LE DERNIER RETOUR
Acte II, Chapitre 3
Les Gardiens de la Vieille Nuit
La ville. Le monde commun, banal, aussi éternel qu'éphémère dans ce vain remue-ménage incessant de la civilisation. Il lui semblait qu'ils évoluaient en terre étrangère, tant ses longues années d'entraînement confinées au Sanctuaire ou dans quelques autres lieux marginaux contrôlés par ce dernier lui avaient fait oublier la société dont ils étaient tous issus. C'était pourtant cela qu'ils défendaient, la fourmilière de l'humanité, la sarabande des êtres vivants, l'exceptionnelle normalité encore convoitée par quelques Olympiens en mal de reconnaissance divine.
Shaka, les yeux fermés, sentait-il cette légèreté insouciante de la ville qui s'activait machinalement autour de lui sans être bouleversée par sa présence ?… C'était peu probable. Il marchait dans les rues d'Arkham avec une indifférence telle qu'elle en était contagieuse, les passants ne jetant pas un regard à ce paisible trentenaire aux cheveux blonds longs jusqu'à la taille, qui avançait pieds nus et vêtu d'une simple toge. Shaka glissait au milieu du monde, et le monde glissait autour de lui, comme des éléments si étrangers l'un à l'autre qu'ils ne pouvaient que se croiser sans jamais se frôler.
C'était loin d'être le cas pour Eressëa. Sans son armure et en dehors du Sanctuaire, elle se sentait désespérément femme, une femme aux formes par trop avantageuses pour ne pas attirer les regards des hommes qu'elle croisait. Elle devenait l'objet d'une attention qu'elle n'avait jamais appris à soutenir, détournant la tête quand ces regards, après s'être attardés sur sa poitrine, remontaient vers son visage, et là, vacillaient inévitablement. Même dans une ville aussi familiarisée avec l'étrange ainsi que l'était Arkham, son albinisme ne manquait pas de susciter un intérêt grossier, en particulier pour ses yeux que la transparence parfaite de ses pupilles et l'érubescence intense de ses rétines due à ses sens exacerbés de Chevalier d'Or faisaient paraître plus rouges que les yeux d'un rongeur atteint du même mal. Hors de l'ordre d'Athéna, Eressëa ne se sentait plus que la moitié d'elle-même, et cette moitié là était loin d'être celle qu'elle préférait. Aussi s'était-elle retranchée derrière le pouvoir des Gémeaux. Elle se cachait derrière un millier d'apparences, chaque personne qu'elle croisait ne voyant en elle que la silhouette la plus anodine qu'elle eût pu rencontrer.
La gêne d'Eressëa ne se dispersa que lorsqu'ils quittèrent la faune citadine pour les résidents de l'Université Miskatonic. La plupart de ceux-là marchaient les yeux baissés ou le nez en l'air, et n'avaient que faire des curiosités autres que celles qu'ils avaient choisies pour étude. Une distraction et une réserve que la jeune femme mit un certain temps à vaincre avant qu'on lui donnât le nom de Warren Aldwyn Wildmarth, conservateur de l'université attaché aux manuscrits amphigouriques, titre empreint de l'ironie contemporaine avec laquelle avait été reconsidéré ce que l'institut avait longuement nommé les savoirs interdits. Plus encore que ce titre, les méandres qu'ils durent emprunter pour rejoindre le cabinet du professeur dans l'aile la plus décatie de l'université leur prouvèrent à quel point son domaine de prédilection était tombé dans l'indifférence générale.
Le Professeur Wildmarth n'avait pas grand-chose de l'archéologue littéraire que l'on s'attend généralement à trouver dans les bas-fonds d'une bibliothèque empoussiérée. Il était relativement jeune, malgré une calvitie naissante qu'il avait définitivement bannie de ses préoccupations en se rasant le crâne, et possédait la taille svelte d'un chasseur de trésors au lieu de l'embonpoint cher à bon nombre de collectionneurs patentés. Il avait un regard clair et direct, et des gestes d'une extrême lenteur qui ne reflétaient aucune mollesse mais la longue habitude d'un homme accoutumé à manipuler des ouvrages délicats avec d'infinies précautions. L'intrusion dont son cabinet venait d'être victime ne lui arracha pas un frémissement. Il se contenta de reposer la pince avec laquelle il tournait les pages d'un vieil in-folio qui n'attendait qu'un courant d'air pour se désagréger définitivement, repoussa la loupe lumineuse qui le surplombait, et posa ses coudes sur son bureau en joignant ses mains par le bout de ses doigts.
« Toutes mes excuses » fit-il avec l'élégance d'un Lord britannique du siècle dernier capable de vous mortifier par un reproche qu'une politesse exacerbée l'astreint à s'adresser à lui-même, tout en sous-entendant sans aucune équivoque qu'il aurait dû vous être destiné. « J'étais sans doute trop absorbé, je ne vous ai pas entendu frapper. En quoi puis-je vous rendre service ?
- Nous voulons consulter quelques uns des ouvrages que vous gardez sous clef, fit Shaka du ton de celui qui a sincèrement oublié que l'on puisse envisager de réagir autrement qu'en opinant à ses directives. Plus précisément, le Kitab Al-Azif, ainsi que le Texte de R'lyeh et les Manuscrits Pnakotiques.
- Je vois, dit le professeur sans autre réaction qu'un hochement de tête. Et sans doute également le De Vermiis Misteriis et le Liber Ivonis ?
- Et tous les autres écrits similaires qui sont en votre possession, confirma Shaka.
- Et évidemment vous savez que la consultation de ces manuscrits est rigoureusement interdite, mais vous en avez un besoin tel que cette consigne de saurait s'appliquer à vous.
- C'est on ne peut plus exact, monsieur Wildmarth, confirma Eressëa. Tellement exact en fait que votre accord sur la question est totalement subsidiaire.
- Professeur Wildmarth. Ce qui est subsidiaire, mademoiselle, ce sont les menaces à peine voilées du genre de celle dont vous venez de me gratifier à l'instant, et totalement inconsistantes en regard du contenu de ces ouvrages. La consultation de ces livres est exceptionnelle, limitée à des personnes d'extrême confiance, et encore avec la plus grande répulsion. Des personnes qui évidemment m'accordent la même confiance, ce qui n'est certainement pas le cas de celles qui s'emploient à me tromper sur leur véritable apparence ainsi que vous cherchez manifestement à le faire.
- Vous arrivez me voir telle que je suis ? hoqueta Eressëa de surprise.
- Et bien non, et c'était déjà suffisamment vexant avant que vous m'obligiez à l'admettre, mademoiselle. Mais on ne passe pas sa vie au milieu des livres sans apprendre à voir entre les lignes, et je trouve particulièrement offensant que vous veniez requérir mon aide tout en me prenant pour un imbécile. Offensant pour vous, cela va sans dire, ceux qu'un imbécile peut aider doivent souffrir d'un intellect plus que limité. »
Shaka inclina la tête sur le coté, regardant son interlocuteur comme s'il s'y intéressait réellement pour la première fois. Il se pencha vers lui par-dessus le bureau, et avant que le jeune homme pût réagir, lui effleura brièvement le front. « Sextant. » conclut-il simplement.
Warren Aldwyn Wildmarth écarta ses doigts un instant avant de les joindre à nouveau à l'identique. Sans doute était-ce sa façon de tomber à la renverse. Sa réaction ne fut toutefois pas celle à laquelle s'attendaient les deux émissaires du Sanctuaire. Un curieux sourire étira discrètement les commissures des ses lèvres lorsqu'il eut fini de méditer le verdict impromptu dont il venait de faire l'objet. « Vous m'intriguez, reconnut-il. Y aurait-il un nouveau courant de la pensée bouddhiste qui me serait inconnu ? Je peine à croire qu'un Lama puisse s'être pris d'affection pour les légendes helléniques au point de chercher à les concilier avec le Vajrayāna.
- Vous avez un jugement intéressant, monsieur Wildmarth, répondit simplement Shaka.
- Seulement intéressant ? Serais-je si loin du compte ?
- Pas si l'on considère les compétences qui sont les vôtres. Mais dans mon cas le titre de Lama est un peu réducteur, Bodhisattva serait plus approprié.
- Bodhisattva rien que cela ? De fait cela ne me surprend pas outre mesure, vous semblez vous tenir en si haute estime que m'attendais presque à ce que vous vous annonciez Bouddha.
- C'est une distinction qu'il m'est effectivement arrivé de revendiquer. Mais je cultive depuis une pointe de doute qui m'interdit d'y prétendre encore aujourd'hui.
- Nous nous écartons du sujet, Professeur Wildmarth, mais à quoi faisiez-vous allusion en parlant de « légendes helléniques » ? reprit Eressëa.
- Mais à ces fameux protecteurs de l'humanité, élus par les dieux de la Grèce antique, qui perdureraient encore aujourd'hui pour former un ultime et secret rempart à l'encontre de notre déchéance. L'un des mes aïeux tenait un journal qui est parvenu jusqu'à moi, où il s'y décrivait comme le Chevalier du Sextant, dignité obscure s'il en est, mais ma foi plutôt bien trouvée pour un astronome amateur et néanmoins méritant. Cela dit, je reconnais que je m'interroge sur ce qui a pu vous inciter à me rendre cette distinction qu'il ne me semblait pas porter sur mon visage.
- Ce serait un peu long et délicat à expliquer…
- Tant que ça ?
- … s'il y avait quelque chose à expliquer. Qui espérez-vous tromper, Professeur Wildmarth ? Vous n'êtes pas très crédible dans l'ignorance.
- Mais permettez-moi de vous retourner la question, mademoiselle, il me semble que vous avez tous deux adroitement évité toute présentation digne de ce nom… »
La jeune femme resta quelques instants sans répondre, jaugeant le professeur ainsi que le silence de son aîné. Elle aurait pu se tourner vers l'Indien pour quêter son approbation, mais quoi que l'autorité de la Vierge prédominât incontestablement sur la sienne, elle ne pouvait qu'imaginer son propre mentor grincer des dents s'il venait à apprendre qu'elle se subordonnait par trop ouvertement à un autre qu'à lui-même, quelle que légitime fût cette attitude. En la situation présente, Gorthol n'aurait pas parlé de respect mais d'un manque d'initiative, chose qu'il lui avait par trop souvent reprochée.
L'air se troubla un instant autour de la jeune femme, révélant soudain sa véritable apparence aux yeux d'un commun mortel, sa peau dépigmentée, sa chevelure neigeuse et son regard rouge, alors qu'autour de son corps miroitait l'imposante armure aux deux visages. « Je suis Eressëa, fit-elle d'une voix forte, Chevalier d'Or des Gémeaux, protectrice de la réincarnation de la divine Athéna. Et face à vous se trouve l'homme le plus proche de la déité, le vénéré Shaka, Chevalier d'Or de la Vierge, indemne des Enfers et guide du Sanctuaire Sacré. »
Le bibliothécaire regarda sans ciller l'illusion se dissiper. Calme. Un marbre. Beaucoup trop calme même pour un homme venant de contempler un phénomène aussi remarquable. Sans un mot il se leva lentement. Il reprit l'in-folio qui quelques minutes avant faisait encore l'objet de toute son attention, et le rangea dans une vitrine. Puis posément, il se munit d'une pipe de bruyère et d'une blague à tabac, et toujours muet, passa entre les deux Chevaliers d'Or pour sortir de son cabinet. Ses visiteurs échangèrent un court regard intrigué et lui emboitèrent le pas.
Warren Aldwyn Wildmarth ne marqua qu'une seule hésitation, au moment de s'engager dans le vieil escalier. « Non, pas dehors, l'entendirent-ils murmurer, on ne sait jamais jusqu'où les mots s'envolent à l'air libre… » Il se ravisa pour en descendre les marches, et conduisit ses visiteurs vers les sous-sols de la bibliothèque jusqu'à un entrepôt poussiéreux, vraisemblablement une annexe des réserves du musée d'Arkham où végétaient les produits d'importantes expéditions en attente de leur étude. Le professeur s'assit sur une caisse de bois aux inscriptions à demi effacées, et bourra l'écume de sa pipe avant de l'allumer pour en inspirer une profonde bouffée. « Veuillez pardonner mon manque d'enthousiasme, il n'est pas spécialement agréable de voir une petite vie simple à laquelle on est attachée sur le point de basculer dans les aléas de complications sans borne.
- Vous n'avez pas l'air trop incrédule pour un sceptique, releva Eressëa. Ou bien est-ce que vous croyez en la réalisation de tout ce que vous appelez « légende » ?
- Tous les amateurs de livres savent combien la frontière entre la légende et l'histoire est ténue, mademoiselle. Mais il est des légendes qui nous parlent plus intimement que d'autres. Je connais depuis longtemps celle du Sanctuaire, et mieux encore celle du Chevalier du Sextant.
- Je ne savais pas que celui-ci était autrement légendaire que les autres Chevaliers d'Athéna…
- Il tient pourtant un rôle à part, un rôle qui est la raison même de votre ignorance sur la question. Il est dit que dans des temps très anciens, après une Guerre Sainte qui opposa la Chevalerie d'Athéna à celle d'Arès… A ce propos, ces fameuses Guerres Saintes sont-elles… Non, laissons cela pour l'instant, je préfère encore pouvoir me reposer à loisir sur un léger doute. Athéna disais-je, après cet affrontement, se rendit compte que tous ces conflits divins risquaient de provoquer une césure radicale entre les êtres élus pour la servir et les simples humains qu'ils étaient tous initialement chargés de protéger. Elle choisit donc l'un de ses serviteurs, le Chevalier du Sextant en l'occurrence, et lui donna la mission de s'éloigner de son statut de chevalier pour demeurer au contact des hommes. Son rôle était de devenir une sorte de docteur en humanité, pour que le Sanctuaire ait quelqu'un de confiance en qui faire appel au cas où il viendrait à oublier ce qu'était réellement cette humanité.
- Ce jour est venu, reprit Shaka. Il nous est apparu que les hommes disposaient de certaines connaissances jusque là inutiles à ceux qui les protégeaient. Le Sanctuaire a été créé pour empêcher les Olympiens qui convoitaient la terre de la coloniser aux dépends des libertés humaines. Nous pouvons nous opposer aux armées d'Arès, de Poséidon et d'Hadès, mais nous ne saurions comment combattre les Grands Anciens. Cette fois les hommes vont devoir nous apprendre comment les sauver, et c'est précisément ce que nous sommes venus vous demander, professeur. »
La Vierge leva lentement les mains devant sa taille, joignant ses doigts ses doigts en cercle au-dessus de ses paumes. « Tenpôrin'in… énonça-t-il simplement. » L'or éclaira l'or, et Warren Alwyn Wildmarth se sentit chavirer, brusquement emporté vers une plénitude dont il ne devait plus jamais s'approcher aussi près. Son regard était irrésistiblement captivé par le rayonnement solaire qui tournait comme une roue étincelante autour de la tête de Shaka. Il sentit son esprit s'alléger, ses propres pensées se diluer pour laisser place à d'autres plus vastes et fondamentales.
« Par Ogma, Nabû, et Sarasvatî… » murmura Warren alors qu'il entrevoyait l'incroyable communauté de la Déesse de la Sagesse, les troubles passés qui avaient manqué de submerger le monde des hommes sous le sang, les eaux et la nuit, et la menace grandissante tapie dans l'ombre d'un ange déchu dont les serviteurs d'Athéna commençaient seulement à appréhender l'impérieux péril.
Eressëa frissonna. La facilité et le détachement avec lesquels Shaka pouvait s'immiscer dans le cerveau d'autrui lui donnait toujours la chair de poule. Produire des illusions qui abusaient les cinq sens était une chose, contrôler les pensées de quelqu'un en était une autre, autrement plus grave. De telles techniques n'auraient jamais dû exister. L'une d'elles se perdrait dans quelques décennies, la Chevalier des Gémeaux ayant toujours refusé d'apprendre à maîtriser le Genrômaôken, le seul point sur lequel elle se fût jamais opposée à la volonté de son mentor. Mais elle frémissait en pensant à ce qu'Annatar de la Balance avait pu développer sous la férule de Shaka, et à quels arcanes diaboliques le Phénix avait pu former le jeune Chevalier de l'Autel. La méfiance n'était pas de mise dans le camp d'Athéna, mais Eressëa ne pourrait sans doute jamais s'en remettre totalement à de tels hommes.
« C'est dément, lâcha le Professeur Wildmarth alors que s'estompait peu à peu l'aura de la Vierge.
- Dément et affreux, renchérit Eressëa non sans un soupire de soulagement après la dissipation du Tenpôrin'in. Ce qui nous attend ne…
- Non, l'interrompit le conservateur, c'est dément et ineffable. Je ne mets pas vos paroles en doute mais… quelque chose ne colle pas dans votre histoire. Soit vous vous trompez, soit les connaissances dont dispose votre adversaire sont incomplètes…
- C'est peu vraisemblable, affirma Shaka. Nous serions mieux inspirés de parier sur le fait que Lucifer sait tout ce qu'il y a à savoir sur ce qu'il désire entreprendre.
- … soit Lucifer a prévu de laisser une chance à l'humanité, continua Warren. Une chance plutôt conséquente même, très incertaine je vous l'accorde, sur laquelle on ne peut influer, mais une chance non négligeable. Concrètement si je rapproche ce que vous venez de m'apprendre – par un moyen que je ne veux pas même chercher à comprendre – de mes propres connaissances, les sceaux sont au nombre de quatre : celui de Shub-Niggurath, le Bouc aux Mille Chevreaux, celui de Cthugha, le Mangeur de Ténèbres, celui d'Hastur l'Indicible, et celui de Cthulhu qui Gît en Rêvant.
» Le premier est généralement considéré par ceux qui l'ont étudié comme un principe reproducteur attaché aux autres entités. Comme l'incarnation vivante et concrète du fait même que les Grands Anciens existent. Si Shub-Niggurath devait être libéré, ce serait sans doute une immonde calamité pour la terre, mais une calamité qui resterait à la mesure du pouvoir des autres Grands Anciens toujours enfermés, et donc on peut l'espérer, une calamité qui ne serait pas forcément définitive pour nous.
» Le second, la Multitude Incandescente, en comparaison est une menace autrement moins anodine. Ou plutôt le serait si tout ce que nous connaissons à son sujet ne tendrait pas à laisser penser qu'il est de tous les Grand Anciens celui qui semble attacher le moins d'importance à sa présence sur terre. Comme conséquence de sa libération, l'une des hypothèses les plus probables serait que Cthugha partirait, non sans laisser un gros tas de cendres derrière lui, mais un tas qui n'aurait pas particulièrement de raison d'englober toute la planète.
» Restent les deux derniers. Si l'un de ces deux là venait à se trouver définitivement libre, là, la fin de l'humanité ne ferait aucun doute. Mais, et c'est ce point que je voulais porter à votre attention, nous sommes à peu près surs que le Gardien du Lac d'Hali et le Maître de R'lyeh se vouent une animosité qui transcende de loin l'intérêt qu'ils portent à nos pauvres petites existences. En fait, entre toutes les alertes provoquées dans le passé par quelques grands et dangereux illuminés, nous avons déjà failli assister au réveil simultané de ces deux entités. Et cette fois là le salut que nous avons trouvé nous ne le devons pas à une intervention humaine : Hastur et Cthulhu se sont affrontés, et ont préféré réduire à néant leur espoir de renaissance plutôt que de risquer l'un comme l'autre de voir leur antagoniste en profiter à leur dépend.
- Voyons si je vous ai bien compris, Professeur Wildmarth…
- Warren.
- Ce que vous dites, Warren, c'est que si Lucifer parvenait à briser les quatre sceaux, deux des Grands Anciens s'affronteraient jusqu'à leur destruction mutuelle, le troisième s'en irait après avoir provoqué un incendie de plus ou moins grande ampleur, et le dernier nous poserait quelques problèmes avant de dépérir tout seul puisque son existence sur terre serait remise en question par la disparition de ses semblables ?
- Voilà. Rien n'est certain évidemment, à commencer par l'indécision de l'affrontement entre l'Indicible et Celui qui Gît en Rêvant. Mais c'est tout à fait envisageable. Personnellement je ne miserais pas là-dessus la survie de l'humanité, mais il me semble que quelqu'un dont le but avoué serait de la détruire en ferait autant de son coté. Ou bien c'est que vous n'avez pas encore compris quel réel motif Lucifer poursuit en cherchant à libérer les Grands Anciens…
- C'est une révélation de première importance qui justifie la confiance que nous venons de placer en vous. Je ne vois qu'une seule conclusion possible à ceci : si l'influence de Lucifer se fait sentir à plus d'un endroit, c'est qu'il cherche à diviser nos forces. Il ne peut avoir qu'une cible unique en tête, et une cible supplétive en cas d'échec.
- Une dernière chose. Dans le cas où vous ne pourriez pas empêcher l'un des deux sceaux fatidiques d'être brisé, je ne voudrais pas que vous vous fiiez à mon seul jugement, mais vous devriez peut-être commencer à envisager que dans ce cas ultime, la meilleure solution serait peut-être de briser l'autre…
- J'en prends bonne note, Warren. C'est un avis qu'il me déplait d'entendre mais si je ne peux vous promettre de le suivre je peux vous assurer de ne pas l'oublier. Je ne vous cache pas que j'espérais trouver un conseil autrement plus réjouissant en venant ici. Mais vous n'en avez pas de meilleur à nous donner je suppose ?
- J'ai bien peur que non. Et je crains qu'il n'y ait personne d'autre actuellement sur terre pour vous être d'une plus grande utilité.
- Sur terre, Warren ? »
Le conservateur resta un moment silencieux en tirant de profondes bouffées de sa pipe de bruyère. Il avait l'air d'un homme de savoir qui examine avec ennui la possibilité de perdre toute crédibilité l'espace d'une révélation par trop inconcevable. « Sur terre, finit-il par se décider. Mais il existe peut-être quelqu'un ailleurs, encore que je me garderais bien d'en jurer. De tous ceux qui se sont opposés à la réapparition des Grands Anciens, le plus émérite fut sans doute le Professeur Laban Shrewsbury. Il disparut civilement en 1915, et définitivement en 1947, à un âge déjà vénérable. Un âge qui cependant ne semblait pas signifier grand-chose pour lui tant il paraissait vivre en marge des contraintes du temps, d'après les quelques personnes qui l'ont connu. Et ces mêmes personnes ont pensé, avec toute la réserve que leur permettait ce qui leur restait de bon sens, que le Professeur Shrewsbury demeurait encore en vie. Ailleurs. Plus précisément sur Célaéno, l'une de sept étoiles des Pléiades. Une hypothèse absurde qu'il leur était évidemment impossible de vérifier... Mais peut-être n'est-ce pas votre cas ?
- Eressëa ? demanda Shaka en se tournant vers la jeune femme.
- C'est difficile à dire, estima la Gémeau… Quelle Célaéno ? Celle dont nous voyons la lumière en ce moment ? Celle qu'elle est actuellement et dont l'éclat ne nous parviendra que dans cinq cents milliards d'années au bas mot ? J'arriverais probablement à m'y rendre, oui. Savoir quand m'y rendre par contre… Je suppose que vous ne connaissez rien ni personne à avoir fait le même hypothétique voyage que ce Professeur Shrewsbury et qui soit revenu parmi nous ? »
Le conservateur hocha la tête, avant de fouiller dans sa blague à tabac et d'en sortir un curieux objet ciselé dans un minerai vaguement étoilé. « Je tiens ceci du Docteur Llanfer, ancien directeur de cette bibliothèque, qui l'avait lui-même reçu d'un certain Andrew Phelan, ce dernier passant pour une sorte de secrétaire particulier du Professeur Shrewsbury qu'il aurait suivi dans sa succession de disparitions-réapparitions. D'après un manuscrit laissé par Phelan, ce sifflet, associé à un hydromel aux propriétés étranges et une formule d'adjuration pratiquement imprononçable, lui aurait permis d'appeler l'un des mignons d'Hastur, une sorte d'oiseau monstrueux au vol interstellaire qui l'aurait emmené rejoindre le Professeur Shrewsbury sur Célaéno.
- Un Byakhee… avança Shaka sur un ton dégoûté comme si le mot lui salissait la langue.
- Un quoi ? demanda Eressëa.
- Un Byakhee, c'est le nom qu'Astraéos a donné aux choses ailées que l'acolyte du Baphomet a invoquées pour leur permettre de s'enfuir de Kadath.
- Alors vous aviez raison, reprit Warren, vos adversaires en savent beaucoup. Je ne saurais trop vous enjoindre à ne pas utiliser ce sifflet sans connaître un moyen sûr de contrôler la chose qui répondrait à son appel, ce que je ne peux vous apprendre. Mais s'il peut vous permettre de retrouver le Professeur Shrewsbury par un autre moyen que je ne saurais imaginer, je vous le laisse volontiers.
- Vous êtes un homme précieux, Warren, fit Eressëa en prenant le sifflet que le conservateur lui tendait. Ceci nous sera très utile.
- Une dernière chose, Professeur Wildmarth, dit Shaka. S'il est vrai que quelque chose nous échappe comme vous le pensez, cette chose, trouvez-la pour nous. Prenez conseil auprès de ceux en qui vous savez pouvoir vous fier, réétudiez ces parchemins et ces tablettes que nous ne saurions examiner mieux que vous. Et si vous trouvez quoi que soit d'insignifiant comme de crucial qui mériterait selon vous d'être porté à notre connaissance, avertissez-nous.
- Soit. Je mentirais en disant que conduire ces recherches m'enchante mais je les mènerai à bien. Où devrais-je vous envoyer les éventuels résultats ?
- Vous nous les porterez vous-même. Fiez-vous à vous pour nous trouver, Warren du Sextant… »
Sur un signe de son ainé, Eressëa invoqua son cosmos. Lentement, progressivement, comme si elle voulait offrir la vision d'un miracle à Warren Aldwyn Wildmarth qui en dépit du siècle dans lequel il vivait avait su garder une foi presque infantile en les légendes que son amour des livres lui avait fait connaître. Le conservateur vit l'espace se troubler autour des deux émissaires du Sanctuaire, des lignes dorées tracer un chemin qui s'ouvrait sur l'univers entre étoiles et planètes. Et Warren se retrouva seul. « Par Ogma, Nabû, et Sarasvatî… » murmura-t-il de nouveau en tirant machinalement sur sa pipe depuis longtemps éteinte.
Calacirya de la Chevelure de Bérénice étudiait avec intérêt les trois silhouettes autour d'elle qui filaient silencieusement entre les troncs rachitiques. Malgré l'abondance au sol de bois mort et de plaques de givre, les rares craquements concédés par leurs souples foulées ne se démarquaient en rien des autres grincements de la nature gémissant de froid. Ceux là prenaient visiblement plaisir à être ensemble, et avaient d'ailleurs accueilli la compagnie de la Chevalier d'Argent avec un enthousiasme mitigé. Ils ne s'étaient rassérénés que lorsqu'ils avaient pu apprécier la réserve de leur partenaire, et l'usage qu'elle faisait de ses sens plus affinés pour poser un pas aussi silencieux que ceux qu'eux-mêmes trouvaient machinalement.
Depuis deux jours qu'ils exploraient la région, ils n'avaient pratiquement pris aucun repos. Aucun d'entre eux cependant ne ressentait la moindre fatigue. Pas même Ayanima, dont la jeune endurance ne valait sans doute pas celle de ses compagnons plus aguerris, mais qui suivait leur course avec un réel engouement qu'elle n'avait jamais éprouvé si sincèrement du temps où elle s'efforçait de rester sur les talons de son maître. Ban lui avait dispensée l'entraînement d'un fauve, mais à évoluer ainsi entre Nachi et Vadim, la Chevalier du Lynx avait trouvé une nouvelle harmonie dans ses propres mouvements, comme si la façon de bouger des deux loups lui avait inspiré quelque chose que le Lion d'Airain avait manqué lui inculquer.
Nachi et Vadim, le Loup d'Airain et le Loup Noir. Oh ils se ressemblaient, même physiquement, l'un était un Aïnou d'Hokkaïdo et l'autre un Youkaguir de la Kolyma, autant dire des parents pour quiconque n'étant pas originaire de l'Est asiatique. Deux Loups oui, mais subtilement différents. Vadim était plus sauvage, plus nerveux. Ses années d'exil sur l'Île de la Reine Morte l'avaient rendu attentif à l'extrême, soupçonneux du plus infime détail capté par ses sens. Sans cesse en alerte, il semblait quêter un danger imaginaire avec lequel il avait appris à vivre et dont l'absence le troublait plus qu'elle ne le rassurait. Nachi en comparaison, dégageait un calme qui aurait pu passer pour de l'assurance. Cependant la Chevalier du Lynx percevait instinctivement qu'il s'agissait juste d'une autre forme d'attention. Le Loup d'Airain était tout aussi précautionneux que son homologue Noir, il se dispersait seulement un peu moins. Vadim ressentait, Nachi examinait. Et le duo fonctionnait à merveille. Constat particulièrement appréciable pour Ayanima, qui tout en goûtant leur excursion, affectionnait nettement moins la contrée où elle avait fini par les conduire.
Partir pour la Sibérie Centrale n'avait pas été pour déplaire à la Chevalier du Lynx, ni à elle ni aux deux hommes. Une région froide, farouche, presque entièrement livrée à une immense forêt inculte. Un cadre qui avait de quoi les laisser rêveurs. Et tel avait été le cas, du moins jusqu'à ce qu'ils entrassent en Evenkie. Là un vague sentiment de malaise avait commencé à poindre. Notamment en raison des autochtones, quoi que les habitants de Toura fussent parfaitement civilisés. Mais ils avaient croisés d'autres Evenks, nomades pour la plupart, qui avaient amené Ayanima à deux doigts du préjugé ethnique. De fait il y avait quelque chose d'infiniment déplaisant dans leur regard chassieux et leurs lèvres torves, comme un air de consanguinité associé à une nature fondamentalement malsaine. Ceux-là ne se mêlaient pas aux autres Evenks, et restaient à l'écart de la vie citadine. Et ceux-là ne manquaient jamais de se retourner sur le passage des quatre chevaliers en civil, ou tout du moins de leur jeter un bref coup d'œil oblique, comme si quelques reliquats d'un instinct archaïque les alertaient de l'importance cachée de ces étrangers.
Cette sensation s'était accrue lorsqu'ils étaient rapprochés de la Toungouska Pierreuse et de Vanavara. Là, une forêt nouvelle commençait seulement à reprendre ses droits, mais partout demeuraient les restes morts de l'ancienne, et les arbres qui avaient pris racine entre les troncs couchés et les souches de leurs ancêtres avaient poussé d'une façon tortueuse et désordonnée qui leur donnait l'air de vieux êtres délabrés et concupiscents. « C'est une tombe, lui avaient dit les deux Loups en guise d'explication. Mais la tombe de quoi, ça… Un astéroïde ou quelque chose du même genre est tombé ici et a explosé dans la basse atmosphère. Catastrophe naturelle ou colère céleste, en tout cas ça a fait boum, et méchamment boum. La région a été entièrement détruite dans un rayon de vingt kilomètres à la ronde, et au-delà des arbres ont été soufflés jusqu'à cent kilomètres de l'épicentre. C'est juste la plus grosse explosion qu'ait connue l'humanité sans en être directement à l'origine… »
Le quatuor progressait plus lentement à présent, et tous avaient endossé leur armure. Même la Chevalier d'Argent paressait nerveuse, passant régulièrement ses doigts dans la soie de sa chevelure prune, comme pour chercher une sensation apaisante dans ce contact familier. Et si on ne lisait aucune peur dans son regard bleu Marjorelle, c'était parce qu'il s'emplissait d'une sorte de dégoût amer lorsqu'il se perdait au-devant d'eux. Si Ayanima n'avait aucune idée de ce vers quoi ils se dirigeaient, il paraissait évident que Calacirya, elle, en était averti, et que ce qu'elle savait était loin de lui être agréable. Quelque part au cœur des arbres qui rongeaient les cœurs des arbres morts se faisait entendre un refrain primitif porté par un concert de percussions et de sifflements, parfois sauvages, parfois lancinants, et qui faisait vibrer leurs poitrines au gré des caprices du vent qui le portait jusqu'à eux. Il y avait d'autres sons encore, des bruits de gorge qui déchiraient de temps à autre le couvert de la forêt, comme des éclats d'une joie mauvaise dont les rires ressemblaient à des crachats. Mais rien n'était pire que cette litanie sonnant comme une invocation presque imprononçable, et pourtant si audible que le silence semblait vouloir la fuir : « Iä ! Iä Ithaqua, Ithaqua ! Ai ! Ai ! Ai ! Ithaqua cf'ayak vulgtmm vulgtlagln vulgltmm, Ithaqua fhatagn ! Ugh ! Iä ! Iä ! Ai ! Ai ! Ai ! »
Ils ne pouvaient imaginer de quelles gorges pouvaient sortirent des syllabes aussi détestables. Des gorges qu'ils n'avaient que l'envie de trancher même si le seul crime de ceux à qui elles appartenaient aurait été d'avoir prononcé ces vocables odieux.
« Un nid d'Oupyrs, probable, grinça Vadim comme ils faisaient une nouvelle halte pour essayer de localiser l'origine des sons dont la direction semblait changer sans cesse.
- Des Oupyrs ? demanda fébrilement Ayanima tout en doutant de trouver la réponse à son goût.
- Une sorte de vampire du folklore slave, dit Nachi.
- Des vampires ? renifla la jeune femme. Mais bien sûr, et quelques loups-garous aussi je suppose ?
- Volkodlaks. Possible oui, admit peu gracieusement le Loup Noir.
- Vous n'étiez pas obligés, l'endroit est déjà assez flippant comme ça sans que vous en rajoutiez. De toute façon je n'y crois pas. Personne d'ailleurs, les vampires n'existent pas, ça ce saurait.
- C'est sûr, opina Nachi. Tout comme les Dieux. Ou des hommes capables de se déplacer aussi vite que la lumière. Comme tu dis : ça se saurait.
- Non mais ça n'a rien à voir, s'offusqua Ayanima. Les monstres…
- Tu peux oublier les monstres conventionnels. L'imagerie populaire n'est qu'une façon de traduire ce que des hommes quelconques n'étaient pas capables d'appréhender. Mais ne crois surtout pas qu'il n'y ait rien d'étrange par ici jeune fille. Il y a des choses dans la Sibérie profonde qui valent amplement les réminiscences des mystères de l'ancienne Egypte. Quel que soit ce qu'auront trouvé Jabu, Saül et Cassandra Au Caire, tu auras largement de quoi leur tenir la dragée haute à notre retour.
- Alors c'est ça qu'on nous a envoyé faire ici ? Planter des pieux dans quelques suceurs de sang ? J'avais cru comprendre qu'on avait autre chose de plus sérieux sur les bras…
- On nous a envoyé faire le ménage. Et pour toi aujourd'hui il n'existe rien de plus sérieux. Nous ne sommes pas venus chasser des Oupyrs, nous sommes venus mettre un terme à quelque chose qui ne devrait pas se produire. Ça peut être leur œuvre comme celle d'hommes parfaitement de normaux. Mais quelque chose se passe ici qui doit impérativement cesser.
- Et cette chose c'est ?
- Nous n'en sommes pas surs, avoua Calacirya. Du sang a coulé et coule encore, du sang qui n'aurait jamais dû être versé. On ne sait pas par qui, on ne sait pas pourquoi. On sait juste que c'est arrivé dans les quatre coins du monde, que ça a commencé partout à peu près à la même époque, et que les quatre foyers principaux se trouvent ici, en Basse-Egypte, en Birmanie et en Micronésie.
- Un coup de Lucifer ? demanda la Chevalier du Lynx.
- Tiens, il me semblait que vous n'étiez pas supposés être au courant de ça… ironisa Nachi.
- Ah ? Moi il me semblait qu'on n'était pas supposé attendre que les ennuis nous tombent dessus sans chercher à comprendre un minimum ce qui nous arrive…
- Peu importe, tu verras ça plus tard avec Shaina. Et non, tu penses bien que si Athéna ou le Grand Pope soupçonnait Lucifer ce n'est pas nous qu'ils auraient envoyés. A priori ce sont des méfaits humains auxquels nous devons mettre un terme.
- Des méfais humains ? Je croyais que le Sanctuaire n'interférait pas dans les affaires humaines standards ?
- Quand les pages du Livre des Morts se mettent à se noircir de victimes si jeunes qu'elles n'ont pas encore de nom, on est loin de crimes standards, déclara amèrement Calacirya.
- Hein ?! Vous ne voulez pas dire…
- Des sacrifices rituels sur des nourrissons, si, c'est malheureusement l'hypothèse la plus probable d'après mon maître. Le Protecteur Andromède en a été averti par le scribe des Enfers en personne.
- Mais pour quelle raison…
- Question subsidiaire à laquelle il nous appartient de répondre, coupa Nachi. On va droit sur quelque chose de pas joli à voir, et il n'y a rien qui puisse t'y préparer. C'est pour ça que tu n'as pas été prévenue avant. Le moment venu, rappelle-toi juste que ce que tu verras c'est ce que tu es née pour combattre. Tu dois regarder en face la laideur du monde pour que d'autres n'aient plus à la voir après ton passage. Vadim ?
- Je les ai, certifia le Loup Noir, on va pouvoir foncer maintenant. On a tourné en rond, il y a quelque chose à l'œuvre ici qui fait tout pour nous égarer. Comme si les arbres eux-mêmes voulaient nous empêcher d'atteindre un point précis de cette foutue forêt. Et pas seulement nous. Je jurerais qu'aucun animal n'est passé par ici depuis des mois. Pas même un loup. Et pourtant les loups ne craignent pas les Oupyrs, ce serait plutôt le contraire… En tout cas ils feraient bien de nous craindre nous parce que plus rien ne m'empêchera de leur tomber sur le râble !
- Alors lançons la chasse ! Gardez-en un en vie pour l'interroger. Pour les autres, les ordres sont formels : humains ou Oupyrs, quels que soient leurs sexes, quels que soient leurs âges, ils doivent comparaître devant Perséphone ! »
Les deux Loups s'élancèrent, suivis immédiatement par la Lynx et la Chevelure de Bérénice. Ayanima tremblait d'un dégoût anticipé, mais une colère sauvage lui hérissait l'échine. Les révélations abruptes de Nachi lui avaient donné la nausée. Elle comprenait désormais pourquoi le Loup d'Airain l'avait choisi elle plutôt que sa propre élève. Sixie n'était pas prête pour ça. La Chevalier du Renard savait se défendre, mais elle n'avait pas un caractère assez ferme pour endurer la répugnance d'une telle expédition. Tout comme Tursiops resté lui aussi au Sanctuaire avec Taïpan, ce dernier se remettant difficilement des combats de l'Île de la Reine Morte qui lui avaient coûté son armure, et sans doute plus encore. Toval avait hérité de l'Océanie et il aurait besoin de tout son cynisme s'il devait affronter pareille situation là-bas. Dans la vallée du Nil, le grand Saül serait forcément à la hauteur, le Bouvier n'était pas du genre à flancher. Quant à la forêt birmane, ce serait sans doute à elle de s'inquiéter du silence du Dragon rouge. Ayanima ne connaissait pas mieux Dinen qu'à leur première rencontre, mais elle était au moins sure d'une chose : l'élève du Dragon d'Ebène savait tuer, et il savait le faire sans hésiter.
Elle non plus n'hésiterait pas. Le sang appelait le sang. Tout en courant, la Chevalier de Bronze lança un regard inquisiteur vers l'élève du Protecteur d'Opale. Et elle, en serait-elle capable ? Calacirya avait beau posséder une armure d'argent, elle n'avait pas l'air d'une guerrière. En tout cas la frénésie de l'approche de la bataille ne semblait pas l'avoir gagnée. Ce n'était guère étonnant, en repensant à la réputation de Shun Andromède, il était difficile d'imaginer qu'il pût en être autrement. La Chevalier de la Chevelure de Bérénice était sans doute capable de se dresser entre Athéna et un danger qui la menacerait, mais pouvait elle exécuter froidement une sanction du Sanctuaire ? Difficile d'en juger sur un visage aussi calme. D'ailleurs, Ayanima ne pouvait presque plus le voir. Des filaments de brume glissaient entre eux, un brouillard blanc et glacé qui s'était insidieusement levé et s'épaississait de plus en plus. La visibilité se réduisait rapidement, les arbres n'étaient plus que de vagues silhouettes grises autour deux, et c'était à peine si les deux jeunes femmes pouvaient encore distinguer les deux Loups qui courraient en tête. Pourtant Vadim ne ralentissait pas, il suivait une piste connue de lui seul que l'opacité ambiante ne suffisait pas à masquer.
Soudain les deux Loups semblèrent heurter une barrière invisible contre laquelle ils rebondirent, rejetés dans les bras des jeunes femmes qui arrivaient sur leurs talons pour rouler ensemble dans un déluge de bois mort. Ayanima fut la première à se redresser, retrouvant ses appuis avant la fin de sa chute dans un retournement félin.
Une sombre silhouette émargea du brouillard devant eux. Un homme immense, longiligne, aux bras et aux jambes interminables, l'être le plus grand que les quatre chevaliers aient jamais vu, y compris Nachi qui pouvait se souvenir de la taille excessive d'Aldébaran. Sa peau était de cendre, pour autant qu'ils pussent en juger car elle disparaissait sous une armure pareille à un tortueux entrelacement de branchages, noir et luisant comme un diamant noir, parcouru par des vaisseaux d'un rouge sanglant.
L'arbre humain se détacha un peu plus de la brume en faisant un pas vers eux, un pas interminable et lourd qui pulvérisa le tapis de bois mort et fit trembler le sol. « Vous n'avez rien à faire là, petits soldats, grinça-t-il. » Il parlait lentement, d'une voix d'outre-tombe, sèche comme l'écorce d'un résineux rongé par les pissodes. « Ici les hommes ont tourné le dos aux hommes, ils ont rejoint la nuit. Bientôt ils marcheront à quatre pattes. Il faut partir, petits soldats. La fille du Cronide ne possède plus rien ici. De vieilles bêtes se sont levées qui protègent ceux qui redeviendront des bêtes. »
Les émissaires du Sanctuaire échangèrent un regard perplexe. Celui qui leur barrait le passage avait beau employer un discours presque magnanime et sur un ton qui ne laissait percevoir aucune émotion, jamais pareil avertissement n'avait été donné si pauvre en ses velléités d'obéissance. Tous quatre en avaient eu simultanément l'inexplicable certitude : pour peu que l'inconnu surgi du brouillard fût capable d'une envie, celle-là était que son interdit fût bravé. Conviction d'autant plus dérangeante que leur devoir leur commandait évidemment de satisfaire à cette attente tacite.
« Je ne comprends pas, fit enfin Nachi en s'avançant à son tour. Qui peut connaître Athéna au point d'identifier au premier coup d'œil ceux qui la servent, et en même temps lui contester son droit à gérer les excès humains sur la terre dont elle a la garde ?
- Lémure je suis, l'Huorn Aigri, le pasteur des arbres révoltés. Et le Warg Affamé guette ceux qui transgressent les frontières de la vieille nuit. Nous ne voulons pas de vous ici. Partez. Retournez auprès de ceux qui marchent debout et laissez cette terre aux bêtes.
- Un Lémure hein, renifla Nachi avec mépris. Et depuis quand les âmes damnées s'occupent-elles de défendre les vivants ? Les bêtes ne tuent pas au nom de quelqu'un, et celui qui porte une armure sert d'autres intérêts que ceux de mère nature. Gaïa se ressent, Elle ne se vénère pas, et même Artémis chasse les bêtes sauvages qui ne respectent pas les hommes, comme elle chasse les hommes qui ne respectent pas les bêtes… Ton discours sonne aussi creux que les carcasses de ces arbres !
- Les petits soldats ont de la suite dans les idées, les petits soldats sont fiers sans doute… » Le Lémure de l'Huorn Aigri éclata d'un rire sec et macabre comme l'écho au fond d'un tombeau. « Bien, très bien… Le Wendigo aime les êtres trop fiers. Ils seront une meilleure offrande pour Ithaqua. Ils grossiront le pouvoir du Marcheur des Vents, et plus fort sera Ithaqua pour préparer la venue de l'Indicible quand Il s'extirpera du lac d'Hali.
- C'est mauvais ! s'exclama Calacirya. Le lac d'Hali est la prison d'une des choses que Lucifer cherche à libérer !
- Alors il n'y a pas à hésiter ! cracha le Loup Noir. Balck Wolf's Fangs ! » Vadim se rua en avant le poing tendu, développant une énergie à l'apparence d'un loup funèbre aux babines retroussées. Ses compagnons apprécièrent, l'attaque de l'ancien renégat ne reflétait pas son rang passé. Une digne manifestation de cosmos que n'aurait pas reniée la nouvelle caste des Chevaliers de Bronze. Et néanmoins très insuffisante en la circonstance. Le Lémure n'avait pas cherché à l'éviter. Il ne broncha pas lorsque que le coup le frappa en pleine poitrine, contrairement à Vadim qui dérapa en encaissant le recul de sa propre attaque.
« Ça, c'est vraiment mauvais, grogna de dépit le Loup Noir en se massant le poignet.
- Le petit soldat s'est fait mal à la main ? se gaussa le Lémure. Pauvre petit soldat qui croyait pouvoir entailler une Alcarinquë avec ses maigres quenottes…
- Une Glorieuse ! s'exclama Nachi. Les protections que Durin et les Nains ont toujours refusées aux Ases !
- Durin ?! demanda Ayanima.
- Le Baphomet ! Le Chevalier d'Or du Sagittaire a affronté trois de ses séides à Asgard et il n'a pas eu la partie facile !!
- Ah, fit platement le géant. Ainsi les petits soldats ont connu l'Escadron de la Corruption. Les petits soldats n'ont encore rien vu… Lémure je suis, Kochtcheï Bessmertnyï a aussi réabreuvé mes racines desséchées, mais l'Huorn Noir de l'Escadron des Bêtes sert le Bataillon de la Guerre, pas celui de la Pestilence. Tremblez petits soldats, car l'Armée des quatre Cavaliers s'est levée, et rouge est la couleur du second. » Il fut sur eux en une seule enjambée, à une vitesse qu'il était impossible d'envisager pour un être de cette taille. Un revers de chacun de ses bras lui suffit pour balayer les quatre chevaliers comme des fétus de pailles, les envoyant se fracasser contre les arbres.
Une nouvelle fois la Chevalier du Lynx fut la première à se retrouver sur ses pieds, devançant l'Argent, l'Airain et le Noir. Elle brûlait un cosmos ocre en s'apprêtant à se jeter à la rencontre de leur adversaire toutes griffes dehors quand elle fut arrêtée par la voix impérieuse de Nachi.
« Aya ! Fous le camp d'ici tout de suite ! avait crié le Loup d'Airain.
- Non !
- Ne discute pas ! Va mettre un terme à ce rituel et laisse-nous nous occuper de ça, tu n'es pas de taille ! Quelqu'un doit aller remplir la mission, alors fonce ! »
- La jeune femme hésitait encore lorsqu'elle vit la Chevalier de Bérénice venir se poster à sa hauteur. « Tu te sens capable de faire jeu égal avec sa vitesse n'est-ce pas ? lui demanda Calacirya. »
Ayanima lui lança un coup d'œil intrigué. Tous ses doutes sur la Chevalier d'Argent s'évanouirent brusquement. Sa voix était porteuse d'une assurance sans faille et la jeune femme si discrète jusque là affichait un aplomb à la mesure de la prestance de sa protection opaline. La Chevalier du Lynx hocha la tête, se sentant soudain contrainte à l'honnêteté. « C'est au-delà de ma limite actuelle… mais pas au-delà de ce que je pourrais atteindre !
- Alors tu restes avec moi, conclut Calacirya. Nachi, vous et Vadim êtes les seuls à pouvoir continuer sans risquer de vous égarer. Partez devant, nous nous occupons de celui-là. »
Les deux Loups se regardèrent. Nachi connaissait ce ton, il l'avait déjà entendu avant. Dans la bouche de Jabu lorsqu'ils les avaient invités à rentrer s'entraîner auprès de leurs maîtres après les Galaxian Wars. Dans celle de Mu lorsque le Bélier leur avait demandé de rester auprès du corps d'Athéna plutôt que de chercher à rejoindre Seiya et les autres. Dans celle de Shaina lorsqu'elle leur avait ordonné de ne pas s'opposer à l'invasion des Spectres. Ce n'était pas un ordre, seulement un constat tellement évident qu'il était impossible de ne pas le suivre en dépit de sentiments contraires. Une évidence qui trouvait tôt ou tard sa justification, il avait été là pour empêcher des gardes de se suppléer à la torture de la flèche d'or, là pour protéger Seika de la volonté létale de Thanatos. Nachi avait aimé jouer au maître et former Sixie à l'obtention de l'armure du Renard. Ces quinze années l'avait changé, sa science de combattant s'était accrue, mais au fond il était resté le même et la décision qu'il prenait encore le plus facilement était de suivre une directive. Calacirya, quoi que bien plus jeune que lui, avait un rang supérieur au sien, et son conseil était sensé même s'il lui répugnait de laisser les deux jeunes femmes seules face au danger.
« Fais chier ! trancha-t-il. Fais gaffe à toi et surveille la petite, je te tiens pas à affronter Shun ou Ban en rentrant avec vos corps dans les bras ! » Lui et Vadim s'écartèrent en même temps des deux femmes dans des directions opposées, et disparurent dans le brouillard. Leurs présences, leurs auras, tout d'eux s'évanouit en un instant, disparaissant totalement aux sens de la Lynx comme aux perceptions de la Chevalier d'Argent.
Un rire grave et cassant accompagna leur fuite. Le Lémure, manifestement peu soucieux d'avoir laissé partir les deux hommes, leva ses longs bras noueux pour en faire craquer les articulations.
« Pourquoi tu te marres vieille branche ? grinça Ayanima.
- Aurais-tu oublié mes paroles, petit soldat ? L'Huorn Noir n'est pas le seul à être venu, le Warg Affamé guette ceux qui transgressent les frontières de la vieille nuit… Leurs morts seront moins douces que les vôtres.
- Espèce de… siffla la Lynx avant d'être retenue par la poigne de Calacirya qui l'empêcha de s'élancer.
- Attends ! lui intima la Chevalier d'Argent. Tu pourrais réussir à le déborder mais tes coups ne transperceront pas son armure si tu le frappes avec ton seul cosmos. » Calacirya lâcha l'épaule de la Chevalier de Bronze pour s'emparer d'une paire de ciseaux d'argent qu'elle portait à la ceinture, et sous le regard intrigué d'Ayanima, coupa l'une des mèches prune qui caressaient sa nuque. Une petite flamme argentée s'éleva de sa main ouverte où reposaient ses cheveux. « Berenice's Care » murmura-t-elle en soufflant sur sa paume. Les cheveux nimbés de cosmos se dispersèrent et s'envolèrent pour venir se poser sur la Chevalier du Lynx. « Maintenant essaie, mais fais attention, ton corps n'est pas habitué à canaliser autant de puissance. »
Ayanima opina et se ramassa sur elle-même en intensifiant son cosmos. Elle ne put retenir une exclamation de surprise lorsqu'elle sentit gronder en elle une vague d'énergie telle qu'elle n'en avait jamais ressentie. Ses ongles s'allongèrent démesurément, et des fumerolles cuivrées, parsemées de filaments argentés, se mirent à tournoyer autour de ses bras qui vibraient douloureusement d'une vigueur qu'elle avait du mal à contenir. Elle se contint néanmoins, jusqu'à ce qu'elle sentit ses muscles sur le point de se déchirer sous la tension produite par son cosmos et celui de Calacirya réunis. « Lynx's Fierce Claws ! » rugit-elle en se ruant sur le Lémure qui avait patiemment attendu sans s'émouvoir qu'elle eût terminé de se préparer.
En plein cœur de la forêt de la Toungouska, aux abords d'un large espace découvert d'où partaient des percussions sauvages et des litanies exécrables, les deux Loups se figèrent brusquement pour jeter un regard en arrière.
« C'était quoi ça ? suffoqua Vadim. Je n'ai rien ressenti de tel depuis… depuis jamais en fait…
- Bon sang, Ayanima… balbutia Nachi. Et dire que je m'inquiétais pour elle. Ban ne voudra jamais me croire… »
Pour un peu elle se serait sentie chez elle. La lune et les étoiles se reflétaient dans les eaux calmes et sombres des larges bassins au milieu desquelles s'espaçaient les dalles de marbre blanc. Un souffle quasi imperceptible faisait lentement tourner les jacinthes d'eau, et les rosiers grimpants autour des colonnes qui ne supportaient que le ciel exhalaient leur doux parfum capiteux dans l'air du soir. Un décor simple et paisible, un rien mélancolique, car contrairement aux grandes vasques des jardins entourant le treizième palais qui regorgeaient de carassins et de combattants, un seul poisson vivait en ces lieux, et le temple semblait se languir de son absence. Mais même cette impression faisait écho à son propre dépaysement, et la Commandant de l'Atlantique Nord avait adopté l'endroit, n'en pouvant rêver de meilleur pour se détendre après son entrevue avec le maître du Sanctuaire.
Son errance entre les bassins la conduisit en bordure du temple. Il y avait là une grande dépression circulaire, emplie d'une eau que la profondeur et la nuit faisait paraître noire comme de l'encre. A l'autre extrémité, une volée de marches plus anciennes que celles qu'elle avait empruntées plus tôt s'en écartaient comme les vestiges d'une boucle abandonnée du grand escalier. Ëarramë se crispa de contrariété en découvrant qu'elle n'était pas seule. Une silhouette emmitouflée dans une longue cape sombre était assise à même le sol, adossée à un banc de pierre. Une lance et un large bouclier étaient posés à ses cotés. Un garde manifestement. L'homme semblait dormir. Semblait seulement, car alors qu'elle regardait son profil d'oiseau de proie dans la pénombre, ses paupières se soulevèrent pour laisser passer le miroitement d'un regard acéré. Le Dragon des Mers était sur le point de tourner les talons quand l'homme osa lui imposer davantage de sa présence, cette impudence la figeant sur place.
« On ne sort pas facilement à l'aise d'une entrevue avec le Grand Pope, avait dit le garde aussi simplement que s'il avait été invité à donner son avis sur la question. Même les Chevaliers d'Or trainent leurs semelles pour répondre à une de ses convocations. »
Ëarramë monta d'un cran dans l'exaspération. Jamais aucun Marina du Sanctuaire Marin ne se serait permis d'apostropher ainsi l'un des Commandants de Poséidon, ni même un simple Capitaine. Il ne serait jamais sorti indemne d'un tel manque de respect. Corriger l'outrecuidant lui aurait été un appréciable défouloir, elle n'en fit rien cependant. Ce n'était pas la crainte de créer un conflit diplomatique entre Athéna et Poséidon qui la retint, plutôt un sentiment de curiosité qu'elle sentit poindre alors qu'elle regardait cet homme, étonnamment tranquille, qui en dépit de son rang subalterne paraissait appartenir au paysage, s'y intégrant aussi naturellement qu'elle-même se sentait à l'aise dans le temple des Poissons. « Je n'ai pas été convoquée, se surprit-elle à répondre.
- Certes non, répondit l'homme qui s'était levé en lissant sa cape, dévoilant une armure rudimentaire composée de lamelles d'acier. Mais je suppose qu'il s'est sans doute adressé à vous comme si tel était le cas. Le maître du Domaine Sacré s'y entend pour asseoir son autorité même au-delà de ses attributions, Commandant. »
Ëarramë haussa un sourcil étonné en s'entendant attribuer son titre exact, seulement connu des hommes d'Athéna depuis leur dernière expédition au domaine de Poséidon. « Les nouvelles vont vite, constata-t-elle. Ma venue n'était pas un secret d'état, mais…
- Mais un simple garde ne devrait pas être au fait d'un évènement aussi peu anodin, n'est-ce pas ? »
Le Dragon des Mers hocha la tête sans répondre. Son indésiré plus qu'indésirable interlocuteur avait oublié d'être idiot, il savait comprendre à demi mot.
« A dire vrai je ne suis pas exactement ce que l'on pourrait appeler un simple garde, reprit-il. Je suis Nedjeth, le Capitaine des Gardiens de l'Olivier, les seuls hommes à être admis sur la Colline Sacrée en dehors de l'élite du Sanctuaire. Une charge plus honorifique qu'essentielle j'en conviens, mais qui me confère néanmoins un statut un peu particulier. Je suis celui qui regarde, la Vigie à la Cape Pourpre, et la visite d'une protectrice de Poséidon n'allait certainement pas m'échapper, surtout en ces temps agités.
- Vous êtes là pour me surveiller ? l'interrogea Ëarramë qui sentait malgré elle son aigreur se dissiper.
- Je veille sur tout et surveille tout le monde, c'est dans ma nature, sinon dans mes fonctions. Mais je viens toujours ici pour me reposer. C'est l'endroit le plus haut de tout le Sanctuaire où je puisse me rendre sans y être convié, et ma vue porte loin. Jusqu'au Cap Sounion par où vous êtes arrivée. » Il lui tourna le dos pour faire quelque pas vers l'eau lisse et noire, trop candide pour craindre une étrangère dans l'enceinte du Domaine Sacré, ou trop sagace pour se méfier de ce qui n'arriverait pas.
Ëarramë n'était pas prompte à rendre un jugement qu'elle ne révisait jamais par la suite. Indéfectible dans la loyauté, elle n'accordait jamais celle-ci qu'après avoir senti sa confiance s'épanouir suite à de longues fréquentations. Mais pour la seconde fois en l'espace étriqué de deux jours, elle se retrouvait face à un homme qu'elle savait d'emblée lui plaire. Elle n'aurait pas été jusqu'à dire que le Capitaine Nedjeth et Sirion se ressemblaient. Celui-là paraissait moins soucieux que le Poisson, un rien désabusé. En revanche leurs caractères partageaient ce même mélange d'intelligence et de simplicité qui les distinguait de tous les combattants que la Commandant de l'Atlantique Nord ait jamais rencontrés. A son tour Ëarramë s'avança, et laissa son regard se perdre au milieu des étoiles qui se reflétaient à la surface du grand bassin.
« Mirrormere, énonça Nedjeth, le Lac du Miroir. C'est probablement de là que fut libérée la tempête qui balaya le temple des Poissons lors de la première bataille des douze maisons.
- C'est un bon nom, reconnut Ëarramë. Quantité de choses se reflètent dans les eaux comme celles-ci pour ceux qui savent les regarder.
- Ce fut le cas. Auprès de ces eaux se sont entraînés deux jeunes garçons, les premiers à être arrivés ici après s'être sentis attirés par le Sanctuaire en ruine il y a quinze ans. Pour autant que je le sache, je fus le troisième à rejoindre la Colline Sacrée, et quand mes pas me conduisirent à son sommet, ils étaient déjà là à s'éprouver. Personne ne s'occupait d'eux. Les survivants de la Guerre Sainte étaient alors trop occupés par le souvenir des défunts pour songer à la restructuration du Sanctuaire. Alors les deux garçons venaient ici, et se servaient de ce trou rempli par les eaux de pluie comme d'un miroir pour étudier et corriger leurs mouvements. Plus tard ils ont suivi avec les autres l'enseignement du Phénix, mais chaque soir ils revenaient ici pour travailler ce qu'ils avaient appris dans la journée. Et quand le Saint de la Vierge a entrepris de les éveiller au cosmos, c'est encore ici qu'ils venaient pour apprendre à le ressentir en essayant de traverser le Mirrormere en marchant à la surface de l'eau.
- Ils y sont parvenus ?
- L'un était opiniâtre, tout en énergie, à essayer et essayer encore, tentant de développer une vitesse telle que ses appuis n'en briseraient plus l'onde en ne faisant que l'effleurer. Le second au contraire, y allait pas à pas, cherchant comment alléger le poids de son corps pour marcher sur le miroir liquide aussi surement que sur la terre ferme. Ce fut lui qui le premier des deux découvrit les secrets des flux du cosmos, et par la suite il devint…
- Sirion… Le Chevalier d'Or des Poissons.
- Exact. Cela prit du temps, d'autres garçons arrivés plus tardivement au Sanctuaire se révélèrent plus doués et obtinrent leur armure avant lui. Le Sagittaire fut le premier, exception faite du Bélier évidemment. Mais le jeune Sirion devint finalement le maître de ce temple.
- Et l'autre qu'est-il devenu ?
- Il disparut. L'éveil de Sirion avait creusé un fossé rédhibitoire entre leurs aptitudes, les deux garçons ne pouvaient plus s'entraîner ensemble. Et s'entraîner était alors la seule chose qui comptait à leurs yeux.
- Alors il est parti.
- Peut-être. Parti s'entraîner ailleurs et continuer à suer sang et eau. Ou mort quelque part, d'épuisement ou d'abandon. Seul le Chevalier Sirion le sait, et encore ce n'est pas certain. On oublie vite au Sanctuaire, plus encore lorsqu'on porte une amure. On grandit, et les choses qui nous semblaient importantes avant rapetissent, avant de s'effacer complètement. Mais je crois que le Poisson n'a pas tout oublié. Il y a un air de sa flûte en coquillage qu'il ne joue que devant le Mirrormere. Et c'est un bel air. Pas vraiment triste, pas vraiment joyeux. Juste une musique simple, un air de famille que l'on connaît depuis si longtemps qu'il vous est aussi familier que les battements de votre propre cœur.
- C'est une belle histoire Capitaine, je regrette de ne pas en avoir une aussi bonne à vous raconter en retour. »
Le Capitaine ne répondit pas, son regard était fixé à la surface de l'eau, comme perdu dans la persistance d'un vague reflet du passé. Il resta un moment ainsi, et Ëarramë aurait pu croire qu'il avait totalement oublié sa présence à ses cotés s'il n'avait soudainement redressé la tête vers elle pour la transpercer de ses yeux d'acier. « Une bonne histoire n'est pas forcément une belle histoire, Commandant. A défaut d'un beau souvenir je me satisferais aussi bien d'un mauvais présage.
- Ce n'est pas ce qui manque actuellement, s'assombrit Ëarramë.
- Certes, convint Nedjeth. Le Sanctuaire Marin a sans doute son lot de préoccupations, il est dommage que vous en ayez trouvées de nouvelles ici.
- Que dois-je comprendre ?
- Je me suis trompé sur votre compte lorsque que je vous ai vue émerger du temple. Votre humeur ne pouvait pas être due à la seule indélicatesse du Grand Pope. Vous n'êtes pas de celles qui se laissent contrarier, si une ombre plane sur votre front, c'est l'ombre de vos seules pensées et non celles d'un autre. »
Ce fut au tour d'Ëarramë de se plonger dans le silence. Le temps sembla refluer, et elle se revit quelques heures plus tôt devant le trône du Treizième Palais. Devant ce casque d'onyx à l'effigie d'un dragon, ce masque d'argent ciselé d'or aux yeux d'émeraude. A nouveau elle sentit un mouvement de marée dans ses veines, des tourbillons dans son énergie intérieure qui s'agitait sans qu'elle l'eût intentionnellement commandé. La colère du dragon était aussi âpre à contenir qu'elle était dure à réveiller. « Pourquoi le Grand Pope porte-il un masque ? demanda-t-elle brusquement en desserrant à peine les lèvres.
- Les Grands Popes ont toujours été masqués, répondit le Capitaine. Peut-être pour que les autres Chevaliers ne voient pas en eux un ancien compagnon mais bel et bien le maître du Sanctuaire, tout comme les femmes Chevaliers portaient auparavant des masques pour éviter qu'on les considérât moins comme des combattantes. Ou peut-être par volonté de garder l'identité du Grand Pope secrète afin que les adversaires d'Athéna ne puissent rien savoir de lui et soient donc incapables d'anticiper ses réactions.
- Dans son cas le secret est probablement une nécessité salutaire, cassa la Commandant de l'Atlantique Nord, mais il aurait mieux fallu pour lui qu'il soit mieux gardé. Un masque aussi brillant soit-il ne suffit pas à cacher un passé aussi sombre.
- Penseriez-vous avoir reconnu quelqu'un en la personne du Grand Pope ? interrogea le Capitaine avec un sérieux qui bannissait définitivement toute limite à la franchise.
- Sans aucun doute. Un traître. » Et tout en l'affirmant, Ëarramë se rendait compte qu'elle l'avouait sans réserve à un homme d'un camp traditionnellement opposé au sien, et que de surcroit elle ne connaissait pas depuis une heure. Comment quelqu'un pouvait-il aussi dangereusement inviter à la confidence… Le Capitaine méritait amplement son grade. La sentinelle parfaite, le perceur de secret… Un mouchard idéal pour un maître machiavélique. De la chair à dragon.
« Un traître, vraiment ? continua Nedjeth. Ne douteriez-vous pas que la divine Athéna ait pu manquer à ce point de discernement en choisissant ainsi son plus haut représentant ?
- La Déesse de la Sagesse a peut-être la clémence facile avec les siens. Ou peut-être ne le considère-t-elle pas comme un traître, mais ni Poséidon ni l'Amiral Sorrent ne seraient prêts à oublier leur vindicte à l'encontre de l'usurpateur du Dragon des Mers.
- Kanon le Gémeau est mort dans la cinquième prison en affrontant le Juge Rhadamanthe. Le Grand Pope du Sanctuaire est Gorthol, le Heaume de Terreur.
- Qu'est-ce qu'un nom ? Un habit de plus pour celui qui en a déjà endossé un de trop ? Mon Ecaille l'a reconnu, votre Gorthol est Kanon, l'homme qui fit passer sa volonté pour celle de l'Empereur des Océans et causa la perte du Sanctuaire Marin. Mais vous le savez très bien n'est-ce pas ? »
Le Capitaine ne savait pas feindre la surprise, au reste, il n'essaya même pas. Trop malin pour chercher à tromper qui ne le serait pas, ou trop simple pour ne pas être honnête. Ou bien les deux. Mais un homme seulement malin se serait sans doute contenté d'éluder la question. « Je vous l'ai dit, déclara Nedjeth, je suis celui qui regarde. Et je peux vous donner raison en cela que ce n'est effectivement pas le secret le mieux gardé du Sanctuaire. Je comprends votre point de vue, Commandant, mais de celui d'un homme du Sanctuaire qui n'a pas connu Kanon le Gémeau, le Pope Gorthol est un grand Pope.
- J'en suis sure, grinça Ëarramë, il était déjà grand dans la traitrise.
- Que comptez-vous faire ?
- Je ne le sais pas encore… »
Le charme était rompu. Il n'y avait plus rien à regarder dans le Mirrormere, de larges nuages bas avaient définitivement obscurci le ciel nocturne. La Commandant de l'Atlantique Nord se détourna du lac noir pour rejoindre le temple des Poissons. Elle passait entre les premières colonnes lorsque l'explosion de plusieurs cosmos déchira la nuit au pied de la Colline Sacrée. « Qu'est-ce que c'est ?! lança Ëarramë. Certainement pas un échange entre deux frères d'armes, ça a été lancé avec trop de conviction…
Sans doute la raison pour laquelle le Chevalier Andram a laissé le soin à la Lionne de vous conduire jusque devant le Pope ! » lâcha Nedjeth qui avait bondit sur sa lance et son bouclier. Son visage s'était crispé et trahissait une grande affliction. « Apparemment le Taureau avait d'excellentes raisons de ne pas vouloir s'absenter trop longtemps de son temple…
- Le Sanctuaire serait attaqué ?!
- Manifestement. C'était le moment idéal pour lancer une offensive contre nous, seulement cinq Chevaliers d'Or sont présents pour défendre la Colline Sacrée.
- Seulement cinq… et je n'ai croisé aucun Chevalier de la légende… »
De nouveaux échanges cosmiques vinrent heurter leurs sens. La plupart d'entre eux étaient de faible envergure, bien en deçà de ce que la Commandant de l'Atlantique Nord aurait considéré comme une menace sérieuse. Mais il y avait une autre aura, une ou plusieurs, quelque chose d'une nature si étrangère aux perceptions d'Ëarramë qu'elle peinait à en appréhender l'étendue et l'intensité. Cela ressemblait vaguement au parfum de mort qui planait aux abords de Charybde ou à ceux des Lits des Noyés. En tout cas c'était aussi peu rassurant.
Les coups avaient cessé. Le Dragon des Mers suivit mentalement la progression de la lugubre sensation, jusqu'au second temple de la Colline Sacrée où elle disparut pour n'en plus ressortir. Cela ne la rassura pas pour autant, elle avait constaté lors de son arrivée au Sanctuaire que presqu'aucune émanation ne transpirait des temples du zodiaque. Elle entendait juste une sorte de vibration, une onde d'alerte et néanmoins balsamique, sans doute le signal que le Chevalier du Taureau était à son poste et défendait la route. Un vague crépitement lui fit tourner la tête. Sur le cadran de l'immense horloge juchée au faîte de la Colline Sacrée, cinq flammes venaient de s'allumer, bleues, à l'exception de la première qui luisait d'un rouge écarlate.
A nouveau Ëarramë ressentit les auras qui avaient marqué de leur faiblesse les premiers affrontements. Elles vibraient d'une panique affligée et progressaient sur le grand escalier vers le sommet du Sanctuaire. Avec un pincement au cœur, le Dragon des Mers en dénombra une de moins.
Le groupe apparut après plusieurs minutes alourdies par l'attente. Des Chevaliers de Bronze, menés par un Chevalier d'Argent à la chevelure de corbeau et à la peau olivâtre. Ils freinèrent brusquement leur course en découvrant la Commandant campée au devant d'eux, avant que leurs regards ne fussent attirés par un miroitement éclatant sur le long bouclier de l'olivier.
« Quelles nouvelles du Temple de l'Humilité, Yama de la Coupe ? leur demanda Nedjeth.
- Des démons ! » répondit le Chevalier d'Argent, avec une docilité qui prouva encore à Ëarramë de quelle estime particulière jouissait le Capitaine en dépit de son rang subalterne. « Menés par un nain qui balance une hache aussi grande que lui ! On a essayé de s'interposer mais c'est tout juste s'ils ne nous ont pas ignorés. Je conduis les Chevaliers de Bronze au Treizième Palais pour les mettre à l'abri, ils ne sont pas de taille.
- Vous non plus jeune maître. Restez avec eux et ne redescendez pas. Allez trouver le Grand Pope, vous serez plus utile à ses cotés qu'à vous agiter inutilement dans les jambes de la garde dorée.
- J'aurais préféré qu'il en soit autrement… Mais… Je dois vous dire, le Gardien de l'Olivier qui était en poste au temple du Bélier…
- Je sais, acquiesça amèrement Nedjeth. L'écho du Centaure. Même s'il avait été le véritable successeur de Babel il n'aurait pas pu s'en sortir. Au moins vous aura-t-il permis de vous replier saints et saufs. Aucune mort n'est belle mais la sienne n'aura pas été vaine. Partez maintenant. »
Les jeunes chevaliers ne s'attardèrent pas. La tête basse, ils s'éloignèrent vers les dernières marches qui les séparaient du palais du Grand Pope. La Vigie à la Cape Pourpre, les doigts blanchis de la force avec laquelle ils étaient crispés sur la hampe de sa lance, surveilla leur départ jusqu'au terme de leur ascension.
« Vous aussi devriez rappeler vos hommes, Capitaine… dit doucement Ëarramë lorsqu'ils furent hors de vue.
- Ils savent quoi faire, répondit gravement Nedjeth sans la regarder. Ils vont se rassembler au temple de la Vierge, au cas où, mais le danger ne montera pas jusque là. Je connais bien le Chevalier Andram, il laissera passer les démons pour s'opposer au Baphomet. Il ne réussira peut-être pas à le vaincre, mais il tiendra le temps qu'il faudra. Ses sbires auront déjà du mal à traverser le temple des Gémeaux sans s'y perdre. S'ils y parviennent, la maison du Cancer les arrêtera définitivement. Au pire si l'un deux sort du lot, la fin de leur petite invasion sera déchirée dans le temple suivant. Le chevalier Belthil a pulvérisé trois démons à Asgard, jamais la Lionne n'acceptera de se montrer moins efficace que la Flèche d'Or. Je ne serais trop vous conseiller de ne jamais vous mesurer à Narya, Commandant. Elle a souffert, et elle a appris à rendre la souffrance au centuple. De tous les Chevaliers d'Or, elle est la plus rapide et la plus violente.
- Et donc prévisible, rétorqua prudemment Ëarramë, ses atouts peuvent se retourner contre elle, on ne devient pas forcément la meilleure en se montrant la plus sauvage…
- Je n'ai pas dit qu'elle était la meilleure. La Balance et le Sagittaire sont sans doute ceux qui maîtrisent le mieux le septième sens. Le chevalier Sirion est le plus adaptable, le chevalier Andram le plus inébranlable. Tous ont des qualités exceptionnelles. Et tous à l'occasion peuvent faire preuve d'une pitié ou d'une clémence à la mesure de leur puissance. Tous, sauf la Chevalier du Lion…
- Alors je dois descendre dès maintenant.
- Pardon ? demanda sèchement le Capitaine en se tournant face à elle.
- Si cette offensive est si irrémédiablement vouée à l'échec, elle n'a aucun sens, affirma la Commandant. D'autant moins qu'Athéna n'est pas présente. Je dois les voir et comprendre car ce que vous subissez ici risque aussi bien d'arriver au Sanctuaire Marin. Et si vous vous surestimez mon aide ne sera pas de trop. Je n'ai côtoyé Sirion que brièvement, mais c'est assez pour savoir qu'il défendrait à ma place le Pilier de l'Atlantique Nord contre un envahisseur extérieur qui ne ferait pas partie de vos alliés.
- Alors restez ici et gardez le temple des Poissons.
- Espérez-vous pouvoir me barrer le passage, Capitaine ?... » Une vague naquit sur la Colline Sacrée. Une parcelle d'océan qui recelait la totalité de son essence. Elle enveloppa le Capitaine de l'Olivier d'un millier de nuances vertes et bleues, d'éclats d'écumes et de reflets mordorés. Chaude et froide, immobile et parcourue de courants incessants. Sur le cadran de la grande horloge, une lueur tremblota un instant comme une flamme sur le point de s'allumer sous le signe des Poissons. L'aura sentait le sel et les algues, l'iode et les coraux, comme si le cosmos d'Ëarramë avait contenu une parcelle du souffle de Thaumas. Et derrière les plus limpides des lentes fluctuations qui la parcouraient, passait par intermittence une ombre vague et reptilienne.
Plus bas sur la Colline Sacrée, un flamboiement doré déchira la nuit autour du temple du Scorpion, lançant une question impérieuse vers l'extrémité de la route. La réponse ne vint pas du Treizième Palais. Au milieu des lumières marines en éclot une autre, nivéenne, aérienne. Elle se glissa peu à peu entre les courants, s'en échappa gracieusement pour prendre son envol. La vague s'ouvrit en deux, et Nedjeth réapparut. Les lamelles d'acier de sa protection sommaire étincelaient pareilles à de l'argent, et autour de lui scintillait la silhouette d'un grand aigle aux ailes déployées. « Ne vous y trompez pas, prévint-il calmement. Je ne suis peut-être qu'un chevalier raté, mais je n'en reste pas moins un Caresseur de Nuages, Dragone… Vos griffes ne sont pas prêtes de couper mon vol, et mes serres savent percer les défauts des écailles… »
De longues secondes s'écoulèrent alors que la Commandant de l'Atlantique Nord et le Capitaine de l'Olivier se jaugeaient face à face par l'intermédiaire des forces qu'ils avaient invoquées. Il n'y avait pas de commune mesure entre la puissance d'Ëarramë et celle de Nedjeth, l'attention qui était restée fixée sur eux depuis le huitième temple prouvait assez combien l'aura du Dragon des Mers pouvait inquiéter jusqu'à un Chevalier d'Or. Mais en dépit de cette puissance, elle ne pouvait empêcher l'épanouissement de celle du Capitaine, comme si de part la nature même de cette dernière elle était incapable de la contenir. Puis quelque chose passa, et simultanément ils rappelèrent à eux leurs énergies respectives.
« Mais seul le Pope pourrait m'ordonner d'en venir là, reprit posément Nedjeth, et je dois moi aussi rejoindre le temple de la Vierge. Descendez donc avec moi puisque je ne peux pas vous convaincre de demeurer ici, mais si vous voulez suivre mon conseil, ne dépassez pas la maison de la Balance, rien de bon ne vous attend plus bas. »
A cet instant, un flux indéfinissable et sinistre vint à nouveau salir les marches du grand escalier. Une partie au moins de l'invasion venait de s'extirper du temple du Taureau et se ruait vers celui des Gémeaux…
Quelque part à l'Est du canal de Suez, une ombre sinistre s'abattit sur le sable du Sinaï à proximité de la seule dune qui rompait la plate monotonie du désert bien des lieues à la ronde. De grandes ailes noires éclaboussées de rouge se replièrent lentement au-dessus d'une queue reptilienne, et un bec de charognard, aussi dentelé que la gueule d'un squale, s'ouvrit pour révéler un visage grisâtre aux traits révulsés de cruauté. Il leva la tête vers le ciel qu'il venait de quitter, promenant un regard d'où partait une étrange vibration, mais rien ne venait troubler l'azur, que le souvenir de l'être sordide dont le passage l'avait souillé.
« Le Féroce Ailé craindrait-il les Vents ? ronfla une voix sous le sable. Euros ne nous trouvera pas, le pouvoir de la Reine de Libye ne connaît que la frontière du désert. Même les quatre Cardinaux ne peuvent voir sous les paupières de Lamia… » La dune s'effrita lentement sous la poussée de la formidable masse qu'elle recouvrait. Enorme, râblé, l'être qui se leva aurait plongé dans l'ombre une arène entière. De ses mains larges comme des merlons il essuya le sable qui s'attardait sur sa protection aussi lugubre que celle de son comparse, une armure proboscidienne parée de quatre défenses monstrueuses.
« C'est bien là sa plus grande utilité, rétorqua l'oiseau de mort d'une voix grinçante comme un clou rouillé sur du verre brisé. Qu'est-ce qui a bien pu décider Belial à s'encombrer de cette femelle décatie et insignifiante… Lilith n'est rien comparée au moindre de l'Armée des Bêtes. Et les Vents ne valent pas davantage.
- Lilith comme les Vents a de l'Ichor dans les veines, contrairement à nous, gronda le colosse. Et il est plus facile de briser l'imposant que l'insignifiant. Porte ton poing contre un rocher et tu le réduiras en miettes, fais en autant sur un grain de sable et tu le retrouveras intact en relevant la main.
- Epargne-moi tes leçons de sagesse ! La sapience de l'Imperturbable Mûmak ne l'a pas sauvé des Archanges devant Carthage, elle sauvera encore moins le Lémure que tu es devenu.
- Quelle importance, aucun de nous ne souhaite être sauvé. Quelles nouvelles de Kemet ?
- Ils sont arrivés à Alexandrie. Trois d'entre eux. Un Chevalier d'Argent et deux de Bronze. Un seul peut avoir du sang sur les mains, les deux autres ont encore du lait sur les lèvres.
- Trois… ça va compliquer les choses.
- Compliquer ? Il y aura seulement un peu plus d'entrailles à ramasser…
- Ils peuvent se disperser, l'un d'eux peut atteindre Le Caire le temps que les autres se décident à mourir. Souviens-toi la Flamme d'Ûdun, le Balrog n'a pas eu le temps de terminer son adversaire sur l'île des Chevaliers Noirs avant que Lamia ne le rappelle.
- Un coup de chance…
- La chance de suffit pas pour résister à la Flamme d'Ûdun. Ils ne sont pas de taille mais certains peuvent se révéler coriaces. Et aucun d'entre eux ne doit fourrer son nez sous le plateau de Gizeh avant l'heure.
- Tuer ceux-là n'empêchera pas d'autres de venir.
- Ils nous chercheront nous avant de s'intéresser de nouveau à ce qui se passe là-bas. Nous et ceux qui auront exterminé les leurs à Ponape, sur le Hkakabo Razi, et dans la Toungouska. Quoi qu'ils soupçonnent, nous seront plus importants à leurs yeux, et Le Caire juste un endroit parmi d'autres. Nous gagnons du temps, c'est tout ce que l'on nous demande.
- Qu'ils nous cherchent, je les attends ! En tout cas ces trois là nourriront la Terre Noire sans avoir vu le soleil de demain !
- Pas à Kemet. Eloigne-les de Taouy avant de t'occuper d'eux. Attire-les à moi dans les sables du Sinaï, et poussons les au Sud, jusqu'au Rub al Khali s'ils nous suivent jusque là.
- Pourquoi aller si loin ?
- Parce que ceux qu'ils enverront après, si forts soient-ils, ne seront pas à l'abri des maléfices du désert pourpre. Et parce que tuer ces trois là entre les murs d'Irem aura plus d'impact que bien des sacrifices commis dans les entrailles de Gizeh. Les simples hommes qui servent le Dernier Retour sont incapables de rejoindre la Cité aux Mille Piliers.
- Personne n'en est capable sauf par accident. La légendaire Irem sait se soustraire à ceux qui la cherchent.
- Personne sauf le Pharaon Noir. Azraël nous guidera jusque là. Maintenant, va. Et modère-toi.
- Ne t'en fait pas, je te les amènerai… disons au moins l'un d'entre eux… » Avec un rire sarcastique, le Féroce Ailé redéploya ses larges ailerons membraneux, et s'arracha au désert dans un tourbillon de sable pour disparaître dans le halo solaire…
Cassandra plongea sa tête entière dans le seau qu'ils venaient de tirer du puits. Le soleil d'Egypte mettait à rude épreuve sa peau claire. « Pourquoi est-ce que c'est si long ? demanda-t-elle en écartant les mèches blondes que l'eau collait à son front. On devrait être Au Caire depuis des heures…
- Parce qu'intervenir dans le monde civilisé nous oblige à respecter quelques précautions, répondit Jabu assis à l'ombre d'un dattier. Nous formons un groupe un peu trop remarquable pour passer inaperçus. Ceux que nous avons interrogés à Alexandrie se souviendront de nous, et les autorités se poseraient des questions plutôt insolubles si elles apprenaient notre présence Au Caire seulement quelques minutes après notre départ. »
La Chevalier d'Argent soupira. S'être entrainée si longtemps pour acquérir des capacités hors du commun, et ne pas pouvoir y avoir recours quand elles auraient pu mettre un terme à l'harassement dont la chaleur l'accablait la mettait au comble de la frustration. Les deux hommes étaient moins à la peine. Cassandra savait que le la Licorne avait passé son enfance à Oran, quant au Chevalier de Bronze, ses traits étaient par trop sémitiques pour ne pas laisser supposer que ses racines fussent originaires de ces latitudes. Elle trouvait ce Saül difficile à jauger. Plus jeune, et néanmoins presque aussi large d'épaules que le Chevalier d'Héraclès qui avait partagé avec elle l'entraînement de Shaina, le Bouvier de Bronze ne montrait ni déférence ni impertinence envers elle comme envers le Chevalier d'Airain. Jamais en retrait, jamais trop en avant. Difficile de cerner un homme qui montrait aussi peu d'ambition que de résignation…
Elle pensait trop. Trop de questions, pas assez de résolution, c'était là son principal défaut d'après la Chevalier de l'Ophiuchus qui lui avait fait payer cher chacune de ses hésitations. Pourtant ce fut-elle qui se jeta sur les deux hommes, les obligeant à se coucher face au sable avec un cri d'alarme.
« Et bien ? demanda sèchement Jabu en se relevant après un instant d'expectation déçue.
- J'ai cru voir une ombre… répondit Cassandra le nez levé vers le ciel.
- Tu es sure ? insista la Licorne d'un air sceptique.
- Je suis Chevalier d'Argent, répliqua la jeune femme malgré elle sur la défensive. Vous non. Mes sens sont plus affûtés que les vôtres.
- Soit. Rêve ou oiseau de toute façon le résultat est le même, c'est passé et nous, nous attardons trop longtemps. Alors en route. »
Ils se remirent en marche et quittèrent l'oasis. Ils l'avaient laissée derrière eux depuis une bonne heure quand un crépitement électrique et un reflet argenté firent faire volte-face au Chevalier d'Airain. Cassandra avait revêtu l'armure de l'Ecu. « Encore ?! s'exclama Jabu. » Mais la tension qu'il lut dans le regard de la jeune femme l'incita à ravaler sa contrariété pour se tourner vers Saül, qui lui aussi scrutait le ciel d'un air troublé. « Alors quoi ? Tu as vu quelque chose cette fois ?
- Presque, murmura le grand Chevalier de Bronze. Un point, une ombre à la limite de mon regard… Et c'est bien ce qui m'ennuie, rien ne restreint mon champ de vision quand les yeux du Bouvier sont ouverts. J'aurais dû voir ce qui est passé.
- Oui, tu aurais dû, acquiesça sévèrement Jabu. Très bien, quoi que ce soit, s'il est aussi doué que ça à ce jeu là, il ne doit pas s'attendre à être découvert… Vire-moi cette armure, Cassandra. Pas la peine de lui donner une raison de penser qu'on a remarqué sa présence.
- Et ensuite ? s'enquit Saül. On continue comme si de rien n'était en attendant qu'il se pointe ?
- Non, répondit Jabu après un instant de réflexion. Cette route n'est pas très passante mais elle reste trop fréquentée pour y risquer une confrontation directe. Alors on garde le cap à l'Est mais on passe par le désert. Si cette ombre descend nous chercher on sera en mesure de la recevoir sans avoir à se retenir. Et si elle ne fait que nous suivre alors c'est qu'elle cherche à savoir où nous allons. Dans ce cas on dépasse Le Caire, on sort d'Egypte, et on l'entraine au diable avant de s'occuper d'elle.
- Ça parait cohérent, admit Cassandra.
- Et tu comptes ajouter quelque chose après ce « parait » ? demanda Jabu.
- Seulement que si l'ombre ne nous suit pas, cela voudra dire qu'elle ne se demandait pas où nous allions, mais si nous nous y rendions… »
Jabu fronça un moment des sourcils avant de hocher la tête en guise d'assentiment. Il ne se sentait pas particulièrement à l'aise devant la jeune femme. Il avait l'expérience, il avait le commandement officiel de la mission, mais elle était Chevalier d'Argent, et une élève de Shaina. De quoi appréhender les contestations. Il devait néanmoins reconnaître que tout en étant moins malléable que Saül, Cassandra restait encore à sa place, et que les remarques qu'elle s'autorisait ne manquaient pas de pertinence, à l'instar de cette dernière.
Ils quittèrent donc la route, s'efforçant de donner l'impression qu'ils suivaient en dépit des apparences un itinéraire programmé à l'avance. Ils progressèrent sans se hâter, mais à la façon d'un groupe ordonné, Jabu en tête, Cassandra couvrant leurs arrières, Saül au milieu d'eux pour que le Chevalier de Bronze pût se concentrer sur le pouvoir du Bouvier sans pour autant avoir l'air de scruter les environs en permanence. Et l'ombre les suivit.
Ils la sentirent plus qu'ils ne la virent lorsqu'ils laissèrent définitivement derrière eux le delta du Nil. Ils l'aperçurent presque lorsqu'ils quittèrent Ash Sharqiyah pour Al Isma'iliyah, et l'entrevirent un instant alors qu'ils approchaient du canal de Suez. Cassandra manqua de rentrer dans le dos du Bouvier lorsque celui-ci s'arrêta net pour lâcher un chapelet d'invectivassions que n'aurait pas reniées l'Ours mal léché qui lui avait servi de maître. « Il se fout de nous ! s'exclama-t-il sans décolérer. Il sait très bien qu'on sait qu'il est là, il passe à chaque fois plus près… et pourtant je n'arrive à voir rien d'autre que deux ailes noires ! Je vous préviens que s'il approche encore je n'attendrai pas plus longtemps pour lui balancer mon poing dans la gueule !
- Du calme ! commanda Jabu sans pour autant pouvoir détendre ses traits ulcérés. Jusqu'à présent il n'a fait que nous suivre, pas question d'attaquer les premiers pour un motif aussi futile.
- Je ne pense pas que nous aurons à prendre les devants, avança Cassandra. Tout me répugne dans ces ailes là…
- Tu n'es pas la seule. Mais nous sommes encore trop près Du Caire à mon goût, et il y a trop d'activité du côté du canal de Suez.
- Mais au-delà il n'y a que le Sinaï, déclara Saül. Traversons, descendons un peu plus au Sud, et nous ne trouverons que du sable et des pierres jusqu'au golfe d'Aqaba.
- Exact, confirma Jabu. De toute façon nous n'avons pas le choix, je ne procèderai pas à une enquête pour le Pope en trainant cette ombre au-dessus de nos têtes. Très bien, passons au Janub Sina' et coupons lui les ailes… »
Un peu plus tard trois éclairs déchirèrent le ciel limpide du désert. La Licorne, l'Ecu et le Bouvier avaient endossé leurs protections sacrées, et campés sur place, fustigeaient le zénith alors que leurs auras pulsaient en cœur en un appel provocateur.
Leur attente fut de courte durée. Cela s'abattit devant eux, en même temps qu'une répugnante puanteur de chairs faisandées vint leur fouetter les narines, les obligeant à porter une main à leur figure pour soulager leur odorat écœuré. Les larges ailes d'obsidienne éclaboussée de sang n'en finissaient pas de se replier au milieu du nuage de sable. Puis ils virent le casque, ce rostre proéminent, dentelé, monstrueux d'avidité.
« Tu voulais lui mettre ton poing dans la gueule… susurra Cassandra au Bouvier.
- Je suis en train de reconsidérer la question, grogna Saül. Ça n'a pas l'air d'être l'endroit idéal… »
Les yeux rouges du charognard humain les fixaient à tour de rôle. Son véritable regard était invisible, occulté comme la quasi intégralité de son visage par l'ombre des mâchoires métalliques, mais les trois Chevaliers pouvaient ressentir malgré tout son acuité et l'agressivité qui s'en dégageait.
Jabu raffermit sa position défensive, commandant ainsi à ses jeunes compagnons d'abandonner les préliminaires. Ce n'était pas très régulier, ils auraient dû chercher à savoir qui était celui qui les avait suivis jusque là, ce qu'il cherchait, ce qu'il savait… Sauf que l'homme puait autant qu'un charnier, et que les seuls mots qu'il avait vraisemblablement l'intention de prononcer étaient ceux de leurs épitaphes. Le Chevalier d'Airain écarta les bras. Cassandra et Saül opinèrent et prirent leurs distances, encerclant progressivement leur imminent adversaire pour éviter de lui offrir une cible unique en restant de front.
L'attaque fut brutale. La jeune femme poussa un cri de surprise en voyant l'oiseau noir disparaître au milieu d'eux, et réapparaître presque instantanément dans le dos de Saül, dérapant sur le sable, une main levée telle une serre à cinq griffes prête à s'enfoncer dans son échine. Trop rapide pour lui ! s'exclama-t-elle intérieurement en s'élançant avec un retard qu'elle se savait déjà incapable de combler. Il n'est que Chevalier de Bronze !...
Un Chevalier de Bronze aux yeux innombrables et grands ouverts. Rien n'échappait au Bouvier lorsque son cosmos était déployé. Suivre un déplacement aussi rapide lui était impossible, mais il avait réagit d'instinct lorsque la menace s'était volatilisée, et ajusta son geste aussi précisément que s'il l'avait eue en face de lui quand elle se figea dans son dos. Son coude atteignit de plein fouet le bec du rapace, réduisant in-extremis l'amplitude du coup de griffe qui frôla sa nuque en pulvérisant le col de l'armure de bronze… « Unicorn's Gallop ! » Saül n'entendit l'invocation de Jabu qu'après l'avoir vu se matérialiser à ses côtés, toute la force de son pied explosant contre le torse de leur agresseur. L'oiseau noir fut projeté à perte de vue au ras du sol, l'air soulevé par son passage creusant une profonde tranchée dans le sable. Les émissaires du Sanctuaire n'eurent pas le loisir de souffler. L'ombre reparut presque aussitôt à l'horizon, fusant à leur rencontre toutes ailes déployées dans un hurlement strident. Elle fut sur eux alors que Jabu venait à peine de retoucher terre, et les aurait percutés si Cassandra qui avait continué sa course ne s'était interposée. La jeune femme écarta les bras, et le bouclier d'argent qui recouvrait sa poitrine se mit à briller. « Glorious Shield ! » cria-t-elle. Se fut comme une explosion de blancheur, une incandescence insoutenable comme la lumière du soleil à son premier zénith. Le hurlement de rage se mua en un coassement de douleur. L'oiseau noir brisa net son élan en repliant ses ailes devant lui pour se protéger de la radiance immaculée. Il aurait sans doute fuit vers le ciel, mais Saül avait bondit au-dessus de lui en libérant son cosmos smaragdin au maximum de sa puissance. « Herder's Greatest Order ! » lâcha férocement le Bouvier. Ses yeux étaient fermés pour se prévenir de l'éblouissement, mais il n'avait pas besoin d'eux pour voir sa cible. Une grêle de coups s'abattit sur la jointure des ailes noires, les poings du colosse la matraquant sans trêve.
Saül aurait harcelé sa victime jusqu'à s'en briser les phalanges, il fallut une brusque exhalaison de puanteur pour que la nausée qui le saisit l'obligeât à reculer, mettant du même coup un terme à son assaut. Cassandra poussa un cri de douleur, la queue d'obsidienne venait de la faucher, brisant sa protection au niveau de ses rotules. La bête humaine en profita pour batte en retraite et s'enfuir à tire d'ailes. Pas aussi rapidement qu'elle l'aurait voulu toutefois. Des cercles d'énergie violacée s'échappaient de l'appendice de la Licorne en l'emprisonnant dans une traction contraire à son vol. « Sur lui ! ordonna Jabu crispé par l'effort. Je ne peux que le freiner ! Vite ! Avant qu'il soit hors de ma portée ! »
La Chevalier d'Argent s'élança, mais la douleur dans ses genoux était telle qu'elle ne put que stabiliser l'écart avec leur adversaire sans réussir à le rattraper. L'oiseau noir continuait à s'éloigner, se rapprochant inexorablement de la limite de l'onde émise par le Chevalier d'Airain.
« C'est pas le moment d'avoir peur du ridicule, trancha Saül » Il empoigna Jabu à bras le corps pour le jeter sur son dos, et chargea sur les talons de la jeune femme en portant son aîné.
Ils filaient vers le Sud du Sinaï. Saül, lesté du Chevalier d'Airain qui se concentrait sur son emprise, courrait jute assez vite pour ne pas se laisser distancer par la Chevalier de l'Ecu, elle-même juste assez rapide pour poursuivre l'ombre putrescente. Aucun d'entre eux ne remarqua l'étrange dune loin derrière eux, qui en dépit de la distance qu'ils parcouraient, semblait toujours à la même place à l'horizon, et aucun ne pouvait voir le rictus sardonique qui étiraient les lèvres grises du Féroce Ailé alors qu'il les entraînait vers le golfe d'Aqaba, la dernière frontière avant la péninsule arabique. Au-delà il y aurait les hauteurs du Hedjaz, les dunes du Nafud, puis les sables rouges du Dahna, et la fin de la course, dans l'enfer du Rub al Khali, le berceau de la légendaire Irem, la cité maudite aux mille piliers…