Titre : Momiji Kiss
Auteur : Mokoshna
Anime : Ôran High School Host Club
Crédits : Ôran High School Host Club est la propriété de Bisco Hatori. Je ne perçois aucun bénéfice en écrivant une fic basée dessus si ce n'est la reconnaissance des lecteurs qui auront apprécié.
Avertissements : Spoilers (déjà rien qu'avec les persos), Yaoi, Kasanoda/Tetsuya.
J'ai extrapolé beaucoup de choses par rapport au peu de détails que l'on a sur les persos dans l'anime (je ne suis pas le manga), notamment le choix de l'âge de Tetsuya qui est ici plus âgé que Kasanoda ainsi que les informations sur le clan yakusa.
Cette fic accompagne « Raison et sentiments ».
Chapitre 1
Le ciel était d'un bleu magnifique, en cette journée d'été. Tetsuya Sendô s'arrêta un instant de balayer le sol pour admirer les nuages qui se déplaçaient en masse, poussés par le vent. Le temps n'était pas encore très chaud ; c'était parfait pour aller courir. Il se demanda si son maître souhaiterait aller jouer au jeu des canettes au retour avec les autres membres du clan.
— Peut-être pas, dit-il tout bas en riant. S'il a réussi son coup avec ce Fujioka...
C'était une chose bien étrange de se dire que son maître, le garçon à qui il avait juré de dédier son existence, était attiré par les hommes. Certes, le clan Kasanoda était plutôt tolérant en matière de sexualité (comme bon nombre de yakusa d'ailleurs), mais de là à imaginer ce condensé brut de masculinité qu'était Ritsu Kasanoda en proie à des sursauts de désirs charnels envers ceux de son sexe... Tetsuya ne put réprimer un frisson. C'était là une drôle d'image à se mettre en tête.
Ou était-ce un attachement exclusif plutôt qu'un choix général ? Tetsuya n'avait guère eu le temps d'observer la personne dont son maître s'était amouraché : un garçon au minois de fille et aux manières gracieuses du nom de Haruhi Fujioka. Avait-il les mêmes préférences que Kasanoda ou était-il « normal » ? Si c'était le cas, son pauvre maître risquait un chagrin d'amour s'il tentait de révéler ses sentiments. Peut-être Tetsuya devait-il lui parler et monter une stratégie d'approche avec lui ?
— Tetsuya, fit la voix d'un de ses supérieurs de l'intérieur de la maison, une fois que tu auras fini avec l'entrée, tu pourrais préparer un bentô pour quinze ?
— Bien sûr !
Il n'était pas rare qu'on lui demande ce genre d'extra en plus des tâches ménagères destinées à la maison principale. Cela ne dérangeait pas Tetsuya : c'était la preuve qu'il avait sa place au sein du clan, aussi peu élevée soit-elle. Il délaissa un instant son balai pour marcher en direction de son supérieur.
— J'en fais des normaux ou Hacchin est aussi de la partie ?
Hattori Kamakura, « Hacchin » de son petit nom, était un géant de deux mètres d'origine burakumin (1) que le chef du clan, Wataru Kasanoda, avait recueilli suite à son expulsion de sa maison par un clan rival, les Inagawa. C'était un homme au cou massif et à l'allure de gorille, qui mangeait autant que quatre japonais ordinaires. Tetsuya devait sans cesse faire attention aux proportions quand il était là.
— Ouais, et prévois un extra au cas où on aurait à rester un peu plus longtemps.
— Vous allez loin ?
— À Yokohama, pour un raid. Quelle galère !
Son interlocuteur se massa les tempes en grommelant. Tetsuya ne le connaissait pas très bien. Haruka Honda était un des chefs des branches mineures liées au clan, mais à chaque visite, il s'adressait à Tetsuya comme s'il était son subordonné direct. Tetsuya ne savait pas s'il devait en être flatté ou s'il devait s'en inquiéter. Il avait entendu des rumeurs étranges sur cet homme... Rumeurs qui l'alarmaient davantage depuis ce qu'il avait appris sur Ritsu Kasanoda. Il se faisait sans doute des idées ; les membres du clan Kasanoda étaient après tout très ouverts...
— Tu n'as pas chaud dans cette tenue ? continua Honda en lui faisant un sourire assuré. Avec cette chaleur, un pantalon aussi épais et ce haut...
Tetsuya fit mine de ne pas remarquer les regards langoureux que Honda lui lançait. Ce n'est pas qu'il était si moche ; grand, bien bâti, l'allure virile d'un bon yakuza, Haruka Honda était un bon parti. Il n'était juste pas le type de Tetsuya. Trop... masculin, justement. Il secoua la tête.
— Je suis plutôt frileux, et puis j'ai l'habitude de travailler dans « cette tenue » par tous les temps.
Le sourire de Honda s'élargit. Il s'assit au bord de la terrasse, laissant traîner son kimono sur le parquet sombre, et invita d'un geste Tetsuya à en faire de même.
— Il faut que je retourne balayer la cour...
— Tu fais ça tous les jours, elle peut attendre.
— Les bentô...
— On n'en a pas besoin avant tard ce soir, tu as le temps. Allez, viens te reposer avec moi. On n'a qu'à discuter un peu.
Tetsuya s'assit le plus loin possible de son supérieur sans l'offenser. Honda n'y fit pas attention.
— Ça fait longtemps que tu travailles ici ?
— Presque deux ans. Le jeune maître m'a recueilli alors que je venais de finir le lycée.
— Ça te fait... vingt ans ?
— Je les aurai dans quelques semaines, en effet.
— Tu seras donc en âge de faire des bêtises. Fumer, boire...
— Aller en prison...
Honda éclata de rire.
— C'est vrai, mais ça forge le caractère, pas vrai ?
Et il lui mit une grande tape dans le dos qui faillit projeter Tetsuya au sol la tête la première.
— C'est vrai, dit Tetsuya en réprimant une grimace de douleur, mais je préfère l'éviter si ce n'est pas nécessaire. Je ne serai guère utile au clan en passant les prochaines années derrière les barreaux.
— Deux ans, hein ? fit Honda comme s'il n'avait pas entendu ce que Tetsuya venait de dire. Comment ça se fait qu'après tout ce temps, tu aies un statut aussi bas dans le clan ? Surtout que d'après ce que j'ai entendu, tu es plutôt proche du jeune maître...
Tetsuya soupira. Ce n'était pas la première fois qu'on lui posait la question.
— Je tiens à faire les choses comme il faut, je n'aime pas aller plus vite que les autres. Notre chef Wataru Kasanoda a dit à mon entrée au clan que je devais rester trois ans en tant que subordonné et homme à tout faire de la maison, pour faire mes preuves. Je suppose qu'il a ses raisons de penser ça, et je ne suis pas en mesure de discuter ses ordres. Pas plus que vous, j'en ai peur.
La vérité était que Kasanoda se méfiait de lui à cause de son ancien statut d'héritier du clan Sendô. Les Sendô et les Kasanoda n'étaient pas en si mauvais termes, mais une branche des Kasanoda, les Inagaki, avaient fait voeu de se venger des Sendô depuis que l'un des leurs avait tué par accident la fille du chef de clan Masayoshi Inagaki. Dans ces conditions, c'était même un miracle que Tetsuya ait été accepté au sein du clan au lieu d'être livré aux Inagaki. Wataru Kasanoda était le seul à connaître son secret à l'époque de son arrivée ; Tetsuya avait jugé préférable de l'en informer avant qu'il ne l'apprenne par des sources extérieures. Dissimuler d'entrée sa véritable identité au chef de clan aurait été signer son arrêt de mort. Il avait en outre fait serment de rester fidèle à Ritsu Kasanoda et de ne rien faire qui pourrait nuire au clan. Kasanoda senior l'avait pris avec réticence en voyant que son fils s'était attaché à lui.
— Mais au moindre signe de trahison, ta tête y passe, avait-il dit.
Tetsuya avait accepté cette condition ainsi que toutes les autres avec reconnaissance et soumission. Il s'estimait largement privilégié.
— Ça ne te dit donc pas d'avoir une meilleure place ailleurs ? dit Honda en le tirant de ses pensées.
— Je ne comprends pas, fit sèchement Tetsuya.
Honda hocha la tête. Tetsuya n'aimait pas du tout son regard intéressé.
— Comme tu le sais, j'ai quitté le clan pour fonder ma propre faction il y a cinq ans, et je me débrouille plutôt bien à vrai dire. On se développe, chez les Honda.
— Tant mieux pour vous.
— En fait, on se développe tellement bien que j'envisage de prendre un second lieutenant en plus du premier. Quelqu'un de jeune ferait parfaitement l'affaire. Mes hommes sont pour la plupart des jeunots à peine sortis du lycée, et comme tu le sais le second lieutenant doit servir de lien actif... Qu'en dis-tu, Tetsuya ?
— J'en dis... j'en dis que je n'ai pas fini ma formation. Comment pourrais-je être second lieutenant si tôt ?
— Ce n'est pas si terrible. Tu as juste à fédérer les jeunes et leur éviter de faire trop de bêtises, et une fois par semaine tu dois me faire un rapport. C'est tout. Tu dois déjà savoir comment ça se passe depuis le temps que tu es ici.
Et même davantage, si cela était possible. Tetsuya connaissait le système yakusa depuis sa naissance, ayant été élevé dans l'optique de remplacer son père un jour. Quelque chose n'allait pas dans la demande de Honda.
— Vous n'aviez pas de second lieutenant avant ? C'est rare.
Honda détourna les yeux avec gêne.
— Si, mais... il n'était jamais là, alors j'ai décidé de le renvoyer chez lui.
De plus en plus étrange. Mais comme cela ne le regardait pas, Tetsuya préféra s'en désintéresser.
— Je suis désolé, mais j'ai juré fidélité à Ritsu Kasanoda et je dois respecter mon serment.
Honda le regarda longuement, puis il soupira.
— Je comprends. Dommage... Tetsuya Sendô.
Tetsuya se leva d'un bond. Wataru Kasanoda était le seul avec son fils à savoir son véritable nom ; depuis son arrivée, tout le monde ne le connaissait que sous le prénom de Tetsuya. Rien d'autre. Il avait été adopté dans le clan, alors il n'avait pas besoin d'autre nom de famille que Kasanoda.
— Comment...
— J'ai mes sources, sinon je ne serais pas là où je suis, sourit Honda. J'ai entendu dire que Satoru Sendô cherchait activement son fils et héritier, disparu il y a environ deux ans. Très ingénieux de t'être caché dans un clan rival.
— Kasanoda est au courant de mes origines, grogna Tetsuya.
— Je n'en doute pas, mais le jeune maître ? Il serait sans doute très déçu de savoir que son cher Tetsuya est un rival de la famille...
Était-ce une menace ? Tetsuya eut un sourire triomphal. Il fallait qu'il remercie ces deux idiots qui avaient voulu s'en prendre à son maître pour se venger, le forçant à révéler sa véritable identité : il était ainsi libéré d'un lourd secret. Kasanoda avait très bien pris cette nouvelle.
— Il le sait déjà depuis hier, dit-il, confiant. Je le lui ai dit.
Honda parut surpris.
— Eh il n'a rien dit ?
— Il m'a accepté tel que je suis.
Ce qui fit doucement ricaner Honda. Tetsuya avait soudain envie de lui casser la figure. Il se demanda s'il en avait les capacités (outre le fait qu'il serait sans doute puni pour avoir osé s'attaquer à un chef de clan mineur) : Honda était un homme puissant qui était connu pour sa propension à battre n'importe quel adversaire au corps à corps, y compris les grands costauds comme Hacchin. Il était peut-être plus prudent de s'esquiver en prétextant une tonne de corvées à faire...
— Je dois y aller, dit Honda en se levant. Il faut que je prépare notre excursion de ce soir. N'oublie pas les bentô. Et ma proposition.
Il s'en alla sans un mot de plus. Tetsuya ne savait que penser de leur discussion. À la fin, il décida de ne plus s'en occuper et se dirigea vers les cuisines. Il n'avait pas de temps à perdre.
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Le jeune maître rentra alors qu'il faisait déjà nuit noire. Tetsuya finissait de remplir les derniers bentô quand il entendit les clameurs des hommes en train de courir pour l'accueillir. Il alla à l'entrée avec les autres, la tête remplie de questions. Kasanoda rentrait plus tard que d'habitude.
— Bon retour, jeune maître ! crièrent en choeur les hommes du clan Kasanoda, alignés en rang d'oignons.
Kasanoda leur rendit leur salut par un grognement soucieux. Les hommes s'échangèrent des regards inquiets tandis que Tetsuya se mettait en face de Kasanoda, le visage radieux.
— Vous avez passé une bonne journée, jeune maître ?
— Ah.
Et il rentra sans rien ajouter, ses yeux fuyant ceux de Tetsuya. Sitôt qu'il eut disparu derrière la porte, les hommes qui attendaient avec appréhension se précipitèrent devant l'entrée, les yeux baignés de larmes.
— Il est encore de mauvaise humeur ! gémit Gendô, un robuste gaillard chauve qui avait une cicatrice gigantesque en travers du visage.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé à l'école ? demanda un autre.
— C'est peut-être en rapport avec son étrange comportement d'hier ?
— Tu crois qu'il a été rejeté par ce garçon ?
— Hein ? S'il a fait ça, il va le payer, cette espèce de...
— Ça suffit ! hurla Tetsuya, faisant sursauter les hommes présents.
Certains lui lancèrent un regard de reproche.
— Eh, Tetsuya, tu ne t'inquiètes pas ?
— Bien sûr que si, mais s'il a vraiment été rejeté, je ne crois qu'il soit très... judicieux d'en parler aussi fort alors qu'il est de l'autre côté de la porte en train de retirer ses chaussures.
La porte en bois coulissa alors sous la poussée de son bras, et ils purent voir un Kasanoda rouge de colère et de honte, assis sur la marche d'entrée avec une chaussure à la main. Les hommes pâlirent.
— Jeune maître, nous ne voulions pas...
— C'est une erreur...
— On n'a pas fait exprès...
Trop tard. Kasanoda n'écoutait plus ; il leur asséna l'un de ses fameux cris. Tetsuya avait l'habitude et se boucha les oreilles à temps.
— AAAHHH !!!
Les hommes de main du clan Kasanoda étaient des durs à cuire, mais aucun ne s'était encore vanté de pouvoir soutenir le regard glacé de leur maître sans défaillir. Ils s'immobilisèrent d'un même mouvement raide. Kasanoda en profita pour s'enfuir vers sa chambre. Tetsuya courut après lui, le bras tendu.
— Jeune maître, attendez !
Tetsuya pensait qu'il allait continuer à courir jusqu'à la relative sécurité de sa chambre ; c'est pourquoi il fut un peu étonné de le voir se retourner au milieu d'un couloir, les joues rouges, pour lui crier :
— QUOI !
Il s'arrêta net.
— Euh... je...
— Tu veux aussi te moquer de moi ?
Tetsuya soupira. Mieux valait ne pas aborder directement le sujet pour l'instant.
— Je voulais juste savoir si vous mangez avec nous ce soir.
Kasanoda l'observa longuement, comme Honda. Tetsuya attendit son verdict ; il avait bien le temps...
— Je vais manger dans ma chambre. Je veux être seul.
— Bien.
— Ah, et Tetsuya ?
— Oui ?
— Apporte du sake. Beaucoup de sake. Et un deuxième verre. On boira ensemble, comme au bon vieux temps, hein ?
Tetsuya fit un faible sourire. Il se souvenait des dernières fois où il avait obéi à cette requête. La mère de son jeune maître avait été malade d'un cancer pendant des années ; à chaque fois qu'elle s'effondrait ou qu'elle allait à l'hôpital, Kasanoda réclamait force sake et un compagnon de beuverie pour l'accompagner. Cela avait duré tant qu'elle était encore en vie ; Tetsuya était devenu le compagnon à boire officiel du jeune maître à son arrivée dans le clan. À la mort de sa mère, un an auparavant, Kasanoda avait tellement bu qu'il avait failli tomber dans un coma éthylique. Tetsuya avait dû le frapper continuellement pour éviter qu'il ne s'évanouisse, et ce jusqu'à ce qu'il vomisse le contenu de son estomac. Cela n'avait pas été une nuit très réjouissante. Il avait espéré qu'elle soit la dernière.
— Beaucoup comment ?
Kasanoda détourna les yeux.
— Assez, mais pas trop. J'ai cours demain.
Tetsuya soupira, rassuré. Ce n'était donc pas si grave que ça.
— Je vais chercher ça tout de suite, jeune maître.
Kasanoda hocha la tête. Il ne restait plus à Tetsuya qu'à retourner en cuisine.
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— Et alors Fujioka m'a dit : « Les amis qui partagent les mêmes valeurs sont une bonne chose, non ? C'est la première fois que je rencontre un ami avec qui je peux parler de ce genre de choses. » Tu te rends compte ? Je t'en ficherais, des amis, moi !
Kasanoda engloutit en une gorgée son verre de sake et se fit resservir par Tetsuya. Puis il reprit, les joues en feu :
— Et toutes ces filles, à couiner partout : « Nous sommes tes amis, Casanova ! Merci pour le Moe ! » Comme si j'en avais quelque chose à faire ! Et puis d'abord, c'est quoi ça, un « Moe » ?
Tetsuya rougit. Il avait eu une cousine du même genre que ces filles insolites à l'époque où il fréquentait encore ceux de son clan ; une otaku acharnée qui ne vivait que pour son « Moe ». D'après ce qu'il avait pu comprendre, il était préférable que Kasanoda ignore le sens exact de cette expression.
— N'empêche, c'était pas si mal, dit celui-ci en baissant la voix. On a joué jusqu'à ce qu'on n'en puisse plus. C'était quand même... bien.
— Ah, c'est pour ça que vous êtes rentré aussi tard.
— Ouais.
— C'est une bonne chose. Vous avez maintenant une tonne d'amis à l'école, d'après ce que vous avez dit.
Tetsuya sourit et resservit son maître. Il avait compté : c'était la douzième fois depuis que Kasanoda avait commencé à boire. Il s'arrêterait au vingtième verre. Son maître lui jeta un drôle de regard.
— Désolé. Je t'empêche de manger avec les autres.
— Ça va. Il fallait que ça sorte, je suppose. Et puis je préfère être ici avec vous.
— Merci, Tetsuya.
Kasanoda lui fit un de ses rares sourires chaleureux. Tetsuya se sentit fondre comme neige au soleil.
— T'es tout rouge ! ricana Kasanoda. T'as trop bu, toi aussi ?
Le bras de Tetsuya trembla, et il faillit renverser le sake.
— Donne-moi ça, dit Kasanoda en lui prenant la flasque des mains.
Et avant que Tetsuya ait pu réagir, Kasanoda avait collé le goulot à ses lèvres et avait englouti tout le contenu en une longue gorgée. Tetsuya ouvrit de gros yeux horrifiés.
— Jeune maître ! Ça fait presque deux litres !
Kasanoda rit de bon coeur, tenta de se lever... et tomba sur Tetsuya dans un désordre de membres gourds. Tetsuya tenta de se dépêtrer.
— Jeune maître, vous m'écrasez !
— Ah, renifla Kasanoda, si seulement Fujioka était une personne aussi soumise et gentille que toi...
Tetsuya ne bougea plus. Il pesa le pour et le contre... et se dit qu'il était peut-être un peu saoul, lui aussi.
— Si vous voulez, je peux prendre sa place, dit-il doucement, se sentant paniquer de plus en plus à chaque mot. Fujioka, je veux dire.
— Gneuh ?
Kasanoda avait les yeux fermés et semblait confortablement installés entre les bras de Tetsuya.
— Je peux être votre Fujioka.
Sa seule réponse fut un ronflement sonore. Kasanoda s'était endormi. Tetsuya se délogea de sous son maître en tremblant.
— Imbécile, se gronda-t-il, tu t'étais pourtant promis de ne jamais dépasser cette ligne... Heureusement qu'il était trop parti pour m'entendre...
Il se prit la tête entre les mains, trop gêné et déçu pour pouvoir se relever. Il pouvait entendre les cris des hommes au loin, en train de se disputer pour une raison ou une autre. Ce genre de manifestation bruyante n'était pas rare dans un tel lieu. Il se mordit la lèvre, sans pouvoir s'enlever de l'esprit ce qu'il avait laissé échapper à Kasanoda.
— Je suis vraiment vraiment trop con. Comme si j'étais assez mignon pour lui plaire...
Un raclement timide à la porte le tira brusquement de ses pensées. Tetsuya tâcha de reprendre son calme puis dit d'une voix aussi assurée que possible :
— C'est pour quoi ?
— Tetsuya, fit la voix d'un des hommes, le jeune maître est là ?
— Il dort, dit Tetsuya en jetant un coup d'oeil à Kasanoda. On a besoin de lui ?
— Ben...
Tetsuya se leva pour ouvrir la porte, le regard sévère. Celui qui se trouvait de l'autre côté était un ancien de la maison appelé Senbei à cause de sa passion pour les galettes de riz qui portaient ce nom. Senbei se ratatina sur lui-même.
— On a un problème, dit-il. Le groupe de Honda s'est fait prendre et ils sont au poste à cette heure-ci.
— Appelez l'avocat du clan, alors.
— On a essayé. On sait pas pourquoi, on n'arrive pas à le joindre.
— Le second lieutenant ?
— Il est au poste, avec les flics. Et le maître est en voyage à Hokkaidô...
Tetsuya consulta la montre qu'il avait dans sa poche en permanence. Il était presque deux heures du matin.
— Où est-ce qu'ils sont ?
— Au commissariat de Roppongi. On fait quoi ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
Senbei ne répondit pas, mais la manière dont il baissait les yeux n'était pas bon signe. Tetsuya s'en étonna. Ce n'était pourtant pas la première fois que des hommes à eux se faisaient coffrer.
— En quoi c'est si grave, qu'ils restent une nuit de plus au frais ?
— On dit que le nouveau commissaire en chef est plutôt coriace, siffla Senbei. Une vraie harpie.
— Une femme ?
— Ouais. Je l'ai vue l'autre jour. Elle a laissé prétendre qu'elle ferait n'importe quoi pour arrêter le « fléau yakuza », y compris contourner les règles. C'est moi qui ai répondu au téléphone, tu sais. Hacchin m'a dit que le petit Kyô avait une blessure par balle et qu'ils voulaient pas l'emmener à l'hôpital. Il risque de perdre son bras.
— C'est très grave ! s'indigna Tetsuya.
— Les autres sont d'avis d'aller faire un raid au commissariat, mais j'ai réussi à les convaincre d'attendre en disant que ça ferait plus de mal que de bien... ce qui est vrai, mais n'empêche qu'on a plus tellement d'options, là.
Tetsuya réfléchit intensément, les sourcils froncés. Senbei attendait sa réponse avec angoisse.
— J'ai peut-être une solution, finit-il par dire doucement. Je connais cet avocat qui pourrait nous défendre, même si on est des yakusa.
— C'est parfait !
— Le problème, ce serait de le convaincre de le faire pour le clan Kasanoda sans en parler à... certaines personnes.
Senbei fit une grimace et hocha la tête d'un air grave, comme s'il savait de quoi Tetsuya parlait. Il soupira.
— Il y en a encore beaucoup qui connaissent mon secret ?
Senbei eut la décence de paraître honteux.
— Euh, juste moi et quelques autres... mais on ne le répétera pas au jeune maître, promis ! s'empressa-t-il d'ajouter.
— Inutile de te donner cette peine, il le sait déjà.
— Ah ?
— Je le lui ai dit hier.
— Oh.
Tetsuya soupira encore une fois, pour faire bonne mesure.
— Tu peux t'occuper du jeune maître pendant que je passe un coup de fil ? Il est effondré par terre.
— Bien sûr.
— J'essayerai de ne pas être long.
Senbei lui offrit un sourire d'encouragement avant d'entrer dans la chambre de Kasanoda. Tetsuya attendit encore une minute, le temps de rassembler tout son courage, puis il se dirigea vers le téléphone le plus proche en tâchant de se souvenir d'un numéro qu'il n'avait plus composé depuis presque deux ans.
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Lorsque Ritsu se réveilla le lendemain, il était presque deux heures de l'après-midi. Il avait raté les cours du matin et était bien près d'en faire autant pour toute la journée. Il reposa sa tête sur son oreiller en grognant, une gueule de bois abominable le clouant sur place.
— Saleté...
Quelqu'un avait mis une carafe d'eau près de son futon, ainsi qu'un verre plein et des médicaments contre la gueule de bois. Il s'en empara d'une main tremblante et avala trois pilules agrémentées d'eau fraîche. Puis il se leva et tituba jusqu'à l'entrée de sa chambre, s'attendant à trouver Tetsuya en train d'astiquer quelque chose. Tetsuya se débrouillait toujours pour avoir une corvée à faire devant sa chambre quand il se réveillait le lendemain d'une soirée passée à boire.
— Eh, Tetsuya, fais-moi un truc à manger...
Il s'arrêta net. Le couloir était vide.
— Tetsuya ?
Il regarda autour de lui : personne. Tetsuya n'était pas là.
C'était la première fois depuis qu'il était arrivé dans le clan.
— Tetsuya ? Eh, y'a quelqu'un ?
Ritsu entendit des pas pressés venir dans sa direction. Plusieurs hommes de main se précipitaient vers lui.
— Jeune maître ! Vous êtes enfin réveillé !
Leurs mines affolées ne lui disaient rien de bon. Ritsu oublia d'emblée sa gueule de bois.
— Qu'est-ce qui se passe ? grogna-t-il, faisant sursauter la moitié de ses hommes.
L'un d'entre eux, plus courageux, s'avança vers lui. Ritsu se rappela qu'il portait un nom de biscuit, mais il ne se souvenait plus lequel. Manjû (2), peut-être ?
— Nous avons rencontré un problème, hier soir. Honda est parti avec Sanosuke pour un raid sur Yokohama.
— Et alors ?
— Ils se sont fait coffrer par la police de Roppongi.
— Que diable faisait la police de Roppongi à Yokohama ? grogna Ritsu. Et pourquoi le second lieutenant est-il parti avec eux ?
— Euh...
— Vous avez appelé l'avocat de la famille ?
Il commençait à s'impatienter. Cette affaire était simple : il suffisait de faire appel à leur conseiller juridique pour qu'il ramène tout le monde à la maison. Pourquoi diable Tetsuya n'était-il pas avec les autres ?
— On n'a pas réussi à le joindre, il était deux heures du matin. Et aucun avocat n'aurait accepté de nous aider. On ne pouvait pas attendre, il y avait des blessés...
— Alors il fallait me réveiller ! tonna Ritsu, hors de lui. Qu'est-ce qui est arrivé ? Ils vont bien ?
— Oui oui, ils sont rentrés et sont en train de se reposer, mais...
— Mais quoi, alors ? Tout va bien ?
— C'est-à-dire, dit son interlocuteur d'une toute petite voix, qu'on a dû faire appel à d'autres ressources pour les sortir de là...
Ritsu remarqua que ceux qui se trouvaient derrière lui étaient en train de fuir, lentement mais sûrement. Il sentit son irritation monter d'un cran.
— Quelles ressources ? fit-il d'une voix glaciale.
— Tetsuya...
— Quoi, Tetsuya ? Où il est, d'abord ?
— Il... je ne sais pas si...
— PARLE !!!
Le pauvre homme balbutia très rapidement :
— Tetsuya a pro... proposé d'appeler l'avocat de sa... famille... et il leur a dit où il était... alors ils sont venus le chercher, et quand on n'a pas voulu le lâcher ils ont menacé de démolir la maison à coups de bulldozers et de lances-roquettes et Tetsuya est parti avec eux et maintenant on ne sait plus où ils sont...
Ritsu en resta sans voix.
— Tetsuya... est parti ?
— Oui...
Tetsuya... son Tetsuya ? Celui qu'il avait recueilli alors qu'il était perdu sous la pluie, celui pour qui il avait fait des pieds et des mains auprès de son père pour le garder ?
— C'est impossible, dit-il, la voix blanche. Tetsuya a juré qu'il resterait à mes côtés pour toujours. Je le lui ai fait jurer sur la mémoire de ma mère !
— Je suis désolé, jeune maître... On n'a rien pu faire...
— Mon père est-il rentré de Hokkaidô ?
— Il sera bientôt là. Nous l'avons informé de la situation.
— Bien. Il faudra qu'il sache que j'ai bien l'intention de faire la guerre au clan Sendô jusqu'à ce qu'ils me rendent Tetsuya.
— Jeune maître...
Ritsu leur lança un de ses regards glacés qui cloua l'ensemble des personnes encore présentes sur place. Le couloir menant à ses quartiers s'était transformé en chambre froide.
— Le premier qui vient me dire que c'est de la folie, je l'envoie à l'hôpital pour six mois. Et Manjû...
— Euh, je m'appelle Senbei...
— Peu importe. Appelle le lycée Ôran. Il faut qu'ils sachent que je n'irai plus en cours avant un moment, jusqu'à ce que cette affaire soit réglée.
— Je...
— TOUT DE SUITE !!!
— Bien !
Les hommes s'activèrent une fois qu'il leur tourna le dos, paniquant, courant partout... Ritsu ne se souciait plus d'eux. Il marcha d'un bon pas vers la salle d'armes dissimulée sous la maison, bien décidé à prendre les mesures nécessaires pour ramener Tetsuya à lui.
Peu importe ce que cela coûterait.
À suivre...
Notes de l'auteur :
(1) La communauté burakumin est un groupe social minoritaire japonais issu de deux anciennes communautés féodales, les Eta (littéralement les « pleins de souillures ») et les Hinin (les « non-humains »). Elles furent mises à l'écart de la société de l'ère féodale parce qu'elles occupaient des métiers considérés comme « sale » car ayant un rapport avec la mort ou avec une impureté rituelle : croque-mort, bourreau, boucher, tanneur, etc. La société japonaise actuelle a tendance à les mettre à l'écart bien que le statut de « paria » a disparu depuis la fin du XIXème siècle. Selon des chiffres officiels, une majorité de yakusa est composée de burakumin.
(2) Les manjû sont des petits gâteaux semi-circulaires, fourrés de crème ou de pâte à base de divers fruits et végétaux.
- L'érable, en japonais « momiji » (en fait une espèce particulière aux feuilles découpées en cinq lobes et plus), prend une couleur rouge très vive en automne. Si la fleur de cerisier (« sakura ») caractérise le printemps au Japon, en automne il est courant d'aller admirer les couleurs magnifiques des feuillages des érables.
Tout ça pour dire que le titre de cette fic, « Momiji Kiss », est une référence directe au titre du générique de début d'Ôran autant qu'à la couleur de cheveux de Kasanoda... Si vous trouvez ça tiré par les cheveux, eh bien ! Dites-vous que c'est déjà mieux que l'autre fic dont celle-ci est inspirée, « Raison et sentiments », dont le titre n'a été choisi que par pur caprice de l'auteur.
- Je regrette de ne pas pouvoir réutiliser correctement en français le vocabulaire yakusa, si riche et intéressant, comme la manière dont ils désignent les différentes classes de personnes : la police d'un côté (« ôkami » ou loups), les civils qui ne font pas partie de la pègre (« katagari ») et les yakusa eux-mêmes ou « gokudô » (qui est le terme utilisé dans la sériemais que les traducteurs ont remplacé par « yakusa » pour plus de clarté). Il a aussi les titres des membres d'un clan : « Oyabun » pour le chef du clan (ici le père de Kasanoda), « Wakagashira » pour le premier lieutenant (l'anime nous laisse deviner qu'il s'agit de Ritsu Kasanoda lui-même), « Shateigashira » pour le second lieutenant qui sert de lien entre les hommes. Ces derniers sont aussi séparés en deux : « kyodai » pour les « grands frères » et « shatei », les « petits frères ». On devine que Tetsuya est un shatei par les tâches ménagères qu'il a à accomplir. À cela se rajoutent les postes administratifs nécessaires à la bonne tenue du clan : avocats, comptables...
- Je n'ai plus pour habitude de faire crier les gens en majuscules, mais étant donné le personnage de Kasanoda qui passe une partie de son temps à crier... J'ai fait une exception, pour une fois.