde. De trop nombreuses émotions contradictoires s'agitaient en lui à cet instant.

De même, ses amis ne semblaient pas savoir que dire ou faire. Même Shinji était inhabituellement silencieux. Finalement, Kei fut le premier à parler, et ce ne fut que pour déclarer qu'il était fatigué et qu'il voulait dormir.

« Tu peux utiliser ma chambre si tu veux ? » offrit Son, mais Sho l'interrompit sèchement :

« C'est ça, ouais. On doit parler, Kei. »

« Quand tu es comme ça ? » répondit tranquillement Kei en se levant. « On parlera ce soir, Sho. »

« Kei… »

« Laisse, Sho. » Toshi lui attrapa le bras quand Sho avança d'un pas vers Kei.

« Très bien », répliqua Sho en se débarrassant de Toshi. Il ne savait pas pour combien de temps encore il pourrait supporter ça. Kei ne dit rien de plus et se retira simplement dans la chambre de Son. Sho soupira intérieurement et refusa de croiser les regards inquiets de ses amis. Il ne savait plus du tout quoi faire. Comment pourrait-il jamais convaincre Kei de vivre, sachant que Kei haïssant son existence même ? Peut-être était-il l'égoïste des deux, pensa rageusement Sho, mais il savait qu'il se devait d'essayer. Kei partageait sa vie depuis trop longtemps et il devait trouver un moyen pour que le vampire le voie, quel qu'en soit le prix.


Pas un mot ne fut échangé entre eux quand Sho déverrouilla la porte de leur appartement et entra à l'intérieur. Kei le suivit dans le même silence. Comme à l'habitude, il s'était réveillé dès que les ténèbres s'étaient installées, et dès cet instant, Sho avait annoncé qu'ils rentraient. Kei était trop abattu pour s'y opposer, même si leurs amis, inquiets, leurs avaient suggéré de rester chez Son une nuit de plus. Ils ne lui faisaient pas confiance, Kei le savait, et cela ne le surprenait pas vraiment. Après les derniers évènements, il ne savait plus s'il se faisait confiance lui-même.

Il s'était senti prêt à mourir. Il avait eu la sensation que tout avait une fin, puis l'apparition de Jian l'avait à nouveau détourné de son objectif. Dans ces brefs moments où la vie de Sho était en danger, Kei avait trouvé une raison de vivre, mais ce n'était toujours que pour à nouveau perdre espoir. Il ne pouvait pas rester le protecteur de Sho pendant tout le reste de la vie de son ami. Quel genre d'existence était-ce pour l'un comme pour l'autre ? Il devait laisser Sho se débrouiller seul, et si ses choix aboutissaient à sa mort, Kei n'avait aucun droit d'interférer. C'était le cycle de la vie humaine, et il avait été idiot de penser qu'il pouvait y changer quoique ce soit.

Kei se dirigea vers son sofa et s'assit dessus, observant Sho ouvrir les rideaux pour laisser un peu de la clarté de la lune pénétrer dans le salon. Sho resta près de la fenêtre un moment, apparemment perdu dans ses pensées. Il s'était un peu calmé, mais d'après la tension dans sa posture, Kei savait que cela n'allait pas durer. Sho avait toujours été hyper-sensible quand il s'agissait du vampire.

« Pourquoi ? » fut sa première question, et une à laquelle Kei savait qu'il devait répondre. Il était en partie fâché que Sho ait à le lui demander alors qu'il savait à quel point vivre comme ça lui était douloureux.

« Je suis fatigué, Sho. Je ne peux plus vivre comme ça. Ca nous tue tous les deux. »

« Alors quoi, tu pensais juste te donner au soleil sans même dire au revoir ? »

« Tu m'aurais laissé partir ? » riposta Kei en relevant les yeux pour croiser le regard de Sho. Il y avait des larmes dans les yeux du jeune homme, bien qu'il les retînt pour le moment.

« Bien sûr que non ! Mais on sait tous les deux que je n'aurais pas pu t'en empêcher ! Bon Dieu, Kei, combien de fois ai-je besoin de te le dire ? Je me fiche du nombre de personne que tu tues, tu le fais pour survivre ! »

« Tu t'en fiches peut-être, mais pas moi. Je suis un monstre, Sho. »

« Non, ce n'est pas vrai. Un monstre tuerait sans retenue ni compassion. »

Kei se mit presque à rire. « Tu n'en sais rien, Sho. Tu ne pourras jamais comprendre ce que je dois vivre. »

« Arrête », lança Sho en approchant Kei. « Ne t'avises même pas de me dire que je ne comprends pas. J'ai vécu avec toi des années, à te regarder te torturer toi-même. Je ne me souviens même pas d'une époque où tu ne te flagellais pas à cause de ce que tu es, et je voudrais que tu puisses te voir comme je te vois moi. Je ne vois pas un monstre, Kei. Je n'en ai jamais vu. »

Du sang… tout autour de lui, associé à l'odeur d'autres humains. Kei pouvait sentir la femme inconsciente dans l'appartement et il avança d'un pas vers la porte. Il y était presque quand il repéra une autre odeur. En grognant, Kei fit volte face en entendant quelqu'un l'appeler par son nom.

L'humain qui avait osé l'approcher ne tressaillit pas quand leurs regards se croisèrent, et quelque part au fond de lui Kei le reconnut, même s'il ne pouvait pas éveiller suffisamment son humanité pour se souvenir du nom de l'homme.

« Qu'est-ce que t'as fait ? » cria l'humain, visiblement écoeuré par le carnage.

« Ah non ? » demanda doucement Kei, et il frissonna en voyant Sho détourner le regard. « J'ai perdu contrôle, Sho. Tu as vu ce que j'ai fait, et si ça arrivait à nouveau… Je ne peux pas prendre le risque. »

« Ca n'arrivera pas », déclara Sho avec entêtement. « Je ne te laisserai plus en arriver là. »

« Sho, tu es adulte, maintenant. Tu n'as plus besoin de moi, et je ne fais que t'empêcher d'avancer », dit Kei dans un soupir. Il en avait marre de cet éternel débat. Tous les arguments étaient épuisés, et c'était trop douloureux de continuer.

« T'as bien raison, je suis adulte », convint Sho en atteignant Kei. Il s'assit à côté de lui avant de reprendre. « Je ne n'ai pas besoin d'un chaperon, mais je ne te vois pas comme ça. Tu es mon meilleur ami, Kei, et en ces termes, j'aurais toujours besoin de toi. Je t'aime. »

Cette déclaration n'étonna pas Kei comme avant, mais, en vérité, elle le terrorisa. Il avait les mêmes sentiments pour le jeune homme, mais c'était de cette façon que tout avait commencé. Il voulait nier qu'il ressentait la même chose. Pour empêcher l'histoire de se répéter, Kei savait qu'il devait dire à Sho qu'il ne partageait pas ses sentiments, que tout ce qu'il voulait était de mourir, mais tout ça était faux. Il voulait être là avec Sho. Il voulait rester avec Sho. Ces moments où il avait cru le perdre l'avaient conforté dans cette volonté. En dépit de ses erreurs, Kei sentit l'espoir renaître, et sa dépression ne parut plus un poids si lourd sur ses épaules.

« Sho », commença-t-il en sentant le regard du jeune homme se reposer sur lui. Kei entendait le rapide battement du cœur de Sho, ce qui ne servit qu'à lui rappeler une fois de plus qu'il ne pourrait jamais être humain. Il avait tant vu en une seule vie, peut-être trop, mais après le départ de Luka, il n'avait jamais pensé trouver quelqu'un qui pourrait voir au-delà de ce qu'il était pour attraper l'humain qu'il avait été.

« C'est comme ça que ça a commencé avec Luka. Je l'aimais et il m'a transformé en monstre. Je… il se peut que je te fasse ça un jour. Même si j'ai toujours juré ne jamais le faire, je ne pourrais peut-être pas m'en empêcher. »

« Tu penses que je n'y ai pas pensé ? Si, mais je te fais confiance, Kei. Tu dois croire en toi. »

Kei eut un rire amer. « Et si je ne peux pas ? »

« Tu peux. Tu n'aurais jamais pu t'occuper de nous pendant toutes ces années, sinon. »

« Sho… »

« Je sais que c'est dur pour toi », dit Sho en se levant pour retourner près de la fenêtre. « Et ne commence pas à me dire encore que je ne sais pas ce que c'est, parce que je le sais. Je t'ai vu souffrir pendant plus d'années que je ne peux me souvenir, mais si tu avais vraiment voulu mourir, pourquoi aurais-tu attendu jusqu'à maintenant ? »

« Vous grandissiez et aviez besoin de moi. »

« On s'en sortait bien avant que tu arrives. Tu sais ce que je pense ? Je pense qu'au fond de toi, tu n'as pas envie de mourir, pas encore. »

« Ce matin, si », admit doucement Kei. Ils ne s'étaient jamais encore parlé de cette façon et il avait toujours imaginé que ce serait tendu s'ils le faisaient. A présent, au contraire, il sentait les mots passer facilement de l'un à l'autre. Après tout, ils n'avaient plus besoin de faire semblant ou de cacher quoique ce soit. « J'avais l'impression qu'il ne me restait plus rien. Et puis Jian a essayé de te tuer et… » et ça m'a fait réaliser que ça ne me suffisait pas de te donner ta vie, que je voulais aussi en faire partie.

« Et ? » le pressa Sho quand Kei retomba silencieux.

« J'ai réalisé que je n'ai pas envie de mourir », finit-il doucement. « Mais j'ai tué tant de… »

« Pour survivre », répondit Sho. « Et si tu continues à te lamenter à ce sujet, je te tue. »

« Mais si je ne le fais pas, je serai vraiment un monstre. »

Sho secoua la tête. « Tu es déterminé à te flageller jusqu'au bout, hein ? »

« Je tue des gens, Sho. »

« Moi aussi, j'en conclus donc que nous sommes tous les deux des monstres », fit remarquer Sho.

« Mais tu… »

« Arrête de chercher des excuses. »

Kei détourna le regard, un peu énervé par le dédain de Sho, mais également soulagé qu'il voie les choses de cette façon. Peut-être Sho voyait-il plus clairement que lui, après tout ?

Son attention étant tendue vers autre chose, Kei fut pris par surprise quand Sho le rejoignit sur le sofa. Cette fois, Sho n'hésita plus et attira Kei dans une étreinte. En dépit de ses erreurs et ses inquiétudes, Kei répondit au baiser de Sho, sentant le poids qui l'écrasait depuis que tout avait commencé s'alléger doucement. Ni l'un ni l'autre ne se faisaient d'illusions : ce ne serait pas facile. Kei avait vécu de cette façon pendant trop longtemps pour changer son point de vue du jour au lendemain, mais, quelque part, il sentit vaguement la vie qu'il avait vécu si longtemps auparavant et la personne qu'il avait été commencer à revenir. Il y avait toujours le problème de la mortalité de Sho, mais Kei choisit de ne plus y penser. Avant qu'il rencontre Sho, et après la mort de Luka, les mois s'étaient écoulés en un battement de cils, mais seulement parce qu'il n'y avait rien eu qui vaille la peine d'être vu à ce moment-là.

Kei avait vu tant d'époques et traversé tant d'histoire, mais il avait toujours regardé les générations passer à une certaine distance. A présent, c'était différent.

« Sho », murmura-t-il quand ils s'écartèrent pour laisser le jeune homme respirer, « Je t'aime, moi aussi. »

Fin.