PARTIE 1

Chapitre Un

Papillon

Sur mes genoux se trouve un livre aux pages usées. Je viens d'en terminer la lecture et maintenant je rêvasse sur mon banc. Ça fait des centaines de fois que je lis ce bouquin et pourtant, à chaque relecture, je fais de nouvelles découvertes, je trouve des choses qui m'avaient échappées. Cette histoire recèle tellement de trésors à la fois mythiques, culturels et historiques. Ça me laisse toujours songeuse à chaque fois que je le termine. Tout est sujet à réflexion et rêverie…

Les maisons, les buildings, les gens qui marchent sur le trottoir ; tout le paysage urbain défile devant mes yeux alors que le bus du soir me ramène à la maison, mais je n'y porte pas trop attention ; je continue à méditer sur ce monde étrange, mystérieux, mais si attachant.

Et si Arda existait vraiment ?

Je souris à ma propre question silencieuse, puis je secoue la tête. Je gronde l'enfant en moi qui aspire encore à la magie et la fantaisie. Je me laisse trop imprégner de ce livre, je crois. Il faut dire que je l'ai toujours avec moi où que j'aille. Dès que j'ai un moment libre, je l'explore. Alors, je ne peux pas faire autrement que de me laisser emporter par cet univers. A force de lire, relire et relire sans cesse le même ouvrage, on en vient à confondre le mythe avec la réalité.

C'est inouï à quel point l'auteur fait preuve de génie : inventer un monde à part, plus de 30 000 mille ans d'histoire, créer les fondements de plusieurs civilisations, établir la cartographie de cet univers ; de la plus petite rivière jusqu'au plus imposant des monts…et tout ça sorti de son imagination, d'un seul cerveau. Ça m'étonne encore. Je suis si fascinée, si passionnée par ce monde que toutes mes thèses et mes sujets de recherche ont le même thème : Arda.

Au début, mes professeurs trouvaient ça original que j'utilise l'univers d'un auteur de fantastique pour exploiter leurs sujets d'examens, mais aujourd'hui, ils disent que je devrais « changer de disque ». Ils trouvent que je me limite trop, que je devrais ouvrir mes horizons vers d'autres styles, d'autres mentalités, d'autres genres littéraires. Je sais bien que je devrais diversifier un peu, mais je n'y peux rien si Arda m'inspire, moi.

C'est décidé ; je ferai ma maîtrise là-dessus, quoiqu'en pensent les profs. Après tout, ils ne peuvent pas me pénaliser puisque je réussis toujours à faire des mémoires qui respectent les sujets demandés. Ce qui les dérange c'est que je puise constamment mes sources dans l'univers de Arda pour appuyer mes théories.

Mes camarades de fac disent que je suis obsédée. Je me moque de ce qu'ils pensent. S'ils n'ont pas su se montrer sensible au génie de cet auteur, c'est leur problème. M'enfin, comment font-ils pour rester indifférents face à une œuvre aussi majeure ?

« Prochain arrêt, rue de la Croisée ! hurle le chauffeur ».

En fait, ils y ont porté un peu attention quand une des histoires a été adaptée au cinéma. C'est vrai que la consommation facile d'un film est beaucoup plus populaire que la lecture d'un bouquin où tu dois imaginer tout le récit dans ton esprit. Quel dommage pour eux de se limiter à ça ; les films n'ont montré que le dixième de ce qu'est Arda.

« Cette place est prise ? »

Une vieille dame qui vient de monter pousse gentiment mon sac rempli de livres de fac et de dictionnaires. Je lui souris bêtement, puis je prends le tout sur mes genoux pour la laisser s'asseoir. Je serre mon précieux bouquin entre un livre de théologie et un cartable d'histoire, ensuite je regarde ma montre.

19 :30h.

J'ai étudié vraiment très tard à la bibliothèque, dis donc. En fait, je n'ai pas vraiment étudié… J'ai lu. Je devais préparer un examen important, mais comme toujours, je me suis laissée distraire par mon bouquin. Mmhh, je devrais songer à le laisser à la maison sinon je serai toujours portée à le lire plutôt que de me concentrer sur mes travaux.

Je n'ai vraiment pas envie de rentrer, je vais me faire tuer par Evelyne. Elle comptait sur moi pour que je l'aide à faire ses devoirs. La pauvre… Elle ne comprend rien à mon grand intérêt pour Arda. J'ai déjà essayé mille fois de lui faire lire l'œuvre, mais les « grosses briques » ne l'intéressent pas. Elle préfère les magazines. Si au moins elle lisait ne serait-ce qu'une page, je ne la cataloguerais plus dans les filles à caractère superficiel, volage et renfermé d'esprit. Hélas, elle a fait son choix ; mecs, voitures, belles fringues, maquillage et fêtes dépravantes d'étudiants. Quant à moi, à ses yeux je fais partie de la catégorie des rats de bibliothèques qui ne manquent jamais l'occasion de faire une démonstration de leur supériorité intellectuelle pour faire chier le monde. Ève et moi, ça n'a jamais été la grande entente fraternelle. Elle ne me parle que si ça l'arrange, comme ce matin quand elle m'a si gentiment demandé de l'aider à faire ses devoirs en revenant de mes cours. Ppff, je sais déjà comment ça va finir ; elle va me faire taper tout son boulot. Je l'ai sorti si souvent du pétrin que, sans moi, je crois qu'elle serait encore à l'école élémentaire.

Elle m'a toujours considérée comme la sœur de service qu'on sort du placard quand on en a besoin et qu'on range aussitôt la besogne accomplie. D'ailleurs, ça a toujours été ainsi avec tout le monde. La cinquième roue du carrosse, c'est moi. Le deuxième violon, c'est moi. Quoique, je n'ai jamais rechigné de tenir ce rôle. Être à l'écart, ça me plait bien. Je n'ai jamais réellement recherché la compagnie de personne. Mes camarades de fac ne sont rien de plus que des gens avec qui je dois étudier et m'entendre professionnellement. Quant à la famille, mis à part la consanguinité, je n'ai rien en commun avec qui que ce soit. Et mon grand amour pour Arda n'a fait que me confirmer que personne n'éprouvera jamais les mêmes intérêts que moi.

Foutue vie.

Je soupire et regarde le gris des buildings, le gris des gens sur les trottoirs, le gris des voitures…le gris de mon existence.

J'ai hâte d'en finir avec cette maîtrise. Je me trouverai un boulot loin de cette maison, de cette famille et de ce quartier, puis je m'installerai ailleurs. Au bout du monde, s'il le faut.

Je soupire encore et j'enlève mes lunettes un instant pour les nettoyer du revers de ma manche, comme si voir plus clair à travers ces verres m'aiderait à voir plus clair à travers ma vie…

« Rue de la Croisée ! annonce le chauffeur.»

Il arrête le bus et ouvre la portière. Personne ne se lève pour descendre ni pour monter d'ailleurs. Pourquoi s'est-il arrêté si aucun passager ne l'a demandé ?

J'hausse les épaules et je me remets à frictionner la vitre de mes lunettes. Quelques secondes s'écoulent et je remarque que la portière est encore ouverte. Le bus n'a toujours pas repris le trajet. Je jette un coup d'œil autour de moi ; aucun passager ne semble se rendre compte que le chauffeur est encore arrêté. Je tourne ensuite les yeux vers la fenêtre de mon banc pour voir s'il n'y a vraiment personne sur le trottoir qui tarde à monter à bord. Mais tout ce que je vois, c'est une rue perpendiculaire à la Main, déserte, avec un panneau qui indique vraisemblablement « Rue de la Croisée » (je ne suis pas certaine, je ne vois pas très bien de loin sans mes lunettes). En inspectant le quartier, je me rends compte que c'est la première fois qu'on arrête ici. J'ai fait mille fois ce trajet et jamais personne n'a descendu ou monté à cet arrêt auparavant. Intriguée, je me tourne vers l'avant pour voir ce que fabrique le chauffeur. À ma grande surprise, je croise son regard par le grand rétroviseur rectangulaire au-dessus de son volant. Il me fixe. Pas la vieille femme à côté de moi ni le jeune punk en face : il me fixe, moi. Il me regarde d'un air exaspéré et impatient. Que me veut-il à la fin ? On dirait qu'il veut que je descende. Intimidée, je détourne les yeux, ne comprenant rien au fait qu'il ne cesse de me dévisager, comme s'il attendait que je prenne enfin la décision de passer la portière.

Finalement, il secoue la tête et pousse un « Tssst… » condescendant. Il referme la portière et se rengage dans la voie principale. Soulagée, je reprends machinalement le nettoyage de mes lunettes, non sans me poser des questions sur ce qui vient de se produire.

Me fixait-il vraiment ? Attendait-il vraiment que je descende ? De toute façon, pourquoi je serais sortie ici ? Ça fait des années qu'il me débarque au même arrêt, alors pourquoi aurait-il pensé que ma routine a brusquement changée ? Et si c'était le cas, comment aurait-il pu déduire que je voulais descendre ; je ne me suis même pas levée et je n'ai même pas appuyé sur le bouton de demande d'arrêt !

À moins que… Je n'avais pas mes lunettes sur le nez, donc j'ai peut-être mal vu… Oui, ce doit être ça ; ma vue est plutôt faible alors je dû mal interpréter la direction et la signification de son regard… Ma propre hypothèse me rassure alors, je me calle dans mon banc, remets mes lunettes sur mon nez et j'attend d'arriver à mon arrêt.

Soudain, une ombre passe sur le sol. Je lève mon regard, mais je ne vois rien de plus que le jeune punk qui hoche la tête au rythme de la musique qui résonne de son baladeur. Je me replonge alors dans la contemplation de mes lacets, mais aussitôt l'ombre réapparaît à mes pieds. Elle danse et virevolte sur le plancher. Mais c'est l'ombre de quoi, ce machin ? Je relève encore la tête et, derrière le punk, j'aperçois quelque chose dans la fenêtre opposée, dehors. Ça danse, ça tourne et ça suit le bus en parallèle.

« Tu veux ma photo ? ronchonne le punk qui croit que c'est lui que j'observe. »

Je ne me préoccupe même pas de lui, trop titillée par ce petit engin qui suit le bus. Je plisse les yeux et je m'aperçois qu'il s'agit d'une sorte de :

« Papillon ? »

Je ne me rends même pas compte que je viens de faire ce constat à voix haute. Les passagers autour m'observent d'un drôle d'air et suivent du regard ce que je fixe dans la fenêtre. Cependant, ils ne voient rien d'autre que le paysage habituel qui défile.

« Que regardes-tu, ma petite ? » me fait la vieille dame assise à côté.

Je me tourne vers elle un instant et ce n'est qu'à ce moment que je prends conscience que tous les passagers me dévisagent. Confuse, je m'enfonce dans mon banc.

« Heu…rien, rien. C'est rien. »

Je tente de ne plus lever les yeux vers la fenêtre, mais l'ombre du « papillon » continue à danser sur le plancher, ce qui m'agace au plus haut point. La curiosité l'emporte et je jette à nouveau un coup d'œil à l'extérieur, plus discrètement pour ne pas me ridiculiser devant les gens encore une fois.

Je vois toujours le même papillon voler à la même vitesse que le bus roule. C'est plutôt inhabituel de voir des papillons au beau milieu d'une ville métropole. J'ôte mes lunettes et scrute mes verres afin d'être certaine de les avoir nettoyé convenablement, puis je les remets en place. Rien n'a changé ; il semble bien que cette petite bête soit réelle …et familière en plus. Mine de rien, je change de banc et m'assied à côté du punk pour être plus près de la fenêtre opposée. J'observe le papillon qui n'attire l'attention de personne d'autre que moi et il se met à virevolter juste à côté de la vitre, tout près de mon visage. Ses petites ailes battent très vite et il a une drôle de tête ; une tête qui n'est pas celle d'un papillon commun. En fait, il a deux petites antennes panachées et velues. La dernière fois que j'ai vu une chose semblable, c'est dans cette scène de cinéma…l'adaptation d'une des histoires de Arda. Oui, ça me revient ! C'est un papillon semblable à celui qu'on voit dans la scène où Gandalf est prisonnier de la Tour d'Orthanc ! Non, en fait, il ne fait pas que lui ressembler; c'est exactement le même !

« C'est pas vrai, j'hallucine ! »

Cette fois, même le chauffeur m'a entendu et il esquisse un sourire en coin. Les autres passagers commencent vraiment à se poser des questions sur mon compte. Quant à moi, je n'arrive pas à détacher mes yeux de cette chose qui plane et virevolte toujours dans la fenêtre. Je ne suis pas une experte en insectes ou autre bestioles du genre, mais je sais très bien que des papillons comme ça n'existent pas ici…nulle part ailleurs dans ce monde non plus.

Il faut que j'en aie le cœur net ; ça ne peut pas être vraiment « ce » papillon-là…

Je me lève d'un bond et j'appuie sur le bouton d'arrêt d'urgence. Le chauffeur écrase son pied sur le frein et tout le monde est secoué par l'arrêt soudain. Moi, je trébuche avec mes livres, mais je ne prends pas plus de deux secondes à me remettre sur pied et bondir dans la portière.

« Ouvrez ! Ouvrez tout de suite ! »

Les autres me lancent des insultes tandis que le chauffeur ouvre la portière en lâchant :

« C'est maintenant que tu te décides à descendre ? Il était à peu près temps. »

Personne ne comprend le sens de ses paroles. Moi non plus d'ailleurs.

Le papillon fait alors demi tour et remonte la Main en sens inverse. Je ne sais pas quelle folie me pousse à faire ça, peut-être cette gamine qui dort encore en moi, mais je me jette hors du bus et me lance à sa poursuite. Je ne me préoccupe pas du chauffeur qui se remet en route en riant ni des autres passagers qui me regardent d'un drôle d'air par les fenêtres, à la fois questionneurs et mystifiés par mon comportement bizarre.

Mon sac sous le bras, je cours et je remonte la rue principale. Le papillon se dandine toujours dans les airs et on dirait qu'il sait que je veux le voir de plus près. Mais il ne m'accorde pas ce plaisir. Au contraire, il se met à voler plus haut, plus vite, plus loin. J'essaie de ne pas le perdre de vue, mais je ne suis pas une grande sportive ; mes jambes se fatiguent vite.

Ma course folle me mène jusqu'à ce fameux arrêt où il y a la rue de la Croisée. Le papillon fait du surplace un instant, comme pour s'assurer que je le suis toujours. Puis, quand je pense enfin le rattraper, il déguerpit aussitôt dans la rue de la Croisée et il disparaît dans l'obscurité naissante.

Je m'arrête un instant pour prendre mon souffle et je m'appuie sur le panneau qui indique le nom de la rue.

« La poisse… »

Je maudis mon attitude. Qu'est-ce qui me prend de poursuivre une bestiole ? Pourtant… quelque chose me dit que ce papillon a fait exprès de se présenter dans la baie vitrée du bus. Ce ne doit pas être un hasard si personne d'autre que moi pouvait le voir, non ?

Sans prendre garde à la rue sombre et délabrée, je m'enfonce. Je resserre mon gilet sur mes épaules, car il fait froid par ici ; le vent souffle d'une façon plutôt sinistre. Je longe le pavé et les immeubles abandonnés, à la recherche de ce foutu papillon. Ce quartier infortuné ne m'a pas l'air sûr, mais mon envie d'en savoir davantage sur cette chose volante prend le dessus sur mon inquiétude. Cependant, plus j'avance, plus l'espoir de le retrouver s'amenuise.

Au moment où je songe à rebrousser chemin, je me rends compte que l'asphalte sous mes pieds s'est transformé en un chemin de terre entouré d'herbe. Les immeubles abandonnées et en ruines du quartier se font peu à peu remplacer par des arbres massifs verdoyants. Les chats de gouttières qui errent dans les ruelles se transforment en rongeurs qui montent aux arbres. Les corbeaux sinistres qui croassent sur les fils électriques deviennent des colombes perchées sur des branches colorées de feuilles d'or. Les itinérants qui fouillent dans les poubelles se modifient en belles grandes gens vêtus de vert et d'argent.

Je cligne des yeux plusieurs fois, trop impressionnée par les alentours, puis cette vision enchanteresse s'évanouit d'un seul coup et refait place au quartier délabré. Je secoue la tête, perplexe.

« J'hallucine vraiment, moi ! »

Je me prends la tête à deux mains.

« Je ne vais pas bien. Vraiment pas… »

Je plonge dans mon sac, en retire mon bouquin et, pour la première fois, je le contemple d'un air de dédain.

« Toi, je t'ai vraiment beaucoup trop lu. »

L'ombre dansante du papillon vient alors jouer sur mon livre. Je lève les yeux et l'aperçoit dans le ciel orange.

« Mais qu'est-ce qui m'arrive, bon sang ! »

Le papillon s'élève toujours plus haut et je l'observe devenir de plus en plus petit dans l'horizon. Et il disparaît pour de bon cette fois.

Je tourne immédiatement les talons.

« Ok, faut que je me repose, moi. Je bosse beaucoup trop… »

Je lâche un rire nerveux. Je tente désespérément de me convaincre que je suis victime d'un surmenage et que tout rentrera dans l'ordre si je relaxe un peu. Je prends la direction de la Main en pressant le pas et, à l'instant même où je quitte le quartier en ruines, un cri déchire le ciel. Perçant et puissant. L'écho de ce cri résonne partout et nulle part à la fois.

Au comble de l'intrigue, mon regard se redresse dans les airs, approximativement à l'endroit où le papillon a disparu de ma vue, et je vois une chose encore plus déconcertante que tout ce qui vient de m'arriver.

Un aigle.

Un aigle géant vole dans le ciel orange.

Évidemment, mon esprit tordu associe cet aigle à cette fameuse scène où Gandalf se fait secourir par Gwaihir.

« Le papillon… Le papillon était un présage de sa venue…comme pour Gandalf. »

Je ne peux pas y croire et pourtant il est bien là ; il plane et son ombre surplombe tout le quartier. Il décrit de grands cercles au-dessus de ma tête. On dirait qu'il guette quelque chose.

M'a-t-il vu ?

Je crois que rien de plus incroyable ne peut arriver encore, mais j'ai tort…

Du fond de la rue de la Croisée, surgit un autre cri.

Non.

Plusieurs cris.

Plus aigus et tortueux. Plus sombres et infâmes.

J'entends également des bruits de martèlements qui se succèdent et soudain, je lâche mes livres, la bouche entrouverte par l'effroi et l'étonnement.

Des chevaux bondissent de l'obscurité de la rue. Ce sont leurs sabots que j'entendais piaffer lourdement le pavé. Ils laissent échapper de leur gueule de l'écume et des hennissements semblables à un couteau que l'on acère. Leur robe est noire et leurs yeux rouges vifs et perçants. Ils sont chevauchés par des créatures cachées dans des lambeaux de tissus sombres.

« Des cavaliers noirs ? »

Mon esprit trop imaginatif croit immédiatement qu'il s'agit de « ces » cavaliers noirs redoutables de mon bouquin.

« Les…Les Nazgûl ! »

Non, ce ne peut être eux ! Pas ici ! C'est une plaisanterie ! C'est impossible. Quelqu'un doit se moquer de moi, je ne peux pas le croire. Des chevaux au cœur d'une ville ? Des cavaliers qui apparaissent de nulle part ? Allons donc ! Je suis sérieusement atteinte !

Mais… Il faut bien que je me rende à l'évidence ; ils sont devant moi ! Sous mes pieds, je perçois les sabots des chevaux qui résonnent sur le sol. Je sens la terreur qu'inspirent ces cavaliers, tout comme je la sentais à travers les lignes qu'avait écrites l'auteur !

Les Neuf sont là et se dirigent droit sur moi !

« Oh mon dieu… Oh mon dieu ! »

J'ai envie de hurler, mais la peur coupe ma voix. Je dévisage ou plutôt j'admire encore une seconde cette vision des Neuf, invincibles et apeurants, magnifiquement terribles…ou terriblement magnifiques. Les voir en vrai est encore plus insoutenable et effrayant que tout ce que mon imagination pouvait se figurer. La seconde passe et la panique s'empare de moi. Je ne trouve rien d'autre à faire que de prendre mes jambes à mon coup.

Je cours et je tente de semer cette troupe. Peut-être que je suis malade dans la tête, mais je n'ai vraiment pas envie de savoir si je rêve ou non, s'ils sont aussi cruels et méchants ici que dans les livres. Je me doute bien que la fuite ne sert pas à grand-chose, ils me rattraperont sans aucune difficulté, alors je me faufile dans une ruelle étroite pour me cacher. Toutefois, ça ne les empêche pas de continuer à me talonner. Ils entrent à la queue leu leu dans la petite voie. L'adrénaline me fait courir plus vite que je ne le croyais, mais ce n'est pas suffisant pour qu'ils me lâchent. Derrière moi, j'entends le crissement métallique d'une lame qui sort de son fourreau. Ils ont dégainé leurs épées ! Ils vont me faucher, me couper en rondelles !

Je cours, complètement terrifiée et angoissée et je sens les sabots de leurs chevaux se rapprocher toujours plus près. Je sens presque le souffle infernal de leurs naseaux dans mon dos !

Je sors enfin de la ruelle, épuisée et hystérique. Et là, je sais que tout va s'arrêter. Je n'ai plus la force de courir et je vais me faire embrocher par ces cavaliers sortis tout droit de mon imagination disjonctée!

Je me retourne et j'ai tout juste le temps de voir une épée fendre l'air dans ma direction avant que je ne sente un coup de vent balayer la rue. J'entends alors quelqu'un me hurler :

« VOTRE MAIN ! »

Je lève les yeux et je constate que ce qui vient de happer l'air avec violence était le battement puissant des grandes ailes de l'aigle aperçu dans le ciel une minute plus tôt. Ce dernier oblique vers le sol et pique du bec sur moi à une vitesse qui défie sûrement le jet le plus sophistiqué.

Est-ce que c'est ce volatile qui a crié ?

Je n'ai pas le temps de me poser davantage de questions ni de comprendre ce qui se produit; une silhouette nichée sur le dos de l'aigle me tend le bras et dès que son destrier volant passe à ma hauteur, elle agrippe ma main et me soulève. En un clin d'œil, je me retrouve perchée sur un dos plumé, en croupe devant un inconnu.

La lame du cavalier rate sa cible et les Neuf lancent un cri de guerre effarouché qui me transperce les oreilles. Les chevaux se cabrent d'insatisfaction et leurs maîtres maudissent l'individu qui vient de m'arracher à leur courroux.

L'aigle reprend aussitôt de l'altitude, puis mon cœur chavire en voyant le quartier devenir tout petit sous moi. Le vent fouette mon visage, mes yeux écarquillés de frayeur et d'étonnement n'arrivent pas assimiler le fait que je suis assise à cheval sur un aigle géant.

Je paralyse. Je fige. Ma bouche est sèche et mes yeux pleurent à cause de la vitesse à laquelle cet aigle scinde le vent. J'ignore si je ne préférerais pas rester sur la terre ferme à la merci de ces cavaliers noirs plutôt que de planer à des dizaines de mètres d'altitude alors que j'ai le vertige en montant seulement l'escabeau de la bibliothèque pour prendre un livre de la tablette du haut !

« Il était moins une ! » me dit une voix derrière mon épaule. Je reprends alors conscience que quelqu'un est assis juste derrière moi. Je me tourne et vois un individu encapuchonné dans un manteau pourpre.

Qui que ce soit, il vient de jouer le rôle du parfait héros sauveur de dames en détresse. Je ne vois pas bien son visage, mais d'après sa voix et la force qu'il a utilisé pour m'attraper en plein vol, c'est un homme, ça c'est sur. Peut-être que c'est un Istari ? Après tout, les Grands Aigles ne se laissent pas monter et diriger par des gens ordinaires.

« Je… Qui êtes-vous ? Et d'où sortent ces Nazgûl ? Bon sang, je suis devenue folle ! »

L'homme cherche d'abord à me répondre, mais il se fait interrompre par une lueur grise venant du sol qui passe à la verticale, à quelques millimètres de notre monture.

Pas le temps de faire plus ample connaissance.

L'aigle est déstabilisé un instant, mais réussit à éviter le jet de lumière. Moi je suis secouée par sa ruade et manque de tomber. C'est la main ferme de mon sauveur qui me maintient en place et m'empêche de perdre l'équilibre. Lui, il s'accroche sans aucune difficulté, comme s'il était très accoutumé aux turbulences de vol d'aigle.

« Ils nous attaquent d'en dessous ! proclame mon « co-pilote » .

-Quoi ? Comment ça ils nous attaquent d'en dessous ? »

J'ose regarder par-dessus bord et, au sol, je remarque que les Nazgûl sont à nos trousses. Ils nous poursuivent en galopant dans tout le quartier. De là où je suis, je peux très bien les compter et, à ma grande surprise, je me rends compte qu'il y a non pas 9 cavaliers, mais 10 ! L'un d'eux attire plus mon attention que les autres, car il tient quelque chose de brillant dans ses mains.

« C'est quoi cette chose d'un gris lumineux !

-Un arc, forgé dans l'Orodruin même ! Ses flèches sont animées par le venin de l'Ombre ! »

Je devine alors que ce qui vient de passer tout près de nous à la vitesse d'une étoile filante était en fait une de ces flèches maléfiques. Comme c'est étrange… Je n'ai jamais rien lu dans les livres qui parle d'un arc pareil !

L'archer-nazgûl repointe son arme vers le haut, prêt à décocher un second missile.

« Il va recommencer !» cris-je.

L'homme encapuchonné se penche et murmure à notre monture quelque chose que je ne comprends pas. Pourtant, la résonance des mots ne m'est pas inconnue. Du sindarin ? Je ne suis pas sûre de la langue, mais je saisis qu'il lui a demandé de changer de cap, car l'aigle effectue aussitôt une moue rapide et incline son aile de sorte que nous faisons demi tour pour dérouter l'ennemi qui nous harcèle d'en bas.

Les Nazgûl stoppent leurs chevaux et, en un tourniquet de sabots, ils se relancent à notre poursuite. S'en suit une course effrénée où nous survolons de nouveau le quartier de la rue de la Croisée tout en évitant les nombreuses flèches grises qui affluent successivement sur nous. Le grand aigle est agile, il évite tous les projectiles et fuit comme il le peut la trajectoire de tir de l'archer-nazgûl. Toutefois, ses prouesses aériennes sont si violentes que je dois m'agripper solidement aux plumes de son cou. Quant à la personne derrière moi, rien ne l'ébranle et il continue de diriger l'animal à l'aide de sa voix.

Mais pourquoi il ne lui demande pas de voler plus haut, de fuir le quartier ? En un coup d'aile, on pourrait se retrouver dans la ville voisine s'il le voulait, alors pourquoi s'entête-t-il à survoler les environs ? Il ne fait qu'accroître les chances qu'on se fasse transpercer d'un coup de flèche !

Subitement, un obus perdu dans les airs frappe un poteau de téléphone et fait éclater des fils électriques. Certaines étincelles sont projetées dans les yeux de notre monture au moment même où il contourne le poteau. Aveuglée, la pauvre bête émet un hululement de stupeur et de douleur, puis commence à s'agiter dangereusement. Malgré la voix calme du co-pilote, l'aigle s'affaisse et nous perdons de l'altitude. Moi, je ne peux faire autrement que de lâcher un cri d'effroi en voyant que nous fonçons tout droit vers le sol.

« On va s'écraser ! On va s'écraser ! »

L'individu ne perd pas son sang froid.

« Du calme ! Ne vous agitez pas, vous ne ferez que l'énerver davantage ! »

Je me croirais au beau milieu d'une pente de montagne russe, seulement il n'y a pas de ceinture de sécurité, pas de manège et pas de freins !

« On va mourir ! On va mouriiiiiiiiiir ! »

L'individu me saisit brutalement par la taille, ce qui n'a pour effet que m'abasourdir et de me faire taire.

« Notre heure n'est pas encore venue! »

L'aigle sait qu'il ne peut se permettre de se laisser tomber sans tuer ses passagers, mais il a si mal qu'il ne peut contrôler ses mouvements. Il atterrit ainsi en catastrophe dans la ruelle, du mieux que sa souffrance le lui permet et nous sommes propulsés sur l'asphalte de façon brutale.

Je ferme les yeux, incapable d'affronter la suite des événements. Je m'attends à avoir mal, à me fracasser contre le béton… mais je ne sens rien… J'entrouvre une paupière et je constate que je suis bien étendue au sol. J'ouvre mon autre oeil et me rends compte que les grands bras de l'individu encapuchonné ne m'ont toujours pas lâchés. Il a pris toute la violence de notre chute sur lui ; il s'est délibérément jeté entre moi et l'asphalte…

Schéma classique du héros téméraire.

Je me dégage vite de ses bras et lui se relève avec quelques ecchymoses.

Je n'ai pas le temps de le remercier, car les Nazgûl arrivent. Cette fois, nous sommes pris au piège. Derrière nous, il n'y a qu'un mur de briques ; aucune possibilité de s'enfuir.

L'homme encapuchonné continue encore à répondre aux normes du héro conventionnel de conte ; il se planque devant son aigle blessé et moi, sort de sous son manteau une longue épée blanche et se tient prêt à prendre les coups à ma place.

« Retournez d'où vous venez, âmes déchues ! »

Les Nazgûl ne l'entendent pas ainsi. L'archer se jette hors de son destrier enragé, puis d'une voix aussi sinistre que grinçante, il déclare :

« Joignez le monde des Ombres… ou périssez ! »

Irrité, l'homme encapuchonné brandit son arme vers son ennemi en signe de défi.

« Jamais ! »

Le Nazgûl s'approche et élève son arc qui se modifie par enchantement en une grande épée massive ; une lame mortelle de Morgul. Les autres cavaliers restent plantés là et contemplent le spectacle. D'ailleurs, je fais exactement comme eux ; je fige et examine la scène qui va sûrement prendre une tournure fatale pour mon mystérieux sauveur. Derrière moi, l'aigle tente de se relever ; il refuse que son maître affronte seul le danger, mais l'homme lève sa main pour lui faire signe de rester en arrière.

« Non, Landroval. Garde tes forces pour l'emmener loin d'ici si les choses tournent mal. »

Lui c'est Landroval ? Le frère de Gwaihir ?

Je demeure subjuguée un instant, puis je reporte mon attention au duel qui se prépare. Sans plus attendre, dans un grand mouvement vaporeux, le Nazgûl s'élance et frappe l'homme. Ce dernier contrecarre le coup avec son épée et un combat atroce débute dans la ruelle.

La créature est grande, imposante et l'homme ne fait évidemment pas le poids. Il se bat avec conviction et grâce, mais ce n'est pas suffisant… Il lui faudrait, comme pour Aragorn, une torche de feu ou je ne sais quoi.

J'avale difficilement ma salive et sursaute à chaque fois que leurs lames s'entrechoquent. Plus le temps s'écoule, plus l'homme encapuchonné éprouve des difficultés. Sa précédente chute l'a sûrement affaibli et je ne peux pas m'empêcher de me sentir coupable…

Pourtant, s'il s'agit bien de personnages de contes, il va se produire quelque chose qui va tourner les événements à l'avantage de cet homme mystérieux, non ? Le camp du Bien l'emporte toujours sur le Mal, n'est-ce pas ? Alors, forcément, il faut qu'il se passe quelque chose, qu'un miracle se produise à la dernière minute, comme dans tout bon récit classique !

Rien ne se produit. Pas de miracle. Pas de coup de théâtre. Rien. Le pauvre homme n'arrive plus à anticiper les coups, il s'épuise, il recule…il ne va pas tenir très longtemps encore.

Je ne peux pas rester là, les bras croisés. Je dois faire quelque chose, même si tout ça n'est que le résultat de ma propre démence !

Réfléchis…

Fais vite, ma fille ! Il va se faire embrocher… Il n'y arrivera jamais, de toute façon, même avec toute la force du monde, aucun homme ne peut tuer un Nazgûl…

À moins que…

Au moment où la lumière se fait en mon esprit, le Nazgûl frappe de billet et l'épée de l'homme encapuchonné tombe au sol. La violence du coup a été telle que l'arme est sectionnée en deux parties. La créature a maintenant mon sauveur à sa merci et compte bien le trancher en rondelles. Toutefois, sa victime ne bronche pas ; il reste de marbre et serre les dents.

Je regarde les tronçons de l'épée. Ils gisent à terre, tout près de mes pieds. Je comprends alors que le miracle que j'attends et qui va faire pencher la balance du côté du bien, c'est moi !

Je me dépêche d'enlever mon gilet et récupère le bout de la lame cassée. J'enroule mon gilet à la base pour ne pas me couper et je me lance aux devants de mon sauveur. L'arme du Nazgûl fend l'air, mais je l'évite de justesse. Je cours derrière lui et je plante mon épée improvisée dans l'omoplate de la créature. J'ignore comment j'ai pu faire pour arriver jusqu'à lui sans me faire embrocher comme un poulet. Peut-être l'ai-je surpris. Peut-être ne s'attendait-il pas à ce que j'ose commettre un geste aussi stupide que futile.

La lame se met à vibrer violemment. Je dois la tenir à deux mains pour ne pas que la force obscure qui forme le corps de cette créature ne la rejette. Le Nazgûl pousse un horrible cri aigue qui perce mes oreilles. Un cri si strident que les verres de mes lunettes se fissurent ! J'ai mal ! Mes bras s'engourdissent, mais il ne faut pas que je lâche !

« Lui c'est un homme, il ne peut pas t'achever, mais moi si ! »

Il faut que mon idée fonctionne. Je l'ai lu de mes propres yeux ; la prophétie disait que le Roi Sorcier ne tomberait pas de la main d'un homme. C'est une femme comme Eowyn qui a pu le tuer, alors moi je peux peut-être tuer un Nazgûl ordinaire! Il faut que ça marche !

Le monstre continue à se crisper un instant et ses confrères cherchent à s'approcher. Ils ne vont pas laisser un des leurs en difficultés, mais l'archer Nazgûl se redresse de toute sa terrible hauteur, irrité qu'un misérable ver de terre comme moi soit parvenu à l'atteindre aussi facilement ; lui une créature infaillible des ténèbres. D'un souffle glacial, il fait comprendre aux autres qu'il ne veut surtout pas d'aide. Même un spectre a son orgueil à préserver, tiens donc! Mes mains ne lâchent pas mon arme improvisée ; je la maintiens toujours dans l'omoplate du Nazgûl et au lieu de voir du sang couler de sa plaie, je vois de la fumée noire venimeuse s'échapper de son corps.

« Je vous briserai ! me lance-t-il en pesant chaque syllabe de ses mots. »

Il tente de se retourner pour me déstabiliser, mais le voilà qui s'affaisse à nouveau comme un lourd rocher. Il se plie de douleur. Je regarde par-dessus son épaule et je vois l'individu encapuchonné, tenant la garde de son épée dans le thorax du Nazgûl. Il a profité de l'inattention de la créature pour récupérer l'autre tronçon ! Quelle chance !

« Qui vous a dit que j'étais un homme ? »

D'une main, il jette en arrière son capuchon. Il révèle alors une longue chevelure d'or, la plus irréelle que j'ai jamais vu. Mais ce qui retient davantage mon attention c'est une partie de l'anatomie de son visage… Des oreilles pointues ! Ben ça ! C'est un elfe ! Je rêve !

Je n'ai pas le temps de me dire que mon esprit a totalement perdu la carte, que je suis folle, complètement folle de voir des elfes, des aigles, des papillons et des cavaliers noirs. Non plus ai-je le temps de me demander pourquoi j'ai tenté de faire ma part, de venir en aide à cet être alors que je sais très bien que tout ça est le fruit de mon imagination ! J'obéis seulement à mon instinct (de survie).

Le Nazgûl utilise ses dernières forces pour lever une ultime fois son épée de morgul, mais l'elfe enfonce son arme de plus bel dans la chair invisible et moi je tiens bon en conservant mon arme improvisée bien ancrée dans l'omoplate de la créature. Tous deux nous faisons honneur à la prophétie ; un Nazgûl ne peut succomber de la main d'un homme, mais il va en être autrement s'il s'agit d'un elfe et d'une humaine !

À suivre


Cette histoire est la suite de Minuit ou plutôt le commencement de Minuit.