10 ans, c'est le temps qu'il m'aura fallu pour mener à bien cette histoire... Je suis dans un état très étrange alors que je viens d'écrire le mot "FIN". La joie, la fierté, la mélancolie et la gratitude se mélangent...
Jamais je n'aurais pu deviner en 2006 en postant un chapitre presque par hasard que c'était les prémices d'une incroyable aventure. Les journées d'écriture passées aux côtés de mes personnages préférés m'ont procuré une joie indicible. Mais par-dessus tout, elles ont confirmé mon amour des mots, et m'ont permis d'échanger avec vous, fidèles lecteurs... Fidèles et patients, 10 ans, cela mérite une médaille (encore désolée des délais...). Vos messages d'encouragements, vos avis et reviews ont été une grande source de joie, d'énergie et de motivation, et pour cela un grand MERCI, car sans vous je ne pense pas que j'aurais eu la motivation de continuer et terminer cette histoire. Et quand je lis cet épilogue (qui s'est écrit dans la douleur, ce qui explique les délais), je suis d'autant plus fière de ne pas avoir baissé les bras.
Je vous laisse découvrir l'épilogue... et vous sollicite une toute dernière fois pour vos reviews, car j'ai plus que jamais besoin de connaître vos impressions.
A très bientôt et mille fois merci.
Doddy
Chapitre 50 : Épilogue 1820-1835
Pemberley, Derbyshire, Mai 1820
Pemberley était en fête en ce matin de printemps. Le cœur serré, Georgiana Darcy admirait le lever de soleil sur le domaine qu'elle aimait tant, et qui prenait des teintes or radieuses. Mélancolique malgré la joie qui la submergeait, elle parcourait depuis près d'une heure les allées des jardins que sa mère avait dessinés, et qu'Elizabeth entretenait avec soin et passion. Chaque pas la menait vers ses souvenirs d'enfance, l'en approchant et l'en éloignant tout à la fois, dans un paradoxe qui ne cessait de la dérouter. Fuyant toute compagnie, elle décida de se réfugier dans le labyrinthe végétal en voyant les nombreux serviteurs commencer à prendre possession des lieux pour terminer les derniers préparatifs de ses noces qui auraient lieu dans quelques heures.
Elle avait passé les mois précédents dans une euphorie exaltée, peinant à croire à son bonheur, mais en savourant chaque seconde. Après ses fiançailles avec Lord Worth la veille de Noël, une date de noces avait rapidement été décidée, et les préparatifs avaient commencé immédiatement, à l'insistance d'Elizabeth et Lady Matlock qui mesuraient l'ampleur de la journée à organiser, qui promettait d'être l'évènement incontournable de la Saison 1820.
Le premier de ces préparatifs n'avait pas été des moindres aux yeux de Georgiana. En compagnie de Darcy et Elizabeth, elle s'était rendue à Balcombe Abbey dès janvier afin d'être présentée à ses futurs beaux-parents. Timide de nature, la rencontre l'avait terrifiée pendant les jours qui l'avaient précédée, jusqu'à l'instant de sa révérence devant Lord et Lady Crawley, derrière lesquels se tenait son promis.
Les maîtres de Balcombe Abbey, déjà ravis du choix de leur fils qui épousait l'un des meilleurs partis du pays, furent conquis dès le premier instant par la personnalité de leur future bru. La générosité et la douceur de Georgiana n'avaient d'égales que sa beauté, et ils furent convaincus qu'elle ferait une parfaite marquise de Crawley lorsqu'ils viendraient à disparaître, et serait la maîtresse idéale pour Balcombe Abbey, l'un des domaines les plus anciens et illustres d'Angleterre. Rassurée par leur approbation et leur affabilité, Georgiana s'était rapidement sentie plus à son aise, même si elle continuait à redouter son installation à Balcombe Abbey, ayant déjà le cœur gros à l'idée de devoir quitter Pemberley et sa famille.
Plus perspicace, Elizabeth avait deviné d'instinct, en observant la relation naissante entre Georgiana et Lady Crawley, qu'en dépit de la joie des Crawley, Georgiana devrait faire preuve d'une plus forte personnalité si elle ne voulait pas être totalement reléguée dans l'ombre d'une belle-mère adulée par sa famille et ses serviteurs, et que la jeune fille aurait fort à faire pour se forger une véritable place au sein de son nouveau foyer. D'autant que, très fiers de leur titre et de leur héritage familial, les Crawley comptaient beaucoup sur leur fils et sa future épouse pour tenir leur rang à Londres et y représenter leur famille, alors que les deux jeunes gens, tous deux d'une sensibilité exacerbée, avaient ces responsabilités en horreur.
Elizabeth se garda pourtant de partager ces craintes avec Georgiana, désireuse de la laisser savourer le bonheur de ses fiançailles. Elle ne s'en ouvrit pas davantage à Darcy, déjà anxieux à la perspective de voir sa jeune sœur s'engager dans une nouvelle vie loin de lui et du cocon rassurant qu'il avait tissé autour d'elle depuis le décès de leur père.
Mais Georgiana, sans deviner ces subtilités, et songer un seul instant qu'il pourrait lui être difficile de partager le même toit que les parents de son promis, pressentait tout de même que le changement serait de taille. Au matin de ses noces, en dépit de sa joie à la perspective de devenir l'épouse d'un homme qu'elle adorait, elle ne pouvait s'empêcher de redouter son départ de Pemberley. La nostalgie l'emportait, alors même que ses cinq mois de fiançailles – les plus longues que Darcy avait pu obtenir après d'âpres négociations avec les deux amoureux ! – avaient été idylliques.
Après leur court séjour d'une dizaine de jours à Balcombe Abbey, les Darcy étaient revenus à Londres le temps de commander le trousseau de Georgiana et, l'hiver étant enfin plus clément, tous avaient regagné Pemberley début février pour commencer l'organisation du mariage, fixé au 20 mai. Lord Worth avait suivi sa fiancée, prétextant des rendez-vous à Londres dans un premier temps, puis une visite promise à sa sœur Lady Mary, tout juste installée à Wollaton Hall, le domaine que le Colonel Fitzwilliam et elle venaient de louer non loin de Matlock Castle et Pemberley.
Les deux fiancés s'étaient vus continuellement au cours des mois suivants, se délectant de leur complicité grandissante, et régalant leur famille de duos à quatre mains passionnés. Chaque rencontre avait confirmé à Georgiana l'excellent caractère de Lord Worth, et leurs tendres sentiments n'avaient cessé de mûrir. Aussi Georgiana s'engageait-elle dans son mariage le cœur sûr et comblé, impatiente de débuter sa nouvelle vie avec Lord Worth. Mais elle ne pouvait s'empêcher de redouter les nombreuses responsabilités qui les attendaient, sa future installation à Balcombe Abbey, et la place qu'on lui demanderait d'y tenir, qui restait encore totalement à déterminer.
Georgiana n'avait pas partagé ces craintes avec Darcy, car elle ne savait que trop combien ses noces imminentes le troublaient. En revanche, elle avait longuement parlé avec Elizabeth, qui avait elle aussi dû abandonner le foyer de son enfance pour une vie inconnue et de nombreuses responsabilités dont elle ignorait presque tout au moment de son mariage. Sa belle-sœur l'avait rassurée de son mieux, lui rappelant que le soutien sans failles de Lord Worth serait son rempart contre toutes ses angoisses, et une aide précieuse dans les défis qu'elle aurait à relever. Par ailleurs, même si elle redoutait la forte influence de Lady Crawley sur sa maisonnée, elle avait toute confiance en la personnalité généreuse de Georgiana pour franchir tous les obstacles qui se dresseraient sur sa route. Elle l'avait tout de même enjointe à s'affirmer davantage, lui expliquant qu'il lui faudrait convaincre tous les habitants de Balcombe Abbey que Lord Worth avait fait le bon choix en l'épousant. Sa douceur l'y aiderait grandement, à condition de lutter contre sa timidité naturelle qui la desservait.
Malgré toutes ces réassurances affectueuses, et en dépit de sa joie, et de l'amour que lui portait Lord Worth, Georgiana était submergée par la nostalgie à l'idée de quitter Pemberley et sa famille au matin de ses noces. Elle devinait que toute l'affection des Crawley et un mariage très heureux ne suffiraient pas à la consoler totalement de s'éloigner du domaine de son enfance et de son entourage.
Tous les préparatifs orchestrés par Elizabeth pour son mariage n'arrangeaient rien car Pemberley n'avait jamais été si majestueux, se parant de ses plus beaux atours pour ces noces qui promettaient d'être exceptionnelles. Les jardins et les terrasses avaient été soignés et entretenus avec plus d'attention encore que d'ordinaire, et de nombreuses décorations blanches et argent avaient été savamment disposées au fil des allées et des terrasses, formant presque une haie d'honneur jusqu'à la chapelle de Pemberley où les deux fiancés devaient s'unir. L'ensemble était discret et festif à la fois, et Georgiana sentit son cœur se gonfler de gratitude en songeant à l'ampleur du travail réalisé par Elizabeth et Lady Matlock pour que ce jour soit parfait.
Ce fut cette pensée qui la contraignit à sortir de sa cachette pour reprendre le chemin du manoir, se doutant que les femmes de sa famille l'attendaient probablement déjà de pied ferme pour commencer à la parer pour la cérémonie. Souriant malgré les larmes de nostalgie qui menaçaient de la gagner, elle sortit du labyrinthe, et pressa le pas jusqu'au perron, montant les marches quatre à quatre, priant pour ne pas croiser l'un des nombreux invités qui logeaient au manoir en prévision du mariage. Elle sursauta en apercevant son frère, tout aussi matinal, devinant en voyant sa tenue qu'il revenait tout juste d'une promenade à cheval.
« Georgiana !? Que fais-tu donc ici à cette heure ? demanda-t-il en s'approchant.
- J'avais besoin de marcher un peu. Et d'être seule quelques instants. »
Le frère et la sœur n'eurent pas besoin d'échanger davantage : leur attachement viscéral à Pemberley les liait, et Darcy comprit d'instinct que Georgiana avait souhaité dire adieu au domaine en toute solitude. Décelant le trouble de sa jeune sœur, il s'approcha d'elle et lui prit les mains.
« Il est encore temps de changer d'avis, tu sais… dit-il avec un sourire taquin, tant pour la distraire de ses inquiétudes que pour masquer sa propre mélancolie.
- Tu aimerais bien ! rétorqua sa sœur, tout aussi taquine.
- Non, car je suis convaincu qu'une vie très heureuse t'attend auprès de Lord Worth. J'aurais simplement préféré qu'il ne vive pas si loin…
- Je le pense aussi. Et pourtant… je suis terrifiée… Etait-ce ainsi le jour où tu as épousé Elizabeth ?
- Non, j'étais impatient, et très heureux. Mais, contrairement à elle, je n'ai pas eu à quitter la maison de mon enfance, ni à m'éloigner de ma famille et mes amis… Je sais que c'était pour Elizabeth une journée pleine d'émotions contradictoires. Le sacrifice que l'on attend des femmes au moment de leur mariage est loin d'être anodin...»
Les paroles de son frère firent si bien écho aux sentiments qui la submergeaient que Georgiana ne put soudain retenir ses larmes. Darcy s'approcha d'elle, l'étreignant un instant pour la réconforter.
« Tu vas tant me manquer ! dit-elle d'une voix étouffée.
- Tu ne dois pas songer à cela, Georgie. Ta nouvelle vie va être bien remplie, tu auras à peine le temps de penser à nous, la rassura-t-il. D'autant que vous allez voyager pendant plusieurs semaines dans un premier temps. Et je suis sûr que Lord Worth fera tout pour que ton installation à Balcombe Abbey se passe bien lorsque vous rentrerez en Angleterre.
- Je sais tout cela, mais je suis si habituée à vivre ici, avec Lizzie et toi…
- Crois-moi, tu seras très heureuse de vivre avec Lord Worth. Je ne lui aurais pas accordé ta main si j'avais eu le moindre doute à ce sujet. Et rappelle-toi que nous nous croiserons régulièrement à Londres, Elizabeth est obligée d'y séjourner plusieurs mois par an depuis qu'elle est patronnesse d'Almack's… Maintenant, viens donc, Elizabeth et Tante Madeline doivent déjà t'attendre. Nous devons être à la chapelle pour onze heures précises, et nous aurons du mal à nous passer de ta présence. »
Darcy offrit son bras à sa sœur, l'accompagnant jusqu'à ses appartements, où Elizabeth les attendait de pied ferme. Cette dernière trépignait presque sur place, tant les préparatifs qui les attendaient étaient conséquents. Néanmoins, en voyant les yeux rougis de Georgiana, et l'attitude protectrice de Darcy envers sa sœur, Elizabeth réprima sa propre inquiétude. Sans mot dire, elle prit le bras de la jeune fille et, d'un signe de tête imperceptible, rassura Darcy pour qu'il la lui confie. Battant en retraite devant l'attitude inflexible de son épouse, Darcy s'inclina.
Kitty et Lady Matlock les attendaient déjà dans la chambre. Mais connaissant très bien le tempérament de Georgiana, elles ne la pressèrent pas de questions. Se souvenant les émotions douces-amères qui précèdent un mariage, toutes trois assistèrent discrètement mais affectueusement la femme de chambre de Georgiana pour parer la jeune fille, ce qui leur demanda près de deux heures de travail, parachevées par sa robe en soie que la future mariée finit par revêtir avec trépidation. Elizabeth l'entraîna enfin devant le grand miroir de sa chambre. Georgiana peina à reconnaître le reflet qui la contemplait. La jeune fille aux traits parfois encore enfantins avait laissé place à une jeune femme ravissante, épanouie par l'amour qu'elle portait à Lord Worth.
Darcy n'avait reculé devant aucune dépense pour le mariage de sa sœur, et la toilette qu'elle portait en ce jour ne faisait pas exception. Sa robe était une merveille de raffinement de soie blanche aux broderies tissées de fils d'argent, qui avait nécessité des mois de travail aux couturières. Son regard se posa enfin sur le diadème en perles et diamants qui la coiffait, que Darcy avait offert à Georgiana pour qu'elle le porte en ce jour si spécial. Il avait appartenu à leur mère, et, inévitablement, il lui rappela ses parents qui lui manquaient cruellement. Apercevant les larmes qui perlaient au coin des yeux de sa belle-sœur, Elizabeth devina sans peine ce qui la tourmentait, et la serra contre elle.
« Ils seraient très fiers de toi, ma chère Georgiana. Et si heureux de ton bonheur !
- Je sais. Mais j'aurais tant voulu qu'ils soient là aujourd'hui pour vivre cet instant à nos côtés.
- Je suis sûre qu'ils le sont. »
Quelques mois auparavant, Elizabeth aurait certainement tenté de la réconforter en lui conseillant de ne pas s'attarder sur le passé, surtout en cette journée si heureuse. Mais, à son tour, elle était devenue orpheline, et comprenait désormais les inéluctables sentiments de regret et de mélancolie qui accompagnent chaque souvenir des êtres aimés et perdus. Toutefois, si elle appréhendait mieux la blessure de Darcy et Georgiana, dont le deuil ne serait jamais véritablement achevé, elle avait pour elle sa joie de vivre et son humour, à qui elle avait dû son salut dans les mois qui avaient suivi le décès de Mr. Bennet. Et elle savait que le frère et la sœur s'appuyaient toujours sur elle pour chasser la mélancolie qui avait trop longtemps régné sur Pemberley.
Or le mariage de Georgiana devait être un jour de joie, et Elizabeth estima en cette minute que la jeune fille ne s'était que trop attardée sur le passé depuis son réveil, en oubliant un temps l'avenir radieux qui l'attendait. Elle laissa donc Georgiana à ses pensées quelques ultimes minutes, le temps pour elle de faire ses adieux à son enfance, tandis que Lady Matlock, Kitty et elle vérifiaient leurs tenues et leurs coiffures avant de descendre dans le Grand Hall où les attendaient leurs maris. Lorsqu'elles furent fin prêtes, Elizabeth s'approcha à nouveau de Georgiana.
« Incorrigibles Darcy ! Assez de nostalgie pour aujourd'hui, Georgie, dit-elle affectueusement. Lord Worth a beau t'adorer, je pense qu'il finirait par se vexer que tu l'oublies le jour de votre mariage. »
Croisant le regard de sa belle-sœur dans le miroir, Georgiana y lut toute tendresse taquine dont la maîtresse de Pemberley était capable de gratifier ses proches pour les arracher à leur angoisse ou leur tristesse.
« Tu as raison. Je crois que la mélancolie de William est contagieuse.
- Tu y auras résisté pendant cinq mois, j'admire ta persévérance ! dit Lizzie, rieuse. William est probablement irrécupérable, mais j'ai encore de l'espoir pour toi, tu ne dois pas te laisser influencer, dit-elle, heureuse de voir qu'elle avait ramené un sourire sur le visage de sa belle-sœur.
- J'aimerais tant pouvoir ne pas vous quitter !
- Crois-en notre expérience, Georgiana, une fois que tu seras mariée tu penseras bien différemment, dit Lady Matlock, intervenant enfin dans la conversation.
- Mais pour cela il faudrait déjà que tu rejoignes Lord Worth devant l'autel, la taquina Kitty.
- Merci à toutes les trois, pour tout. Vous avez été… d'une aide inestimable. Et je suis impardonnable, car je dois vous donner l'impression d'être triste ou inquiète… Alors que je suis submergée de bonheur.
- Nous savons que tu l'es, au milieu de bien d'autres pensées, la rassura Kitty.
- Tu t'apprêtes à vivre le jour le plus important de ton existence, Georgiana. Et avec lui, le plus grand changement auquel tu auras à faire face. Il faudrait être totalement dénuée d'intelligence ou de sens commun pour ne pas le redouter un tant soit peu, dit Lady Matlock.
- Et pourtant j'ai hâte !
- Voilà qui est fort rassurant ! Marche vers Lord Worth en ne pensant plus qu'à cela. » dit Elizabeth.
Toutes les quatre se dirigèrent alors vers la porte, l'une offrant son bras à Georgiana, l'autre soulevant sa traîne. Darcy ne devait jamais oublier l'effet que produisit sur lui cette charmante procession lorsqu'il les vit apparaître en haut du Grand Escalier de Pemberley. Depuis le Hall où il faisait les cent pas en compagnie de Lord Matlock et du Colonel Fitzwilliam depuis de longues minutes, il les vit descendre les marches avec grâce. Lorsque son regard se posa sur Georgiana, il fut transporté de joie et de fierté en la voyant si radieuse. Elle n'avait pas connu leur mère, et ne pouvait donc pas deviner les sentiments qui l'agitèrent en cet instant. Il avait la sensation poignante voir sa regrettée mère marcher vers lui tant Georgiana lui ressemblait.
Le maître de Pemberley n'avait jamais brillé par son éloquence, trop réservé pour s'exprimer avec panache, mais Elizabeth et Georgiana l'avaient rarement vu totalement à court de mots comme il le fut au moment où elles s'arrêtèrent devant lui. Il prit les mains de sa sœur dans les siennes, rendu muet par l'émotion. Georgiana lui offrit un sourire, devinant que les mots seraient superflus. La scène dura quelques secondes que tous gravèrent dans leurs mémoires. Mais ils étaient attendus, et n'avaient déjà que trop tardé.
« Quel sentimental tu fais, Darcy ! intervint alors le Colonel Fitzwilliam en levant les yeux au ciel, amusé malgré lui de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Si tu n'es pas en état d'accompagner Georgiana à l'autel, je serais honoré de le faire pour toi.
- Que je sois damné si je t'abandonne cet honneur, rétorqua Darcy, piqué au vif.
- Dans ce cas, nous devrions nous mettre en route, car nous sommes déjà en retard, l'avertit Elizabeth.
- En effet, tous vos invités sont déjà partis depuis presque une demi-heure, dit le Colonel Fitzwilliam. Et je doute que mon beau-frère apprécie ce délai autant que nous.
- Qu'il attende… Un trésor comme Georgiana se mérite, répliqua Darcy en offrant son bras à sœur.
- Voilà qui n'est pas charitable, William, rétorqua Georgiana. Je crois me souvenir que chaque minute t'a semblé interminable lorsque tu attendais Elizabeth dans l'église de Meryton.
- Certaines minutes paraissent plus longues que d'autres… » concéda Darcy, offrant son autre bras à Elizabeth.
Cette dernière était déjà trop perdue dans les yeux de son mari pour voir le sourire taquin de Georgiana. Et le regard plein de tendresse qu'ils échangèrent fut un révélateur pour la jeune fille, qui songea alors à Lord Worth, et au mariage tout aussi heureux qui les attendait. La nostalgie et les doutes n'eurent soudainement plus aucune place dans son cœur, submergé par un amour impatient empli d'espérance. Elle entraîna son frère vers le perron à l'instant où Elizabeth prit son bras.
« Voilà une future mariée bien impatiente ! dit Lord Matlock avec tendresse.
- Personne ne devrait endurer le martyre que William a vécu dans l'église de Meryton, se justifia Georgiana en faisant rire tous ses proches à l'exception des deux principaux intéressés, qui ne purent s'empêcher de rougir imperceptiblement.
- Bien joué, Georgiana, voilà qui devrait convaincre ton frère de se mettre enfin en chemin ! dit le Colonel Fitzwilliam en leur emboîtant le pas, non sans avoir offert son bras à Kitty pour l'escorter jusqu'à l'une des voitures qui attendaient sur le perron de Pemberley.
- Je crois qu'il est grand temps que Georgiana se marie, grommela Darcy. Elle n'a que trop été sous l'influence d'Elizabeth, et elle commence à faire montre du même sens de l'humour.
- Je l'en remercie, je n'en serais que mieux armée pour les années à venir, n'est-ce pas ce que tu désirais, mon cher frère ? »
S'avouant vaincu, Darcy acquiesça. Kitty et Elizabeth aidèrent Georgiana à s'installer en voiture sans froisser sa robe. Lady Matlock rejoignit ensuite son mari, son fils et Kitty dans l'autre voiture, tandis qu'Elizabeth et Darcy prenaient place en face de Georgiana. Les équipages s'ébranlèrent, et Georgiana contempla alors les jardins de Pemberley tandis qu'ils cheminaient vers la chapelle. Elle eut alors tout le loisir d'admirer les décorations qu'Elizabeth avait fait installer, parant le domaine de ses plus beaux atours. La laissant à ses pensées, son frère et sa belle-sœur détournèrent le regard pour lui accorder un peu d'intimité. Mais Elizabeth ne put s'empêcher de se tourner vers son mari, le gratifiant d'un sourire amoureux.
« Je suis surprise par ces récentes révélations, Mr. Darcy, chuchota-t-elle. Vous m'avez tant vanté votre patience…
- Pas lorsqu'il s'agit de toi, j'en ai peur. A ma décharge, j'étais surtout terrifié que tu ne te ravises à la dernière minute… »
Elizabeth eut du mal à réprimer son sourire devant la mine déconfite de son mari.
« Aucun risque, mon amour. Mon cœur t'appartenait déjà même si nous n'avions pas encore prononcé nos vœux. Tu n'aurais pas pu te débarrasser de moi.
- Ce qui fait de moi l'homme le plus heureux du monde, dit-il en lui prenant la main pour embrasser le creux de sa paume.
- Trois ans de mariage, et vous êtes toujours incorrigibles, les taquina Georgiana, interrompant leur interlude.
- Nous pourrons en reparler dans trois ans, qu'à cela ne tienne, répliqua son frère.
- Croyez-vous que je serai aussi heureuse ?
- Je n'ai jamais été aussi sûr de l'avenir qu'en cet instant, Georgiana. » dit solennellement Darcy.
Ce fut dans un silence ému mais serein qu'ils firent le reste du trajet. Enfin la chapelle de Pemberley fut en vue, et les vivats des habitants de Lambton et des métayers de Pemberley se firent entendre. Ils furent décuplés à l'instant où Georgiana sortit de la voiture, assistée par son frère. Jamais elle n'avait été si fière d'être l'héritière de ce domaine tant chéri, qui lui rendait son attachement au centuple. Rougissant néanmoins de tant d'attentions, elle s'empressa de prendre le bras de son frère, l'enjoignant à la conduire rapidement à la chapelle. Mais c'était compter sans les Matlock, qui devaient précéder la mariée dans l'église. Le Colonel Fitzwilliam s'approcha des Darcy.
« Georgiana, mon seul regret en ce jour est de ne pas pouvoir t'accompagner moi-même à l'autel. Mais tu es entre de bonnes mains. Tous mes vœux de bonheur t'accompagnent, dit-il avant de se pencher pour faire un baisemain à sa pupille.
- Merci, Richard. C'est d'abord à toi que je dois mon bonheur, je n'aurais pas rencontré Lord Worth sans ton mariage avec Lady Mary.
- Nous pouvons fort bien conduire Georgiana à l'autel ensemble, proposa Darcy.
- Nous avons déjà eu cette discussion, Darcy, déclina le Colonel. Cet honneur n'appartient qu'à toi, et cela me laissera le plaisir d'admirer ma cousine remonter l'allée à ton bras. »
Et pour couper court aux protestations de Darcy et Georgiana, il offrit son bras à Elizabeth pour la conduire à l'intérieur de l'église. La jeune femme embrassa Georgiana après avoir ajusté sa traîne une dernière fois. Les larmes aux yeux, elle lui serra brièvement les mains, déjà bouleversée par l'émotion. Puis elle disparut dans la chapelle en compagnie du Colonel.
Laissant le temps à Elizabeth de s'installer, Darcy et Georgiana patientèrent quelques instants. Dans une relative solitude, en dépit des acclamations de la foule qui les entourait, ils échangèrent un dernier regard. Darcy sourit, le cœur gonflé de fierté et de joie en voyant sa sœur si heureuse. Il serra la main qu'elle avait posée sur son bras, lui communiquant par ce simple geste toute son affection. Il fit durer ce moment, se remémorant leur enfance, leur tendresse indéfectible qui les avait tant soutenus dans l'adversité et la solitude de Pemberley et Darcy House, et admirant la femme qu'elle était en train de devenir. Georgiana lui rendit son geste, le ramenant à la réalité, et il comprit qu'il était enfin temps de la laisser marcher vers son destin, espérant lui avoir donné toutes les clés et les bonnes armes pour s'engager sans lui dans sa nouvelle vie.
« Te sens-tu prête ?
- Plus que jamais. » dit-elle avec une assurance tranquille qui la surprit elle-même.
Et comme pour mieux lui prouver sa détermination, elle releva imperceptiblement la tête lorsqu'ils se mirent en marche à l'unisson. Toute l'assemblée, composée de leurs proches, se levèrent à leur entrée, formant une haie d'honneur à Georgiana qui rougit de plus belle. Mais les visages amis de l'assistance ne retinrent pas son attention, car elle aperçut immédiatement Lord Worth, qui l'attendait près de l'autel, entouré d'Elizabeth, Lady Mary et du Colonel Fitzwilliam, tous témoins des mariés. Comme dans un rêve, Georgiana marcha à la rencontre de Lord Worth, notant son sourire radieux, et se perdant rapidement dans son regard. Toute timidité l'abandonna, et elle en oublia presque la présence de son frère.
Ce ne fut que lorsque Darcy s'arrêta à un pas de Lord Worth qu'elle revint à la réalité et parvint à détacher son regard de son fiancé pour se tourner vers son frère. Elle ne devait jamais oublier la tendresse avec laquelle Darcy prit la main qu'elle avait posée sur son bras pour l'embrasser, avant de la déposer dans celle de Lord Worth, en échangeant un regard lourd de sens avec ce dernier. Lord Worth ne le pressa pas et, lorsqu'enfin Darcy lâcha la main de sa sœur, la jeune fille avait les yeux brouillés de larmes. D'une voix rauque, elle retint son frère au moment où il s'apprêtait à prendre sa place de témoin aux côtés d'Elizabeth.
« Merci, Fitzwilliam… » dit-elle tout bas.
Le regard et le sourire qu'elle lui offrit furent pour Darcy la récompense des années de doutes et d'angoisses engendrées par la charge oppressante que lui avait imposée son rôle de gardien et tuteur, à laquelle rien ne l'avait préparé. Et s'éloigner d'elle en cet instant fut l'un des actes les plus difficiles de son existence. Et pourtant, telle une nouvelle preuve de l'affection qu'il lui portait, il recula d'un pas, venant se placer à la gauche d'Elizabeth, qui lui offrit un regard plein de sollicitude, devinant mieux que quiconque la diversité des sentiments qui l'agitaient.
La cérémonie de mariage fut attendrissante tant les jeunes fiancés semblaient visiblement épris l'un de l'autre, et lorsque vint le moment de l'échange des vœux, rares étaient les femmes de l'assemblée à n'avoir pas la gorge serrée de tant d'émotion. Même Lady Catherine, pourtant peu encline aux démonstrations d'affection, fut touchée devant le spectacle qu'offraient les jeunes gens. Lorsqu'enfin le pasteur de Pemberley les déclara mari et femme, Lord Worth exulta tant que Georgiana ne put qu'éclater d'un rire de joie pure avant de le laisser l'embrasser pour sceller leur union.
Lord et Lady Worth furent acclamés par leurs proches et les vivats de la foule lorsqu'ils franchirent le seuil de la chapelle. Pendant plus d'une demi-heure, tous se pressèrent dans un joyeux brouhaha pour féliciter les jeunes mariés. Ce délai laissa le temps aux nombreux serviteurs de Pemberley qui avaient eu congé pour la matinée pour assister aux épousailles de Georgiana, de retourner au domaine afin d'accueillir les invités des Darcy et des Crawley.
La procession d'invités se mit finalement en route dans la joie et la bonne humeur. Elizabeth et Darcy, s'ils avaient fait le chemin de l'aller en compagnie de Georgiana, se retrouvèrent seuls derrière la voiture des Crawley, dans laquelle se trouvaient les mariés. Darcy garda le silence, en dépit du sourire sincère qu'il arborait, et Elizabeth ne le pressa pas.
Et au cours des heures qui suivirent, elle n'eut guère de temps à lui accorder, sa présence étant requise pour accueillir et contenter chacun, même si elle recevait les invités aux côtés des Worth et des Crawley. Lady Mary et Lady Matlock lui furent d'une aide inestimable au cours de la réception, qui se déroula sans fausse note.
Les jardins et les terrasses de Pemberley avaient été mis à contribution, de même que le Grand Hall et les salons de réception, et tous allaient et venaient à leur guise. Les Worth se tinrent dans le Grand Hall aux côtés des Darcy et des Crawley pendant plus d'une heure afin de saluer chacun, et de les remercier de leur venue et de leurs félicitations.
Lady Catherine, ravie du mariage de sa nièce avec l'un des meilleurs partis d'Angleterre, se présenta en compagnie d'Anne, et se montra tout sourire avec Elizabeth et Darcy.
« Darcy, toutes mes félicitations, dit-elle avec sa hauteur habituelle. Vous avez conclu une union exceptionnelle pour Georgiana.
- Je suis ravi que le mariage de Georgiana et Lord Worth vous agrée, mais je ne peux aucunement m'en attribuer le mérite. La décision leur appartenait entièrement, expliqua Darcy.
- Il n'empêche que cela bénéficiera à toute notre famille. Je savais que nous pouvions compter sur Georgiana pour faire son devoir.
- Si par « devoir » vous entendez « suivre son cœur », alors votre confiance était bien placée, en effet, rétorqua Elizabeth.
- Elle aura eu de la chance que son cœur et sa raison parlent d'une même voix. » conclut Anne, peu désireuse de voir l'ancienne querelle entre sa mère et les Darcy se raviver, car en dépit d'une nette amélioration de leurs relations, la paix entre eux restait fragile.
Lady Catherine et sa fille saluèrent ensuite les mariés. La maîtresse de Rosings Park connaissait les Crawley de longue date, et les appréciait particulièrement. Elle avait accueilli l'annone des fiançailles de Lord Worth et Georgiana avec une joie extatique, ravie que deux familles aussi illustres s'unissent. Et sa fille Anne savait combien elle considérait que ce mariage compensait la mésalliance commise à ses yeux par Darcy, ayant longtemps redouté que Pemberley n'en souffre, et que cela ne compromette les chances de Georgiana de conclure un mariage convenable.
Lord Worth, à qui Georgiana n'avait rien caché du long conflit entre sa tante et son frère, accueillit assez froidement sa nouvelle tante par alliance, qu'il jugeait insupportable à force de tant d'orgueil. Bien qu'élevé selon des principes stricts, et dans le respect de son nom illustre, il était d'une trop grande sensibilité pour tolérer l'intransigeance de Lady Catherine, d'autant que lui-même, à l'instar de Georgiana, appréciait tout particulièrement Elizabeth, qu'il admirait pour sa bonté et sa joie de vivre. A ses yeux, les qualités personnelles primaient sur le nom et la fortune, et il avait peu de patience pour les gens de la haute société londonienne qui pensaient le contraire.
Et la détestable habitude de Lady Catherine de donner son avis sur tout acheva de réduire à néant le peu de patience qu'il lui restait tandis qu'il l'écoutait vaguement contredire Georgiana lorsque cette dernière expliquait qu'ils allaient passer les prochains mois sur le continent, et non à Londres pour la fin de la Saison, ce qui était selon Lady Catherine une grossière erreur. Voyant Georgiana perdre de son assurance, il se décida enfin à intervenir, sortant de la réserve qu'il s'était pourtant juré d'observer en présence de sa belle-famille.
« Lady Catherine, je vous saurais gré de ne pas insister. Georgiana et moi-même avons pris notre décision il y a de nombreuses semaines et rien ne saurait nous convaincre de changer d'avis.
- Mais enfin, Lord Worth, votre absence en pleine Saison sera vécue comme un affront par tous !
- Qu'ils se sentent offensés, peu nous importe.
- Mais… ! Tous s'attendront à vous revoir à Londres dès que possible. Vous êtes l'héritier de Balcombe Abbey !
- Précisément, cela me laisse toute liberté pour offrir un voyage à mon épouse pour célébrer nos noces.
- Je doute que vos parents soutiennent votre décision.
- Nos familles n'ont pas été consultées, mais elles approuvent totalement notre choix.
- Bien sûr, j'aurais été surprise que Darcy et son épouse ne cautionnent pas cette originalité. Mais Lord et Lady Crawley doivent être très désappointés.
- Si tel était le cas, cela ne serait en rien de votre ressort. Mais rassurez-vous, Lady Catherine, nous aurons le plaisir de nous revoir à Londres bien assez tôt. » conclut Lord Worth d'un ton froid, coupant court à la conversation.
Réduite au silence, Lady Catherine n'eut d'autre choix que de lui rendre sa révérence avant de se diriger vers les terrasses en compagnie d'Anne. Georgiana se tourna alors vers son mari.
« Auriez-vous pris des cours auprès de mon frère ? plaisanta-t-elle.
- J'aurais sans doute été bien inspiré de le faire, car vous m'aviez mis en garde que de pareilles scènes nous attendraient.
- Vous comprenez mieux ma volonté de fuir Londres, désormais.
- Seulement à cause de Lady Catherine ? Ne vous jouez pas de moi, ma chérie, je sais fort bien que vous fuyez à peu près tout Almack's ! » dit-il en souriant.
L'agacement de Lord Worth face à Lady Catherine fut sans commune mesure avec celui qu'il dut dissimuler en faisant la connaissance de Lady Hampton, mieux connue des Darcy sous son nom de jeune fille. L'orgueilleuse Caroline Bingley avait laissé place à Lady Hampton, dont l'arrogance n'avait d'égale que le ridicule. Lord Worth fut sidéré de son attitude obséquieuse, et de l'indifférence dont faisait preuve Lord Hampton, qui se contentait de se tenir aux côtés de son épouse en arborant un air d'ennui incommensurable.
Si Miss Darcy avait toujours trouvé grâce aux yeux de Miss Bingley, Lady Worth était désormais incontournable au sein de la Société londonienne grâce au titre de noblesse qu'elle portait depuis quelques heures à peine. Embarrassée des fausses déclarations d'affection de Lady Hampton, Georgiana eut toutes les peines à lui faire comprendre qu'ils devaient saluer les autres invités qui attendaient derrière elle.
Au grand dam de Darcy, Elizabeth parvint à détourner l'attention de Lady Hampton en la complimentant sur sa toilette, d'un orange douteux, que parachevaient trois plumes perchées au-dessus de son turban en soie citrouille. Lorsqu'enfin elle prit congé, non sans avoir inondé les Darcy de félicitations pour le superbe mariage qu'ils avaient organisé pour « cette chère Georgiana », entraînant à sa suite son mari qui avait marmonné de vagues salutations, Elizabeth se pencha vers Darcy.
« Les paons londoniens se pavanent toujours avec leurs plus belles plumes, semble-t-il. »
Sa pique fit mouche, et Darcy eut toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire alors que, faussement imperturbable, son épouse esquissait une nouvelle révérence devant leurs invités suivants. Luttant toujours contre un rire irrépressible, Darcy l'imita, incapable d'articuler la moindre formule de politesse. Et au milieu de sa bonne humeur, il ragea contre Elizabeth qui semblait en parfaite maîtrise d'elle-même. Lorsqu'enfin son rire se calma, Darcy se pencha à l'oreille d'Elizabeth :
« Je réclamerai prochainement mon dû pour cette fourberie, Mrs. Darcy.
- Moi, fourbe, Mr. Darcy ? Me voilà fort désappointée, je pensais vous rendre un service inestimable en transformant un devoir pénible en souvenir agréable.
- Qui a dit que tu ne prendrais pas plaisir à payer ta dette, ma chérie ? »
Ce fut cette fois au tour d'Elizabeth d'avoir toutes les peines du monde à afficher un visage parfaitement serein, trahie par une légère rougeur aux joues, dont se délecta Darcy. L'invitée suivante, qui n'était autre que la Comtesse Von Lieven, n'en remarqua heureusement rien. Les Darcy apprécièrent bien davantage les saluts de la Comtesse Von Lieven, qui s'était encore rapprochée d'Elizabeth au cours de mois précédents, dès lors que la jeune femme avait accepté de devenir l'une des dames patronnesses d'Almack's. Les deux amies n'eurent que quelques instants pour échanger leurs impressions, mais Elizabeth promit à la Comtesse qu'elle viendrait la retrouver au cours de la réception pour converser avec elle.
Les Worth et les Darcy furent soulagés lorsque l'ensemble de leurs invités eurent terminé de présenter leurs hommages. Toutefois, ils continuèrent à être sollicités de toutes parts, et ils eurent à peine le temps de parler avec Lady Mary, les Cooper et Mr. Bingley, venu seul car Jane, à quelques semaines de son accouchement, était entrée dans son confinement. Remarquant qu'Elizabeth commençait à être légèrement oppressée au milieu des convives qui se pressaient dans l'un des salons de réception, Darcy l'entraîna sur la terrasse où les Worth s'étaient réfugiés pour décrire leur prochain voyage à un cercle de connaissances, tous amis des Crawley, et dont Georgiana peinait à retenir les noms.
A son grand plaisir, Elizabeth y retrouva la Comtesse Von Lieven, qui conversait le plus aimablement du monde avec Kitty Cooper et Harriet Vernon.
« Lady Von Lieven, puis-je vous confier Elizabeth un instant, le temps pour moi d'aller lui chercher un rafraîchissement ? demanda Darcy.
- Faites donc, mon cher Mr. Darcy, mais vous prenez le risque de voir l'attention de votre épouse accaparée bien plus longtemps qu'à votre goût.
- Vous êtes l'une des rares à qui j'accorde ce privilège. » dit Darcy avant de prendre congé.
Elizabeth, levée avant l'aube, lui fut reconnaissante de ce répit, et elle s'accorda le luxe de s'assoir un moment aux côtés de sa sœur et ses amies.
« Je comprends mieux vos absences répétées de nos réunions, ma chère, dit la Comtesse. Pemberley n'a jamais autant resplendi. Lady Worth doit être ravie du magnifique mariage que vous avez organisé pour elle.
- Je crois qu'elle l'est, même si Lord Worth et elle auraient sans doute opté pour un mariage plus intime, mais les Crawley ne l'entendaient pas ainsi.
- Ce que Lady Crawley veut, Dieu le veut ?
- Apparemment. Je n'ai pas voulu contrarier les vœux de la belle-famille de Georgiana. Et Pemberley n'avait pas connu une telle allégresse depuis trop longtemps. Tous attendaient ces noces depuis de nombreuses années, Georgiana l'a parfaitement compris.
- Et c'est une excellente répétition pour ses prochaines années à Londres. Elle n'a participé qu'à une seule Saison, de mémoire.
- Ce qui était bien suffisant à son goût.
- Comme je la comprends ! intervint Kitty. Le tumulte londonien ne vaudra jamais la tranquillité de son foyer familial.
- Kitty, si nous t'écoutions, nous nous cloîtrerions bientôt tous dans le Derbyshire, plaisanta Elizabeth.
- Voilà une idée qui me semble fort attrayante ! dit Darcy qui revenait sur ces entrefaites, tenant le verre promis à Elizabeth.
- Ne nous tentez pas trop, Mr. Darcy, dit la Comtesse. Les soirées londoniennes perdraient beaucoup de leur charme si nous devions tous nous en absenter.
- Londres s'en remettrait fort bien, contra Darcy. Almack's sans doute un peu moins.
- Vous en êtes dispensé, désormais, dit la Comtesse en désignant Georgiana et son mari.
- Le mariage de ma sœur ne me libère en rien. N'espérez pas que je vous abandonne Elizabeth ! plaisanta Darcy.
- En parlant des Worth, quels sont leurs projets pour les prochaines semaines ? Connaissant leurs tempéraments, je devine que nous n'aurons pas le plaisir de les voir à Londres ? demanda Harriet.
- Non en effet, ils ont prévu un voyage de plusieurs mois en Europe, répondit Darcy, ayant retrouvé soudainement sa mine sombre.
- Et nous les soupçonnons de vouloir passer la majeure partie de leur séjour à Vienne, ajouta Elizabeth.
- C'est l'endroit rêvé pour de tels musiciens ! approuva la Comtesse Von Lieven.
- Ils devraient en effet beaucoup s'y épanouir, mais je doute que les Crawley les autorisent à y rester plus de quelques mois. Lord Worth sera vite rattrapé par ses obligations à Balcombe Abbey. » dit Elizabeth, tentant de réconforter Darcy qui n'envisageait pas sereinement une séparation aussi longue avec sa sœur.
Comme pour appuyer leurs propos, les Worth s'avancèrent alors près d'eux, annonçant qu'ils n'allaient pas tarder à se mettre en route. Lord Worth avait loué un charmant cottage dans le Northamptonshire, à mi-chemin entre Pemberley et Londres, où les jeunes mariés devaient passer quelques jours avant d'entamer leur long périple européen. Elizabeth se leva, proposant à Georgiana de l'accompagner dans ses appartements afin de l'aider à se rafraîchir en vue du voyage. La jeune femme en profita pour se rendre dans la nursery avant d'embrasser Leonora une dernière fois. Tandis qu'elle la tenait dans ses bras, des larmes perlèrent au coin de ses yeux.
« Elle va me manquer… Comme je regrette de ne pas pouvoir la voir grandir durant les prochains mois ! dit-elle d'une voix rauque.
- Je te raconterai ses progrès dans notre correspondance, Georgiana, la rassura Elizabeth.
- Je le sais bien, mais ce n'est pas pareil. D'autant qu'elle va bientôt commencer à marcher, et je ne serai pas là pour le voir.
- Point trop de hâte ! Nous avons déjà du mal à la rattraper alors qu'elle est encore à quatre pattes ! plaisanta Elizabeth.
- Ce sera un travail à temps plein pour William ! dit Georgiana, attendrie.
- Oui, il risque de passer ses journées à la suivre de peur qu'il ne lui arrive quelque chose ! »
Toutes deux se sourirent d'un air entendu. L'attitude protectrice de Darcy envers sa fille était depuis longtemps une source de plaisanteries et de taquineries au sein de leur famille. Mais très vite, Georgiana reporta son attention sur Leonora, qui s'agitait déjà dans ses bras pour se libérer de son étreinte. Elle embrassa sa nièce une dernière fois, avant de la tendre à Miss Woodward qui se tenait en retrait.
Lorsque les deux belles-sœurs redescendirent dans le Grand Hall, toute leur famille y était rassemblée afin de prendre congé des jeunes mariés. Georgiana les embrassa tous avec affection, le cœur serré de devoir les quitter pour de nombreux mois. Les adieux durèrent de longues minutes, le temps pour les Worth de saluer la plupart des invités qui avaient assisté à leur mariage. Puis, les Darcy, les Crawley et les Fitzwilliam accompagnèrent les deux jeunes gens jusque sur le perron où les attendait leur berline de voyage. Darcy étreignit longuement sa sœur, tandis qu'Elizabeth et les Fitzwilliam saluaient Lord Worth.
« Mrs. Darcy, je ne sais comment vous remercier pour cette journée merveilleuse. Georgiana et moi n'aurions pas pu rêver plus beau mariage, dit-il à sa nouvelle belle-sœur.
- Tout le plaisir était pour nous, Lord Worth. Mais si vous cherchez vraiment la meilleure façon de nous remercier, alors prenez soin de Georgiana, et rendez-la heureuse, c'est notre seul souhait.
- Je m'y emploierai chaque jour que Dieu fait, n'ayez crainte. »
Il salua Elizabeth une dernière fois, avant de se tourner vers le Colonel Fitzwilliam et Lady Mary, embrassant sa sœur. Enfin, il aida Georgiana à monter en voiture. Lorsqu'elle fut confortablement installée, Lord Worth salua Darcy.
« Je vous la confie, dit ce dernier gravement.
- Je vous promets de prendre soin d'elle. » dit Lord Worth d'une voix vibrante de sincérité.
Darcy le regarda un long moment, avant d'acquiescer lentement et de lui serrer la main.
« Faites bon voyage. » lui souhaita-t-il, avant de s'écarter pour le laisser monter en voiture.
Tandis que tous observaient Lord Worth s'installer aux côtés de Georgiana, Darcy resta immobile, au prix d'un effort qui lui sembla insurmontable, allant à l'encontre de tous ses instincts qui lui criaient de retenir sa sœur. Il sentit à peine Elizabeth prendre son bras et le serrer discrètement au moment où la voiture des Worth se mit en marche. Silencieux, tous la regardèrent s'éloigner. Lorsqu'elle disparut, cachée par la longue allée de chênes qui marquait l'entrée des jardins de Pemberley, les Crawley se tournèrent vers leurs hôtes.
« Mrs. Darcy, je vous remercie infiniment pour l'organisation du mariage. Tout était absolument parfait, complimenta Lady Crawley.
- Nous étions tous ravis à Pemberley de vous accueillir pour cette journée, répondit Elizabeth.
- Nous allons prendre congé à notre tour.
- Déjà, Mère ? s'étonna Lady Mary.
- Nous avons une longue route à faire, et nous souhaitons revenir à Balcombe Abbey le plus rapidement possible. »
Elizabeth ne fut pas fâchée de voir les beaux-parents de Georgiana prendre congé à leur tour. En dépit de leurs manières excellentes, elle n'était jamais parvenue à chasser la désagréable impression qu'ils n'approuvaient pas réellement son mariage avec Darcy. Très attachés à leur rang et leur position dans la société, ils avaient compté parmi les détracteurs d'Elizabeth dans les premiers temps de son mariage, bien que trop avisés pour en parler publiquement. Les succès de la jeune femme lors de sa première Saison, et sa grande amitié avec la Comtesse Von Lieven, l'avaient aidée gagner quelque peu leur estime, mais ils n'étaient jamais parvenus à se débarrasser de la désagréable impression qu'elle n'était pas à sa place au bras de Darcy et à Pemberley.
Cela avait toutefois été de peu d'importance jusqu'aux fiançailles de leur fils Edward avec Georgiana. Ils avaient alors dû faire contre mauvaise fortune bon cœur et réserver bon accueil à Elizabeth. D'autant que cette dernière venait alors de rejoindre le cercle très fermé des dames patronnesses d'Almack's et qu'il eût été malavisé de lui laisser deviner leurs réticences.
Mais Elizabeth, initiée par Darcy et la Comtesse Von Lieven aux arcanes de la haute société londonienne, n'avait jamais été dupe de leur dédain voilé. Pour le bien de Georgiana, elle avait pourtant fait taire son orgueil, se montrant d'une politesse exquise à la limite de l'hypocrisie selon ses propres critères, pour que la relation de Georgiana avec ses beaux-parents commence sous les meilleurs auspices. Les jeunes mariés étant désormais en route pour leur voyage de noces, Elizabeth ne tenait pas à poursuivre ses efforts de dissimulation plus longtemps, et ce fut avec un soulagement indéniable qu'elle salua les Crawley.
Comme souvent, les sentiments de Darcy faisaient miroir à ceux d'Elizabeth. Attristé du départ de sa sœur, il lui devenait difficile de ne pas retomber dans sa réserve naturelle, que seule Elizabeth parvenait généralement à chasser lors des mondanités auxquelles ils assistaient ensemble. La perspective de ne pas revoir Georgiana pendant de nombreux mois mettait sa patience à rude épreuve, et il dut se faire violence pour dissimuler son mépris face à de nombreux invités. Il pria donc intérieurement pour que tous prennent congé le plus rapidement possible.
C'était compter sans la longue distance qui séparait une vingtaine d'entre eux de leurs domaines ou de leur demeure londonienne. Ainsi, ces derniers devaient séjourner à Pemberley jusqu'au lendemain avant de se mettre en route. Fort heureusement, les plus importuns prirent rapidement congé : Lady Catherine et Anne se mirent en route avec les Matlock pour loger à Matlock Castle, tandis que les Hampton repartaient à Ellsworth Hall avec Mr. Bingley. Ne restèrent que la Comtesse Von Lieven et une quinzaine d'invités, qu'Elizabeth eut à cœur de divertir lors du dîner et de la soirée qui suivirent.
Darcy ne manqua pas d'admirer les dons d'hôtesse d'Elizabeth au cours des heures interminables qui précédèrent le moment où le dernier des invités prit congé pour la nuit. Alors même qu'il la savait éprouvée par les nombreux mois de préparatifs du mariage de Georgiana, couplés avec la gestion toujours exigeante de Pemberley, et ses nouvelles responsabilités à Almack's, elle ne se départit jamais de sa joie de vivre, et d'une apparente énergie communicative, alors que lui-même ne parvint pas totalement à dissimuler sa mélancolie. Il se réfugia donc dans un silence qui tranchait avec la bonne humeur de leurs convives.
Vers vingt-trois heures, lorsque tous leurs invités prirent enfin congé pour se retirer dans leurs chambres respectives, il ne put retenir un soupir de soulagement, allant se servir un brandy tandis qu'Elizabeth donnait d'ultimes instructions à Mrs. Reynolds pour les derniers détails d'intendance à régler afin que tout soit parfait le lendemain matin. Se dirigeant vers l'une des fenêtres du Grand Salon, il admira le clair de lune qui baignait les jardins de Pemberley, songeant alors à Georgiana. Malgré l'interdiction qu'il s'était faite, il ne pouvait s'empêcher de se demander où elle se trouvait à l'heure même, et cette pensée même le paralysait.
Il ne sut jamais combien de temps il resta debout à contempler la nuit d'un regard aveugle. Il sentit alors la main d'Elizabeth se glisser au creux de son bras. S'arrachant aux pensées qui le torturaient, Darcy posa son regard sur son épouse. Elizabeth l'observa tranquillement, devinant les sentiments qui l'agitaient en cet instant. Darcy caressa sa joue et, se détendant pour la première fois depuis de nombreux jours, posa son front contre le sien. Il se réfugia dans le réconfort immuable des bras d'Elizabeth, parvenant un instant à oublier Georgiana. Ils restèrent ainsi de longues minutes, à écouter le silence seulement troublé du bruit des flammes dans la cheminée, et de leurs souffles paisibles.
Longtemps après, il s'écarta légèrement, soulevant tendrement le menton d'Elizabeth pour venir déposer un baiser sur ses lèvres. Il nota alors la lueur malicieuse qui était apparue dans ses yeux.
« Aurais-je l'honneur de savoir ce qui t'amuse, mon ange ?
- Es-tu d'humeur à être distrait ?
- J'en ai plus que jamais besoin, sans quoi tu risques d'avoir toutes les raisons de te plaindre de mon mauvais caractère.
- Toi, un mauvais caractère ? dit Elizabeth, haussant un sourcil.
- Rappelle-toi, tu as failli ne pas m'épouser à cause de lui.
- Oh, celui-ci… ! Je croyais que nous l'avions chassé.
- Chassez le naturel…
- Non, je refuse de croire que c'est naturel chez toi. Mais pour répondre à ta question, je songeais simplement au jour où Leonora se mariera, et à ta future réaction.
- Grands dieux, Mrs. Darcy, pourquoi me torturer ainsi ? J'ai déjà bien assez de mal à laisser Georgiana commencer sa nouvelle vie loin de nous.
- Et tu ne devrais pas. Promets-moi de cesser de t'inquiéter à son sujet.
- Ce n'est pas de l'inquiétude. Je n'ai pas le moindre doute quant au bonheur qui l'attend. Mais je n'ai pas encore réussi à m'habituer à l'idée qu'elle nous a quittés. Savoir que son bonheur et son bien-être ne dépendent plus de moi est très déroutant. J'ai pris soin d'elle si longtemps ! »
Elizabeth l'observa un long moment, avant d'acquiescer silencieusement. Lui prenant la main, elle l'entraîna dans le Grand Hall puis à l'étage. Toujours sans mot dire, elle se dirigea vers la nursery, et Darcy pensa alors qu'elle voulait embrasser leur fille une dernière fois avant de se retirer pour la nuit. Il fut surpris de la voir se pencher au-dessus du berceau, tendant la main vers lui pour qu'il s'approche. Il vit que Leonora dormait paisiblement et, comme toujours, cette scène le bouleversa.
« Regarde-la… murmura Elizabeth tandis que Darcy la serrait contre lui. Tu n'as rien perdu en donnant la main de Georgiana à Lord Worth, William. Ce que tu as si bien fait pour ta sœur, tu le feras aussi pour Leonora. Elle a tout autant besoin de toi. »
Darcy reporta alors son attention sur Elizabeth, plongeant son regard dans le sien, émerveillé qu'elle le comprenne si bien. Elle seule avait pu deviner d'instinct que la présence de sa fille apaiserait ses tourments. Il sourit tendrement, avant d'observer à nouveau Leonora.
« C'est un bien grand risque que tu prends, ma chérie. Ne crois-tu pas que je répugnerai plus encore à laisser Leonora se marier un jour ? plaisanta-t-il.
- Nous avons encore de nombreuses années devant nous avant de nous inquiéter de cela.
- Justement, le temps passe si vite…
- Raison de plus pour ne pas le gâcher à ressasser tes inquiétudes. Il ne sert à rien de le perdre à contempler le passé.
- Ou seulement les souvenirs heureux ? la taquina-t-il, faisant allusion à la philosophie qu'elle lui avait enseignée pendant leurs fiançailles.
- Point trop non plus, tu as tendance à verser dans la mélancolie, ces jours-ci, mon amour. Alors que notre présent et notre futur s'annoncent radieux. »
Emu, Darcy resserra ses bras autour d'elle, heureux de la sentir se blottir contre son épaule.
« Tu as raison, comme toujours. Je suis l'homme le plus chanceux du monde, car je vous ai à mes côtés, toutes les deux.
- Tous les trois. » corrigea Elizabeth.
Ses mots firent lentement sens dans l'esprit de Darcy. Toujours blottie dans ses bras, Elizabeth sourit, devinant l'instant exact où il comprit, sentant leurs cœurs s'accélérer. Il s'écarta d'elle pour la regarder, et elle fut au bord des larmes en voyant la joie qui s'était peinte sur son visage.
« Es-tu en train de me dire que… ? »
Elle ne put qu'acquiescer, la gorge trop nouée pour parler.
« Oh, Elizabeth ! » dit-il dans un souffle avant la serrer à nouveau contre lui.
Il l'entraîna lentement dans leur chambre, où il la fit asseoir sur le sofa qui trônait devant la large cheminée. Puis, avec dévotion, il s'agenouilla devant elle, posant une main sur son ventre. Il n'avait pas cessé de sourire, et en l'observant, Elizabeth n'y tint plus, sentant une larme rouler le long de sa joue.
« Depuis quand le sais-tu ?
- Je n'ai pas de certitude, mais cela fait une dizaine de jours que j'ai de sérieux doutes.
- Une dizaine de jours ?! Et tu ne m'en as rien dit ?
- Je n'étais pas sûre. Et je me doutais qu'apprendre la nouvelle ce soir te ferait le plus grand bien, dit-elle avec un sourire mutin.
- Vous êtes une cachotière, Mrs. Darcy, gronda-t-il avec une fausse conviction, la faisant éclater de rire.
- Cela te console-t-il de savoir que cela a été une torture de te le cacher ?
- Cela t'absout à peine, ma Lizzie.
- Mille fois j'ai voulu te le dire…!
- Tu aurais dû céder à la tentation, dit-il, malicieux.
- Non, je voulais attendre ce soir. Je savais que ce serait le meilleur remède à ta mélancolie. »
Devinant combien garder le secret d'une telle nouvelle lui avait coûté, Darcy fut d'autant plus ému de l'obstination d'Elizabeth à vouloir retarder l'annonce de cette nouvelle grossesse. Il l'embrassa avec douceur, frôlant à peine ses lèvres.
« Béni soit le jour où je t'ai épousée, Elizabeth Darcy. Tu es la femme la plus merveilleuse que j'aie rencontrée… »
Soulagée de retrouver enfin son mari, qui s'était montré un peu trop distant à son goût au cours des semaines précédentes, Elizabeth passa ses bras autour de son cou. Mais les réflexes de Darcy reprirent bientôt l'ascendant sur lui, et il ne put s'empêcher de lui demander :
« Comment te sens-tu ? N'es-tu pas malade ?
- Etonnamment non, je me sens bien mieux que pour Leonora. J'espère que cela durera.
- Voilà donc comment tu as réussi à me le cacher…
- Je confesse que cela m'a bien aidée, dit-elle avec un sourire.
- Mais je ne veux plus que tu continues à t'épuiser en menant tout de front. Organiser le mariage de Georgiana a été un travail titanesque, tu aurais dû te ménager davantage.
- J'ai une armée de serviteurs pour m'aider, William, n'exagère pas. Et avec Mrs. Reynolds pour mener les troupes, je n'ai presque rien eu à faire. A part tenter de dérider mon mari, bien sûr !
- Je suis désolé, ma Lizzie. Je n'ai pas été d'une compagnie très agréable ces derniers mois.
- Entre le mariage de Georgiana et Almack's, je ne peux pas t'en vouloir.
- Grands dieux, Almack's… ! dit-il en grimaçant. Cela dit, nous avons désormais toutes les raisons de rester à Pemberley.
- Bien essayé, mon amour, mais n'utilise pas cette excuse pour fuir Londres.
- Fort bien. Mais je suis sérieux, Elizabeth, tu dois te ménager. Ta grossesse et Leonora sont plus importants que tout le reste.
- Cela ne te ressemble pas de te dérober à nos devoirs, William.
- Je ne me dérobe pas, votre bonheur et votre santé à Leonora et toi sont ma plus grande responsabilité. Le reste est secondaire. »
Elizabeth caressa la joue de son mari, devinant son inquiétude derrière sa joie. Abandonnant ses taquineries habituelles, elle l'embrassa.
« Je prendrai soin de moi, William, je te le promets. Tu le fais toujours si bien pour moi que j'en oublie parfois de le faire aussi.
- Justement, laisse-moi faire, ma Lizzie. Je n'ai qu'une exigence : si tu pouvais éviter les trajets en forêt pendant les orages, je t'en serais éternellement reconnaissant. »
Incapable de résister à l'étincelle de malice qui s'était allumée dans les yeux de Darcy, Elizabeth éclata de rire, avant de se perdre dans leur baiser.
Pemberley, Derbyshire, Avril 1835
Fitzwilliam Darcy se tenait en haut des marches du Grand Escalier de Pemberley, observant les dizaines d'invités qui se pressaient pour entrer dans la salle de bal. La scène, illuminée des centaines de chandelles, revêtait toujours à ses yeux quelque chose d'irréel, en dépit des nombreuses réceptions qu'Elizabeth avait données au fil des années. Il n'avait jamais pu se lasser du talent de son épouse à organiser des fêtes à la fois intimes et grandioses, se renouvelant sans cesse pour émerveiller leurs proches et nombreuses relations, et perpétuer ainsi la grandeur de Pemberley et de l'héritage de la famille Darcy.
En ce jour d'avril 1835, ils célébraient leurs noces de turquoise. Dix-huit années de félicité, certes ponctuées de drames et de disputes, mais placées sous le signe d'un bonheur paisible et simple, celui auquel il avait toujours aspiré, et dont il s'émerveillait encore chaque jour. Rêveur, Darcy se rappela brièvement le jour de son mariage, avant d'être rappelé à la réalité par Charles Bingley, son meilleur ami, qui lui demandait s'il avait vu Jane et Elizabeth, qu'il cherchait en vain dans la foule.
Le maître d'Ellsworth Hall était devenu un gentleman et un country farmer respecté, selon le souhait qu'il avait toujours formulé. A force de ténacité et de travail acharné, il avait fait prospérer Ellsworth Hall au-delà de ses espérances. Bien qu'affichant désormais des tempes grisonnantes, le temps ne semblait avoir que peu de prise sur Bingley, dont la gentillesse inaltérable n'avait d'égale que son amour pour Jane, son épouse. Et Darcy savait combien sa personnalité enthousiaste et cette dévotion avaient été nécessaires au couple au cours des années précédentes. Apercevant sa belle-sœur dans la foule, il la désigna à Bingley pour qu'il aille la retrouver.
La beauté de l'aînée des sœurs Bennet s'était teintée après sept grossesses d'une langueur qui s'était encore accentuée en 1832 lorsqu'ils avaient perdu Ellen, leur benjamine, atteinte d'une épidémie de variole, et que rien n'avait pu sauver. Darcy et Elizabeth avaient été les témoins impuissants du malheur du couple. Même après trois longues années de deuil, les Bingley peinaient encore à surmonter ce drame. Jane, surtout, avait failli ne pas s'en relever. Mais leurs six enfants, sources de joie et d'énergie inépuisables, l'avaient empêchée de succomber. Mère exemplaire, d'une douceur et d'une dévotion sans failles, Jane Bingley avait dissimulé son chagrin pour ne pas les faire souffrir davantage en les privant de l'amour de leur mère. Elle vivait désormais presque totalement recluse à Ellsworth, la seule présence de ses enfants, de son mari et de leur famille proche lui étant supportable.
Mais en ce jour de fête, elle avait cédé aux demandes répétées d'Elizabeth qui la voulait à leurs côtés, arguant que musique et compagnie seraient d'excellents remèdes à sa mélancolie. Toujours complice avec sa sœur en dépit du drame qu'elle avait traversé, Jane avait rendu les armes devant la tendre obstination d'Elizabeth, finissant même par espérer que la fête et la magie de Pemberley lui rendraient quelques heures d'insouciance.
C'était compter sans la présence pesante de Lady Hampton, sa belle-sœur, qui avait lourdement insisté pour les accompagner. Après des années de liens distendus, elle bénéficiait d'un fragile retour en grâce auprès des Bingley. Les premiers mois de son mariage avec Lord Hampton l'avait rendue si condescendante que tous ses proches, Mrs. Hurst et Charles Bingley inclus, avaient rapidement pris leurs distances. Méprisante envers tous ceux qui n'avaient ni titre de noblesse ni une adresse sur Grosvenor Square, elle avait pourtant rapidement mesuré l'erreur monumentale qu'avait été son mariage si illustre.
Son arrogance, exhibée sans aucune retenue dans les salons londoniens les plus prisés, cachait en réalité une union désastreuse. Il n'avait pas fallu plus de quelques mois à Lady Hampton pour comprendre que son mari ne l'avait épousée que dans l'espoir qu'elle lui donne un second héritier, par pure précaution pour protéger le patrimoine immense et le titre des Hampton. Le grand drame de Lady Hampton fut de ne pouvoir accéder à ce souhait, se découvrant stérile. Ses relations avec Lord Hampton, froides dès leurs premiers jours de mariage, devinrent exécrables puis insoutenables lorsqu'il comprit qu'elle ne pouvait lui donner l'héritier qu'il attendait tant, en dépit, lui avoua-t-il, de ses espoirs qu'une « femme de basse condition sache mieux remplir ce rôle que les héritières chétives » qu'il croisait à Londres depuis l'âge de ses vingt ans.
Livrée à la merci de son époux qui lui faisait cruellement sentir leur différence de rang, Lady Hampton ne fut bientôt plus que l'ombre d'elle-même, devant bientôt renoncer à se montrer en société, car Lord Hampton, généreux au début de leur mariage, ne lui versa bientôt plus un penny pour ses toilettes et équipages, arguant qu'elle n'avait pas respecté sa part du contrat, ce qui le libérait selon lui de toutes ses obligations à son égard. Honteuse, elle s'était alors calfeutrée dans l'immense demeure de Grosvenor Square, désertée de tous, car Lord Hampton préférait son domaine de campagne, où il coulait des jours paisibles avec les enfants de son premier lit, et une maîtresse qu'il entretenait fort peu discrètement, ajoutant à la mortification de Lady Hampton.
La mort de Lord Hampton dix ans après leur mariage ne lui offrit qu'un semblant de libération, car elle découvrit à la lecture du testament de son mari qu'il ne lui léguait rien et, pire encore, qu'elle devait quitter Grosvenor Square dans les meilleurs délais. Honnie de ses beaux-enfants, dont l'aîné était sur le point d'accéder à sa majorité, elle avait dû remplir ses malles en quelques jours seulement. Humiliée, elle s'était résignée à faire appel à l'hospitalité de Jane et Charles Bingley. Ces derniers, pas encore endeuillés par la disparition de leur fille, avaient rapidement mesuré la détresse de Lady Hampton, et n'avaient pas hésité à l'accueillir. La cohabitation s'était néanmoins révélée difficile car, loin d'avoir appris la modestie et la générosité avec les épreuves que la vie lui avait imposées, Lady Hampton était devenue une femme aigrie. Ayant été cloîtrée de force dans sa résidence de Grosvenor Square durant plusieurs années, elle aspirait désormais à mener une existence festive et mondaine. Elle se montra donc particulièrement dédaigneuse du bonheur tranquille et familial de son frère, père attentif, qui se satisfaisait pleinement de sa vie bucolique et de ses très prosaïques responsabilités de country farmer. Contre toutes attentes, le décès d'Ellen Bingley vint pourtant renforcer le fragile équilibre de cette cohabitation délicate. A cette occasion, Lady Hampton s'était alors montrée d'un grand soutien à ses neveux et nièces, palliant de façon surprenante l'absence de Jane dans les jours les plus sombres de son deuil où tous avaient cru qu'elle ne se relèverait pas de l'épreuve.
Depuis, Lady Hampton était adorée de ses neveux et nièces, qu'elle avait elle aussi appris à aimer, touchant là du doigt le rôle de mère qu'elle ne pourrait jamais plus endosser. Mais elle ne s'était pas pour autant départie de ses ambitions et de sa vanité, qui la rendaient mauvaise conseillère notamment lorsqu'elle tentait de pousser son frère et Jane à participer aux Saisons londoniennes. Fragilisés par leur deuil, les Bingley avaient perdu leur patience inépuisable, et ne gardaient Lady Hampton à leurs côtés que pour le bien de leurs enfants, mais leurs rapports se tendaient chaque jour davantage.
Ce fut donc en grinçant des dents que Charles Bingley vint interrompre sa sœur qui se plaignait auprès de Lady Crawley que les Bingley ne veuillent jamais quitter « leur sacro-sainte campagne ». Georgiana l'écoutait avec un calme olympien. Comme Jane, la maternité l'avait épanouie, mais elle en dépit de ses trente-quatre ans, elle n'avait pas perdu ce charme innocent qui avait fait succomber Lord Crawley lors de leur rencontre.
L'hériter de Balcombe Abbey avait tenu sa promesse, et rendu Georgiana très heureuse. Fuyant l'Angleterre où les attentes des Crawley étaient trop fortes, les deux jeunes gens avaient passé les six premières années de leur mariage en Europe, résidant principalement à Vienne. La capitale de l'empire autrichien leur réserva bon accueil, et le talent de Lord Worth y fut rapidement reconnu dans les salons de la bonne société viennoise. Elle aussi acclamée pendant les récitals de son mari, Georgiana devint une pianiste appréciée, souvent sollicitée lors de concerts privés. Elle accompagnait fidèlement Lord Worth, le conseillant et l'encourageant à faire connaître ses compositions. Le succès avait néanmoins tardé à venir, et ils eurent la malchance d'être rappelés en Angleterre en 1825, trop tôt à leur goût, précisément au moment où ses œuvres commençaient à être appréciées au sein d'un cercle de mélomanes avertis. Lord Crawley, maître de Balcombe Abbey, venait de mourir, laissant à son fils un héritage colossal.
Ne pouvant plus ignorer ni son titre ni ses responsabilités, le jeune Lord Crawley se résigna alors à reléguer la musique à un simple loisir. La mort dans l'âme, Georgiana fit de même, épaulant fidèlement son mari dans la lourde tâche qui l'attendait. A l'instar d'Elizabeth à Pemberley, elle prit les rênes de Balcombe Abbey de façon exemplaire, sollicitant souvent les conseils de sa belle-sœur. Elle ne vivait que pour seconder au mieux son mari, afin de lui libérer le plus de temps possible, qu'elle voulait le voir consacrer à ce qui restait leur grande passion : la musique.
Ils la transmirent sans peine à leurs deux fils, tous deux nés à Vienne dans les premières années de leur mariage. Les pires craintes de Darcy avaient presque manqué de se réaliser lors du deuxième accouchement de Georgiana, au cours duquel elle avait failli perdre la vie. Terrifié à l'idée de perdre l'amour de sa vie, Lord Worth avait alors annoncé à Georgiana qu'ils n'auraient plus d'autres enfants. Elle lui avait longtemps reproché cette décision unilatérale, désireuse notamment d'avoir une fille. Mais elle avait fini par se rendre aux arguments de son mari. Leur retour précipité en Angleterre avait clos ce chapitre douloureux de leur mariage.
Ils avaient tous deux réussi à reconstruire une vie heureuse, partageant leur temps entre le Sussex, Londres et le Derbyshire, Georgiana ne se résignant pas à vivre loin de son frère et d'Elizabeth plus de quelques mois. Mis à mal par le séjour viennois de Georgiana et Edward, les liens entre les Darcy et les Crawley s'étaient ainsi renforcés, et les deux familles étaient inséparables.
Tandis qu'elle écoutait distraitement Lady Hampton, Lady Crawley ne put réprimer un sentiment de sympathie à l'égard de cette dernière. Georgiana adorait ses fils, et elle avait vu son frère transformé par la paternité. Elle était convaincue que le destin et la personnalité de Lady Hampton auraient été bien différents si son mariage lui avait donné la chance de devenir mère. Et elle faisait presque le même constat en observant Lady Anne De Bourgh, qui se tenait près de Gerald Fitzwilliam.
A quarante ans passés, la maîtresse de Rosings n'avait connu ni les joies du mariage ni celles de la maternité. Lorsque sa mère, l'inébranlable Lady Catherine De Bourgh, s'était éteinte sept ans auparavant, en 1828, son décès avait totalement bouleversé son existence. Désormais libre, Anne De Bourgh ne sut d'abord quoi faire de cette indépendance soudaine. Elle qui avait toujours été sous la domination d'une mère autoritaire se découvrit une force tranquille qui la surprit elle-même. Elle avait profité de ses deux premières années de liberté pour voyager dans toute l'Angleterre et l'Ecosse. Rendue avide de découvertes par ses lectures, elle avait toujours souhaité explorer de nouvelles terres et de nouveaux horizons. Confiant Rosings à un intendant choisi avec soin par Darcy, elle avait parcouru d'innombrables miles des mois durant. Le grand air et la fin des conseils néfastes du médecin attitré de Lady Catherine avaient rendu la santé à la nouvelle maîtresse de Rosings.
Lorsqu'elle était revenue dans le Kent au terme de son périple, elle était pleine d'énergie et bien décidée à gérer le domaine par ses propres moyens. Choquant parfois les habitants et les métayers qui dépendaient de Rosings, elle avait pris des mesures drastiques, souvent critiquées, mais toujours nécessaires, pour sauver un domaine que sa mère avait géré maladroitement. Cette mère pourtant redoutée sinon respectée, n'avait pas brillé par ses compétences de gestionnaire en dépit des leçons et conseils qu'elle avait tant aimé prodiguer de son vivant. Anne le comprit, le seul talent de sa mère avait été sa formidable confiance en elle, qui l'avaient rendue sûre de son bon droit et de sa place dans le monde. Anne s'efforça ainsi de bénéficier au mieux de cette unique qualité qu'elle estimait lui devoir.
Mais comme le pressentaient les Darcy, c'était une existence bien solitaire. A trente ans passés au moment du décès de sa mère, Lady Anne De Bourgh estimait que l'âge du mariage était loin derrière elle. Elle avait en outre suffisamment souffert de la domination de sa mère pour ne pas souhaiter risquer de tomber sous celle d'un époux. Indépendante, elle régna donc seule sur Rosings, emplissant tant bien que mal son temps libre de lectures et d'amitiés, participant même fréquemment aux Saisons londoniennes. Mais rien ne remplaçait la vie de famille épanouie qu'elle voyait ses cousins mener d'une façon si incontestable que même Lady Catherine avait fini par l'admettre, ayant terminé sa vie en respectant un fragile consensus avec Darcy, qu'Anne et Elizabeth avaient eu à cœur de préserver avec des trésors de diplomatie.
Tous ses cousins, selon Anne, et elle en était heureuse, avaient trouvé le bonheur. Darcy avec Elizabeth à Pemberley, Georgiana et Lord Crawley entre leur domaine et leur art, et même Gerald, devenu Lord Matlock qui, même s'il ne l'aurait jamais avoué, n'avait jamais été aussi épanoui que depuis le décès de son épouse Priscilla, morte en couches après lui avoir donné un fils, douze ans auparavant. Voyant leur cousin revivre, tous avaient alors compris combien la Vicomtesse de Vauxhall avait rendu difficile la vie de son mari par son arrogance et sa froideur. Devenu veuf, le Vicomte cessa de poursuivre ses ambitions politiques qui n'avaient été qu'un exutoire à son mariage malheureux, pour se consacrer à Matlock Castle, et seconder Lord Matlock qui ne pouvait plus assumer seul cette lourde charge.
Dès 1825 en effet, Lord Matlock contracta une maladie du cœur qui le laissa de plus en plus affaibli. Commencèrent alors trois longues années de souffrances pour ses proches et lui. Impuissants, tous assistèrent à l'interminable agonie du patriarche de leur famille. Il finit par y succomber en 1828, peu de mois avant sa sœur. Mais à la différence de Lady Catherine de Bourgh, Lord Matlock fut pleuré de tous dans le Derbyshire. L'année 1828 s'assombrit encore lorsqu'ils eurent l'immense douleur de perdre Lady Matlock. La maîtresse de Matlock, la douceur incarnée, n'avait pu survivre plus de quelques à l'époux qu'elle avait adoré quarante ans durant. Tous deux laissèrent derrière eux un vide que rien ne réussit jamais à combler.
Ce fut pour Darcy l'une des périodes les plus douloureuses de son existence. Il eut alors le sentiment de perdre ses parents une seconde fois, ayant depuis le décès des précédents maîtres de Pemberley considéré les Matlock comme ses parents de substitution. Il fallut toute la force et la tendresse d'Elizabeth pour l'aider à surmonter ce nouveau deuil, qui le laissa orphelin des conseils et de l'affection des derniers témoins du bonheur de ses propres parents.
Il dut en outre surmonter ce deuil sans la présence réconfortante du Colonel Fitzwilliam, qu'il considérait comme son frère. Dès 1823, les Matlock durent renoncer à leur dernier voyage dans les Indes. La santé déjà déclinante de Lord Matlock les contraignait en effet à rester en Angleterre, et les obligations politiques du Vicomte de Vauxhall le retenaient à Londres. Ils confièrent alors à leur cadet la lourde tâche de se rendre sur place inspecter leurs domaines et vérifier que leurs intérêts étaient bien protégés et florissants.
Ce fut pour le Colonel Fitzwilliam et Lady Mary le début d'une nouvelle vie. Etant tous deux d'un tempérament aventurier, l'annonce de ce voyage les ravit, et ils se prirent de passion pour les Indes dès leur arrivée. Loin du carcan de l'Angleterre, rien ne put les convaincre de rentrer. La première grossesse de Lady Mary, qui avait tardé à venir, acheva en 1825 de les convaincre de rester aux Indes. Le Colonel Fitzwilliam, qui avait jusque-là pris un congé provisoire, informa ses supérieurs de sa démission ferme et définitive de l'armée britannique.
Témoins distants du bonheur de leur fils, Lord et Lady Matlock prirent alors une décision sans précédent. Avec la bénédiction du Vicomte de Vauxhall, ils léguèrent toutes leurs possessions indiennes au Colonel, qui les géra avec une efficience toute militaire, heureux et soulagé d'avoir enfin trouvé sa place dans le monde, lui qui avait souvent eu le sentiment d'errer sans but ni véritable foyer, limité dans ses choix par sa place de cadet.
Quant à Lady Mary, elle avait été conquise par l'atmosphère chaude et colorée des Indes dès son arrivée. Curieuse et téméraire, elle s'y était construit une vie à son image, libre et loin des diktats londoniens, élevant ses enfants dans un esprit d'indépendance qui aurait du reste choqué ses compatriotes. Son imagination d'écrivain avait trouvé là-bas un terreau fertile. Affranchie des contraintes de son rang, elle avait donné libre cours à sa passion pour l'écriture, publiant ses ouvrages sous un nom de plume que nul n'avait percé à jour. Ses récits de voyage avaient séduit un éditeur londonien, et de nombreux lecteurs de son pays natal.
Darcy et les Matlock avaient donc fait contre mauvaise fortune bon cœur en comprenant que le Colonel et son épouse ne rentreraient jamais définitivement en Angleterre. En douze ans, ils n'avaient daigné revenir pour une courte visite de trois mois qu'à deux reprises, essentiellement pour présenter leurs enfants à leurs proches. Si les retrouvailles avaient été joyeuses et pleines d'affection, tous avaient rapidement compris que le Colonel et Lady Mary se sentaient comme exilés et n'aspiraient qu'à repartir rapidement. Lord Crawley lui-même, pourtant si complice avec sa sœur, n'avait pas réussi à la convaincre de revenir en Angleterre. Toutefois, se sentant lui-même quelque peu déraciné après avoir quitté Vienne, il avait perçu mieux que quiconque combien viscéral était leur besoin de renter dans leur pays d'adoption.
Comme les Crawley et Gerald Fitzwilliam, Darcy et Elizabeth avaient donc dû se résoudre à ne plus échanger avec le Colonel et Lady Mary que par correspondance, que tous entretenaient d'ailleurs avec fidélité, car les années et la distance n'avaient pas distendu leurs liens. Mais, tandis que son regard allait de proche en proche, Darcy ne put que regretter une fois de plus l'absence de son cousin, qui lui manquait cruellement en ce jour de célébration. Il était heureux que son plus fidèle ami ait réussi à se construire une existence épanouie, mais déplorait souvent son absence. Il lui était difficile de comprendre, alors que lui-même était viscéralement attaché à Pemberley, comment le bonheur était possible si loin de l'Angleterre, et qui plus est dans un pays si exotique. Fine observatrice, Elizabeth avait mieux cerné les motivations du Colonel et de son épouse, devinant que les guerres napoléoniennes avaient profondément marqué le Colonel mais lui avaient également donné le goût du voyage. Aux yeux de deux tempéraments si flamboyants, la triste Angleterre devait donc paraître bien morne une fois les Indes découvertes ! Il était en tout cas heureux que le Colonel ait partagé ce goût de l'exotisme avec son épouse, leur garantissant un mariage très épanoui, qui avait été couronné par la naissance de trois enfants.
Ce soulagement de voir son cousin si heureux en ménage se ternit lorsque Darcy porta son regard sur Kitty Cooper. L'union de cette dernière avec Jonathan Cooper n'avait pas été qu'harmonieuse. Les difficultés du couple au moment de la naissance d'Emily, leur aînée, n'avaient été que les prémices d'une union ternie par l'attitude inflexible des parents de Jonathan Cooper. Ce dernier, s'il n'avait jamais regretté son choix d'épouser Kitty qu'il aimait tendrement, avait vu son bonheur gâché par la rupture nette et malheureusement définitive que lui avaient imposée ses parents. Ces derniers n'étaient jamais revenus sur leur choix, refusant leur pardon au jeune couple. Très proche de sa famille avant cette difficile décision, Mr. Cooper n'avait pas réussi à ne pas laisser cette souffrance évoluer en aigreur et frustration, ce qui avait fait naître nombre de tensions dans son mariage.
Ne disposant ni de la patience angélique de Jane ni de l'humour d'Elizabeth qui sauvaient les deux aînées des Bennet des rares difficultés qu'elles rencontraient dans leurs mariages respectifs, Kitty avait fait preuve de moins en moins d'indulgence envers son mari au fil des ans, les entraînant lentement mais inexorablement dans une existence faite de nombreuses disputes et réconciliations. Ses quatre maternités, se soldant à chaque fois par la naissance d'une fille, avaient encore compliqué l'existence du couple qui peinait parfois à assurer un train de vie confortable à leur famille. Ces quatre filles, bien qu'adorées de leurs parents, rappelaient à leur père qu'un fils aurait sans doute apaisé ses parents, et étaient rapidement devenues une source de tracas pour leur mère. Car, au grand dam de ses sœurs, Kitty ressemblait de plus en plus à Mrs. Bennet, parlant de marier ses filles dès 1833 alors que son aînée venait à peine de célébrer ses quatorze ans !
Mais Jonathan et Kitty Cooper, en dépit de toutes ces difficultés, n'avaient jamais regretté leur décision de se marier, surmontant chaotiquement les épreuves et les conflits, mais toujours ensemble, sinon soudés comme les Darcy ou les Bingley. Le mariage d'Alice, la sœur de Jonathan, y avait par ailleurs légèrement contribué. Dès son retour de voyage de noces, la jeune femme avait fait fi de l'interdiction de ses parents de voir son frère, apaisant ainsi les tourments de Jonathan Cooper. Depuis, elle séjournait régulièrement à Basildon Park, notamment au cours des fréquents voyages de Mr. Grayson, son mari.
Elle était en cela souvent imitée par Mary Bennet. Cette dernière, comme elle l'avait prédit lors du décès de Mr. Bennet, avait mené une existence morne aux côtés de sa mère, qu'elle avait épaulée de longues années, lui tenant fidèlement compagnie. Mary Bennet ne se maria jamais, se résignant silencieusement à son sort. Même en 1826, lorsque sa liberté lui fut rendue après le décès de sa mère, elle n'envisagea pas de se marier, alors même que Mr. Spark, le pasteur de Meryton, lui demanda sa main à trois reprises. Agée de vingt-huit ans, elle estimait que le temps du mariage était révolu pour elle, et n'avait du reste aucune envie de contracter une union de raison. Si elle estimait Mr. Spark, elle pressentait que son célibat, et sa liberté toute relative, seraient préférables à l'existence de la femme du pasteur de Meryton.
Répondant à l'invitation des Darcy, des Bingley et des Cooper, elle quitta alors à son tour sans regrets le Hertfordshire quelques mois seulement après le décès de Mrs. Bennet pour venir s'installer dans le Derbyshire, dans un cottage situé à deux miles de Balcombe Abbey. Kitty et Mary, dont l'affection mutuelle s'était renforcée dès la disparition de Mr. Bennet en 1819, devinrent alors presque inséparables, le pragmatisme et la philosophie de Mary apaisant quelques peu le tempérament plus tourmenté de Kitty. Le mariage des Cooper peinant par ailleurs à subsister financièrement, Kitty était reconnaissante à sa sœur de l'aider à élever ses quatre filles, faisant presque office de gouvernante. Ce fut là pour Mary une maternité par procuration, alliée avec son amour des études qu'elle avait à cœur de transmettre à ses nièces.
Cette existence tranquille lui offrit ce qui ressemblait le plus au bonheur selon ses critères austères. Après sept années passées dans l'ombre de Mrs. Bennet qui avait très mal supporté son veuvage, Mary se sentait revivre. Reportant son attention sur la dernière de ses filles célibataires, Mrs. Bennet était presque devenue tyrannique envers son unique compagne. Elle n'avait eu de cesse de vouloir la marier, la contraignant à rendre visite à ses sœurs à Londres pendant la Saison, et enjoignant ses deux aînées à lui présenter nombre de partis respectables, s'imposant d'ailleurs bien souvent chez ses gendres au cours de visites inopportunes et toujours imprévues. Il fallut que Darcy en personne, perdant patience, fasse comprendre à Mrs. Bennet qu'elle ne serait plus la bienvenue à Londres tant qu'elle ne reviendrait pas à de plus justes sentiments envers Mary. Elle ne vécut néanmoins pas assez longtemps pour exaucer ce souhait, emportée par une fluxion de poitrine en 1826.
La seule consolation des sœurs Bennet en perdant leur mère fut qu'elle disparut avant d'apprendre le triste sort de Lydia, sa fille préférée. Lydia Wickham ne donna pourtant jamais plus signe de vie à sa famille. Ce fut son décès, survenu la même année que celui de sa mère, qui informa ses proches des détails de l'existence tragique qu'elle avait menée en Amérique. Avec une détermination frôlant presque l'obsession, elle avait réussi à retrouver George Wickham près de deux ans après son arrivée à Boston. De déboires en manipulations, Wickham avait fini par échouer dans une plantation de coton de Géorgie, où il tentait d'épouser la fille de maître des lieux pour rembourser ses nombreuses dettes, apparemment peu soucieux d'ajouter la polygamie à la longue liste de ses vices. Pour son malheur, Lydia n'aurait donc pas pu choisir plus mauvais moment pour retrouver son mari. Il l'avait rejetée avec violence, lui avouant dans un accès de rage qu'elle n'avait jamais été qu'un moyen pour faire du tort à Darcy, son ennemi de toujours, et anéantissant ainsi le seul but de l'existence de la jeune femme, et le peu d'espoir et de raison qu'il lui restait. N'ayant alors plus rien à perdre, elle s'était alors vengée en révélant toute l'imposture de son mari aux propriétaires du domaine, et le couple avait été chassé vigoureusement.
Furieux contre Lydia, Wickham l'avait abandonnée à Charleston, où elle avait passé les quatre années suivantes dans une misère noire, sans jamais revoir son mari pour qui elle avait pourtant tout abandonné. Nul ne sut ce qu'il était advenu de Wickham après cet épisode. Le sort de Lydia en revanche laissa peu de place à l'imagination de ses sœurs lorsqu'elles reçurent une lettre de Mr. Hatkins, le contact de confiance que Darcy avait chargé de veiller sur Lydia pendant sa traversée de l'Atlantique. Ce dernier, à nouveau mandaté par Darcy dès 1821 pour retrouver Lydia dont ils étaient sans nouvelles depuis deux longues années, mit plus de quatre ans à retrouver trace de la jeune femme. Dans un pays en pleine construction, il n'aurait sans doute jamais pu mener sa mission à bien s'il n'avait pas été contacté par l'église de Charleston, l'informant qu'un enfant nommé Wickham avait été confié au soin de l'orphelinat de la ville.
La directrice de l'institution, en charge de trouver la plus proche famille de l'enfant, avait prit contact avec le seul nom qu'avait donné Lydia dans un sursaut de lucidité à l'approche de la mort, désireuse d'assurer un avenir à son enfant. Se précipitant à Charleston, Mr. Hatkins avait alors fait la connaissance de Thomas Wickham, le fils de Lydia âgé d'à peine un an, né d'un père inconnu, et appris les détails du sort de la benjamine des sœurs Bennet. Outre Thomas, la directrice de l'orphelinat lui remit en effet une lettre confuse, rédigée à la hâte par Lydia durant ses derniers jours, où elle relatait notamment ses retrouvailles avec Wickham, et son souhait d'envoyer Thomas grandir en Angleterre auprès de sa famille. Quant à ce que la lettre passait sous silence, Mr. Hatkins l'apprit sans peine de la directrice de l'orphelinat qui lui expliqua que la mère l'enfant résidait depuis près de deux dans les quartiers malfamés de la ville, avec pour seul moyen de subsistance ses charmes et sa jeunesse, qui se fanèrent rapidement.
Ces révélations firent frémir d'horreur les sœurs Bennet lorsqu'elles lurent la missive de Mr. Hatkins, après d'interminables négociations avec leurs maris. Ces derniers refusèrent en effet pendant plusieurs jours de leur révéler les détails les plus sordides de l'existence qu'avait menée leur plus jeune sœur, et qui avait fini par causer sa mort. Son destin tragique créa nombre de remous au sein de leur large famille, plusieurs d'entre eux arguant qu'ils n'auraient jamais dû la laisser s'embarquer dans cette aventure si dangereuse, tandis que les autres rappelaient à juste titre que Lydia n'avait jamais voulu entendre raison. Rongée par la culpabilité, Elizabeth manqua même de se fâcher véritablement avec Mary et Kitty en défendant farouchement la première position. Seul l'ascendant que Darcy avait sur elle put la ramener à de plus justes sentiments. Avec patience et tendresse, il l'avait aidée à se réconcilier avec la tragique réalité, lui faisant comprendre que leurs remords pesaient peu de poids face à leur nouvelle responsabilité : veiller sur Thomas Wickham.
Le fils de Lydia fut emmené en Angleterre quelques mois plus tard, et adopté par les Darcy. L'enfant, trop jeune au moment du décès de sa mère, n'avait aucun souvenir de cette dernière, et heureusement aucune séquelle des conditions difficiles des premiers mois de son existence. Ce fut Darcy qui, contre toutes attentes, suggéra de conserver le patronyme de « Wickham » pour cet enfant, même si son vieil ennemi n'était aucunement le père de Thomas. L'appeler « Bennet » aurait en effet soulevé de trop nombreuses questions, et c'était finalement le plus bel hommage à rendre à Lydia que d'honorer son souhait de faire perdurer le nom de l'homme qu'elle avait aimé jusqu'à en perdre la raison, au point de lui sacrifier sa vie, sa famille, et jusqu'à sa dernière once d'amour-propre.
Thomas Wickham mena une existence choyée au milieu de ses nombreux cousins et cousines, à qui l'on expliqua qu'il était le fils de la plus jeune des sœurs Bennet, et de Mr. Wickham, ancien lieutenant britannique, tous deux disparus en Amérique. Ses tantes le chérirent d'autant plus qu'il était leur dernier lien avec Lydia, qu'elles n'avaient pas pu sauver en dépit de tous leurs efforts.
Le rire cristallin d'Elizabeth tira Darcy de ses sombres pensées. Il devinait sa silhouette près de celle de la Comtesse Von Lieven, dans l'une des alcôves qui surplombaient le Grand Escalier. Les deux amies se racontaient visiblement une anecdote savoureuse, car même à cette distance Darcy pouvait déceler l'étincelle de joie malicieuse dans les yeux de la Comtesse, leur grande amie. Ayant déjà décidé de séjourner en Angleterre presque toute l'année peu de temps après la visite des Darcy en 1819, Lady Susan Von Lieven avait définitivement abandonné ses séjours en Bavière dès 1821. Son mari, qui n'avait jamais été réellement apprécié dans les cercles londoniens, notamment en raison de ses habitudes libertines, ne fut pas regretté lorsqu'il cessa de venir à Londres quelques semaines au moment des courses hippiques à la fin de la Saison afin de préserver les apparences.
La Comtesse mena une existence flamboyante, régnant sur les Saisons londoniennes, les rendez-vous estivaux de Bath et Brighton, et les parties de chasse automnales des plus beaux domaines du royaume, Pemberley et Balcombe Abbey en tête. Au fil des années, elle avait bâti avec les Darcy une amitié indéfectible, devenant même la marraine de leur dernier enfant, séjournant du reste plusieurs mois par an à Pemberley. A ses côtés, Elizabeth apprit à maîtriser à la perfection les arcanes de la société londonienne, et les deux amies firent longtemps le bonheur des salons et d'Almack's.
Mais Elizabeth n'avait pas pour autant oublié ses premières amitiés. Elle entretenait une fidèle correspondance avec Charlotte Collins, installée à Longbourn dès la fin de l'année 1819 après le décès de Mr. Bennet. Si les premiers mois avaient été délicats pour les deux amies, emplis de souffrance pour Elizabeth qui avait peiné à faire son deuil, et de nouvelles responsabilités au sein desquelles Charlotte s'était vaillamment débattue, elles avaient bientôt renoué avec une correspondance régulière, s'écrivant presque toutes les semaines. Ce lien épistolaire, et les quelques visites que faisait Elizabeth dans le Hertfordshire du vivant de Mrs. Bennet, étaient l'unes des rares joies de Charlotte, dont le mariage empira sous la coupe d'un mari autoritaire et d'une mesquinerie toute pathétique. Avec le lâche despotisme des faibles, Mr. Collins mena la vie dure aux habitants et métayers de Longbourn, et plus encore à son épouse et ses enfants, leur imposant des règles morales strictes et austères. Renonçant à le faire revenir à de plus justes sentiments, Charlotte se réfugia dans les joies de la maternité et ses devoirs de maîtresse de Longbourn, devenant bientôt la bienfaitrice de tous, adulée et respectée.
Comme chaque année , Elizabeth avait invité sa plus vieille amie à venir séjourner quelques semaines à Pemberley avec ses enfants, mais Charlotte avait depuis longtemps abandonné l'espoir de convaincre son mari de la laisser s'absenter de Longbourn. Elle ne le regrettait du reste qu'à moitié, pressentant que le spectacle du mariage épanoui d'Elizabeth ne serait qu'un douloureux écho à l'échec du sien. Elle avait donc décliné l'invitation aux noces de turquoise de Darcy et Elizabeth, qui fêtaient comme chaque année leur anniversaire de mariage en invitant leurs amis et relations les plus proches.
Hormis leur dixième anniversaire, qu'ils avaient célébré en toute intimité dans les Etats Italiens où Darcy, fidèle à sa promesse, avait à nouveau emmené Elizabeth en 1827, ils donnaient chaque année une réception somptueuse pour honorer cette date si chère à leurs cœurs. Et depuis ce dixième anniversaire, ils avaient préféré Pemberley à Londres pour la réception annuelle que donnait Elizabeth, qui régnait sans partage sur les Saisons londoniennes, au point de pouvoir s'offrir l'excentricité de faire déplacer toute la bonne société jusque dans le Derbyshire même au plus fort de la Saison. Darcy se remémora avec amusement l'entêtement d'Elizabeth à vouloir organiser leurs noces de corail en 1828 à Pemberley. Allant à l'encontre des conseils de la Comtesse Von Lieven, elle avait offert aux Matlock l'une de leurs dernières joies en réunissant près d'eux, à l'automne de leurs vies, leurs deux fils et tous leurs petits-enfants, car tous avaient répondu présents à l'invitation des Darcy, y compris le Colonel Fitzwilliam et Lady Mary. Ce souvenir très cher à son cœur avait inauguré une nouvelle tradition : tout Londres se pressait désormais à Pemberley chaque année en avril pour l'une des réceptions les plus courues de l'année.
Celle de 1835 ne faisait pas exception à la règle. Elizabeth avait sublimé le domaine, créant un écrin enchanteur pour une réception à la fois intime et grandiose, et Darcy se demandait, invariablement, comment elle accomplissait ce miracle. Mais s'il était un miracle qu'Elizabeth Darcy n'avait jamais réussi à réaliser, c'était bien de convertir son mari aux mondanités. Ainsi, depuis plus d'une heure, le Maître de Pemberley errait de salon en salon, se frayant difficilement un chemin parmi ses relations qui le sollicitaient de toutes parts, se sentant démuni sans Elizabeth à son bras pour gratifier chacun d'un salut et d'un bon mot, le dispensant ainsi de discours superflus. N'y tenant plus, et avec son pragmatisme habituel, il avait alors eu l'idée de gravir le Grand Escalier, espérant que prendre de la hauteur lui offrirait le double bénéfice de s'éloigner de ses hôtes et d'apercevoir Elizabeth parmi la foule.
Il fut récompensé en la voyant enfin aux côtés de la Comtesse Von Lieven. Mais il se renfrogna pourtant davantage, car l'amitié des deux reines de Londres était telle qu'il risquait fort la voir accaparer son épouse un long moment encore ! Mais Elizabeth, avec cette intuition née dès les premiers mois de leur mariage, sentit le regard de son mari posé sur elle, et elle lui adressa un sourire radieux, qui, aux yeux de Darcy, sembla illuminer la pièce. A l'aube de ses quarante ans, Elizabeth n'avait rien perdu de son charme piquant et, de l'avis même de son mari, les traces que les ans avaient laissé son visage trahissaient moins les épreuves qu'ils avaient traversées que son inaltérable joie de vivre, et révélaient sa personnalité vive et primesautière à ceux qui faisaient sa connaissance. Le charme irrésistible d'Elizabeth résidait dans ses yeux, ces mêmes yeux qui avaient séduit le Maître de Pemberley vingt ans auparavant, et qui détenaient toujours sur lui un pouvoir irrépressible, dont il n'aurait souhaité se libérer pour rien au monde.
Sans surprise pour leurs proches, mais avec un émerveillement constant pour eux, le mariage des Darcy avait en effet été le plus heureux de tous. Fusionnels dans leurs plus grandes joies comme dans les drames les plus douloureux, Elizabeth et Darcy offraient au monde l'image d'une union aussi parfaite qu'indéfectible, que bien des Débutantes prenaient en exemple. Conclure un mariage si heureux, satisfaisant les attentes de leurs parents, de la bonne société londonienne, et leur offrant à la fois la joie d'une tendre union et de responsabilités exaltantes était devenu le souhait de toutes les jeunes filles que la Maîtresse de Pemberley avait prises sous son aile lors de leur entrée à Almack's. Avec son humour habituel, Elizabeth taquinait souvent son mari en lui racontant ces anecdotes, s'amusant de le faire imperceptiblement rougir d'être ainsi érigé en modèle, et faisant mine de s'insurger lorsqu'Elizabeth rappelait que les apparences pouvaient être trompeuses, tant leur mariage leur avait réservé de défis et de difficultés dans l'intimité de leurs appartements. Les forts caractères de Darcy et Elizabeth avaient en effet parfois compliqué leurs relations, notamment sur la sensible question de l'éducation de leurs enfants, qui était sans doute le sujet sur lequel leurs vues divergeaient le plus, et pour lequel ils peinaient à faire des compromis, comprenant chacun avec une grande lucidité que l'enjeu dépassait leur couple. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle ils refusaient souvent de céder, tous deux convaincus d'agir pour le bien de leurs enfants.
Leurs enfants, l'autre grande joie de Darcy. Orphelin très tôt, il avait toujours aspiré à une vie familiale emplie de rires et de complicité, qu'Elizabeth lui avait offerte. Il se souvenait avec une clarté stupéfiante de la naissance de chacun, à commencer par celle de Leonora, en juin 1819. Puis était venu Matthew, qu'Elizabeth avait déposé dans ses bras pour la première fois en décembre 1820. Darcy avait alors compris que cette vague de bonheur ne retomberait jamais vraiment, et qu'il s'émerveillerait toujours de la joie d'être père. Philip, né en mars 1822, et Virginia en janvier 1828, étaient ensuite venus compléter leur famille, emplissant Pemberley de vie et de rires.
Elizabeth et Darcy n'avaient jamais divergé sur un point de leur éducation : prenant le contrepied de la plupart de leurs relations, ils furent des parents présents et attentionnés. Elevée à Longbourn dans une famille unie sinon harmonieuse, Elizabeth désapprouvait vivement les femmes de la bonne société qui ne passaient guère plus d'une heure par jour avec leurs enfants, voire aucune lorsqu'elles restaient des mois entiers sans les voir pendant la Saison. Quant à Darcy, privé trop tôt de ses parents, la simple pensée d'infliger une telle absence à ses enfants le révulsait. Ainsi, les enfants Darcy étaient de chaque voyage, y compris les plus lointains, comme leur Grand Tour de 1827, réalisé d'ailleurs tardivement pour que Philip, à l'époque leur benjamin, soit assez grand pour supporter le trajet.
Mais leur rôle de parents se compliqua à mesure que leurs aînés grandissaient. Exigeant avec lui-même et son entourage, Darcy attendait de ses enfants qu'ils apprennent très tôt le sens du devoir, des responsabilités, et leur place dans la société. Les vieux démons des premiers temps de leurs relations, que Darcy et Elizabeth croyaient pourtant terrassés, se réveillèrent ainsi plus d'une fois, car Elizabeth n'avait de cesse de chercher à atténuer la rigueur de Darcy, à qui elle reprochait parfois de se comporter davantage en Maître de Pemberley qu'en père, peinant à comprendre qu'aux yeux de Darcy la frontière entre les deux étaient nécessairement et inévitablement très ténue. La grande crainte d'Elizabeth était qu'il reproduise la même erreur que ses parents en inculquant à leurs enfants un trop grand orgueil et une propension à n'estimer que le cercle restreint de leur famille et leurs amis. Elizabeth tentait donc de rendre ses enfants curieux, avides de découvertes et de rencontres, et surtout de leur enseigner les subtilités de l'humour et de l'ironie. Darcy, qui avait failli ne jamais conquérir la main d'Elizabeth en raison de ces faiblesses, reconnaissait la sagesse de son épouse sur ce point, mais n'en démordait pas pour autant sur la nécessité de faire de leurs enfants les dignes héritiers de Pemberley.
A ce titre, Leonora ne décevait aucun de ses espoirs. L'aînée des Darcy était un savant mélange de ses deux parents, tant physiquement que moralement. Grande comme son père, elle avait hérité de la vivacité de sa mère, séduisant tout son entourage avec son regard malicieux et empli de joie de vivre dès son plus jeune âge, ayant souvent mis à mal l'autorité de Darcy qui n'avait que trois faiblesses : son épouse et ses deux filles. Leonora devait en outre à sa mère son amour du grand air et des longues promenades, au cours desquelles la mère et la fille s'échappaient souvent en toute complicité. Mais c'était à Darcy qu'elle devait d'être devenue une cavalière accomplie, causant ainsi d'innombrables à frayeurs à sa mère lorsqu'elle décida de s'entraîner au saut d'obstacles, avec les encouragements discrets de Darcy.
Leonora adulait son père, dont elle était inséparable. Comme lui, elle était viscéralement attachée à Pemberley, pour lequel elle nourrissait une passion sans bornes, et une fierté que tentait vainement de tempérer sa mère. Digne fille de sa mère qu'elle voyait régner sur la bonne société londonienne, et de son père, dont le charisme et l'autorité ne cessaient de grandir au fil des ans, Leonora avait une conscience aiguë de son rang. Pour autant, Elizabeth avait réussi à tempérer ce qui aurait pu devenir de l'orgueil en inculquant à sa fille le goût d'une vie familiale simple. Elle n'avait pas hérité de la réserve légendaire des Darcy, mais était au contraire pleine d'assurance et très sociable et, à l'instar de sa mère, aimait rire et faire rire son entourage. Mais pour l'heure, sa vie sur le domaine, au milieu de sa famille et de ses chevaux la contentait parfaitement, et elle était encore trop jeune pour que son peu d'enthousiasme à sortir de ce cocon idyllique inquiète son père, qui faisait en cela preuve d'une plus grande indulgence pour sa fille aînée que pour Matthew, son hériter.
Mais aussi attendri qu'il puisse être par sa fille, Darcy n'en était pas moins exigeant à son égard, arguant que la fille aînée des Darcy se devait d'offrir au monde une image exemplaire. Leonora Darcy travaillait ainsi d'arrache-pied tous les accomplissements que devait maîtriser l'un des meilleurs partis du pays. Sous la houlette d'Elizabeth qui surveillait son éducation de près, elle était devenue une musicienne honorable, les régalant davantage par son chant que ses talents de pianiste, avait appris deux langues étrangères, sans compter le latin et le grec, et consacrait une grande partie de son temps libre à lire.
Pourtant Elizabeth commençait à redouter l'entrée dans le monde de sa fille qui méprisait Londres et n'avait que faire des quelques prétendants qui se pressaient déjà à la porte de Darcy House. A bientôt seize ans, Leonora était bien plus lucide que Georgiana ne l'avait été au même âge sur les motivations de la plupart des fils de bonne famille qu'elle connaissait. Elle promettait pourtant d'être belle, ayant hérité de la silhouette fine et gracile de sa mère, et séduisait déjà son entourage avec ses grands yeux bleus vifs qu'elle tenait de son père.
Seul l'avenir révélerait quel rôle jouerait la personnalité vive et pleine d'assurance de la jeune Miss Darcy à Londres, notamment lors sa présentation à la Cour trois ans plus tard, où elle rencontrerait la Reine Victoria, marchant ainsi sans le savoir vers son destin qui la conduirait au plus près du pouvoir royal. Mais pour l'heure, tout comme ses frères et sœur et Thomas Wickham, Leonora n'avait pas même l'autorisation de participer à l'anniversaire de mariage de ses parents, qui la jugeaient trop jeune pour paraître en société.
Matthew, le fils aîné des Darcy, était né quelques jours avant le Noël 1820. Elizabeth avait souhaité honorer le souvenir de son père en donnant son prénom à son premier fils. Il était sans conteste le plus introverti de ses quatre enfants, et elle retrouvait chez lui nombre des traits de la personnalité de Darcy. Calme et discret, il ne parlait que s'il estimait avoir une contribution valable à apporter à la conversation, au point que son père lui-même commençait à l'encourager à sortir davantage de sa réserve, désireux de ne pas le voir commettre les mêmes erreurs que lui. L'éducation que Darcy souhaitait lui donner était pourtant en grande partie responsable du caractère taciturne de son aîné, à qui il avait inculqué le sens du devoir et des responsabilités dès son plus âge. Travailleur acharné, et admirant profondément ses parents et leur œuvre à Pemberley, Matthew n'avait de cesse de vouloir suivre leur exemple, devinant en outre très tôt les grands espoirs que son père nourrissait à son sujet.
Ainsi, en dépit de sa terreur à l'idée de devoir quitter ses parents et ses sœurs, il n'avait émis aucune réserve à la perspective de devoir aller étudier dans l'un des meilleurs pensionnats du pays dès ses treize ans, conscient que c'était là l'un des nombreux devoirs qu'il aurait à remplir pour se montrer digne de l'héritage de son père. Cette décision n'avait pourtant pas été prise sans mal, car Elizabeth s'y était formellement opposée pendant de longues années. Devinant que son épouse aurait du mal à se séparer de leurs deux fils, Darcy avait en effet commencé à la préparer à cette idée quelques années seulement après la naissance de Matthew. Ce sujet avait été la source des disputes les plus homériques du couple jusqu'à ce que, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Elizabeth finisse par céder à la nécessité de préparer ses enfants à l'avenir qui les attendait.
Fort heureusement pour Matthew, son frère Philip avait suivi ses traces deux ans plus tard, et les deux frères s'épaulaient à merveille pour mieux supporter les rigueurs de la vie en internat. Philip Darcy, à treize ans seulement, était en effet de loin le plus facétieux de la fratrie Darcy. Presque turbulent, il était aussi dilettante que son aîné était studieux. Et si Matthew brillait par son intelligence, Philip était quant à lui adulé de ses camarades pour son sens – précoce ! – de la répartie, et sa popularité ne devait aller qu'en grandissant au fil des années, tout comme celle de Thomas Wickham, avec qui il s'entendait tout aussi bien. Agaçant souvent son père qui tolérait mal cette légèreté, Philip n'était pas sans lui rappeler le Colonel Fitzwilliam, dont la bonhommie et la générosité lui avaient toujours permis de se faire apprécier de tous. C'était à cette ressemblance, et au fait qu'il tenait nombre de ces traits de caractère de sa mère, que Philip devait l'indulgence de son père. Quant à Elizabeth, comme bien d'autres, elle peinait à résister aux facéties et à l'humeur perpétuellement joviale de son fils, et elle lui était très reconnaissante de si bien épauler Matthew pour lequel elle s'inquiétait souvent.
Dotés de tempéraments aussi éloignés, et avec l'ombre d'un héritage aussi lourd que celui de Pemberley, les deux frères auraient pu se déchirer. Il n'en fut rien, au grand soulagement de leurs parents qui avaient vu tant de fils aînés mépriser leurs cadets, et tant de cadets jalouser la bonne fortune de leurs aînés. Matthew et Philip se complétaient à la perfection, corrigeant leurs excès mutuels, et Philip était aussi essentiel à l'équilibre de son frère que Georgiana avait été à celui de Darcy après le décès de leurs parents. L'entente fusionnelle des frères Darcy n'empêchait pourtant pas Elizabeth de s'inquiéter pour son aîné. Etudiant depuis deux ans loin de Pemberley, Matthew ne supportait pas selon elle la vie en pensionnat qui, loin de le guérir de sa réserve, accentuait au contraire sa timidité. Elle n'avait de cesse de le faire revenir à Pemberley plusieurs fois par an, où la fratrie Darcy faisait merveille pour le dérider. Tout comme son père, Matthew offrait en effet un visage bien différent dans l'intimité de leur vie familiale, se montrant plus rieur avec sa mère et ses sœurs qu'avec quiconque, et Elizabeth le poussait dans la voie de cette insouciance qui lui faisait selon elle cruellement défaut. Darcy lui-même, au terme des deux premières années de pensionnant de son fils aîné, s'interrogeait sur le bien-fondé d'envoyer un tel tempérament en internat. Toujours à l'écoute de l'avis d'Elizabeth même s'il divergeait du sien, il commençait à envisager de le faire revenir à Pemberley jusqu'à son entrée à Cambridge qui, il l'espérait, le dériderait davantage.
Virginia Darcy était en cela leur plus grande alliée, car elle n'avait pas sa pareille pour amuser son frère et le tirer de sa réserve. La benjamine de Pemberley, née en mai 1828, devait son prénom italien au fait que, comme sa sœur, elle avait été conçue sur les terres italiennes lors du second Grand Tour des Darcy pour célébrer leur dixième anniversaire de mariage. Elle faisait la joie de ses parents, d'autant qu'elle était née durant l'année tragique qui avait vu disparaître Lord & Lady Matlock, et qu'elle avait ainsi été accueillie comme une source de joie plus nécessaire que jamais. Darcy, qui se croyait pourtant davantage préparé après trois paternités, tomba presque totalement sous la coupe de sa plus jeune fille qui prit un ascendant inédit sur lui en l'aidant à surmonter son deuil. Darcy résistait d'autant moins à sa fille que, du haut de ses sept ans, elle était le parfait portrait de sa mère. Il retrouvait chez elle le même regard malicieux, le même sourire affectueux, et une énergie inépuisable. Il peinait à faire preuve d'autorité avec sa petite dernière, qui était aussi joyeuse que câline. Aussi Darcy s'appuyait-il sur Elizabeth qui réussissait à se montrer plus stricte car elle était moins sensible à la personnalité de sa fille, pour la bonne raison qu'elle avait fait preuve des mêmes traits de caractère lors de sa propre enfance.
Avec leurs quatre enfants et Thomas Wickham, Pemberley et Darcy House résonnaient donc de rires et d'interminables discussions. Les journées d'Elizabeth et Darcy étaient particulièrement bien remplies entre leur rôle de parents, leurs responsabilités à Pemberley et dans le Derbyshire, mais également la vie sociale qu'Elizabeth jugeait indispensable pour préparer l'avenir de leurs enfants. Ses succès londoniens ne se démentirent jamais, décuplés par sa nomination comme dame patronnesse d'Almack's dès 1820. La Comtesse Von Lieven ne s'était pas trompée en soumettant la candidature de son amie pour cette charge si prestigieuse. Elizabeth prit à cœur son devoir d'accueillir les Débutantes et de les accompagner dans ce moment si particulier de leur vie. Avec sa personnalité enjouée et ses manières ouvertes, elle était rapidement devenue la favorite de toutes les jeunes Débutantes, et nombre d'entre elles devinrent de fidèles amies au fil des années. Mais ce rôle exaltant requérait un temps et une énergie qu'elle préféra finalement consacrer à Darcy et leurs enfants. Fort heureusement pour elle, cela coïncida avec le moment où la Comtesse, à l'aube de ses cinquante ans, décida de remettre sa démission à Almack's, lassée des mesquineries qui régnaient entre les patronnesses, et des jalousies que cette position généraient. Elizabeth prit donc congé d'Almack's en 1827, juste avant d'embarquer en Europe pour son second Grand Tour.
Darcy et elle n'abandonnèrent pour autant pas totalement les mondanités. Le plaisir de la compagnie d'Elizabeth était toujours aussi recherché, et le succès de son salon hebdomadaire alla grandissant au fil des ans. Impératrices de la mode, maîtresses de maison hors pair, Elizabeth et la Comtesse Von Lieven lançaient les modes et n'avaient qu'un mot à dire pour faire ou défaire une réputation. Elizabeth perdit pourtant rapidement toute joie à tenir ce rôle pendant la Saison, et ne s'obligeait à le faire que pour remplir ses responsabilités de Maîtresse de Pemberley, consciente qu'elle le devait à son mari et surtout à ses enfants. Elle prit ainsi le parti dès la naissance de Virginia de réduire cette obligation au minimum, et de ne participer à la Saison que trois mois par an, de la présentation des Débutantes à la Cour jusqu'au Derby d'Epsom, que Bellagio remporta d'ailleurs en 1821, à la grande fierté de Darcy. La présence d'Elizabeth se faisant plus rare, elle fut donc plus recherchée que jamais, ce qui expliquait notamment qu'elle put se permettre l'excentricité de ne plus organiser son anniversaire de mariage à Londres mais à Pemberley dès 1828. Pemberley, où les Darcy passaient donc généralement le reste de l'année, et où ils étaient fort occupés. Le domaine avait prospéré, bénéficiant de l'âme de gestionnaire de Darcy et de leur travail acharné, gagnant chaque année un peu plus le respect des centaines de gens dont le destin dépendait de Pemberley.
En dépit de cette vie familiale bien remplie et de leurs responsabilités, Elizabeth et Darcy avaient toujours réussi à préserver leur complicité et à s'offrir de précieuses parenthèses d'intimité. Leur relation fusionnelle ne fit que se renforcer au fil des ans, et les inévitables épreuves qu'ils avaient dû traverser le furent avec la certitude que la force de leur amour leur permettrait de tout surmonter. En ce jour d'avril 1835, Darcy songeait justement aux nombreuses joies qu'Elizabeth et lui avaient connues, au moment précis où son épouse le tira de ses pensées.
Perdu dans ses souvenirs, Darcy ne l'avait pas vue prendre momentanément congé de la Comtesse pour venir le rejoindre. Longeant la coursive qui surplombait le Grand Hall de Pemberley, elle avait eu tout le loisir d'admirer son mari. Agé de quarante-six ans, Darcy continuait à la charmer avec un simple sourire et, comme aux premiers temps de leur mariage, elle succombait toujours au regard tendre et malicieux qu'il ne réservait qu'à elle seule. Les tempes grisonnantes ajoutaient à son autorité naturelle, et elle se réjouissait que ses rides d'expression trahissent les innombrables rires qu'ils avaient partagés, ce qui était une gageure pour un homme qu'elle avait autrefois jugé si austère ! Ce qui l'amenait précisément à la raison pour laquelle elle l'avait rejoint.
« Mr. Darcy, je croyais que nous avions établi qu'il était particulièrement impoli de se réfugier dans un coin pour jouer les misanthropes pendant les réceptions…
- Quant à moi, je croyais, ma chère Mrs. Darcy, qu'il était particulièrement injuste de votre part de m'abandonner à mon triste sort au milieu d'une foule d'invités…
- Triste sort en effet, que d'être abandonné au milieu de nos relations venues pour nous féliciter pour notre anniversaire.
- Raison de plus pour m'isoler. Le jour est bien choisi pour rendre grâce à la chance que j'ai eue de te rencontrer et d'arriver à te convaincre que tu pourrais peut-être t'accommoder de mes nombreux défauts.
- Tu ne me feras pas croire que tu songes à cela depuis tout ce temps. Voilà près d'une heure que je t'observe ici. A moins que tu n'aies commencé la liste desdits défauts… ? Dans ce cas, je crains que tu ne puisses terminer à temps pour tenir ta promesse de m'inviter à danser avant le dîner…
- Voilà que tu me fais douter, ma chérie, suis-je assez passable pour que tu daignes m'accorder cette danse ? dit-il, taquin.
- Tout à fait passable, mon amour. Oserais-je même t'avouer que rien ne me ferait davantage plaisir ? Après tout, il n'y a rien de tel pour encourager une affection. Pour un couple qui célèbre ses dix-huit de mariage, cela me semble tout à fait indispensable.
- Dans ce cas, descendons, Mrs. Darcy, dit-il en lui offrant son bras. Pemberley nous attend ! »
FIN