EPILOGUE.

Le tout nouvel Opéra Garnier accueillait ce soir-là le tout-Paris pour le concert unique d'un jeune prodige du violon. La salle était pleine à craquer, du parterre jusqu'aux loges, et le Président lui-même était présent. Dans la fosse, les musiciens de l'orchestre accordaient leurs instruments en émettant des notes légères et sans suite.

Le lourd rideau de velours rouges se souleva et toutes les conversations s'interrompirent, remplacées par de chaleureux applaudissements. Un jeune homme brun s'avança dans la lumière avec un beau sourire et salua le public. Stéphane n'avait pas le trac. Non, c'était plutôt une impression de rêve accompli après deux ans d'efforts intenses.

Car deux ans s'étaient écoulés depuis la mort de Nicola. Stéphane repoussa les souvenirs par peur de se laisser envahir par l'émotion. Les larmes et la douleur qui l'avaient terrassés, l'enterrement et les jours passés à rester prostré chez lui…Et un jour, le courage lui était revenu. Du jour au lendemain, il avait décidé de suivre le dernier conseil de Nicola : il avait laissé tomber ses études pour se consacrer entièrement au violon. Du coup, son père l'avait aussi renié mais cela ne lui avait fait ni chaud ni froid. Et heureusement pour lui, la chance lui avait sourit. En quelques mois, il était passé du pavé populaire de Paris aux salons des plus grandes cours d'Europe. Même le Pape que l'on disait malade et féru de musique, l'avait réclamé à son chevet car la rumeur disait que la musique de Stéphane Sirkis avait le pouvoir d'apaiser la douleur. Ses compositions enchantaient les cœurs comme celles des plus grands compositeurs. Les copies de ses partitions s'arrachaient à prix d'or et étaient étudiées dans les conservatoires. Dire que Stéphane n'avait jamais mis les pieds dans une vraie école de musique !

Quelques jours avant l'Opéra Garnier, alors qu'il rentrait chez lui en coche, il avait aperçu dans la nuit une tête blonde qui avait tout de suite fait remonter mille souvenirs douloureux. Il avait ordonné au cocher de s'arrêter et s'était élancé à la rencontre de l'individu. Il ne s'était pas trompé, c'était effectivement Arthur Rimbaud. Il y avait eu un gros moment de gêne entre ses deux ennemis uniquement liés par le fantôme d'un disparu. Stéphane l'avait quand même fait monter dans le coche et après un moment de silence, il avait demandé :

- Tu es au courant ?

Le regard d'Arthur s'était voilé :

- Oui…. Peux-tu me raconter comment c'est arrivé ?

Stéphane lui avait tout dit et la scène s'était présentée à son esprit comme si elle datait de la veille. Dix minutes plus tard, la concierge était enfin revenue avec un médecin devenu inutile qu'elle avait dû aller chercher très loin car celui du quartier était introuvable. Elle avait trouvé Stéphane à demi-fou de douleur en train de secouer Nicola pour essayer de le réveiller. Stéphane s'était enfoncé dans l'ombre de sa banquette pour que Arthur ne voie pas ses yeux briller. Arthur avait soupiré :

- C'est ma faute…

- Non… en tout cas, pas sa mort. Si j'avais été capable de le retenir, si j'avais couru plus vite…Mais tu l'as quand même rendu malheureux.

Il avait fait une pause avant de reprendre :

- Tu sais… il m'a dit qu'il ne t'en voulait pas et que je ne devais pas t'en vouloir. Je t'avouerai que j'ai encore un peu de mal sur ce point-là.

Arthur n'avait pas répondu et Stéphane avait remarqué que sa main gauche était bandée :

- C'est quoi ça ?

- Verlaine… On s'est disputés et il m'a tiré dessus. Il est en prison, c'est fini nous deux.

- Ah…

Un silence lourd.

- Tu fais quoi maintenant ? Tu écris toujours ?

- Non, je n'écrirai plus jamais.

Stéphane ne lui avait pas demandé pourquoi. Il s'en fichait. Mais Arthur avait l'air de quelqu'un qui a perdu son âme. Il ajouta d'une voix atone :

- Je vais repartir. En Afrique. J'arriverai peut-être à faire quelque chose de moi là-bas.

Il avait salué Stéphane et était redescendu sur le trottoir. En le voyant disparaître dans la nuit, Stéphane avait eu la certitude de l'avoir vu pour la dernière fois.

Ainsi, Stéphane était devenu riche. Cependant, le vide causé par l'absence de son jumeau n'avait jamais été comblé bien qu'il restât très secret là-dessus. Depuis longtemps, il avait quitté son logis de la rue Mazarine pour un bel appartement mais les toiles de son frère étaient sur tous ses murs. Nicola avait acquis sa propre célébrité grâce à son dernier tableau. Le salon de Desmoulins avait eu l'effet d'une mini-bombe dans le monde de l'art et la toile du jeune peintre en avait été la pièce maîtresse. Le vieux briscard, qui avait perdu un bras dans les évènements de la Semaine Sanglante, avait été très touché par la disparition de son protégé. Il s'était fait un devoir de mettre son talent en lumière et réussit si bien, que le tableau avait été acheté très cher par un riche collectionneur hollandais. Pendant le Salon, le tableau avait fasciné tout ceux qui l'avaient contemplé et la mort prématurée de son auteur avait encore ajouté au mystère qui se tissait autour de cette toile. Les rumeurs les plus folles couraient sur l'identité du visage que l'on y voyait et Stéphane se gardait bien de dévoiler la vraie histoire. Le jeu des lumières dans le tableau avait valu à Nicola le surnom de « peintre des comètes ».

Stéphane cala son violon sous son menton et leva son archer. Une note stridente comme un long sanglot s'éleva dans la salle. Le morceau préféré de Nicola. Il espérait qu'il était fier de lui. Il ferma les yeux et laissa, une fois de plus, le charme opérer.

FIN.