Jours 9 à 15…


Jour 9



Nous sommes arrivés au château un peu avant midi.

La route était longue : j'étais fatigué, déçu, et je n'ai pas réussi à empêcher quelques larmes de couler. Heureusement qu'il faisait nuit, on ne pouvait pas vraiment me voir. J'ai bien vu que Kuro-sama me regardait à un moment, mais je ne pense pas qu'il ait vraiment vu.

Je suis dans ma chambre, couché dans mon lit, emmitouflé dans ma couette : j'ai froid. Les fenêtres sont ouvertes (il faut bien aérer de temps en temps) mais le vent qui souffle dehors depuis très tôt ce matin est vraiment glacial. Je crois que c'est pour ça que je grelotte. Kuro-pon aussi a eu froid… Il dort. Je voulais lui montrer quelque chose, mais il dormait.

Moi je ne suis pas fatigué, je ne suis plus fatigué, j'ai juste froid. Je voulais lui montrer le dessin que j'ai fait hier, en sortant de chez ce vieux monsieur. Je me lève et reprends mon cahier. Je ne sais même pas pourquoi j'ai fait ce dessin…peut-être que j'en avais besoin. Les dessins, c'est le dernier moyen d'expression qu'il me reste (avec les gestes)… je dessine à présent comme je parlais avant : tout le temps, et je dessine tout et n'importe quoi. Du coup, hier sur mon cheval, j'ai dessiné ça : un gros matou triste.

Et quand j'ai fini ce dessin, dans la forêt, je me suis rendu compte que j'étais pathétique : je me plains à travers mes dessins. Kurorin doit aussi avoir des raisons de râler, de se lamenter, mais lui ne va pas voir Yasha pour lui raconter ses soucis. Pourquoi est-ce que je montrerais ce dessin à Kuro-tan ? En plus, il doit déjà savoir dans quel état d'esprit je me trouve… Ce n'est pas vraiment comme si c'était quelque chose d'important. Alors je l'ai rangé, ce stupide dessin sur ce stupide cahier, dans la poche de mon manteau, et je n'ai rien dit.

Je n'ai rien dit, mais mon cerveau n'a pas arrêté de réfléchir. Il a repensé à toutes les mauvaises choses qui m'étaient déjà arrivées depuis mon arrivée dans ce monde, depuis mon arrivée au monde. Et il a fait exprès d'oublier toutes les choses positives, pour que je plonge vraiment, pour que je déprime, pour que je sois triste.

Je n'ai pas mangé à midi : mon estomac réclamait de la nourriture, mais mon esprit était comme bloqué. Ma main ne voulait pas prendre cette fourchette, ma bouche ne voulait pas s'ouvrir et mes dents auraient de toute façon refusé de mâcher, au moins autant que j'aurai refusé d'avaler. Je suis allé dans ma chambre, je me suis couché tout habillé et j'ai dormi.

J'ai dû m'assoupir une heure ou deux, tout au plus. Le soleil était encore bien haut dans le ciel. Et je me suis réveillé avec l'envie de finalement montrer ce dessin à Kuro-chan.

Pourquoi ?

Aucune idée…

Mais peu importe : il dormait. Je suis donc revenu ici, j'ai ouvert les fenêtres et je me suis recouché. Pas pour dormir, juste pour me reposer et regarder le vent dehors.

Juste pour regarder cette tempête s'intensifier au fur et à mesure que je me vide.


Jour 10



Fye est couché dans son lit depuis que nous sommes rentrés. Yasha dit que c'est le signe avant-coureur d'une dépression. Mouais… bon ça ne nous arrange pas. Déjà qu'on a du mal à communiquer, je ne vois pas comment résoudre ce problème.

Le déjeuner vient de se finir : Yasha a beaucoup parlé aujourd'hui… De Fye surtout. Il parle de lui, de son « passé douloureux »… comme s'il en savait quelque chose. Peut-être qu'il a vraiment vu son passé, quand il a mis sa main sur son front lors de notre première rencontre. Je m'en fous moi, je veux rien savoir, mais si ça continue comme ça cet abruti va mourir de faim. Bien sûr, à la fin du repas, Yasha m'a regardé en souriant d'un air niais tout en disant :

« Ce plateau de nourriture n'ira pas tout seul dans la chambre de Fye, n'est-ce pas ? »

J'ai vraiment l'impression de ne faire que ça : m'occuper de ce mage à la noix. Il faudrait qu'on me paye pour ça, ce serait plus logique. Quoi ? Pas altruiste moi ? Je me suis occupé de lui assez longtemps, mais là ça commence à faire long. En plus, je supporte pas les personnes qui baissent les bras, ou qui se laissent abattre pour des bêtises. C'est quoi son problème ? Ne plus pouvoir communiquer ? Il se sent seul ? Shaolan aussi se sent seul, mais lui ne reste pas au pieu pendant deux jours. Bon, en même temps il faut bien qu'il retrouve les plumes de sa princesse. Il a un but. C'est quoi le but de Fye ?

Fuir ?

C'est pas un but ça, c'est une solution provisoire en attendant d'être assez fort ou courageux pour accepter et faire face à son problème. Son type là, qu'il a laissé endormi, comme il avait dit.

Ça doit être normal de dormir autant dans son monde.

Mais maintenant, il faut qu'il se réveille.

Je suis devant sa porte, avec le plateau de bouffe dans une main. Et même si je dois tout lui mettre de force au fond du gosier, il videra tout ce qu'il y a dessus.

Je toque… j'attends… je toque encore une fois…

Pas de réponse.

« Fye ? »

J'ouvre la porte (il n'y a pas de clefs ici. C'est pratique, tout est toujours ouvert) et j'entre.

Le lit est défait au milieu de la pièce, et sur le sol traîne une quantité astronomique de dessins : il a arraché les pages de son cahier et les a exposées par terre. Ça forme une espèce de pyramide.

Tout en bas de la pyramide, au moins une vingtaine de feuilles les unes à côté des autres représentent des canards, des gros et petits toutous, et des gros matous et des petits minous. Je reconnais quelques croquis qu'il avait fait dans cette auberge.

Sur la ligne du dessus, une dizaine de dessins sont entreposés : des paysages. Je tourne la tête : c'est ce qu'il voit de sa fenêtre. C'est un drôle de style, tout est assez anguleux, mais c'est très ressemblant, en même temps.

Au-dessus de ces paysages, trois feuilles : la scène de l'auberge. Tout d'abord mon dessin, puis la version de Fye, et enfin le gros toutou qui aboie sur le gros bonhomme. Je souris un peu (je peux, personne ne me voit) : je suis fier de mon dessin, c'est bizarre. Mais cet aubergiste l'avait cherché aussi ! Il n'avait qu'à le nourrir… Quoique, non. S'il avait eu l'idée du poison ce jour-là, j'aurai trouvé un cadavre dans la chambre en rentrant. Et je m'énerve en pensant à ça… ça ne va pas être facile, pour aucun d'entre nous, de quitter les autres lorsque l'heure viendra. Mais pour l'instant, nous n'y sommes pas encore. Alors pas de stress inutile.

Le dessin qui fait le sommet de la pyramide est un dessin que je n'ai jamais vu. Je ne vois pas bien de là où je suis, alors je contourne toutes les feuilles pour arriver juste à côté. Je le prends ; c'est étrange, la feuille tremble un peu dans mes mains.

Un gros matou triste à en mourir.

Des bruits inquiétants viennent de la salle de bain.

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L'eau du bain est chaude sur ma peau. J'ouvre les yeux : mes cheveux flottent au-dessus de moi dans des mouvements très souples. C'est beau, on dirait qu'ils dansent.

J'expire de l'air encore une fois, et de grosses bulles montent pour éclater à la surface de l'eau. Mes poumons sont presque vides maintenant, et je suis tout au fond de la baignoire.

Si je ne remonte pas bientôt, je vais me noyer.

Mais je me sens bien comme ça : il fait bien chaud, et je n'entends plus rien. Enfin si, encore des bruits diffus, mais ils sont tellement déformés que je n'y prête même plus attention. Et même si mes poumons me font un peu mal, et que je commence à vouloir remonter, une partie de moi n'en a pas envie.

C'est pas très sympa ce que je fais là, n'empêche. Je vais laisser Kuro-tan tout seul.

Mais non, il ne sera pas seul, il peut parler avec Yasha et tous les habitants de ce pays.

Et puis, Mokona finira bien par revenir, alors il retrouvera Shaolan et la petite Sakura, jusqu'à ce qu'il arrive enfin dans son pays, retrouver sa princesse Tomoyo. Finalement, c'est facile de se laisser partir. J'ai un peu mal à la tête maintenant, mes yeux sont grands ouverts, et ma gorge se serre de plus en plus. Elle a compris que l'air ne passera plus par là.

Les bruits diffus autour de moi commencent à s'éloigner tout doucement. Des petits points noirs apparaissent devant mes yeux qui regardent dans le vide. Mais soudain, un bruit fort se fait entendre et je sursaute. Mon premier réflexe a été d'aspirer. L'eau entre en moi et je sens que c'est la fin. Je ne peux plus bouger. Même si j'avais voulu changer d'avis, maintenant c'est trop tard. Le même bruit fort résonne de nouveau et l'eau frisonne. Mes yeux commencent à se fermer, je m'en vais. Avant de fermer les yeux une dernière fois, j'aperçois une forme noire au-dessus de moi.

Et je suis tiré hors de l'eau.

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Fye, recroquevillé sur le sol de la salle de bain, tousse très fort et recommence à respirer normalement. Mon rythme cardiaque aussi a repris son niveau normal. Cet enfoiré s'était enfermé en bloquant la porte avec un petit meuble. J'ai dû m'y reprendre à deux fois pour défoncer cette porte. Je ne savais pas ce qu'il faisait, mais dans le doute je l'ai tiré hors de l'eau et carrément jeté par terre. Et j'ai bien fait, vu toute l'eau qu'il a recrachée. Il tremble maintenant, mais je ne sais pas si c'est la toux ou s'il a froid, nu par terre. Je quitte ma position assise et me rends dans la chambre. Le dessin du gros matou triste prend toute sa signification maintenant. Je prends la couette sur son lit et je vais de nouveau dans la salle d'eau. Il ne tousse plus désormais, mais il est encore plus en boule et tremble toujours. Je pose la couverture sur son corps encore couvert de cicatrices dues au fait d'avoir été traîné par terre et je m'approche de la baignoire pleine.

L'eau semble si calme maintenant. Mais elle a faillit tuer. Qu'est-ce qui lui a pris ? On ne se suicide pas juste parce qu'on est un peu seul… Je plonge ma main dans l'eau et je tire sur le bouchon. Le niveau de l'eau descend doucement. Fye s'est emmitouflé dans la couverture et ne tremble plus tellement. Ses yeux regardent fixement devant lui : il a l'air d'avoir peur.

« Fye ? »

Il dirige lentement son regard vers moi. Il est triste et il a peur. Il a peur de moi, de ma réaction sans doute. Je pousse un soupir et je vais m'asseoir à côté de lui. Il regarde attentivement tous mes faits et gestes. Peut-être que je devrais le frapper, mais le bleu qu'il va avoir sur son épaule suffit. Je l'ai sorti de là si violemment que lorsqu'il a atterri sur le sol il y a eu un craquement d'os sinistre. Mais rien n'est cassé, il bouge ses deux bras normalement. Donc je ne le frapperai pas. Il me regarde encore, d'un air un peu moins apeuré, mais toujours aussi triste. Je pivote : je suis assis en tailleur, Fye et la baignoire dans mon dos et la porte de la salle de bain gît au sol juste devant moi. D'ici, j'ai une vue directe sur les dessins en pyramide. Le gros matou semble s'imposer tout seul, je ne regarde que celui-là. Je sens Fye trembler de nouveau derrière moi. Je tends une main et la pose sur sa tête. Je le sens qui se raidit, puis, au bout d'un certain moment, sa tête descend se poser sur le sol.

L'après-midi sera longue…


Jour 11



J'ai chaud…comme dans le bain. Peut-être que j'y suis encore. Peut-être que Kuro-pon ne m'a pas sorti de l'eau. Peut-être que je suis mort. Et cette chaleur… ce doit être l'enfer.

« Fye ? »

J'ouvre les yeux : il n'y a pas d'eau. Juste le plafond bleu clair de ma chambre, dans le château de Yasha. Je tourne la tête ; Kuro-pon est là, dans un fauteuil. Il a une couverture sur lui. Ça fait longtemps qu'il est là ? Je me redresse doucement.

Je comprends pourquoi j'avais bien chaud : j'ai au moins cinq couvertures sur moi, et je suis habillé…Kurorin a dû m'habiller. En revanche, il n'a pas refait mes pansements, et certaines plaies se sont rouvertes. Mais bon, tant qu'elles ne saignent pas, peu importe…

Je tourne la tête vers la fenêtre derrière Kuro-pon. Il neige. Mais c'est une tempête ; ça doit faire un petit moment que c'est le déluge, parce que les arbres ont l'air bien mouillés. Et le vent les fait se tordre de telle façon qu'il est étonnant qu'ils soient encore debout.

Mon regard se pose à nouveau sur Kuro-tan. Il m'observe patiemment et semble attendre quelque chose. Je ne sais pas quoi. Peut-être qu'il attend que je lui parle. Oui… ça doit être ça. J'ouvre ma bouche ; il hausse un sourcil. Mais ma respiration se bloque dans ma gorge, et ma voix aussi. Finalement je soupire, et lui aussi. Il baisse les yeux et croise les bras. Il réfléchit à quelque chose. A quoi ?

Le silence s'installe et je porte à nouveau mon regard sur la fenêtre. La neige s'est un peu calmée, mais le vent est toujours aussi fort…il torture les arbres. Un petit oiseau jaune et rouge est dehors, tout recroquevillé contre une grosse branche. Son bec est ouvert, il chante. Je ne l'entends pas… Il a du courage de chanter dans cette tempête. Personne ne peut l'entendre, mais il chante quand même. Et moi ça fait deux jours que je n'ai pas émis un seul son, alors que Kurorin est là, dans ce fauteuil, et qu'il est prêt à m'écouter, à essayer de me comprendre, même si on ne parle pas la même langue.

Je le regarde de nouveau : il a toujours l'air de réfléchir. Heureusement, il n'a pas l'air trop fâché contre moi. Quand il m'a tiré hors de la baignoire, j'étais soulagé de pouvoir respirer, mais en même temps je me sentais misérable et j'aurai préféré me noyer pour ne pas affronter la suite. Ensuite j'ai eu peur qu'il se fâche, et qu'il ne me pardonne jamais. Mais non. Kuro-pon s'est occupé de moi, il est resté à côté de moi, et aussi… dans la salle de bain…je l'ai vu…dans ses yeux… il y avait de la peur. Kuro-tan a eu peur pour moi.

Il soupire encore une fois. Les soupirs de Kuro-pon sont presque imperceptibles, et surtout ils sont rares. Là, ça fait déjà deux fois en quelques minutes. Il lève sa tête et me regarde. Il a l'air de ne plus savoir ce qu'il doit faire. Puis il secoue sa tête de gauche à droite, pousse sa couverture de côté et se lève. Il se dirige vers la porte de la chambre et sort.

Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il s'en va ? J'ai un moment de panique : je ne veux pas être seul maintenant, surtout pas maintenant…Je risque de recommencer. Je sors de dessous toutes mes couettes et je cours vers la porte. Je l'ouvre d'un seul coup.

« Kurorin ! »

Je respire vite. J'ai eu peur qu'il s'en aille vraiment et que je me retrouve vraiment tout seul. Et je comprendrai qu'il m'en veuille parce que j'ai voulu lui faire la même chose.

Mais il est resté devant ma porte. Il a attendu que je sorte, il savait que je le ferai. Il voulait que je me rende compte de la situation…

« Kurorin… »

Il esquisse un sourire et pose ses mains sur mes épaules… Il me fait pivoter et me pousse de nouveau vers ma chambre. Il referme la porte et marche vers le fauteuil où il a dû passer la nuit à me veiller. Il sort le cahier (enfin, ce qu'il en reste, vu que je l'ai un peu déchiré) et une feuille qu'il me tend. C'est le dessin qu'il avait fait pour me dire que ce vieil homme me comprendrait peut-être. Mais le gros matou parle en ronds, et le gros toutou et tous les autres parlent avec des carrés. Puis Kuro-pon me met le cahier sous le nez. Il y a un nouveau dessin. Kuro-sama va s'asseoir pendant que je tente de comprendre. Un gros matou qui parle en ronds… puis, en dessous, un gros toutou qui parle en carrés en montrant quelque chose au matou…et le matou parle en carrés… Je lève mes yeux vers le vrai gros toutou : il est assis à la table et m'attends…

Que la leçon commence…

Quelques heures plus tard…

Fye s'est endormi, la tête sur la table. Je crois que sa tentative de suicide l'a beaucoup fatigué. Après tout, c'est normal, c'était hier. Quand j'y repense, je me dis que si j'avais râlé un peu plus longtemps, si j'avais traîné un peu plus pour lui apporter son repas, il ne serait déjà plus là. Et ça me fait me sentir coupable. Parce que je n'ai pas su prévoir ce qu'il allait faire. Pourtant, je l'ai vu qu'il n'allait pas bien, même tout le pays doit l'avoir vu…mais je n'ai pas cherché plus loin. J'ai juste râlé, parce que je devais m'occuper de lui… alors que ça n'est pas si terrible après tout : ce n'est pas comme si j'avais vraiment autre chose à faire.

Et c'est seulement notre onzième jour dans ce pays. Bon, pour moi ça a été plus facile, mais en me mettant deux secondes à la place de Fye, à ne pas pouvoir communiquer, à savoir que tout le monde me déteste parce que je suis différent, que l'on a essayé de m'empoisonner, que l'on m'a traîné par terre sur plusieurs kilomètres… c'est certain que ça use le moral, aussi fort que l'on soit. En plus, moi j'arrive et je lui donne un espoir, l'espoir que peut-être on pourra se comprendre grâce à un traducteur…Tout ça pour rien. Et tout ça par ma faute.

Alors oui, je comprends que pour un esprit déjà torturé, le suicide ait pu être une solution. Mon rôle maintenant est simplement de veiller à ce que cela ne se reproduise jamais.

Je regarde de nouveau Fye : il semble apaisé quand il dort, car il respire profondément et calmement. Ça fait plaisir à voir, même si ça ne durera pas longtemps. On ouvre la porte derrière moi : Yasha.

« Alors, Kurogané, comment va-t-il ? »

Je regarde notre hôte : lui aussi avait eu l'air bouleversé quand je lui ai annoncé que Fye avait voulu se suicider. Il le savait désemparé, mais pas à ce point, m'avoua-t-il. C'est lui qui a eu l'idée des leçons pour que Fye puisse au moins dire quelques mots, et se sentir moins inutile. Il avait parlé de le revaloriser, et d'autres choses comme ça. Et quand je lui avais demandé pourquoi il avait l'air tellement expert dans le domaine, il avait eu un sourire triste, et était parti sans donner de réponse. Encore un mystère…

« Il va mieux, je réponds. Les leçons sont difficiles, mais je pense que ça devrait aller de mieux en mieux.

- Bien. Je venais aussi vous prévenir que nous allons dîner. Peut-être Fye voudra-t-il se joindre à nous. »

Puis il a fait demi-tour, laissant la porte ouverte. Je me tourne vers la table où nous avons travaillé toute la journée. Fye dort encore, je ne sais pas si je dois le réveiller ou le laisser dormir. En même temps, je n'ai plus très envie de le laisser seul. Et puis, en y réfléchissant, il n'a pas mangé depuis au moins deux jours, voire trois… Il faut qu'il se nourrisse.

« Fye ? »

Je le secoue doucement par l'épaule, mais rien n'y fait. J'essaye une deuxième fois, mais tout ce que j'obtiens c'est un petit gémissement. Il soulève ensuite sa tête de la table, la tourne vers moi tout en continuant de dormir. Son visage est détendu, mais des larmes ont coulé le long de ses joues, collant ses cheveux blonds sur toute une moitié de son visage. Il est encore fragile, même s'il s'efforce de ne rien montrer. Mais comme tout le monde, il est humain, et quand il dort, il ne peut plus rien cacher. Je repousse doucement ses cheveux derrière son oreille, qu'il puisse respirer normalement, il frissonne un peu…et ouvre les yeux.

« Kurorin ?

- Fye…c'est le moment de mettre nos leçons en pratique…manger ? »

Il se redresse doucement et essuie son visage, l'air un peu surpris et gêné. Puis il me regarde tout en réfléchissant, et me dit :

« Oui…merci. »


Jour 12



Lorsque je me réveille, Kuro-pon ronfle encore à l'autre bout de la chambre. Depuis ma bêtise avec la baignoire, il ne me lâche plus d'une semelle… et j'aime autant ça, je me sens plus rassuré. Malgré tout, je sais que je ne dois pas trop m'habituer à cette situation… Premièrement, parce que c'est comme ça, ça ne pourra pas durer éternellement, et dès que je saurai à peu près me débrouiller avec langue de ce pays, il faudra que Kurogané arrête de me chaperonner. Deuxièmement, le canapé sur lequel dort Kuro-tan n'a vraiment pas l'air solide, et je pense que d'ici une semaine tout au plus, il rendra l'âme, et Kurorin rejoindra sa chambre pour pouvoir dormir correctement. En plus, il ne dit rien, mais tous ces étirements dès le réveil, c'est plus parce que les ressorts de ce canapé lui trouent le dos que pour garder la forme. La tempête de neige fait toujours rage dehors, mais on peut voir que le jour vient à peine de se lever. Tout est blanc, étincelant, et craquant, et ce serait très agréable de pouvoir sortir, mais le vent est tellement mauvais que j'ai même renoncé à ouvrir les fenêtres.

Je sors de sous mes couvertures à contrecœur, mais il faut que je réveille Kurorin. Hier soir, après avoir dîné avec Yasha, il m'a fait comprendre qu'il voulait être réveillé en même temps que moi. Je suppose qu'il y a encore pas mal de travail qui nous attend aujourd'hui.

Il a arrêté de ronfler. Comme toujours, il est allongé sur le dos, une de ses mains repose sur son torse, tandis que l'autre pend paresseusement par terre. Je m'assois au sol à côté du vieux canapé et de la main de Kurogané.

« Kurorin ? Comment on dit déjà?…Ah oui ! Bonjour ! »

Il ouvre lentement ses yeux noirs et les pose sur moi.

« Bonjour, Fye. »

Puis il commence à se redresser, et je me lève pour lui laisser de la place. Mais en même temps que je crois entendre un « crac » sinistre, il m'attrape par la main et m'empêche de partir. Je me retourne pour le regarder : il n'est pas tout à fait redressé, pas tout à fait allongé non plus, et surtout il a l'air bizarre, son visage est un peu crispé, ainsi que tout son corps. Sa main m'empoigne si fortement que ça me fait un peu mal, et il m'attire vers lui. Je me mets à genoux devant lui, l'air interrogateur, quand soudain il ferme les yeux et fronce très fort les sourcils : il souffre. Je soulève alors les couvertures pour essayer de voir ce qui ne va pas, mais je ne remarque rien d'inhabituel. Soudain, je vois une petite tache rouge se former sous l'aisselle de Kurorin, tache qui grandit trop vite à mon goût d'ailleurs. Je soulève alors un peu le torse du ninja, et je découvre ce qui était à l'origine de ce bruit sinistre…

un ressort a sauté, et est venu se planter dans l'épaule de Kurogané.

J'agis alors sans plus réfléchir, car déjà le sang coule par terre. Je monte sur le canapé, à califourchon sur Kuro-tan, et je me penche vers lui, pour que je puisse passer mon bras gauche dans le bas de son dos, tout en appuyant mon torse contre le sien. Je le soulève doucement et j'attrape le ressort de ma main libre pour le soulever en même temps et ne pas l'arracher trop brutalement. Ça y est ! Kurogané est en position assise. Apparemment, ça lui fait un peu moins mal comme ça, parce qu'il a rouvert les yeux. Je descends de Kuro-pon et me place sur le canapé derrière lui. Le ressort a pénétré très profondément dans la chair, ça ne devrait pas être facile. Je pose ma main droite sur l'épaule droite du ninja, et avec ma main gauche, je commence à faire doucement sortir le ressort. Je sens Kurogané qui se raidit, mais il ne se plaint pas. J'essaye au maximum d'extraire ce ressort comme il est entré, mais à chaque petit mouvement du sang s'écoule de la plaie. Sous moi, le vieux canapé craque de façon assez inquiétante… Le ressort est presque complètement extrait maintenant. Je tire une dernière fois dessus, et me retrouve avec le ressort ensanglanté dans la main. Kuro-pon s'offre un soupir de soulagement, et c'est tout son corps qui se détend.

Je jette le ressort par terre et me lève en vitesse du canapé, avant qu'un autre n'explose, et je prends Kurogané sous les aisselles. Il me regarde d'un air surpris, mais je lui fais comprendre d'un regard qu'il doit me suivre. Il pose ses pieds au sol et je le soulève du plus fort que je peux, pour qu'il soit debout. Il chancelle et s'affale de tout son poids contre moi, il faut dire que j'ai agi très vite dans toute cette histoire, il n'a pas vraiment eu le temps de réagir. Je l'empoigne bien fort sous sa blessure qui saigne encore et le sert contre moi pour le tenir bien droit, et éviter qu'on ne tombe tous les deux. Son bras gauche est ankylosé à cause de la blessure, mais il se raccroche à mon épaule avec son bras valide. J'ai mon oreille juste contre son cœur, et je l'entends qui bat très vite et irrégulièrement. Mais au fur et à mesure, son rythme cardiaque redevient calme, et quand il est enfin un peu stabilisé, je m'écarte de Kurorin tout doucement. Il a l'air encore un peu chamboulé, et regarde le ressort à nos pieds. Soudain, quatre craquements nous font sursauter tous les deux, et nous tournons dans le même effroi nos regards vers le vieux canapé…Quelques secondes de plus, et Kurogané aurait eu deux ressorts de plus dans le dos, un autre dans une jambe et le dernier dans le crâne.

Nous restons quelques secondes prostrés dans cette position, puis Kurogané me souffle un « merci » épuisé. Je me rends alors compte qu'il est très pâle. Je le pousse doucement vers mon lit et je le fais s'allonger sur le côté. Il me dit un mot que je ne comprends pas, alors je lui désigne la porte et je dis « Yasha », avant de sortir en courant chercher de l'aide.

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Le médecin est enfin sorti de la chambre. Yasha discute quelques secondes avec lui, puis se retourne en me souriant : apparemment, tout va bien. Yasha dit au revoir au médecin ; je l'imite. Le médecin a l'air surpris et il semble assez contrarié que je lui adresse la parole, puisqu'il me regarde avec des yeux remplis de haine avant de s'en aller. Yasha pousse un soupir. Mais bon, nous pouvons enfin rentrer dans la chambre.

Kurogané est allongé dans mon lit, il dort. Le médecin a dû lui donner quelque chose pour qu'il se rendorme. Je me penche pour observer son visage : il n'a pas l'air de souffrir. Je suis un peu rassuré. Yasha est en train d'examiner le canapé avec un air très ennuyé et contrarié. Puis il va vers le couloir, et d'après le ton de sa voix, je devine qu'il appelle quelqu'un. Un soldat arrive quelques secondes plus tard et, sur un ordre de Yasha, emporte le canapé hors de la chambre. Yasha se tourne alors vers moi et me parle, mais tout ce que j'arrive à comprendre ce sont les mots « Fye », « dormir », « Kurogané », et « pardon ». Le reste m'échappe complètement. Il doit le remarquer, et me fait signe de laisser tomber. Je souris, et je regarde la table de travail. Vu que Kurogané dort, et que Yasha est réveillé…

« Yasha ? »

Il me regarde, l'air surpris. C'est vrai que c'est seulement la deuxième fois que je lui adresse la parole (la première fois c'était tout à l'heure, et j'ai juste dit « Kurogané »), et c'est la première fois que je l'appelle par son nom. Je souris, et continue, avec les mots que Kurorin m'a appris hier, tout en désignant la table.

« Apprendre…s'il vous plaît… »


Jour 13



« Non ! »

T'as beau me dire « non », Fye, je ne te lâche pas encore. OK, t'es plus en forme qu'avant, mais t'es toujours encore un peu fragile : tu pleures encore en dormant, je l'ai vu quand tu t'es endormi cette après-midi. Alors même si t'es pas d'accord, cette nuit, je reste dans ta chambre.Déjà que t'as dormi dans mon pieu la nuit dernière, maintenant tu ne t'échappes plus.

« Je... reste… ici… »

J'ai dit ça en désignant mon matelas au pied du lit (sans ressorts) avec mon air le plus déterminé. Même Tomoyo perdait son assurance face à ce regard. Mais apparemment, pas Fye. Il me répète encore « non » … pourquoi Yasha lui a-t-il appris ce mot ? Et qui sait ce qu'il lui a appris d'autre pendant que j'étais dans les vapes. N'empêche que, je ne sais pas ce que m'a donné ce médecin exactement, mais c'était rudement efficace : je n'ai plus mal, la plaie a quasiment déjà complètement cicatrisé (alors que d'après Yasha, elle était très profonde) et je suis complètement remis. Avec cette potion, plus de convalescence après une blessure. Mais bon, comme on dit, mieux vaut prévenir que guérir ! Alors lorsque Yasha m'a rapporté un autre canapé, je l'ai remballé, et je suis allé moi-même à la réserve me choisir le matelas le plus con qui existe : rien dedans que du rembourrage mou !

D'un coup, Fye se jette sur le matelas et s'emmitoufle dans la couverture que j'avais ramenée. Je commence à râler quand il se redresse et désigne son lit. Il a un grand sourire lorsqu'il m'annonce.

« Kurorin dormir lit »

Alors tout ce cirque pour ça ? C'est lui qui me materne maintenant. Il se couche complètement sur le matelas par terre et fait semblant de ronfler. Je souris ; il redevient un peu le clown qu'il était avant de venir dans ce pays. Je dis pas que c'est vraiment une bonne chose, mais au moins il reprend un peu du poil de la bête. Je soupire et, en allant me coucher dans le lit de Fye, je donne un petit coup de pied gentil dans le matelas, histoire qu'il comprenne qu'il m'embête quand même. Je me glisse sous les couvertures et ferme les yeux. Fye a arrêté de faire semblant de ronfler, et je l'entends respirer de plus en plus calmement. Je suis moi-même en train de m'endormir quand Fye murmure mon nom…

« Kurogané ?

- Hm ?

- Bonne nuit… »

Sûrement encore un des apprentissages de Yasha. Je souris intérieurement : c'est vrai que tous les soirs, il me souhaitait bonne nuit, et je dois avouer que ce rituel m'avait un peu manqué, même si au début je ne savais exactement ce qui manquait. Mais c'était ça. Le simple fait de se souhaiter bonne nuit était devenu habituel et quasiment obligatoire maintenant. Je me redresse dans le lit pour le regarder… il dort déjà, il a sûrement parlé en dormant. Je lui réponds quand même, et je m'endors.

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Nous sommes au beau milieu de la nuit lorsque j'entends Fye qui pleure. Comme je l'avais dit, il n'est pas encore complètement en forme. Je me redresse et je me retourne carrément dans le lit. Du coup, j'ai les pieds sur l'oreiller et je sors la couette de sous le matelas pour avoir de l'air, et surtout pour pouvoir observer Fye sur le matelas par terre.

Je le savais, il pleure en dormant. Il se contient quand il est éveillé, mais la nuit ça doit sortit tout seul. Il ne pleurait pas la nuit avant ce monde-ci, donc ce sont donc bien tous ces évènements récents qui lui ont mis les nerfs à fleur de peau. Il est complètement recroquevillé sur lui-même, comme devant la baignoire après que je l'ai sorti de l'eau. Je ne suis pas sûr avec le manque de lumière, mais il me semble qu'il tremble un peu. Soudain, il est comme secoué d'un spasme et se recroqueville encore plus. Je pose tout doucement ma main sur sa tête, histoire de le calmer un peu. A force de mal dormir toutes les nuits, il se réveille complètement épuisé, et il ne tiendra pas longtemps comme ça. Je crois que ma main sur son front le calme effectivement, parce qu'il commence à se détendre. Sur son cou, je vois encore un pansement. C'est vrai qu'avec sa tentative de suicide ratée, presque toutes ses plaies s'étaient rouvertes, et on avait dû refaire les bandages.

Et soudain, je me demande pourquoi le médecin ne lui a pas donné le même remède qu'à moi ? Mon dos a guéri en vingt-quatre heures d'une blessure grave et profonde, alors les coupures de Fye auraient aussi pu être effacées en un rien de temps, mais cela fait déjà plusieurs jours que cela dure…Ce médecin doit faire partie des villageois qui veulent voir Fye mort et exposé en place publique comme un trophée. Yasha m'avait assuré que Fye serait en sécurité ici, mais apparemment il n'a quand même pas droit aux mêmes traitements que moi. Il faudra que je lui en touche un mot demain matin. Pour l'instant, et vu que Fye est calmé, je peux retourner dormir. J'enlève ma main du front de Fye, et je remarque qu'il est réveillé et qu'il me regarde. Je le regarde un instant ; je ne m'attendais pas à ce qu'il se réveille, j'ai fait le plus doucement possible…

Soudain, il tremble à nouveau. Je ne comprends pas pourquoi, il a l'air complètement calmé maintenant… Mais d'un coup, l'évidence me saute aux yeux : il s'est complètement recroquevillé dans sa couverture sous le coup du spasme… Il a froid. Il faut dire aussi que depuis l'épisode de la baignoire, il dormait dans ce lit avec toute une tonne de couvertures, et que là forcément, un seul drap ça fait un peu léger. Je soupire et me retourne dans le lit pour avoir de nouveau la tête sur l'oreiller, puis j'écarte les deux bras : ça ira. Alors je sors de sous les couvertures (brrr, c'est vrai qu'il ne fait pas chaud) et je me dirige vers Fye.

Il est toujours couché et me regarde, les yeux pleins d'interrogations. Je lui tends mes mains :

« Viens »

Il hésite un peu (il ne doit pas connaître ce mot-là) mais finit par attraper mes mains. Une fois debout, je le pousse sur le lit et lui balance les couvertures dessus. Il commence à vouloir protester, mais je dis « non » le premier, puis je contourne le lit pour aller de l'autre côté et me glisse sous les couvertures à mon tour. Ce lit est vraiment énorme… si on voulait, on pourrait encore rajouter Sakura et Shaolan (bon, on serait un peu serrés, mais en se couchant bien on tiendrait à quatre dedans). Je me couche sur le dos, comme d'habitude, et je tourne la tête vers Fye. Il frissonne encore un peu, mais je vois qu'il se réchauffe assez vite. Il a déjà les yeux fermés, et commence à respirer de plus en plus doucement. Il faut que je fasse vite.

« Fye ? »

Tout son visage est enfoui sous les couvertures, mis à part ses yeux qu'il ouvre lentement (ceux-ci sont d'ailleurs tout gonflés par la fatigue et les larmes). Fye tourne la tête et me regarde.

« Oui ?

- Bonne nuit »

Je vois ses yeux qui s'écarquillent de surprise, puis ils s'étirent doucement, signe que Fye me sourit lorsqu'il me répond.

« Bonne nuit, Kurorin. »

Je sais que la nuit sera courte, et que beaucoup de travail nous attend encore demain, mais je suis de moins en moins sur le qui-vive. Après tout, nous sommes dans le château d'un seigneur… Quoi de plus sécurisant ? Et même la tempête de neige qui dure depuis deux jours maintenant ne m'inquiète pas plus que cela.

Ici, nous sommes à l'abri ; je peux dormir tranquille.


Jour 14



La tempête s'est arrêtée, et le ciel est à nouveau dégagé. Je revois enfin le soleil, ça faisait longtemps que je ne l'avais plus aperçu avec toute cette neige. Le paysage semble apaisé, et même s'il fait tellement froid que rien ne fond, la lumière du jour me réchauffe quand même un peu, intérieurement du moins, parce que je suis encore dans mon lit, bien à l'abri sous les couvertures. Il doit être presque midi, mais je m'en fous, je n'ai aucune envie de sortir de là. D'ailleurs, Kurorin ne s'est pas encore levé non plus ; je sens son bras contre mon dos. Je crois que si Kuro-tan ne m'avait pas réveillé cette nuit, je me serais réveillé ce matin complètement gelé ! Le pire, c'est que je n'avais même pas remarqué que j'avais froid avant qu'il ne me jette dans le lit…

Je me tourne sur le flanc, de l'autre côté pour pouvoir regarder Kuro-pon. Il dort vraiment. Je ne vais pas le réveiller, je pense qu'il n'apprécierait pas, vu qu'il ne m'a rien spécifié hier soir. Son visage est moins rude quand il dort, comme si tout danger était aboli. Je referme les yeux tout en décidant de rester couché jusqu'à ce qu'il se réveille… Je ne suis pas pressé.

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Encore cet aubergiste ! Pourquoi faut-il que je rêve de lui toutes les nuits ? En plus, à chaque fois, je revois le plateau empoisonné, et ça me met dans une colère terrible. Puis je me retrouve dans une pièce sans issues, avec plein de canards sur les murs, sauf que les canards sortent du papier peint pour venir me lacérer le dos. Et j'ai tellement mal que j'en crie et que j'en pleure… Je ferme les yeux dans mon rêve, tandis que les canards continuent de mettre mon dos en charpies… et lorsque je les rouvre, je suis tout seul dans une forêt noire, devant moi se trouve une baignoire remplie d'eau. Je me rapproche, et je me vois dedans, mort, les yeux grands ouverts. J'essaye de me sortir de là, mais je n'y arrive pas, la baignoire s'éloigne au fur et à mesure que je tente de l'atteindre. Soudain, la forêt s'évapore et je me sens tomber dans une chute vertigineuse, mais je n'arrive pas à crier, et des larmes s'échappent de mes yeux tandis que je tombe de plus en plus bas… et je sens que quelque chose s'accroche à mon épaule… de plus en plus fort.

Je me réveille dans un sursaut. Kurogané arrête alors de me secouer, mais laisse sa main posée sur mon épaule, au-dessus des couvertures. Mes joues sont mouillées, comme à chaque réveil, et je me dépêche d'enfouir mon visage dans l'oreiller; j'aimerais autant éviter qu'il me voie comme ça, tout en sachant qu'il devait me secouer parce que je pleurais, et que donc il a déjà vu ce que je veux lui cacher. Je l'entends soupirer et d'un coup, l'oreiller disparaît et ma tête tombe à plat sur le matelas. Je me fais un peu mal au nez. Je tourne la tête vers le voleur d'oreiller ; il me regarde en souriant doucement. Je fronce les sourcils. Pourquoi sourit-il ? Ce n'est pas drôle… J'oublie mon visage mouillé et me redresse : nous sommes maintenant couchés face à face, comme pour commencer un duel. Lui sourit toujours…

« Pourquoi ? »

Là, il ne sourit plus… Il a l'air surpris et ne comprend sûrement pas ce que j'entends par ce « pourquoi », mais Yasha m'a juste appris ce mot, pas à dire « sourire »… Alors je souris moi-même en montrant mon visage, puis je désigne son visage et répétant…

« Pourquoi ? »

Ça y est. Il a compris, et du coup, il recommence à sourire. Il hausse alors les épaules, comme pour dire qu'il ne savait pas, ou que ça n'était pas important, puis me renvoie l'oreiller en plein visage. Je l'entends rire doucement. Je suis tellement surpris que j'enlève le plus vite possible l'oreiller de ma tête pour le regarder. Il rit vraiment, tout doucement, comme s'il était timide, ou qu'il n'avait pas l'habitude… Et c'est tellement inhabituel que je ne peux m'empêcher de sourire aussi. Il pivote, sort du lit et se dirige vers la salle de bain…

Quand je raconterai à Mokona que j'ai vu Kurorin rire, il ne me croira jamais !

Je me lève aussi, m'assois à notre table de travail, mais il fait assez frais. Je retourne vers le lit et prends une couverture, je m'enveloppe dedans, et retourne m'asseoir. Kuro-tan sort de la salle de bain et viens s'asseoir aussi. Je lui souris, et répète la phrase que Yasha m'a apprise hier :

« Au travail ! »

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J'ai un mauvais pressentiment. Kurogané est parti voir Yasha depuis au moins trois heures maintenant, et je sens que tout le château est en alerte. Il y règne une tension lourde, et je ne sais pas ce qui la provoque. Pourtant, personne n'est arrivé ou parti du château, tout est exactement comme ce matin au réveil. Mais plus on se rapprochait du soir, plus tout le monde était tendu, comme sur le qui-vive. J'ai d'abord cru que c'était à cause de la pleine lune qui commençait à se former, mais une pleine lune, même si elle peut créer une certaine tension, ne peut pas créer une tension comme celle-là. Je suis tellement perturbé que je n'arrive plus à me concentrer sur les nouveaux mots que j'ai appris aujourd'hui…Tant pis, je vais voir ce qu'il se passe.

Je sors de la chambre et me dirige vers la salle à manger…personne. Je vais alors vers la grande salle principale, celle où nous avons vu Yasha pour la première fois. Yasha…dès que je l'ai vu, j'ai su que quelque chose n'était pas normal chez lui. Je n'ai pas découvert tout de suite ce que c'était, mais après qu'il m'ait posé son index sur mon front, j'ai su. Il était froid, et complètement dépourvu de vie. Yasha est mort, et son esprit continue d'agir comme si de rien n'était. Kurogané ne peut pas percevoir ses choses-là, et je n'ai pas encore les moyens de lui annoncer ce que je sais, mais dès que je pourrais, je le ferai…Heureusement, cet esprit de Yasha n'est pas maléfique. Il a juste une tâche à terminer, je ne sais pas laquelle, mais il y a de fortes chances qu'il disparaisse une fois cette tâche accomplie.

J'ouvre les portes de la grande salle. Ils sont là, Kurorin et Yasha, en pleine discussion. Yasha a l'air serein, mais Kuro-tan a l'air plus embêté. Yasha me voit et me fais signe d'approcher. Je me place à côté de Kurogané et j'écoute, tout en sachant que je ne comprendrais rien, ou alors pas grand' chose. L'atmosphère est tendue. Ils parlent longtemps, puis Kurogané pousse un soupir et s'en va, sans même m'accorder un regard. Je regarde Yasha d'un air interrogateur… il m'offre un sourire et me fait signe d'aller rejoindre Kurogané.

Je sors dans le couloir, mais je ne le vois déjà plus. Je me dirige vers ma chambre, peut-être qu'il est revenu là-bas ? Je monte les escaliers qui surplombent le hall, et je vois en contrebas les hommes de mains de Yasha, tous en train de mettre une sorte d'armure noire…presque tous ont noué un ruban sur leur front. On dirait qu'ils s'apprêtent à partir au combat. Je presse le pas, et entre dans ma chambre : vide. Peut-être dans sa chambre ? Je continue le long du corridor jusqu'à atteindre la chambre de Kurogané, une dizaine de portes plus loin. J'entends du bruit à l'intérieur. Je toque, mais personne ne me répond. Je frappe une nouvelle fois, et n'ayant toujours pas de réponse, j'entre.

Kurorin est en train de vêtir la même armure que les autres soldats dans le hall. J'ouvre grands mes yeux sous le coup de la surprise, et c'est ce moment qu'il choisit pour se tourner vers moi. Il semble à la fois déterminé et résigné. Est-ce qu'il va aller se battre avec les soldats ? Et contre quoi, ou qui ? Je n'y comprends rien…

« Kurorin ? »

Il attrape un ruban et se dirige vers moi. Quand il est tout près, il me saisit par le bras et m'entraîne dans ma chambre. Une fois arrivés, il me lâche et va s'asseoir à notre table de travail et commence un dessin. Je m'assieds à ses côtés, et j'attends patiemment qu'il ait terminé.

Il me montre son dessin : un grand bonhomme avec les cheveux longs (Yasha) parle avec le gros toutou. Ensuite, Kurogané me montre un dessin où des gens se battent. Puis il entoure le gros toutou et Yasha, puis fait une flèche qui va vers la scène de guerre. Il va donc bien se battre.

« Pourquoi ? »

Kuro-tan semble embêté par ma question. Soit parce qu'il ne sait pas comment il pourrait m'expliquer ça, soit tout simplement parce qu'il ne connaît pas la réponse lui-même. Je me lève et me poste juste derrière lui, et j'appuie sur sa blessure. Mais il n'a plus mal du tout…il ne fronce même pas les sourcils…il est malheureusement bien en état de se battre. Je lui prends alors la feuille et le crayon des mains et dessine un gros matou au milieu de la bataille, à côté du gros toutou et de Yasha. Kurorin me dit « non », mais je dis « oui », et il s'énerve. C'est alors lui qui, cette fois, appuie fort sur mon dos encore meurtri, et je ne peux pas m'empêcher de pousser un cri de douleur. Kurorin soupire, puis pose sa main sur ma tête et frotte tellement fort qu'il me décoiffe et me fait des nœuds dans les cheveux. J'essaye de me recoiffer, mais j'ai du mal à lever les bras maintenant, j'ai de nouveau mal aux épaules…c'est malin. Entre temps, Kurogané a noué le ruban autour de sa tête. Il y a une lune dessinée dessus. Il se dirige alors vers la salle de bain et se regarde dans le miroir, puis pousse un grognement, et enlève le ruban. Il essaye de le remettre, et grogne à nouveau.

Je vais voir. De toute évidence, la petite lune est censée se trouver au milieu du front, mais dès qu'il noue le ruban derrière sa tête, la lune part vers le côté…Ah là là…Je lui arrache le ruban des mains (alors qu'il allait recommencer pour la quatrième fois) et je me place derrière lui. Il est plus grand que moi, et je dois lever les bras pour lui passer le ruban par-dessus la tête. Il se laisse faire. Il attrape le ruban et le place correctement sur son front, puis pose un doigt sur la lune pour qu'elle ne bouge plus. Je peux alors nouer correctement le ruban derrière son crâne. J'ai encore un peu mal aux épaules, et quand je baisse les bras, j'ai l'impression qu'une de mes plaies re-saigne. J'essaye de regarder dans le miroir, en me plaçant à côté de Kuro-pon, et effectivement : une petite tâche rouge s'est formée entre mes omoplates. Je soupire, ainsi que Kurorin, puis il me dit « attends » (c'est un mot qu'on a appris cette après-midi), et sort de la chambre.

Il revient quelques minutes plus tard, avec un verre rempli d'un liquide bleuté. Il me le tend, mais je ne sais pas ce que c'est, alors je n'ai pas trop envie de boire ça. Il me montre son dos, puis le verre, et ensuite mon dos, puis à nouveau le verre. Peut-être que ça peut me faire guérir plus vite. J'avale l'étrange mixture et je me sens fatigué. Mes yeux se ferment tout seul, et je sens que Kurorin me pousse vers le lit. Mais je ne veux pas m'endormir, il va partir je ne sais pas où, et je ne sais pas combien de temps, et avec Yasha en plus ! Yasha qui est mort ! Quand je me réveillerai, je serai seul dans ce château, et je sais que tout ceux ici ne sont pas gentils comme Yasha…Mais je suis déjà en train de m'endormir quand j'entends Kurogané prononcer un vague « pardon »…


Jour 15



Je savais que je n'aurais pas dû lui donner ce breuvage, maintenant il me fait la gueule ! Bon, au moins il est guéri de toutes ses blessures…N'empêche qu'il ne m'a pas regardé une seule fois de toute la journée...

Quand nous sommes rentrés au beau milieu de la nuit, je l'ai vu qui regardait par la fenêtre. Mais quand j'ai voulu aller le voir, il s'était recouché dans son lit et faisait semblant de dormir. Moi, j'étais trop crevé pour tenter quoi que ce soit, alors je suis allé me coucher…dans ma chambre. Je me suis réveillé vers midi, et je ne l'ai pas croisé jusque vers quinze heures : il était en train de discuter (oui, enfin, de dessiner) avec Yasha. Puis il y a eu le repas du soir, où il m'a semblé être devenu transparent.

Et maintenant, la nuit va bientôt commencer à tomber, en plus, ce soir, la lune est pleine : il faudra bientôt que je retourne me battre, aux côtés de Yasha. C'est vrai que je commençais un peu à rouiller, mais bon…d'habitude je ne prends pas parti quand une guerre est déjà amorcée, je laisse les deux camps se débrouiller…Mais Yasha me demande ça comme service, en réponse à son hospitalité, du coup je n'étais pas trop en mesure de refuser.

Je toque encore une fois à la porte de la chambre de Fye…Comme les dix fois d'avant, je n'obtiens pas de réponse…Mais cette fois-ci, je dois vraiment lui parler. Les soldats d'Ashura sont assez redoutables, et juste au cas où, je n'aimerais pas partir fâché. J'entre…

Personne. Tout a l'air calme. Mon premier réflexe est de jeter un œil vers la porte de la salle de bain… elle est ouverte, et je ne vois personne dedans. Juste au cas où, j'y entre, mais il n'est pas là, tout va bien. Je sors, et je le vois, là, à l'embrasure de la porte de sa chambre. Il est en armure, et dans ses bras, il tient la mienne. Je fronce les sourcils, mais lui me sourit. Il fait quelques pas pour se retrouver au milieu de la pièce, puis me lance tout mon équipement. Je pose tout ça à terre et me rapproche. Il continue de sourire. Je lui montre son armure, d'un air qui veut dire « Où tu as eu ça ? Enlève-la tout de suite ! », et il sourit de plus belle. Il met alors sa main sur son torse, tapote son armure en disant « Yasha ». Évidemment, ça ne pouvait être que lui.

Fye passe alors derrière moi et se penche pour ramasser mon armure et me la remet entre les bras.

« Vite, Kurorin… »

Puis il désigne le soleil qui est presque couché maintenant, la pleine lune va bientôt apparaître. Je ne sais ce qu'ils se sont racontés avec Yasha, mais apparemment il a compris qu'on irait se battre les soirs où la lune est pleine, ainsi qu'un jour avant, et un jour après. Trois jours de combat tous les vingt-huit jours. Parce que, Yasha m'avait dit, c'est à ce moment-là que la puissance de la lune peut nous emporter là-haut. Les combats peuvent avoir lieu uniquement à partir du moment où la lune se lève, jusqu'à ce qu'elle atteigne son zénith, alors nous reviendrons ici automatiquement. Et maintenant, cet empoté de magicien a décidé de venir avec nous. Bah, en même temps hier il était blessé, j'avais une excuse pour le laisser là…Mais maintenant, grâce à moi et à la super potion, il est sur pieds, et je ne trouve plus rien à argumenter pour qu'il ne vienne pas. Tant pis pour moi, et pour lui surtout. Il ne faudra pas qu'il vienne se plaindre s'il est de nouveau blessé.

Je soupire, et commence à enfiler mon armure. Pendant ce temps, Fye va dans la salle de bain et se met le ruban sur la tête. Le sien est noir, avec une lune blanche, l'inverse du mien. Putain, il y arrive du premier coup lui, à foutre cette lune au milieu du front ! Je finis de mettre mon armure et je prends ce satané ruban entre les mains. Mais Fye pose ses mains sur les miennes en souriant, prend le bout de tissu et se place derrière moi. Après tout, si il a envie de le faire, je ne vois pas pourquoi je ne le laisserais pas. Et en plus, ça m'évitera de recommencer plusieurs fois. Je pose mon doigt sur la lune, bien au milieu de mon front, comme hier soir, et il fait un nœud bien solide. Je me retourne et lui souris, puis je l'attrape par le bras et l'entraîne dans le hall. Si ce crétin veut se battre, qu'il se choisisse au moins une arme efficace.

Dans le hall, les soldats de Yasha sont presque tous prêts à partir au combat. Je passe une petite porte, tout en continuant de tenir Fye. Nous voici dans l'armurerie. Je me dirige sans hésiter vers l'épée que je portais déjà hier soir, et l'accroche à mon ceinturon. Je vois Fye qui examine les armes les unes après les autres. Puis il se dirige vers un arc. Je savais qu'il choisirait quelque chose de ce genre…il est plutôt du genre à frapper de loin, alors que moi je fonce. Finalement, ce n'est pas plus mal ; quand je serais devant, lui pourra couvrir mes arrières. Je crois qu'on formera une bonne équipe au combat. Fye, son arc à la main, cherche quelque chose du regard…des flèches sans doute. Je tends ma main vers le carquois à côté de moi, il est rempli d'une cinquantaine de flèches, cela devrait suffire, je sais qu'il vise bien.

Je me dirige vers Fye qui m'attend les mains tendues. Je lui remets sa réserve de flèches, mais lorsqu'il veut passer la lanière au-dessus de sa tête, afin d'avoir le carquois dans son dos, il fait tomber une bonne poignée de flèches. Il se baisse pour les ramasser, les range à nouveau et se redresse. J'attrape alors le carquois avant qu'il ne recommence et renverse à nouveau tout son bazar, et lui passe la lanière par-dessus sa tête, sans faire tomber aucune flèche. Il lève alors un bras, et je me place derrière lui pour positionner correctement la boîte longiligne dans son dos.

Lorsque nous sortons de l'armurerie, Yasha est prêt lui aussi et rassemble ses troupes. Je me place au fond de la pièce, Fye me suit. Yasha fait un petit discours pour encourager ses troupes, puis il ordonne l'ouverture des portes. Le pont-levis semble mettre une éternité à se baisser, et une fois la voie dégagée, Yasha se met en marche. Son armée commence alors à le suivre, doucement et n'importe comment au début, puis peu à peu tout ce monde trouve son rythme et avance d'un même pas.

Nous entrons dans la forêt qui borde le château, et commençons notre ascension. Nous devons aller au sommet d'une drôle de colline, c'est là que nous « partons ». Fye suit le mouvement docilement. La montée me semble plus facile qu'hier soir, mais j'entends Fye souffler à côté de moi. C'est vrai que c'est plus une montagne qu'une colline, en fin de compte. Mais nous arrivons enfin au sommet. Yasha est déjà en place. Tous ses soldats forment alors un cercle autour de lui, jusqu'à former une grande masse armée. Fye semble ne rien comprendre, et j'avoue que moi aussi au début, je n'avais pas tout saisi. En tout cas maintenant, pour y être allé une fois, je sais qu'il faut faire très attention dès l'arrivée. C'est pourquoi je prends Fye sous le bras, histoire qu'il ne se fasse pas fracasser le crâne au bout d'une seconde. Il se raidit un peu, prêt à affronter le danger.

Les nuages se lèvent, dévoilant alors l'endroit où nous devrons nous battre. Je fais signe à Fye de regarder au-dessus de nous. Et déjà nous sommes transportés sur cette étrange petite planète hirsute, le château de la lune, comme ils l'appellent…


MuZuN : Voilà ! J'ai enfin de nouveau du temps pour moi, alors voici le chapitre trois ! J'espère publier bientôt la suite, parce que j'adore écrire cette histoire. Laissez des reviews please !!

A bientôt !