Dixième partie
Deuxième sous-partie
Sakura savourait ce repas où ils étaient réunis, sa petite famille, celle de Chiharu, et Tomoyo. Takashi s'amusait à pincer le nez de son fils avec ses baguettes, chose qui amusait beaucoup le garçon. Bailan observait ce qui se passait autour d'elle et il suffisait de lui adresser la parole pour la mettre dans un état d'euphorie incroyable. Tomoyo s'amusait à piquer ce que prenait Shaolan pour le taquiner, Bailan semblait bien plus sage qu'eux deux, et Chiharu semblait souffler autant que Sakura. Elles pouvaient passer un repas sans s'occuper de leur enfant. Cela leur faisait du bien de tenir leurs baguettes et leur bol sans avoir à les lâcher toutes les cinq minutes pour s'occuper d'un problème de l'enfant.
Tomoyo alla coucher Bailan qui s'était endormie dans ses bras. Les autres commencèrent à parler de la visite prochaine qu'ils feraient à Edo pour présenter Bailan aux parents Kaibaiji et Suzuhime – cela leur paraissait plus pratique de descendre sur Edo plutôt que les autres vinssent.
Il fallut du temps avant d'arriver à l'auberge des Suzuhime, car transporter un être minuscule demandait un chambardement incroyable. Lorsqu'ils arrivèrent, ils apprirent que le Seigneur Kaibaiji avait traîné sa fille à la préfecture pour montrer qu'elle était bien vivante, chose qui avait assez fait rire de devoir en arriver à cette extrémité ; les autorités avaient déclaré qu'il pût s'agir d'un sosie que de déclarer avoir retrouvé sa fille.
Le père Suzuhime tenait Bailan sur ses genoux en la faisant doucement sautiller tandis que la mère s'extasiait devant ce petit minois. L'assistance avait tout de suite dénoté la ressemblance avec Yelan Li, et le sujet de la réincarnation reparut une fois de plus.
Hajime Kaibaiji apparut alors dans l'auberge en criant victoire. Il avait enfin obtenu gain de cause. Tsukiko, derrière lui, semblait morte de honte. Sa main sur les yeux, elle semblait vouloir paraître invisible.
- Oh, la jolie petite puce ! fit-il en voyant Bailan qui sourit aussitôt devant un visage si jovial. Quelle jolie petite Yelan Li miniature !
- Alors tout est arrangé ? demanda Dame Kaibaiji à son époux.
- Oui, enfin ! Au début, ils ne voulaient pas me croire, ils pensaient que j'avais travesti une jeune fille pour la faire passer pour la mienne ; fichus fonctionnaires qui veulent détenir le dernier mot ! Ils pensent qu'elle est morte et donc ils doivent forcément avoir raison ?
- Père, pitié, fit Tsukiko les mains jointes en le suppliant d'arrêter.
- Mais heureusement, Tsukiko a la même tâche de naissance que son papa, continua le Seigneur Kaibaiji. Et ça, c'était une preuve indéniable !
- Non, ce n'est pas vrai, murmura son épouse. Vous n'avez pas osé !
- Ma fille et moi possédons une fesse droite identique ! déclara-t-il, provoquant chez Sakura un dilemme entre l'envie de rire et d'être choquée, tandis que les joues se teintèrent de rouge. Mais quand j'ai amorcé le geste pour leur montrer, ils m'ont alors cru !
C'en fut trop pour Tsukiko, qui laissa tomber sa tête entre ses bras sur la table, ses longs cheveux noirs recouvrant le tout. Sakura eut un sourire en la voyant morte de honte, elle qui d'habitude s'affichait sans vergogne.
- Ah, ma fille est enfin en règle ! sourit-il. Papa est heureux ! rajouta-t-il soudainement en la prenant dans ses bras avec un grand sourire, manquant de l'étouffer.
Shaolan observait silencieusement la scène. Il imaginait que la joie du Seigneur Kaibaiji fût bien plus grande qu'il ne le montrait. Tsukiko, avec un sourire, releva la tête pour respirer, bien que les bras de son père fussent toujours autour de son cou. Shaolan pouvait alors observer le même sourire chez ces deux êtres si joviaux, le coin droit de leurs lèvres qui se relevait plus que le gauche, et les petites rides qui se formaient au coin de leurs yeux lorsqu'ils riaient. C'était amusant de constater que même si Tsukiko avait le visage de sa mère, elle ressemblait beaucoup à son père de par des petits détails.
- Alors les Kokunji repartent ? lança Tomoyo. La reconstruction de leur domaine est terminée ?
- Oui, il manque quelques détails, mais ils repartent demain, dit la mère Suzuhime. Mais leur chambre va être occupée juste après. La nouvelle vient juste de tomber.
A ces mots, Sakura aperçut Eikichi froncer le nez et mettre celui-ci dans sa tasse de thé pour éviter de dire quelque chose qu'il regretterait. Se doutant de quelle nouvelle il s'agissait, Shaolan posa la question :
- Quel domaine a brûlé, cette fois ?
- Le domaine Kumon.
Sakura comprit aussitôt la moue d'Eikichi et lui fit un sourire. Kumon n'allait pas être aussi bien accueilli que la dernière fois.
En arrivant au domaine, Sakura repensa aux commérages qu'elle avait entendus par deux femmes à la sortie de l'auberge. Décidément, les rumeurs allaient toujours bon train à Edo.
- Vous ne savez pas la dernière que j'ai vu, ma chère ? fit une femme d'environ cinquante ans à sa voisine qui s'était déjà penchée vers elle pour écouter.
- Quoi donc ?
- La petite richtonne, Tsukiko Kaibaiji, celle qui a été retrouvée il n'y a pas longtemps, la p'tite miraculée.
- Oui ?
- Je l'ai vue aller dans la grange des Suzuhime, ces aubergistes chez qui elle est tout le temps.
- Elle va se traîner dans la paille, maintenant ? fit la seconde. Après servir à des gueux, voilà qu'elle va balayer le crottin ? Ah, ces riches !
- Eh bien, je l'ai vue revenir de cette grange les cheveux pleins de paille et les vêtements de travers.
- Oooooooooooh, nooooooon, vous n'allez pas me dire que… ?
- Haha ! Si, je le pense, car devinez qui sort derrière elle dans le même état, cinq minutes après ? Le fils des aubergistes, le p'tit Eikichi ! De la paille dans les cheveux et les habits débraillés !
- Les riches fricotent avec les aubergistes, maintenant ? fit la seconde. C'est du joli ! A moins que sa disparition n'en était pas vraiment une, et qu'elle…
- Ooooooooh, vous croyez ? Il est vrai que les riches ne sont pas aussi purs qu'on puisse le penser…
C'en était assez pour Sakura qui avait tendu l'oreille juste pour entendre les dernières nouvelles exagérées à l'extrême des marchandes. Ça devenait très dur de distinguer le vrai dans leurs paroles si elles se mettaient à supposer que Tsukiko n'avait pas vraiment disparu. Pourquoi ne pas dire qu'elle avait volontairement incendié le domaine, tant qu'elles y étaient ? Sales vieilles biques !
Sakura ne pouvait s'empêcher de se poser des questions malgré tout. Après tout, Eikichi aimait Tsukiko, mais elle n'en savait pas plus. Elle en parla à Tomoyo qui resta calme, comme à son habitude.
- Hélas, ma pauvre Sakura, je crois que je vais éteindre ta lumière d'espoir, sourit Tomoyo. Car j'ai aussi entendu la poissonnière Yamamura, et je suis allée poser les questions directement à Eikichi. Il est incapable de mentir sans se trahir. Il a reconnu qu'ils avaient joué dans la paille. Crois-moi, s'ils avaient fait quoi que ce soit d'autre, je l'aurais su.
- Tu ne penses pas que ça pourrait être vrai ? fit Sakura. Qu'ils se verraient en cachette, et…
- C'est possible, mais improbable, fit Tomoyo. Quant à savoir s'ils le font vraiment, je ne sais pas. Et puis, même si c'était vrai, ça ne doit être que les petits bisous dans le cou.
- Tu crois qu'ils ne feraient que ça ? dit Sakura en levant un sourcil.
- Bien sûr, même si Tsukiko est casse-cou, elle respecte le code d'honneur, elle restera vierge jusqu'au mariage. Quant à Eikichi, il découvre juste ça.
Elle s'interrompit un instant, puis se mit à rire :
- Voilà que ton esprit créatif m'envahit, et que je me mets moi aussi à spéculer alors que si ça se trouve, ce n'est qu'une rumeur ! Ah, vraiment, tu déteins sur moi, Sakura-chan ! Mais pour l'instant, je crois qu'ils sont toujours amis.
A ces paroles, Sakura claqua des doigts en passant le bras devant elle, imageant le fait que c'était une occasion manquée.
- En tout cas, c'était grand de ta part d'aller leur poser la question directement, dit Sakura. Moi je n'oserais pas ! C'est comme si je te demandais ce qui se passe avec Eriol, n'est-ce pas ?
- Bien essayé, sourit Tomoyo. Mais ça échoue cette fois encore.
- Pourquoi tu ne veux pas nous en parler ? fit Sakura. Tu ne nous fais pas confiance ?
Tomoyo étendit ses jambes tout en secouant la tête avec un sourire.
- Tu sais très bien qu'il ne s'agit pas de ça. Mais comme c'est un problème entre Eriol et moi, je ne vois pas pourquoi j'encombrerais Shaolan d'un nouveau dilemme. Tu connais Shaolan, non ? Il se creuserait la tête si on lui donnait tous les éléments du problème, parce qu'une fois qu'il a commencé quelque chose, il ne s'arrête pas. Lui ajouter un problème sur le dos, non merci.
- Mais moi, je n'en ai pas autant que lui… dit Sakura. Je suis là pour écouter tes problèmes, justement.
- Tu le connais déjà : ni Eriol ni moi ne voulons changer de domaine. Toute notre vie, nous l'avons passée dans nos domaines respectifs. Quant aux discussions, nous tournons en rond. Si je me mettais à parler, ce ne serait que pour l'injurier, tout comme il doit le faire en ce moment pour moi.
- Woé… fit Sakura.
- Bon, fit Tomoyo en se levant. Moi, je vais m'occuper de ma jolie petite nièce ! Elle a mangé et dormi, non ?
- Oui, elle ne devrait pas avoir faim avant une bonne heure, sourit Sakura. Moi je vais retrouver mon grand diplomate, accessoirement grand gamin dans l'âme !
Sakura trouva Shaolan dans un pré, qui voulait attraper un cheval, mais celui-ci s'éloignait à chaque fois. Elle devinait le sourire qui était sur les lèvres du jeune homme à ce moment-là. Il avait le même que lorsqu'il lui avait dit que là où il se trouvait pour son affaire diplomatique, à la frontière d'Honshu, il avait donné un coup de main pour dresser des chevaux – Tomoyo avait vu juste, il y était bien allé.
Elle le regardait faire, bien que ça n'avait rien de très passionnant, sauf pour un passionné tel que Shaolan. Mais finalement, celui-ci termina bien vite sa tâche, et mit le cheval dans un enclos où d'autres broutaient.
Sakura commença à lui raconter les commérages qu'elle avait entendus sur leurs amis tandis qu'ils rentraient vers les écuries. Ils s'arrêtèrent un instant lorsque Shaolan leva les yeux au ciel en réfléchissant.
- Boh, quoi qu'ils fassent, ça ne doit pas être bien méchant. Quelques bisouillades par-ci par-là, j'ai déjà connu ç…
Il s'interrompit vite en réalisant qu'il s'engageait sur une pente très dangereuse. Mieux valait ne pas parler de ses actions passées. Le nez froncé de sa compagne lui faisait cependant clairement comprendre que la gaffe était déjà faite.
- Et euh… tu dis qu'ils avaient de la paille dans les cheveux ? dit-il en essayant de faire dévier la conversation.
- Oui, répondit Sakura d'un ton quelque peu hargneux. Et les vêtements de travers ! Tu as déjà connu ça, je suppose ? ajouta-t-elle avec une voix dont l'interrogation laissait plutôt place à l'ironie.
- Bah, c'est du passé, dit Shaolan en tentant de reprendre son assurance. Le lit, c'est plus confortable, tu sais ! A moins que tu ne veuilles tenter de le faire dans de la paille fraîche ?
Ce fut Sakura qui resta interloquée tandis que Shaolan se dit que ce n'était pas une si mauvaise idée.
- Tu… tu rigoles, balbutia-t-elle en reculant tandis que Shaolan avançait, jusqu'à se retrouver contre la porte d'un des boxes, rempli de la paille fraîche précédemment citée. Et puis, y aucune intimité… et… ça… ça serait même pas drôle…
Pourquoi perdait-elle contenance ? Pourquoi avait-elle les joues en feu ? Pourquoi avait-elle l'impression d'avoir des papillons dans le ventre ?
Shaolan avait avancé, toujours aussi tranquillement et silencieusement. Sakura recula encore, et la porte du boxe s'ouvrit sous son poids. Sans réfléchir plus, elle plaqua ses lèvres sur celles de Shaolan qui l'avait suivie et fermé la porte de son pied. Il avait le don de tourner la situation en sa faveur, même alors qu'il était près de se faire massacrer par une crise de jalousie.
Toya regardait distraitement le ventre de Kazuhiko se soulever et redescendre au rythme de ses ronflements. Leur dernier passe-temps en date pour ne pas s'ennuyer était de dormir. Mais Toya n'y arrivait pas, cette fois. Tous ronflaient comme s'ils n'avaient pas dormi depuis des jours alors que leur dernière sieste remontait à la matinée même. Toya soupira pour la énième fois – peut-être pourrait-il compter ses propres soupirs, pour passer le temps ? – lorsqu'il entendit des voix étouffées, qui parvenaient du mur opposé à la porte. Des rires. Des gémissements. Deux voix, une masculine, une féminine. Ce n'était pas difficile d'imaginer ce qui se passait, là-bas derrière. Il pourrait peut-être écouter, lui qui n'avait plus pu toucher de fille depuis plus d'un an.
Mitsuru émit un ronflement sonore, ce qui cassa quelque peu l'ambiance. Mais Toya approcha son oreille du mur de bois, et reconnut alors la voix de Sakura. Non ! Impossible ! Pas elle, pas sa gentille petite sœur, dans la paille d'un boxe voisin au sien ! Il entendit ensuite une voix d'homme qui rit en chuchotant difficilement un « non, arrête, pas là ! ». C'était la voix du Chinois. Evidemment ! Avec qui d'autre pouvait-elle faire ses saletés ?
Hey ! Peut-être n'était-ce pas la voix de Sakura qu'il avait entendue ! Peut-être s'était-il mépris ! Après tout, il avait envoyé Sakura chez lui parce que ce gamin était incapable de résister aux femmes. Qui pouvait affirmer qu'il était resté fidèle, même après avoir engrossé sa sœur ? Sans doute était-il en compagnie d'une jolie domestique, peut-être celle aux longs cheveux noirs frisés, ou bien la jolie riche qui venait souvent leur rendre visite ? Voilà qui ferait un bon moyen de pression pour sortir d'ici, que ce soit sur ce sale Chinois ou sur sa sœur.
Toya remarqua un petit trou dans une des planches, et se risqua à y glisser un œil, œil qui s'écarquilla à peine une seconde plus tard, en reconnaissant la masse de cheveux de sa sœur, et surtout son visage. Visage qui était à la fois rouge de gêne et rouge de passion. Son ami semblait lui mordiller l'oreille, à ce que Toya semblait voir. Et c'était bel et bien le Chinois qui était en sa compagnie, nul doute, ce n'était pas n'importe quel domestique qui possédait ces cheveux ébouriffés et cette musculature. Il ne pouvait supporter ce spectacle de les voir vautrés dans la paille.
Toya s'écarta et se rapprocha le plus possible de la porte du boxe, soit le plus éloigné de ces voix. Une chance que les gars ronflent. C'était bien, les gars, ronflez ! Malgré tout, les gémissements et les rires apparaissaient très clairement aux oreilles de Toya. Non, c'était bon, les gars ronflaient. S'ils pouvaient ronfler plus fort ! Yuhi battit le record en émettant le ronflement qui aurait pu réveiller un mort… mais ce fut le seul qu'il produisit. Au lieu de se remettre à ronfler, il se tourna sur le côté, et continua sa sieste sans faire un bruit.
« - T'es complètement dingue ! » entendit-il rire derrière la cloison. Toya n'en put plus. Il se précipita à la porte et appela une jeune fille aux longs cheveux frisés qui tenait un bébé dans les bras.
- Hep, là-bas ! Pipi ! C'est super urgent ! Vite, viiiiiiiiiite ! s'époumona le chef des brigands.
Tomoyo s'approcha alors, et tenant Bailan dans un bras, prit la corde qui servait à leur tenir les mains attachées. Toya se montra incroyablement obéissant, ayant déjà passé ses deux mains entre deux planches. Il devait vraiment avoir envie de soulager sa vessie, constata Tomoyo.
Le tenant en laisse, elle l'emmena plus loin, vers les buissons. Toya semblait pourtant soulagé. Il n'avait pas encore fait ses besoins, ce qui surprit Tomoyo de le voir dans un état de soudaine extase. Peut-être n'avait-il pu se retenir ? Tomoyo secoua la tête : c'était dégoûtant. Elle reprit son pas, tandis que Bailan, contre son épaule, observait l'être qui était relié à elles par une corde. Ses grands yeux curieux le fixaient de leur couleur marron foncé.
Toya regarda alors sa nièce. C'était la première fois qu'il était si près d'elle. Il pouvait l'apparenter à une crevette, si petite et recroquevillée. Une de ses mains était agrippée au col de la jeune fille qui la portait, tandis que l'autre était enfoncée dans sa bouche. Toya scruta sa nièce plus sérieusement que celle-ci ne le faisait avec lui. Il avait entendu pleins de spéculations comme quoi elle était la réincarnation de Yelan Li. Enfin il pouvait voir par lui-même à quoi ressemblait cette frimousse. C'était vrai, elle lui ressemblait.
Alors que Toya s'approchait davantage, Tomoyo s'arrêta. Ils étaient arrivés aux buissons. Tomoyo lui tourna le dos, et tourna Bailan aussi, tandis que Toya se soulagea du stress qu'il venait de supporter. Lorsqu'il eut fini, Tomoyo allait le ramener au boxe, mais elle sentit une pression sur la corde, et vit Toya se diriger vers le petit point d'eau. Il trempa ses mains et les frotta consciencieusement.
Tomoyo resta surprise. D'habitude, il n'était pas aussi rigoureux sur l'hygiène. Mais elle vit Toya se tourner vers elle, et tendre ses mains toujours attachées vers Bailan, sans un mot.
Elle savait qu'elle devait se méfier, il était aisé de prendre l'enfant en otage pour exiger de sortir, car elle savait qu'il périssait dans son boxe. Quelque part, elle savait aussi qu'il ne ferait pas de mal à sa propre nièce, fille de son bourreau, mais liée à lui par le sang quand même.
Tomoyo le fixa de son regard qui analysait les moindres recoins de l'âme d'une personne. Elle consentit finalement à lui tendre Bailan. Cette dernière se mit à sourire devant Toya, et ses pieds s'agitaient dans le vide. Elle fut prise par deux grandes mains encore un peu mouillées.
Toya la tenait à bout de bras. C'était vrai qu'elle ressemblait fortement à cette diplomate. Il revoyait clairement son regard d'insoumission, toute la volonté qui émanait d'elle alors qu'elle voyait son destin scellé. Il se souvenait, lorsqu'il avait croisé son regard, cette impression qu'il avait ressentie, comme si elle lisait en lui comme dans un livre ouvert. Il comprenait pourquoi elle était une doyenne si respectée, avec une telle force de caractère. Et elle avait transmis ça à ses enfants, du moins à son fils, puisque Toya avait pu goûter à ce que Shaolan tînt sa promesse de les retrouver. Cet esprit si résolu était un trait de caractère Li, il avait pu l'observer pendant son année de geôle ici.
Cette petite ressemblait en effet fortement à Yelan Li. Mais Toya ne croyait pas aux spéculations de réincarnation. Pourtant… Ces yeux marron foncé n'appartenaient pas à Shaolan Li, et encore moins à Sakura. C'était bien ceux de Yelan Li. Ces cheveux noirs d'ébène ne venaient ni de lui, ni de sa mère Nadeshiko. C'était ceux de Yelan Li. Ce froncement de sourcils venait de Shaolan… qui le tenait de Yelan Li.
Toya ferma les yeux pour se remettre les idées en place. D'accord, elle ressemblait à Yelan Li, mais tout de même ! Etait-ce vraiment que la doyenne voulait faire passer un message à travers sa petite-fille ? Voulait-elle protéger la descendance de sa prestigieuse lignée ? Ou voulait-elle hanter Toya comme l'avaient fait les paroles de son fils pendant que le bandit qu'il était fût encore libre ?
Toya ne s'aperçut même pas qu'il s'était mis à trembler… et que ça amusait beaucoup Bailan. Tomoyo leva un sourcil, ayant une intuition sur ce qui se passait dans la tête de Toya. Le chef des brigands était en plein cauchemar de revoir le visage de quelqu'un qu'il avait tué. Quelque part, elle en était heureuse. Elle savait d'une amie médium, Yûko Ichihara, que tuer un être humain était un lourd fardeau qu'il fallait porter. Mais Toya n'avait jamais eu l'air d'être gêné en quoi que ce fût. Peut-être Bailan était-elle en effet la réincarnation de Yelan ?
- Tu ferais mieux de me la rendre avant que son père ne te voie, dit-elle d'une voix plus froide qu'elle ne l'aurait voulue.
- Ça va, il fait des cochonneries avec ma sœur dans le boxe voisin, renifla Toya sous le regard surpris de Tomoyo.
Il contempla encore un instant Bailan qui s'était mise à rire et qui tendait ses petits bras pour toucher le visage de Toya. Celui-ci fléchit ses coudes pour permettre à la petite d'arriver à son but, but qu'elle toucha avec surprise et sans délicatesse. Son poing se referma sur le nez de Toya, tandis que l'autre main avait agrippé la lèvre inférieure de son oncle. Bailan rit de plus belle devant cet étrange faciès, ses pieds s'agitant dans le vide à une vitesse comparable à son degré d'hilarité.
Toya sourit, mais perdit celui-ci lorsqu'il croisa le regard impassible de la jeune fille brune.
- C'est d'wôle, tenta-t-il d'articuler tandis qu'il enlevait la main de la petite de son visage, mais tu as le même regard meurtrier que ton maître. C'est pourtant lui qui veut me tuer, pas toi.
- Ce n'est pas parce que je reste le plus souvent neutre que je n'ai aucune haine envers toi, dit froidement Tomoyo. Que tu noues une bonne relation avec la fille de ton ennemi, qu'importe ; tu as tué mes maîtresses, ma seconde famille. Même si le temps passe, et que vous croupissez dans un trou, je n'oublie pas pour autant votre acte immonde, ni Shaolan, ni personne dans ce domaine. Vous avez pris la vie. Je ne sais si vous vous rendez compte de ce que vous avez fait. Mais le ciel ne pardonne qu'à ceux qui se repentent.
- Que veux-tu qu'on fasse, bichette ? demanda Toya gravement alors que Bailan lui tirait sur la joue. Elles sont mortes, tu me l'as toi-même rappelé. Je ne peux pas les faire revenir !
- Non, en effet, mais si tu prends soin des autres, allant même jusqu'à donner ta vie, ça sera une preuve que tu donnes à la Vie une grande valeur. Ça nettoiera un peu ton âme…
- Un peu ? répéta Toya.
- Tu as tué cinq femmes innocentes sous prétexte qu'elles ne viennent pas du même pays que toi. Comment veux-tu que les Cieux te pardonnent un crime si horrible ?
Toya méditait encore ces paroles une fois rentré dans son boxe. Bah ! Cette fille était une « maman sermon » à coup sûr ! Elle ferait mieux de se trouver un homme à qui faire tous ces blablas plutôt que les lui servir à lui. Il était tellement en train de rebuter ces paroles qu'il ne s'aperçut pas que le bruit qu'il avait voulu fuir n'était plus présent.
Tomoyo fut surprise d'apercevoir Shaolan et Sakura vers la salle d'entraînement.
En effet, tous deux avaient brusquement relevé la tête lorsque la voix tonitruante de Toya avait surgi, demandant à ce qu'on le soulageât de sa vessie. Les deux amants avaient été coupés dans leur élan, et le fait de savoir qu'ils étaient seulement séparés des brigands par une cloison ne leur donnait aucune envie de continuer ce qu'ils avaient entrepris. Ils se retirèrent donc des écuries.
Sakura s'humectait les lèvres. Elle ne savait si elle devait sourire de la réaction apeurée de son frère, ou bien en être gênée. Ce qui sautait en revanche aux yeux était la pauvreté de leur degré d'intimité. Shaolan avait beaucoup de responsabilités et se fixait aussi des impératifs, tels que continuer le dressage de ses chevaux, ainsi que poursuivre ses entraînements physiques.
Certes, depuis que Tsukiko avait été retrouvée, il était plus détendu, mais les domaines ne s'étaient pas arrêtés de brûler pour autant. Ceci dit, il était assez amusant de revoir Ryû Kumon à Edo. Son épouse était âgée de quinze ans, et était encore plus calme que Dame Kaibaiji. C'était une vraie poupée de porcelaine, fragile et délicate. Sakura devait avouer qu'elle disposait de la beauté des nobles, mais cette beauté était différente de celle de Tsukiko. C'était une beauté froide et vide, qui semblait seulement orner la pièce. Sakura s'était aperçue qu'elle ne l'avait même jamais entendue parler. Elle acquiesçait tout ce que disait son époux, – qui avait un certain culot de reparler tranquillement aux Kaibaiji, il fallait l'avouer – ses yeux étaient en général baissés dans une posture tellement passive qu'elle donnait l'impression de s'être assoupie.
Sakura releva la tête, sortant de ses pensées. Elle sentait la fraicheur de la salle d'entraînement. Fraîcheur qui s'estompait rapidement une fois que l'entraînement eut lieu, laissant place à la chaleur qui s'était dégagée des corps s'entraînant.
Sakura aimait beaucoup cette salle, ne fût-ce que pour admirer les instruments aux armoiries des Li. Elle aperçut même le couteau qu'elle avait ramassé chez Tokubei, et qui était posé vers les katanas. Il était gravé Li XiaoLang. Elle ne pouvait s'empêcher de sourire depuis qu'elle avait appris la signification chinoise de « Li ». Il était constitué de deux sinogrammes, l'arbre sur l'enfant : cela voulait dire le prunier. Elle trouvait ça tellement mignon qu'elle en arrivait à parler à son compagnon comme à un petit garçon. Son « Petit Loup du Prunier », s'amusait-elle à l'appeler, et lui se renfrognait à chaque fois qu'elle lui parlait comme elle s'adressait à Bailan.
Shaolan s'était approché des katanas qui étaient rangés en enfilade. Cinq katanas. Un pour chaque enfant Li. Un rouge au sommet, puis deux verts et deux bleus. Yelan Li avait toujours eu les armes en horreur, même pour décorer. Et Sakura avait été étonnée d'apprendre que même les sœurs de Shaolan, qu'on lui décrivait si douces, eussent appris à manier le katana. Shaolan avait même conclu d'un ton amer que là où elles en avaient eu besoin, il n'y en eut pas.
Shaolan prit le sien dans ses mains. Sakura regarda le fourreau rouge aux motifs dorés, ainsi que ce manche si noir où les idéogrammes dorés lui donnaient la légitime propriété de cet instrument. Il était plus grand que les autres, sans doute parce que Shaolan était le seul homme de sa famille.
Les autres faisaient la même taille, et portaient tous sur leur manche le nom de leur propriétaire, avec ces mêmes inscriptions dorées, et des fourreaux de couleurs bleues et vertes de différents tons qui semblaient davantage s'accorder à des personnages féminins, bien qu'un katana, par essence, ne fût pas près de rendre quelqu'un plus féminin.
Shaolan le sortit lentement de son fourreau. Le soleil se reflétait sur la longue et fine lame qui paraissait divine et puissante avec cette intensité de lumière.
- Tu te rends compte, murmura-t-il. Nous avons un taré qui met à chaque fois des centaines de vie en danger sans que nous sussions pourquoi, et nous n'arrivons pas à l'attraper, alors qu'un simple coup de cet objet, et c'en serait enfin terminé. La logique est injuste.
- Tu n'as pas trouvé de lien entre tous ces domaines brûlés ? demanda Sakura en posant sa main sur son bras.
- Oh, leur seul lien était qu'ils étaient tous blanc comme neige : on ne peut pas dire que ça progresse beaucoup… On ne pourrait pas parler d'une histoire de vengeance, puisque ce sont des familles qui n'ont fait aucune fraude…
- Et notre domaine… ? demanda Sakura avec une certaine dose d'appréhension dans la voix en retenant la fin de sa phrase.
- A part avoir essayé de couvrir Tokubei qui finalement n'est plus là, il ne me semble pas, réfléchit Shaolan. Comme nous sommes juste diplomates, nous sommes étrangers et ne pouvons pas faire d'affaires frauduleuses, car si nous étions découverts, je te laisse imaginer les relations entre nos patries. Mais en même temps, vu qu'on ne comprend pas ce que veut ce dingue, nous ne sommes pas à l'abri non plus…
Sakura avala avec difficulté. C'était vrai : le domaine était en bois, ils n'étaient pas si loin de la forêt (idéale pour s'embusquer), et si seuls les gens qui n'avaient rien fait d'illicite étaient visés, le domaine Li était en grand danger.
Shaolan reposa son katana à sa place après l'avoir remis dans son fourreau rouge. Sakura, de par l'instruction qu'elle avait reçue depuis qu'elle était arrivée au domaine, avait été mise au courant de la signification des couleurs des fourreaux. Il était vrai que selon la pensée Taoïste, les couleurs se rapportaient soit au Yang, soit au Yin. Le Yang représentait la lumière, le chaud, le masculin, le ciel, le jour, la naissance, l'adret. Quant au Yin, il représentait le contraire : l'obscurité, le froid, le féminin, la terre, la nuit, la mort, l'abri.
C'était d'ailleurs à partir de la pensée taoïste que le vocabulaire chinois avait été fait, en utilisant des mots contraires. Ainsi, l'Univers se disait et s'écrivait « tiandi », « tian » signifiant le ciel, et « di » signifiant la terre. Associées à cette pensée, les couleurs. Les couleurs chaudes telles que le rouge, l'orange, le jaune, étaient de type yang. Cela expliquait pourquoi Shaolan avait un fourreau rouge : il était le seul homme de la famille, et cette couleur représentait le pouvoir, la passion, la renommée, et la sécurité. Il était évident que le seul garçon de la famille reçût cet honneur.
En effet, les quatre autres katanas étaient verts et bleus, couleurs de type yin, la première représentant la jeunesse et le renouveau, l'autre symbolisant la sagesse et la tranquillité. Avec ces couleurs froides, le katana de Shaolan ressortait davantage, le rouge semblant dominer les autres.
Connaissant les membres de la famille Li, il n'y avait pas besoin de savoir lire les noms sur les fourreaux pour savoir lequel appartenait au chef du clan.
Shaolan cligna un instant des yeux devant sa compagne. Quelques jours avaient passé, et Sakura venait de lui proposer de se retirer quelques jours seuls tous les deux, histoire d'avoir quelque intimité. L'idée était loin d'être déplaisante, surtout s'il devait se remémorer cet épisode si pathétique dans les écuries. Réussir à calmer la jalousie de sa compagne et entendre tout à coup son ennemi hurler son besoin pressant n'avait rien de très stimulant.
Shaolan était assis sur le couloir de bois de sa demeure par ce frais matin. Il devenait rare d'en profiter par cette écrasante chaleur estivale, les matinées étaient le meilleur moment de la journée. Sakura était à genoux à côté de son amant, sa tasse vide posée à proximité.
- Je sais que tu es très pris, dit timidement Sakura. Mais justement, je pense que ça pourrait te faire du bien de te relaxer, et d'oublier tout ceci pour quelques temps.
Shaolan détourna les yeux, puis le buste entier, tournant le dos à la jeune femme. C'était très vrai. Mais quelque chose semblait le retenir. Il avait l'impression de fuir les responsabilités. Il recevait souvent des missives de seigneurs qui s'inquiétaient pour leur domaine. Ces hommes n'appelaient pas le diplomate chinois qui ne pouvait rien faire et qui de par sa position ne devrait pas être concerné, mais ils s'adressaient à Shaolan Li. Le fils de Yelan Li, la femme la plus intelligente qu'ils eussent connue. Il était son fils. Il devait avoir quelque stratégie héritée de ce caractère inébranlable et pragmatique.
- Tu sais… Les seigneurs me demandent conseil… commença-t-il.
- Je sais, dit doucement Sakura. Et je ne veux pas jouer les épouses se plaignant qu'on ne leur consacre pas de temps…
- Ne t'inquiète pas, l'interrompit le Chinois en lui saisissant la main. J'en suis convaincu, et je sais que tu veux le meilleur pour moi. Mais… C'est seulement que j'ai l'impression de les abandonner, même si je ne fais pas grand-chose…
- Papa, soupira Sakura. Pourquoi te culpabilises-tu à ce point ? Tu sembles être le dernier à te rendre compte de tout le travail que tu accomplis. Des seigneurs paniqués te demandent conseil comme si tu avais réponse à tout. Ton domaine est autant menacé que les leurs. Pourquoi serait-ce à toi de trouver une solution ? Tu es un homme, non un dieu. Tu as les gens de ton propre domaine qui comptent déjà sur toi. Ils te font confiance. Tu as recueilli une part de ceux de Tokubei. Pourquoi t'ajouter des charges sur les épaules ? Je pense que ces seigneurs voient la confiance que tes gens ont en toi. De ce fait, ils se tournent vers toi.
Shaolan sentait le regard de Sakura posé sur sa nuque. Il ne savait si ce qu'elle lui disait lui faisait plaisir ou non. Savoir que tous les gens de son domaine l'estimaient comme ça lui faisait peur. Et s'il était incapable de les protéger ? Ils avaient confiance en lui ? Et lorsque le domaine brûlerait, lorsqu'ils seraient prisonniers des flammes et qu'ils l'imploreraient de venir les aider, que se passerait-il ? Rien, comme au domaine Kaibaiji. Comme dans ce domaine où plusieurs domestiques avaient trouvé la mort, et qui avaient sans nul doute appelé désespérément leur maître.
Il ne s'aperçut pas qu'il s'était mis à trembler. Il imaginait ces personnes, prisonnières d'une cage aux barreaux flamboyants et meurtriers qu'étaient les flammes. Et s'il s'agissait de Tomoyo, l'unique sœur qu'il lui restait ? Et si c'était… Sakura… ou Bailan ? Il n'osait laisser son imagination aller plus loin, de peur de voir cette image qui l'empêcherait à jamais de trouver le repos.
Il eut un sursaut lorsque la main de Sakura se posa sur son épaule.
- Tu manques terriblement de sommeil, murmura Sakura lorsqu'il se retourna vers elle. Je t'entends, la nuit. Tu ne cesses de te retourner. Tu te couches tard, tu te lèves tôt. Tes yeux sont si rouges… et ton visage si crispé. Il faut que tu te reposes. Tu verras tout sous un jour nouveau, après ça… Je t'en supplie… Ne laisse pas tous ces seigneurs décharger leurs responsabilités sur toi parce qu'ils ont peur… S'ils se montrent aussi forts que toi, leurs gens trouveront foi en eux, comme c'est le cas ici. Car je sais que par n'importe quel moyen tu tâcheras à ce qu'il ne leur arrive rien. C'est cette volonté qui fait de toi un homme si bon…
- Tu me surestimes, marmonna-t-il.
Il baissa les yeux ; il n'osait pas affronter son regard. La volonté… certes, mais qu'est-ce que pouvait faire la volonté contre des murs de flammes qui se propageaient en un rien de temps ?
Sakura avait jugé préférable de parler à Tomoyo. Elle fut heureuse de constater que son amie était tout à fait d'accord sur le fait que Shaolan était à bout, et qu'il avait impérativement besoin de repos. Elle suggéra que Shaolan devait aller se ressourcer ailleurs, histoire d'oublier un peu le domaine. De même, elle ajouta qu'il fût préférable que Sakura l'accompagnât.
- Mais pourquoi ? s'étonna cette dernière.
- Eh bien, hésita Tomoyo, en ne sachant où poser son regard. Il me semble que vous avez un… souci, question intimité… Ce n'est pas facile, avec tout ce monde autour…
Sakura ouvrit grand les yeux, et la saisit par les bras :
- Woé ! Co… Co… Comment tu le sais ? bégaya-t-elle, les joues en feu. C'est privé, ça !
- C'est Toya qui me l'a dit, sourit Tomoyo. Un besoin urgent qui était plutôt de s'éloigner de vous que dans le sens premier du terme !
Il semblerait que Sakura avait toute une gamme de rouges à proposer pour la couleur de ses joues. Elle lâcha doucement Tomoyo en ayant l'air de recevoir une nouvelle des plus accablantes.
- Alors toi aussi, tu le sais. Tout le domaine doit être au courant, en fait…
- Non, je crois qu'il n'y a que moi, Shaolan, Toya et toi. Que les frères et sœurs, en somme, rit la jolie brune.
La grimace que fit Sakura n'atténua en rien son sourire.
- Allons, voici ce que je te propose : Shaolan et toi partez un petit moment, histoire de faire d'une pierre deux coups : Shaolan se repose, et vous pouvez vous retrouver. Nous nous occuperons bien de Bailan… et des chevaux de Shaolan, ajouta-t-elle en hochant grandement la tête, sachant que cet argument était capital.
- Tu es formidable, murmura Sakura, à qui Tomoyo répondit par un sourire.
Certes, Sakura avait besoin elle aussi de prendre l'air. Certes, elle appréciait de pouvoir réaliser ce souhait. Mais jamais elle n'avait cru qu'il serait si difficile de se séparer de Bailan, même si elle savait pertinemment qu'elle la reverrait quelques jours plus tard.
C'était assez étrange que ce fût quand elle partît qu'elle ne voulut se séparer pour rien au monde de la petite, alors que cette dernière passait ses journées dans les bras de tierces personnes.
- Allez, au revoir Maman, chantonna Tomoyo en tenant le poignet de Bailan, et le faisait aller de droite à gauche pour imager ce qu'elle disait. Au revoir ! Au revoir aussi à Papa !
Bailan s'amusait grandement de ce que sa tante lui faisait faire. Elle ne comprenait évidemment pas que ses parents la quittaient, et même si elle était souvent joyeuse au milieu de ces autres mines toujours souriantes, elle pleurerait lorsque le soir, ses parents ne seraient pas auprès d'elle.
Avant que Sakura n'eût le temps d'ouvrir la bouche, Tomoyo entama :
- Oui, elle aura assez à manger. Oui, je lui donnerai son bain exactement comme toi tu le fais, je veillerai à ce que l'eau ne soit pas trop chaude, je la nourrirai, je la surveillerai bien, à moins que je n'aie envie de la considérer soudainement comme un être humain à maltraiter !
Sakura fronça le nez devant le sourire goguenard de Tomoyo. Elle avait compris qu'elle devenait un tantinet protectrice, voire mère poule. Et l'imitation, Sakura était forcée de le reconnaître, était très ressemblante.
- Tu devrais te dépêcher et récupérer ton homme si tu veux partir, annonça Tomoyo. S'il est comme toi pour quitter ses chevaux, dis-toi qu'ils sont bien plus nombreux que Bailan !
- Moui, soupira Sakura avec un sourire. Je vais aller le chercher.
Shaolan quitta son écurie assez rapidement, avec toujours ses cernes sous les yeux qui commençaient à lui donner un signe distinctif. Les chevaux étaient déjà sellés.
Il ne savait comment il s'était laissé convaincre.
Sakura toute seule avait commencé à le faire flancher. Mais Tomoyo avait été le coup de grâce. Sa sœur était toujours sur son dos depuis qu'ils se connaissaient. Rien de plus simple pour elle de trouver les failles, d'autant plus qu'il n'avait jamais été un homme très subtile. Les bons arguments aux bons moments, c'était un art qui n'appartenait qu'à Tomoyo.
Il rejoignit les deux femmes qui étaient avec Bailan. Il vit Sakura se diriger vers sa jument, et devina qu'elle faisait des efforts surhumains pour ne pas craquer et retourner faire un dernier câlin – le dernier avant le suivant – à sa fille.
Lui s'approcha de Tomoyo, et sans un mot, prit Bailan contre lui. Après quelques secondes et un bisou sur sa joue toute douce qui provoqua un gazouillement joyeux, il la rendit à Tomoyo et rejoignit Sakura qui s'était déjà hissée sur le dos de Pluie d'Automne.
Après avoir enfourché sa propre monture, il regarda Sakura qui de loin avait les yeux rivés sur Tomoyo. Cette dernière était en train de donner Bailan à Chiharu, qui était accompagnée de Yamazaki, lui-même portant Eiji dans ses bras. Wei venait de se joindre à eux et faisait rire Bailan qui tentait d'agripper une mèche de ses longs cheveux blancs.
En voyant ce spectacle, Sakura comprit qu'elle n'avait aucune raison de s'inquiéter. Mettant sa jument en route, elle croisa le regard de son compagnon, et l'envia de s'en être rendu compte avant. Bien sûr, lorsqu'on connaissait Tomoyo depuis qu'on était enfant, on ne devait guère se faire de soucis.
En poussant un soupir qui ne reflétait aucune émotion particulière sauf celle du bien-être si rarement ressenti, elle tendit sa main pour que Shaolan, chevauchant à ses flancs, la prît, ce qu'il fait avec la même mine fatiguée mais détendue qu'elle-même avait en ce moment.
Ils s'étaient rendus, à une allure aussi calme que leur semblant de conversation, à cette fameuse cabane qu'ils avaient occupée lors de l'attaque des animaux enragés de la forêt, après leur séjour avec les Occidentaux.
Ce lieu respirait le calme et la tranquillité. Il était coupé du monde. Loin de la civilisation, loin d'Edo et ses marchés incessants, loin du domaine et de son effervescence.
Sakura se laissa glisser de sa jument, et se dirigea machinalement vers la porte de la bicoque en bois. Shaolan mena les chevaux à l'enclos et les débarrassa de leur équipement avant de rejoindre Sakura à l'intérieur. Celle-ci avait installé les futons. Dans le petit carré constitué par la pièce, une moitié était occupée par deux futons collés l'un à l'autre, impeccablement alignés. La pièce était éclairée par des trous faisaient office de fenêtre, et ce dans trois murs sur quatre. Une touche de gaieté était amenée par un petit bouquet de fleurs que Sakura venait de confectionner alors que Shaolan s'occupait des chevaux.
Le jeune homme vint se coller au dos de sa compagne et posa son menton sur son épaule en regardant avec elle la verdure foisonnante par la porte toujours ouverte.
- On est biens, murmura-t-elle en fermant un instant les yeux.
- On est biens, répéta-t-il en soupirant d'aise.
Tous deux se rendaient compte, à l'instant présent, combien cet instant leur était nécessaire. Se reposer. Cette action semblait si stupide à dire. Mais ils en avaient besoin. Ils ne devaient plus penser. Plus de Toya. Plus de d'incendies. Juste eux.
Ils savaient pertinemment sue ce n'était pas en fermant les yeux que leurs problèmes disparaîtraient. Mais ils savaient que ce n'était pas en se focalisant dessus avec l'a priori de ne pouvoir les surmonter que leur situation s'en trouverait meilleure.
Ils devaient prendre du recul, et lâcher du lest. Et surtout, se retrouver.
Sakura leva un instant la tête pour déposer une bise sur la joue de Shaolan. Celui qui était tout : le père de son enfant. Son grand amour. Son sauveur.
Elle sourit en entendant la dernière réplique que venait de lui faire Shaolan. Décidément, quel incorrigible gamin !
Ils s'adonnaient à une activité qu'ils n'avaient plus pratiquée depuis un moment : les très longues conversations où l'on se disait tout. Où, enfin, on livrait son cœur. Allongés sur leur futon, ils se regardaient, l'un écoutant l'autre attentivement, avec toujours ce même sourire confiant.
Ils en étaient à des souvenirs d'enfance de Shaolan. Sakura voulait connaître les Li. Elle ne savait pratiquement rien d'eux, à part les quelques caractéristiques qu'on lui avait données sur les cinq femmes. Elle entendait à présent parler de Li Qian De, le père de Shaolan. Ce dernier n'avait pas eu beaucoup le temps de le connaître : de par leurs déplacements incessants, Qian De avait succombé à une maladie infectieuse lors d'un de leurs voyages. Shaolan avait huit ans. Mais d'après ce qu'il venait de raconter à sa compagne, son enfance n'avait pas été si malheureuse. Qian De était un homme très bon et généreux. Par certains côtés, il ressemblait au seigneur Kaibaiji, bien qu'il fût tout de même plus strict et tînt à ce que ses enfants fussent respectueux de leurs hôtes.
Yelan fut une femme exemplaire, continuant à jouer le rôle de son défunt mari, malgré les maugréassions des hommes qui soutenaient qu'elle n'avait point de rôle à jouer en tant que femme. Elle avait parfaitement combiné la vie de famille avec sa fonction. Ses enfants n'avaient jamais eu l'impression d'être délaissés. Et Shaolan espérait de tout son cœur que la réciproque fût vraie.
- Elles ne semblaient détester personne, se souvint Shaolan. Et je suis sûr qu'elles t'auraient tout de suite adoptée, poursuivit-il en levant son bras pour caresser la joue de Sakura. Elles sont plus clairvoyantes que moi.
Sakura sourit en même temps que lui. Elle se mit alors à parler.
- Je te crois sur parole. Elles semblaient être comme toi et faire fi des convenances. J'aurais voulu penser comme ça plus tôt au lieu de t'énerver à propos d'envies de mariages.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Shaolan en se redressant sur son coude.
- Eh bien, je ne faisais que me focaliser sur mon état, dit Sakura. Parce que nous ne sommes pas mariés mais que nous avons un enfant, je me disais que tout le monde ne nous considèrerait respectivement que comme maîtresse et enfant illégitime. Une fille de joie avec qui tu aurais eu une bâtarde.
Shaolan cligna des yeux, et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais avant que le moindre son n'eût pu sortir – déjà qu'il cherchait ses mots – Sakura reprit la parole.
- Je ne faisais que me focaliser sur ça, et j'ai oublié que tout le monde te connaissait. Tout le monde sait que nous formons finalement une famille tout à fait normale. C'est moi qui me suis focalisée sur ce fichu statut et qui t'ai harcelé implicitement avec cette histoire de mariage…
Il y eut un moment de silence qui se solda par une réplique de Shaolan.
- D'accord.
Sakura ouvrit grand les yeux, marquant son incompréhension.
- D'accord, quoi ? demanda-t-elle avec un léger froncement de sourcils.
- D'accord, marions-nous, dit-il simplement.
- Que… fit Sakura, soufflée. Woé… dit-elle sans le regarder, passant sa main dans ses cheveux. Arrête, tu dis ça parce que tu culpabilises après ce que je viens de te dire. Tu ne m'as pas écoutée, je viens de dire que ce n'était pas grave.
Shaolan passa sa main sur le cou de Sakura, et avec un sourire confiant, murmura :
- Non. On va se marier. Tu n'es ma femme qu'officieusement. Et tu as raison, ce n'est pas juste.
- Ah, qu'est-ce que je disais ? C'est bien parce que je viens d'y faire allusion que…
- On va se marier, la coupa Shaolan.
Il avait toujours sa main sur son cou, qui lui caressait doucement la joue avec le pouce. Elle servit ensuite à Shaolan à rapprocher le visage de Sakura pour l'embrasser doucement. Il approcha finalement son corps massif pour se retrouver allongé sur elle, et l'embrasser tendrement, comme un amant embrasse sa compagne ; comme un mari embrasse sa femme. Cette douceur qui s'installait finalement, cette confiance mutuelle qui ne faisait que s'accroître au fil du temps était ce qu'il fallait à Sakura pour se sentir si sereine.
- Il faudrait donc que tu reconnaisses Bailan officiellement ? demanda-t-elle lorsque les lèvres de Shaolan se perdirent ailleurs.
- Pour quoi faire ? demanda-t-il, ne relevant même pas la tête. Elle est ma fille, et comme tu le dis, tout le monde le sait. A moins que tu ne l'aies faite avec un autre homme lorsque j'avais le dos tourné…
- Bien sûr que non, rit-elle à la fois parce que la réplique était débile, et parce que le souffle de Shaolan dans son cou la chatouillait. Mais ça fera juste bizarre de se marier avec une enfant qui marcherait déjà à quatre pattes.
- Le mariage n'est que pour nous deux, dit Shaolan en revenant sur ses lèvres. Si après tu veux suivre les étapes dans l'ordre, on n'a qu'à en faire un deuxième.
Sakura eut la présence d'esprit de l'embrasser à pleine bouche : elle n'avait aucune réplique qui lui venait à l'esprit. Mieux valait se laisser aller à ces caresses et rêves proposés.
Sakura étira son bras, étirant en même temps celui de Shaolan qui avait sa main agrippée à la sienne. L'homme dans son dos eut un petit rire.
- Ça fait longtemps qu'on ne l'avait pas fait, hein ?
Si tu savais qu'il y a d'autres personnes au courant, songea Sakura en émettant un simple « mmh » pour confirmer les dires de son compagnon. Elle préféra s'abstenir de lui divulguer la vraie raison de l'empressement de Toya à vouloir sortir de sa geôle.
- Dis-moi, relança Shaolan.
- Mmh ? fit à nouveau Sakura en prenant la peine de tourner la tête vers lui, un sourire quelque peu béat sur les lèvres.
- Tu n'as pas faim ? … Quoi ? ajouta-t-il en la voyant le regarder avec des grands yeux.
- Rien, soupira-t-elle. C'est juste que… tu es impossible à cerner.
A chaque fois qu'elle croyait deviner ses pensées, Shaolan la détrompait. Il devenait incroyablement romantique lorsqu'elle ne s'y attendait pas, et lorsqu'elle pensait qu'il lui sortirait des mots doux, il se mettait à parler de ventre creux…
- Un vrai gamin, conclut Shaolan à sa place, tandis qu'elle levait les yeux au ciel, la bouche ouverte, incrédule.
Il était médium, à présent ? se demandait-elle pendant qu'il quittait sa douce place pourtant si chaude.
- Ne t'en fais pas, ma mère m'a déjà fait la leçon, du temps de son vivant, sourit-il alors qu'il remettait sa chemise et un pantalon large. Une fois, nous étions même au domaine Kisugi, c'était peu après la mort de mon père, où j'avais chapardé une pomme dans les cuisines avec leur fils.
- Le domaine Kisugi, réfléchit Sakura qui se faisait aider à enfiler son yukata par Shaolan, fait partie des victimes des incendies, n'est-ce pas ?
- Oui, confirma le jeune homme, alors qu'ils se levaient. Des gens très gentils, surtout lorsque nous avons perdu notre père. Dame Kisugi avait été extraordinaire avec nous, ainsi qu'avec notre mère. Elle avait besoin de s'épancher, et ce n'étaient pas des petits enfants qui auraient pu la rassurer quant à l'avenir qu'elle voulait nous assurer. Elle avait besoin d'entendre les adultes lui montrer des vues que seul un adulte pouvait comprendre. Nous… à jouer dans les foins à longueur de temps, nous ne pouvions guère la conseiller, murmura Shaolan alors qu'ils s'étaient mis tous deux à la fenêtre, à contempler le paysage vert qui s'offrait à eux.
- Je suis sûre que ta mère leur en est reconnaissante, murmura Sakura en posant sa tête sur le bras de Shaolan, sur le rebord de la fenêtre de fortune.
- Disons que j'ai été en même temps l'élément le plus nocif, ajouta le jeune Chinois avec un sourire triste. J'étais le plus petit, et en tant que petit prince de cette tribu, je n'arrivais pas à accepter sa mort. Je ne cessais de répéter qu'il reviendrait, et que tout recommencerait comme avant. Cela a dû être encore plus douloureux pour ma mère et mes sœurs.
Il sentit la jambe de Sakura frotter doucement la sienne dans un geste de réconfort. Il posa alors son menton sur la tête de Sakura, toujours avachie sur ses bras.
- Mais des seigneurs étaient tout de même là pour nous. Les seigneurs Nogami et Nishikujo, entre autre. Et quelque part, les Kaibaiji et les Kokunji, bien qu'ils fussent à ce moment-là plus pris par leurs affaires, nous ont tendu la main.
- Déjà à cette époque ? s'étonna Sakura. Alors Tsukiko…
- Nous nous connaissions, confirma Shaolan. Elle devait avoir six ans. C'était la première fois que nous nous rencontrâmes. Ensuite, nous nous revîmes dix ans plus tard. Et tu sais ce que j'ai fait comme bêtise…
- Oui, railla Sakura, un mauvais côté de ton être te dominait, coureur à la gomme !
- C'est cela, rit Shaolan contre ses cheveux roux. Mais elle m'avait oublié, depuis.
Le ciel avait quelque peu changé de couleur, s'assombrissant à peine, mais s'adoucissant, laissant présager de longs nuages roses qui ne disparaîtraient qu'à la venue de la nuit.
- Tous brûlés ? reprit Sakura.
- Tous brûlés.
- Ce n'est pas juste, dit-elle. Pourquoi ces gens qui vous sont venus en aide ? Qu'ont-il fait de mal ?
Elle continuait sa tirade plaintive sans pouvoir se rendre compte que les yeux de Shaolan étaient à présent grands ouverts.
- Non, c'est impossible, murmura Shaolan…
- Quoi donc ? demanda Sakura en se relevant, obligeant son ami à dégager sa tête de sur elle. Tu ne vas pas me dire que ce fameux rapport entre les victimes, c'est qu'ils vous fussent venus en aide ? C'est tellement simple que tu n'aurais pas réfléchi tous ces mois sans rien comprendre !
- Pour tout t'avouer, j'avais tellement honte de mon comportement de l'époque que j'avais enfoui ces souvenirs, et que je ne les ai plus consultés. Mais c'est impossible quand même…
- Pourquoi ? Existerait-il quelqu'un qui vous détestât à ce point ? l'interrogea-t-elle d'une voix paniquée.
- Je ne sais plus… Pas que je me souvienne, murmura Shaolan, les yeux dans le vague.
Le petit garçon marchait, les points serrés, le long du couloir en bois, dans ses beaux habits toujours impeccables. Il eût pu paraître énervé si ses larmes ne l'eussent pas trahi. Il avait du mal à respirer, il reniflait et hoquetait sans cesse, et ses larmes venaient si nombreuses qu'elles donnaient l'impression d'être une seconde peau bien plus brillante.
- Didi ! entendit-il devant lui. (NdA : « Didi » veut dire « petit frère » en chinois)
Sa grande sœur Futie s'agenouilla pour le prendre dans ses bras. Elle savait ce qu'il avait. Une peine immense, pour la perte de leur père. Il ne cessait de répéter qu'il allait revenir.
Elle l'emmena avec elle dans la demeure Nogami. Leur mère était retenue dans une conversation avec un homme, mais elle savait que Yelan ne désirait pas s'entretenir avec lui. Surtout pas en ce moment. L'interruption de Xiaolang serait bienvenue, et nul ne blâmerait un petit garçon soudainement orphelin de père sans risquer des murmures de reproche dans son dos.
Les yeux de Yelan, déjà si tristes, réussirent à se voiler davantage en découvrant son fils, le visage crispé pour s'empêcher d'éclater en pleurs alors que ses joues étaient inondées de larmes qu'il n'était parvenu à retenir.
- Mon fils, dit-elle en tombant à genoux devant lui, et lui tendant les bras.
- Mama ! éclata-t-il en se jetant dans les bras de sa mère. Pourquoi ? Pourquoi il ne revient pas ? Il met… si longtemps…
- Xiaolang, murmura-t-elle en lui passant la main dans les cheveux.
- Je… je veux… qu'il revienne ! hoquetait le petit garçon. Pourquoi il veut pas ? Il… il doit re… revenir ! Mama !
Elle savait qu'il ne se calmerait qu'après, mais le chagrin de son enfant lui brisait le cœur. Aussi le berça-t-elle contre son cœur, avant qu'il ne prononçât lui-même des paroles auxquelles elle ne pouvait donner suite.
- Mama… je serai sage, je le jure ! S'il revient, je serai très sage, je ne ferai plus ja… jamais de bêtises, je vous le promets ! Mamaaaa !
Yelan Li resta silencieuse face à son désarroi. Il avait très bien assimilé le principe du compromis, comme son père le lui avait enseigné. Il voulait en faire un diplomate en voyant à quel point il était dur de faire céder son benjamin sur n'importe quel terrain, quel qu'il fût.
- Xiaolang, murmura-t-elle, regardez-moi.
Il leva vers elle sa tête devenue si rouge, au point que ses yeux de la même couleur devenaient durs à distinguer.
- Xiaolang, votre père… ne reviendra pas. Non pas à cause de vous, qu'importe votre comportement, vous ne pourrez le faire revenir, dit-elle en prenant le visage de sa progéniture dans ses mains, les mouillant par cette occasion, le faisant grimacer par ces paroles. Mais vous lui ressemblez beaucoup, mon fils. Alors quelque part, grâce à vous, c'est comme si une part de lui restait parmi nous.
Le froncement de sourcils de l'enfant montrait qu'il ne comprenait pas. Il était son père ?
- Vous serez toujours mon petit Xiaolang, sourit Yelan comme si elle lisait dans ses pensées. Mais vous grandirez, et vous verrez à quel point il a laissé sa trace en vous. Déjà maintenant, c'est flagrant.
- C'est vrai ? renifla-t-il.
- Bien sûr, affirma Yelan en le serrant dans ses bras. Il s'est caché en vous, en attendant de pouvoir vous aider. Il ne peut pas se montrer à vous, mais il est quand même là.
- Yelan ! fit une voix masculine derrière elle.
Un homme brun, très mince, vêtu d'une grande chemise et d'un pantalon très ample, typiques de l'ère Edo, se tenait droit derrière Yelan Li, qui ne s'était pas retournée mais dont le fils, quant à lui, avait tout à loisir de l'observer. Cet homme avait parlé d'un ton aussi dur que l'était son regard à l'instant où ses yeux se posèrent sur l'enfant. Comme s'il le détestait.
- Qu'y a-t-il ? demanda calmement Yelan en desserrant doucement son étreinte, toujours sans se retourner.
Xiaolang ne comprenait pas cet échange entre les deux adultes. Que voulait donc ce monsieur qui semblait importuner mama ? Pourquoi ce regard si froid ?
- Dame Li, reprit l'homme avec une grimace, soyez sûre que votre défunt mari aurait approuvé mon idée. Un petit mensonge vaut parfois mieux qu'une vérité qui en blesserait plus d'un. Kisugi a refusé, mais si je pouvais persuader Nogami et Nishikujo…
- Xiaolang, mon fils, l'interrompit Yelan. Veuillez m'excuser, je m'en dois retourner dans une conversation sérieuse avec le seigneur. Wei ! dit-elle en relevant la tête plus haut, apercevant son domestique. Si vous pouviez je vous prie, vous occuper de Xiaolang…
- Bien sûr, Dame Li, dit le concerné en s'inclinant. Venez, jeune maître, nous allons faire quelque chose pour essuyer ces grosses larmes, sourit-il doucement à travers sa moustache gris foncé.
- Xiaolang, appela Yelan, une fois relevée, tandis que son fils tenait la main de Wei. Votre promesse d'être sage ne me semble tout de même pas à oublier, sourit-elle.
- Oui, mama, dit-il les joues toujours rouges et brillantes.
Yelan et l'homme retournèrent dans la pièce qu'ils avaient quittée sous le regard soucieux de Wei, tandis qu'ils étaient suivis de Dame Nogami dont l'expression du visage ressemblait à celle du vieux et fidèle domestique.
- Non, ce n'est pas possible, dit alors Shaolan. Je ne l'ai plus jamais revu ensuite, il doit être mort.
- De quoi tu parles ? rétorqua Sakura.
Toya somnolait doucement. Le domaine était toujours aussi agité, surtout lorsque sa nièce était dans les parages. Mais en ce moment, elle dormait. Il avait commencé à deviner à quelles heures la petite faisait sa sieste, voire sa nuit, et se calquait sur ses horaires. Ainsi, ils étaient éveillés en même temps. Et il pouvait l'observer. Sa nièce.
Il s'était endormi, bercé par la douce odeur de feu de bois qui serait accompagnée peu après des effluves de légumes et de viande grillés.
Il était dans une jolie maison, qui bien que très modeste, lui paraissait coquette. La douce odeur de feu de bois se faisait sentir, signe que le dîner que sa mère préparait serait bientôt sur ledit feu. Cela voulait dire que sa petite sœur était certainement en train de gambader dans la maison. Et que son père était rentré du travail. Ce n'était pas un travail très glorieux, mais cela permettait au moins à la famille de pouvoir se nourrir. Toya ne savait trop, il était comme ses parents, ne sachant ni lire ni écrire ; il ne s'intéressait pas au travail. C'était pour les grands.
Mais où était donc sa mère ? L'odeur du feu se faisait plus forte. Elle avait oublié qu'elle l'avait allumé ? Ou bien avait-elle dû chercher Sakura qui crapahutait encore n'importe où ? A deux ans, les petites sœurs, c'était la plaie !
Il se mit à appeler sa mère. Son père. Sa sœur. Il ne comprit comment sa vue se brouilla subitement. Il se mit à tousser. Il comprit que c'était de la fumée, qui lui piquait les yeux. L'odeur se faisait extrêmement forte. C'était insoutenable. Ses yeux pleuraient.
- Le feu ! entendait-il. C'est le feu, il y a des gens à l'intérieur ! Faites quelque chose !
- Au feu ! Au feu !
Toya s'éveilla brusquement. Le feu ? Il avait rêvé ? L'odeur… Cette odeur de feu…
Il renifla : il sentait bien cette odeur de fois de bois. Il avait donc simplement rêvé ? Non… L'odeur s'intensifiait ? Il y avait vraiment le feu ? Son cœur battait la chamade. C'était sûrement à cause de son rêve, et sans doute était-il en train de se persuader que l'odeur de son rêve était celle qu'il sentait à présent.
Il se frotta les yeux, qui lui piquaient. Il s'arrêta en plein geste. L'odeur… c'était bien du bois qui brûlait. Il se retourna. Les autres dormaient, mais commençaient à faire de drôles de grimaces.
- Le feu ! entendit-il. C'est le feu, vite ! Quelqu'un a dû oublier de surveiller le bois pour le repas !
- Non ! répondit une voix. Tout le monde a surveillé, il n'y a rien de ce côté ! Le feu doit se déclencher ailleurs ! Il faut faire quelque chose, vite !
- Il faut éteindre !
- Il faut évacuer !
- Les chevaux du maître !
- Nos effets ! Ils vont tous brûler ! Regardez nos dortoirs !
La mâchoire de Toya se mit à trembler. Il ne savait s'il rêvait encore. Il était comme en transe. Il y avait le feu ! Et il devait la sauver ! Sakura ! Il devait sauver Sakura ! Elle n'avait que deux ans !
Non… Non, enfin, non… Sakura avait maintenant dix-sept ans, elle était la maîtresse des lieux. Et elle n'était pas présente… Elle était sauve… Alors… il n'avait qu'à se sauver lui ? Lui, et ses compagnons, dont il était le chef ? Le guide ?
Il n'eut pas besoin de réveiller ses camarades. L'effervescence qui se transformait en cohue réveillait quiconque dormait en ce lieu.
Ils se plaquaient les mains contre le nez et la bouche. Ils avaient du mal à respirer. Et leur cœur s'arrêta de battre lorsque les murs de bois qui leur faisaient office de prison prirent une teinte noire, puis soudainement rouge avant de se retrouver léchés par le feu, qui était arrivé tel un prédateur guettant sa proie et chassant en groupe, encerclant sa victime avec ses comparses.
- Je ne comprends pas grand-chose, reprit Sakura en haussant les épaules. Tu n'étais qu'un enfant, et tu pensais que tout le monde était ton ennemi, à ce moment-là, non ? Tu venais de perdre ton père. Et tu ne voulais pas perdre ta mère. A mon avis, tu as dû développer le complexe de la mère, ajouta-t-elle. Tu es devenu paranoïaque lorsque quelqu'un s'approchait de ta maman, railla-t-elle. Comment dis-tu que les Occidentaux appellent ça ? Complexe d'Udipe ?
- Œdipe, rectifia-t-il. Premièrement, dit-il vexé, ma mère avait vingt-huit ans à ce moment-là, elle n'était pas encore ce qu'on pourrait appeler « vieille », et ce mec, je me souviens qu'il me regardait comme s'il pouvait me faire disparaître par sa volonté.
- Cooooooooompleeeeeeeexe d'Œdiiiiiipe ! dit Sakura en levant les yeux au ciel.
- Deuxièmement, il essayait d'influencer ma mère, reprit Shaolan. Pour je ne sais quelle affaire. Et il avait mentionné des domaines, et je crois qu'ils sont tous brûlés aujourd'hui. Sûrement parce qu'ils ont refusé de traiter avec lui.
Après un moment de silence, Sakura avança, craintive :
- Et Dame Li ? A-t-elle accepté de traiter avec lui ?
Shaolan tourna doucement la tête vers la fenêtre en haussant les épaules.
- Je ne…
Il s'interrompit brusquement. Se demandant ce qui lui prenait à nouveau, Sakura s'approcha de lui, puis regarda dans la même direction. Son visage prit la même expression horrifiée que son compagnon en voyant une colonne de fumée commencer à se former au loin. Un nouveau domaine brûlait… ? Et vu la direction, s'agissait-il du leur ?
Tous deux se retournèrent pour se regarder, sidérés. Etait-ce leur domaine ? Le domaine Li était-il en proie aux flammes ?
- Je… je vais chercher les chevaux, décréta Shaolan, qui sortit aussitôt de la cabane, aussi désorienté que l'était Sakura qui ramassa à la hâte leurs effets avant de se précipiter à sa suite.
Enfourchant leur monture, ils les firent partir à vive allure, priant que leur empressement fût dû à une fausse alerte.
Des cris. Des bruits de bois succombant aux flammes. Des pleurs. Des craquements sonores, comme si le bois eût été une simple nourriture pour le brasier grandissant.
La cohue était énorme ; c'était la première fois que l'on se rendait compte de la taille du domaine Li tant les domestiques couraient dans tous les sens. Certains tentaient de sauver les effets du domaine. Tout passait dans leurs mains : des vêtements ; des futons que l'on extrayait péniblement des dortoirs dont une partie n'était pas encore touchée ; les chevaux que l'on sortait des écuries, et qui, tétanisés de peur, manquaient d'en blesser plus d'un. Cette cohue infernale, elle l'avait déjà vécue. Huit mois auparavant, Tsukiko Kaibaiji avait connu cette peur, cet affolement, ce besoin vital de s'échapper, de retrouver sa famille, les siens, parmi tous ces cris, et ces piétinements pour être le premier à s'en sortir.
Ses jambes fléchirent, et elle tomba à genoux, toute tremblante, dans l'impossibilité de détacher son regard du spectacle de ce domaine qui brûlait un beau soir d'été…
Ce ne fut que lorsqu'elle sentit deux bras qui tentaient de la soulever qu'elle dévia enfin son regard. Eikichi, le regard apeuré, tentait de la remettre debout. Il était là. Cette fois-ci, il était là. La première fois, elle avait eu beau l'appeler, il n'était pas venu. Et elle s'était retrouvée seule dans ce brasier, persuadée de ne plus revoir personne de son vivant.
Elle n'arrivait pas à sortir un son. Sa mâchoire tremblait.
Eikichi et elle étaient venus rendre visite au domaine Li : sachant que les maîtres des lieux prenaient quelque congé, ils s'étaient dit que Tomoyo aurait besoin d'un peu d'aide. Et voilà que le domaine prenait feu. Aucun ne se demandait si l'incendie était accidentel. Ils étaient là, tous devant le mur de flammes grandissant, revivant la soirée de huit mois auparavant.
L'obstacle qu'était la souche d'arbre sembla inexistant lors du saut tant les chevaux allaient vite. Les rênes eussent pu être lâchées, les équidés avaient compris qu'ils ne s'arrêteraient pas de sitôt. Peut-être avaient-ils une idée du point d'arrivée.
- Shaolan ! cria Sakura. Est-ce que tu te souviens de quelle affaire il s'agissait ?
- Bien sûr que non ! Tout ce que je voulais, c'était revoir mon père ! Je n'avais aucune idée de ce qui se passait !
- Et à ton avis, il brûle les domaines qui ont refusé de traiter avec lui, ou ceux qui vous ont aidés ? C'est une vengeance plurielle ?
- C'est une bonne question, dit Shaolan en se baissant pour ne pas être désarçonné par une branche. Il faudra lui demander si on le trouve !
- Et quelqu'un d'autre pourrait le savoir, sinon ? demanda Sakura en criant plus fort parce que sa jument perdait du terrain sur l'étalon de Shaolan. Un de vos domestiques, peut-être ?
Wei tentait de rester debout sur ses jambes tremblantes. Le domaine Li était en feu. Le domaine, avec toute son histoire, toute sa vie, partait doucement avec cette fumée noire, aussi obscure qu'elle était chargée de souvenirs qu'elle emportait. Non. C'était impossible !
Wei regarda autour de lui, en même temps qu'il était bousculé par ses comparses qui allaient en tous sens, paniqués. L'effet était grandissant : voir les autres s'affoler n'aidait en rien à se calmer, et c'était ainsi que le mouvement de panique se faisait : la peur se propageant sur une foule.
Wei savait qu'il devait faire quelque chose. Pour feu ses maîtresses, et son maître encore vivant qui perpétuait sa lignée. Et la petite Bailan ! Elle était au domaine, mais Tomoyo s'en occupait certainement.
Wei tentait de localiser l'endroit où était né le feu. Peut-être l'incendiaire n'y était-il plus, mais il devait s'en assurer. Il était trop vieux pour faire sortir les étalons des écuries sans se casser quelque chose, ou supporter le poids des effets déménagés par les autres domestiques.
Oui, il était vieux. Il s'en rendit compte lorsqu'il ramassa une bûche pour s'en servir comme arme : il avait du mal à se redresser totalement.
Chemin faisant, il ne cessait de se retourner la même question dans la tête. Qui ? Qui pouvait leur faire une chose pareille ? Car l'incendie n'était certainement pas accidentel. Après tous ces domaines brûlés, la probabilité d'un déclenchement accidentel penchait vers le zéro. Alors qui ? Cet homme-là ? Ce seigneur ? S'il était le seul susceptible de faire une chose aussi vile, il n'en restait pas moins qu'il devait être mort… On n'en avait plus entendu parler depuis si longtemps…
Wei tourna l'angle prudemment. Etait-il toujours ici ? Le vieil homme n'avait plus une très bonne vue, et ses yeux pleuraient à cause de la fumée. La même fumée qui le faisait tousser comme un dément, l'asphyxiant. Il cessa de tousser lorsqu'un objet semblable à l'arme de fortune qu'il s'était trouvée le frappa violemment derrière la tête, et qu'il tomba près du foyer, la fumée tenace l'entourant davantage.
A peine la nouvelle répondant d'un feu au domaine s'était-elle propagée dans ledit domaine qu'un cri strident avait retenti de la bouche d'une domestique aux longs cheveux noirs et bouclés. Elle était allée à l'autre bout d'un champ dans lequel paissaient quelques chevaux. Elle courut à en perdre haleine jusqu'au domaine, aussi vite qu'elle le put, vitesse qu'avait adoptée le feu carnassier pour se répandre.
A peine arrivée, elle hurla avec le faible souffle qu'il lui restait :
- Noooooooon ! Bailan est à l'intérieur ! Elle… Elle… la sieste ! Elle va s'asphyxier ! Ou brûler ! BAILAAAAAAAAAAAN !
Ce cri eut pour effet de réveiller davantage Tsukiko qui était toujours soutenue par Eikichi. Tous deux aidaient du mieux qu'ils le pouvaient les domestiques en portant les effets, et allant chercher des sceaux d'eau, bien que Tsukiko eût l'air d'être en transe jusqu'au cri de Tomoyo. En entendant ce dernier, ils lâchèrent ce qu'ils transportaient et accoururent vers la jeune chanteuse.
- Quoi ? cria Eikichi. Bailan ? Vite, il faut aller la trouver !
- Oui, nous allons avec toi, Tomoyo ! s'écria Tsukiko en aidant Tomoyo à se relever, donc les jambes s'étaient dérobées durant son instant de détresse.
Les trois jeunes gens commencèrent à s'engouffrer dans le brasier qui se faisait de plus en plus dangereux. La fumée s'était répandue partout, ce qui donna les larmes à Tomoyo plus pour la santé de Bailan compromise que pour son effet sur ses yeux.
- Teuheu ! toussa Eikichi en mettant comme il pouvait ses mains sur son nez. Tomoyo-chan, arriverais-tu à te guider avec la configuration des lieux ? Heu !
Avant que Tomoyo n'eût pu répondre, tous deux entendirent un faible gémissement derrière eux ainsi qu'un bruit sourd de chute. Tsukiko n'avait pu entrer dans la bâtisse. Elle était devant l'entrée, écroulée, ses yeux écarquillés fixant un point invisible devant elle.
Eikichi alla la voir, et lui posa la main sur l'épaule pour lui rappeler sa présence. Elle tourna brusquement la tête vers lui, et ses larmes coulèrent.
- Le feu… ne put-elle que dire. Le… le feu… Le domaine…
Eikichi échangea un coup d'œil avec Tomoyo, et souleva Tsukiko qu'il éloigna comme il le put de l'entrée. Il la déposa, prenant en même temps une respiration plus correcte, tandis qu'elle commençait à s'agiter.
- Non… On doit y aller… Bai… Bailan…
- Je sais, ne t'inquiète pas, dit-il en la prenant par les épaules. Tomoyo et moi nous en chargeons. Mais pas toi. Tu es sous le choc. Va aider les autres à éteindre le feu.
- Mais…
- Je ne veux pas que tu viennes, dit-il plus fermement, comme le fut sa prise sur les épaules de Tsukiko. Je ne veux pas te savoir dans les flammes une seconde fois. N'oublie pas que je t'aime !
Il déposa un rapide baiser sur les lèvres de la jeune noble, et s'en retourna à l'intérieur. Tsukiko tenta de le suivre. Mais ses jambes refusèrent de lui obéir. Une envie de vomir la prit lorsqu'elle tenta à nouveau de s'approcher de l'entrée.
Elle se résigna et se précipita vers les autres domestiques qui faisaient la chaîne avec des sceaux d'eau. Elle ne se focalisa même pas sur certains visages qu'elle n'aurait dû rencontrer parmi ces apprentis pompiers.
Eikichi retourna dans le brasier avec Tomoyo qui tremblait fortement.
- Je… Je ne l'entends même pas pleurer, commença à sangloter Tomoyo, ses mains sur son visage servant à présent plus à essuyer ses larmes qu'à protéger son nez. Ce… Ce n'est pas possible !
- Ecoute cette cohue, Tomoyo, et le bruit de tout ce brasier qui fait s'effondrer le bois ! Comment pourrais-tu entendre des pleurs de bébé ?
- Bailan… Oh grands dieux, elle est si petite, rien que la fumée pourrait la…
- Je sais, la coupa Eikichi qui posa une main sur son épaule. J'ai déjà eu cette frayeur une première fois sans avoir pu faire quoi que ce soit. C'est un miracle si Tsukiko s'en est sortie. Il n'y en aura pas deux. Alors nous devons retrouver la petite le plus vite possible !
- Oui… la… la chambre est par là… à gauche, dit Tomoyo en se penchant davantage pour tousser.
En son for intérieur, Tomoyo était anéantie. Elle approchait de la chambre et n'entendait toujours aucun pleur de bébé. Bailan était-elle morte ? Si petite, ne connaissant rien de la vie ? Non ! Tomoyo se retint d'éclater en sanglots : elle donnerait sa vie pour cette enfant, même si elle était jeune, elle avait déjà plus vécu que Bailan : que sa vie fût prise en échange de celle de Bailan !
Elle entendit un bruit sourd derrière elle : Eikichi s'était appuyé brutalement contre le mur encore intact. Lui aussi manquait d'air. Mais il tenait encore bon. La main contre ce même mur, Tomoyo tentait d'avancer. Elle devait bientôt arriver au shôji. S'il était toujours fermé, il y avait une chance pour que…
Elle leva soudainement les yeux en entendant un bruit sourd et regarda au plafond. Le feu se propageait au-dessus de sa tête, comme content de l'avoir rattrapée pour atteindre la chambre le premier.
Elle voulut pousser un cri qui aurait contenu toute son horreur et son effroi, mais la fumée qui la taquinait depuis un bon moment la devança, et la fit s'effondrer sur le sol, tandis qu'elle continuait de tousser. Elle tenta de ramper sans trop savoir où elle allait, toussant, à la limite crachant, lorsque ses mains se tendirent et effleurèrent le shôji, juste avant de retomber. Tomoyo entendait encore quelque peu, alors que sa vue se brouillait toujours plus, et que le bruit d'effondrement près d'elle lui indiquait qu'Eikichi était dans le même état. Au moment où sa vue s'obscurcissait davantage, Tomoyo fut certaine de distinguer des jambes passer devant elle, accompagnées du bruit de pas caractéristique qui la conforta dans son opinion. Ami ou ennemi ? Toujours étendue à terre, elle ne pouvait plus rien distinguer, sombrant dans l'inconscient.
- Ils sont là ! On les a trouvés !
- Vite, portez-les !
- C'était juste !
- Il leur faut de l'air ! Vite !
Eikichi ouvrit mollement les yeux. Il sentait un contact sur ses lèvres. Rêvait-il une énième fois que Tsukiko l'embrassait ? Décidément, il ne s'en lasserait jamais ! Les lèvres semblaient l'avoir quitté. Puis revinrent. Puis repartirent. Et revinrent encore. De l'air. Il recevait de l'air.
Il se mit alors à tousser, et les lèvres le quittèrent à nouveau. Il sentit qu'on le redressait et toussa de plus belle. Il regarda entour de lui. L'effervescence était toujours là. Il était dehors, ainsi que Tomoyo, entourés d'autres domestiques et de Tsukiko, qui était blanche comme un linge.
- Que… ? Comment ? dit-il en levant les yeux vers la jeune Kaibaiji. Et Bailan ? s'écria-t-il aussitôt.
- On vous a retrouvés devant la salle de musique, expliqua Tsukiko en pleurant qui se mit à l'enlacer. Vous étiez à l'opposé. Si on vous avait ramenés plus tard…
Elle ne finit pas sa phrase tandis qu'Eikichi écarquillait les yeux. La salle de musique ? Mais comment ? Tomoyo n'avait pu se désorienter à ce point ! Elle savait où était la chambre !
Il écarta Tsukiko de lui, et tenta de se relever, ce qu'il fit assez faiblement. A côté de lui, Tomoyo s'éveillait. Au même moment, Takashi arrivait en portant et traînant Wei qui semblait inconscient.
- Wei ? fit Tsukiko en ouvrant grand les yeux. Mais comment… Qu'est-il arrivé ? demanda-t-elle d'une petite voix.
Tous voyaient un liquide rouge qui se mêlait aux cheveux blancs de l'homme vers l'arrière de sa tête qu'ils pouvaient tous constater avec une vue aérienne, la tête du domestique tombant tristement.
Il émit un grognement qui ressemblait plus à un gémissement implorant. Il releva doucement la tête et découvrit des visages qui le regardaient. Que s'était-il passé ? Il avait eu affaire au brigand, sans nul doute : sa tête le lui faisait bien savoir. Cet homme l'avait senti venir, manifestement.
- Je l'ai retrouvé un peu en marge du bâtiment, expliqua Takashi, près de la sellerie. Heureusement qu'il était éloigné du feu : il aurait été asphyxié par la fumée, dans le cas contraire.
- Cette blessure… remarqua Tomoyo qui s'était à peine relevée, semblant être vidée de toutes ses forces.
- Il a dû recevoir une poutre ou quelque chose comme ça, supposa Takashi qui répondit à la place du vieil homme qu'il était en train de poser précautionneusement à terre. Tout tombe en morceaux…
- Non… émit alors Wei, comme dans un délire. La sellerie… c'est impossible, j'étais à côté du foyer… Comment…
Wei n'ajouta rien : perdait-il la raison ? Ou plutôt la mémoire ? Il se faisait vieux… Mais pourtant, il aurait juré…
Un court silence s'installa. En effet, il eût mieux valu briser ce bruit de fond uniquement constitué de brouhaha de gens qui couraient en tous sens, et de bois qui cèdait aux assauts répétés des flammes. Tomoyo, les yeux fixés sur le bâtiment en flammes, demanda faiblement :
- Comment va Bailan ?
Sakura serrait les lèvres tellement fort qu'elle aurait pu se demander si sa bouche existât encore. Mais si elle les desserrait, elle fondrait certainement en larmes. Car il n'y avait plus de doutes à présent : c'était bien le domaine Li qui brûlait. Les domaines n'étaient pas juxtaposés les uns aux autres, et le seul qui était dans le secteur d'où s'échappait cette fumée de plus en plus imposante était le leur.
Les larmes coulaient déjà sur ses joues, au début dues au à la combinaison du vent et de la vitesse. A présent, elle ne savait si elles trouvaient leur source dans son inquiétude et son effroi.
Elle n'osait regarder Shaolan. Lui aussi devait être au bord de la crise de nerfs, et si son cheval n'allât déjà pas une si grande vitesse, elle était sûre qu'il l'eût poussé davantage.
Elle ne pouvait qu'espérer que tous allassent bien.
Elle sortit brusquement de ses pensées lorsqu'elle réalisa où ils étaient. Ce chemin… En à peine quelques minutes, ils seraient arrivés. Et quelque part au fond d'elle, elle se dit qu'elle ne voulait peut-être pas arriver à destination. Elle ne voulait pas voir son domaine brûlé, ni tous ses amis et parents blessés, voire pire.
Elle baissa la tête un instant, et ne voulut pas la remonter. Elle savait que le tournant qu'ils venaient tous deux de franchir leur donnait à présent vue sur le domaine.
- Non… dit Shaolan dans un étranglement tandis que son visage se déformait.
Sakura releva péniblement la tête pour apercevoir un écran de fumée qui laissait tout de même transparaître la cohue infernale des domestiques qui s'agitaient en tous sens, ainsi que le brasier qui consumait le bois de leur domaine.
Les chevaux hennissaient, les domestiques criaient, les enfants pleuraient.
Sakura et Shaolan durent ralentir le rythme de leur monture qui n'aurait pu continuer très longtemps à ce rythme effréné, pour enfin stopper vers l'entrée du domaine. Sautant vite à bas des équidés, ils se précipitèrent tels des damnés en hurlant tous les noms qu'ils connaissaient :
- Tomoyo !
- Takashi !
- Oh Bailan ! Grands dieux, Bailan !
- Wei !
- Où sont-ils ? demanda Sakura qui pleurait toujours.
- Ils ne doivent pas être loin, dit Shaolan en tournant la tête de tous les côtés pour les apercevoir tandis que quelques uns de ses domestiques les avaient reconnus, les autres étant trop paniqués ou trop occupés pour se focaliser sur les nouveaux venus.
Ils se mirent à courir le long de la bâtisse bien qu'assez éloignés toutefois s'ils ne voulaient être touchés par le feu ou ralentis par la fumée, malgré le fait qu'elle eût envahi une grande partie de la surface du domaine au moment présent.
Ce fut grâce à un cri qu'ils reconnurent Tomoyo, et se précipitèrent vers sa source, en évaluant d'un œil rapide l'ampleur des dégâts, ne pouvant que prier que tout le monde s'en fût sorti sain et sauf. Ceci étant, le cri de Tomoyo ne leur disait rien de bonne augure…
- Lâchez-moi ! BAILAAAAN ! Non…. Elle… Non !
- Tomoyo ! Arrête, cria Tsukiko en la retenant, le visage baigné de larmes. Le feu est là, juste devant, tu ne peux même pas entrer ! Tu vas te tuer, et c'est tout !
- Mais… Bai…
Elle ne put finir sa phrase, se mettant à cracher et tousser dans la fumée qu'elle n'avait encore expirée depuis son réveil. Elle entendit soudainement qu'on l'appelait :
- Tomoyo ! Wei, Takashi !
Shaolan. Il était revenu.
Elle se retourna, les bras de Tsukiko la tenant toujours bien que celle-ci eût fortement desserré son emprise, elle aussi focalisée sur les nouveaux arrivants, et ne sachant pas quoi dire.
Tomoyo se précipita dans les bras de son frère en n'articulant que le minimum.
- Vous allez bien, souffla Shaolan, soulagé tandis qu'il l'enlaçait. Mon dieu, merci…
- Shaolan… se mit à sangloter Tomoyo… Pardon… P… Pardon…
- De quoi tu parles ? Tout va bien, maintenant…
Tomoyo sentit alors Sakura se blottir contre son dos, et ses pleurs redoublèrent. Tout était de sa faute ! Tout ce qu'elle avait eu à faire était de rester auprès de Bailan !
- Shaolan, lâche-moi, implora-t-elle. Le feu a atteint la chambre… Bailan… Je dois… Pardonnez-moi…
Un moment de silence s'installa le temps que les parents comprissent.
- Comment ? Bailan est… ? s'écria Shaolan.
Cette question sembla passer inaperçue puisqu'elle retentit au moment où Sakura poussa un cri d'effroi et de désespoir d'une portée que personne n'eût imaginée.
Elle se précipita avec Shaolan vers le domaine lorsqu'ils virent que les flammes se tenaient devant eux, comme si elles voulaient les provoquer, et les mettaient au défi d'entrer.
- Viens, on va faire le tour ! s'écria Shaolan à l'attention de Sakura.
Ils devaient faire le tour du vaste bâtiment et passer par cette ouverture par laquelle Shaolan avait si souvent observé le crépuscule. Tomoyo tenta de les suivre et ce fut bien parce que de son souffle résultait un son inquiétant que Sakura se retourna pour l'apercevoir à sa suite. Elle lui plaqua les mains sur les épaules.
- Tomoyo… Tu as assez donné… Shaolan et moi y allons, il doit même sûrement avoir atteint la chambre…
- Mais… Non, je… Vous m'aviez… confié Bailan… tenta d'articuler Tomoyo entre larmes, hoquets, et respiration difficile.
- Comment ne pas croire que vous avez fait tout ce que vous pouviez ? répliqua Sakura en esquissant un faible sourire. Si tu te voyais, Tomoyo… Allez, reste avec les autres…
Elle s'éloigna en laissant derrière elle sa meilleure amie dans son yukata brûlé par endroit, avec ses cheveux noirs qui avaient subi la même épreuve, sentant le roussi, avec son visage couvert de suie, de poussière et de larmes, tandis qu'elle rejoignait Shaolan.
Shaolan ne sut s'il allait pouvoir s'arrêter à temps avant de rentrer dans le shôji fermé. Arrivé à ce dernier qui n'était pas brûlé mais qui laissait échapper un filet de fumée par les interstices, Shaolan eut un mouvement de recul, se demandant ce qu'il allait pouvoir trouver. Il n'entendait pas pleurer. Bailan… Sa fille, sa toute petite fille… Celle à qui il avait juré d'être toujours présent… Et déjà, il avait failli à sa parole ! Mais quel père était-il donc ? Il n'était rien qu'un incapable, un misérable ! Que ferait-il donc ensuite ? Demander pardon tous les jours à cette enfant morte à peine venue au monde pour quelques semaines ? Comme il l'avait fait pour ses sœurs et sa mère ?
Il ouvrit grand le shôji, qui laissa échapper une grande quantité de fumée qui l'obligea à baisser la tête et à se cacher le nez, tandis qu'il se mit à tousser pour expirer celle qu'il avait déjà inhalée.
- Bailan ! appela-t-il en relevant la tête, les yeux plissés. Bailan !
Il tendit la main devant lui tout en avançant, sachant que son pied allait buter contre son lit. Normalement… Oui. Il venait de buter dedans.
Il ne distinguait pas de lueur orange, jaune ou rouge. Tomoyo avait pourtant dit que le feu avait atteint la chambre… Il y avait beaucoup de fumée… D'où provenait-elle ?
Il tenta d'observer plus attentivement : où était passé son sens de l'observation ? Il le retrouva lorsqu'il distingua enfin quelqu'un qui était dans sa chambre, à côté du lit, plus loin, devant le shôji qui donnait à l'intérieur.
- Toi… dit-il, ne songeant même plus à protéger son visage
Sakura avait le bas de son yukata relevé et tenu dans sa main pour une vitesse optimum. Enfin, elle atteignait sa chambre : le shôji était ouvert, comme escompté, car Shaolan y avait déjà pénétré. Mais pourquoi n'était-il pas ressorti ?
Beaucoup de fumée s'échappait de la pièce. Ce n'était vraiment pas bon signe.
Sakura entra brusquement dans sa chambre et vit Shaolan qui lui tournait le dos, immobile. Que se passait-il ? Elle se précipita à ses côtés, pour découvrir une haute silhouette qu'elle connaissait.
Toya.
Il se tenait là, mouillé à ce qu'elle pouvait percevoir avec la fumée encore présente, mais qui filait doucement à l'extérieur. Mouillé. Cette hypothèse si simple ne semblait être acceptée par son cerveau. Mouillé. Tout comme le shôji fermé derrière lui qui donnait sur le couloir intérieur.
Maintenant que Sakura s'en souvenait, Tomoyo avait dit que le feu avait atteint la chambre. Elle comprenait, maintenant. Il avait donc transporté un sceau d'eau et s'était isolé dans cette pièce… Mais la fumée avait quand même réussi à pénétrer, bien que faiblement. C'était simplement la réaction mécontente du feu qui se retrouvait éteint subitement.
Le système neuronal de Sakura s'était remis en marche et avait pu faire ces conclusions dès lors qu'il avait compris que le petit paquet entre les mains de Toya n'était autre que Bailan. Elle aussi était mouillée, bien que Sakura ne pût distinguer que le linge qui l'enveloppait.
Mais elle se demanda soudainement si le temps n'était pas figé. Etait-elle la seule à réagir ? Shaolan et Toya n'avaient pas bougé et se regardaient en chien de faïence. Cependant, elle sentit Shaolan trembler fortement à côté d'elle.
- Rends-la-moi, dit-il entre ses dents serrées.
- Shaolan, dit Sakura en le regardant.
Mais lui ne la regardait pas. Il gardait son regard fixé sur Toya, et tremblait tellement que Sakura se demandait quel sentiment le dominait : la peur ? La rage ?
- Du calme, ce n'est pas une monnaie d'échange, sourit Toya. Tu penses que je la prendrais en otage ?
- RENDS-MOI MA FILLE ! hurla le maître de ce qui restait des lieux. Tu entends ? Rends-la-moi !
Si Toya ne bougea pas, le paquet qu'il contenait se mit à bouger en même temps que pleurer dans un bruit étouffé. Toya retira alors un mouchoir en tissu mouillé du visage de l'enfant qui se fit alors mieux entendre.
- Oui, je sais, il crie fort, dit-il au paquet de langes.
- Ça suffit ! vociféra Shaolan. Je t'ai dit de laisser ma fille ! C'est compris ? Rends-moi Bailan tout de suite !
Serait-il toujours aussi pathétique devant Toya ? La première fois, il était déjà à terre ; la seconde, il y était tombé ; et pour cette troisième fois, il serait prêt à s'y jeter. Finirait-il toujours par perdre la face devant ce brigand, cet assassin ?
Toya commença à avancer, semblant clopiner, avec une jambe plus raide que l'autre, comme s'il portait une attelle sous son pantalon sale et mouillé. Il s'approcha davantage de Sakura, et lui tendit doucement Bailan.
- Je n'ai pu aller que jusqu'à quatre, sourit-il. Mais nous dirons que celle-là compte pour deux, hein ?
- Quoi ? fit Sakura en prenant machinalement sa fille, mais gardant ses yeux fixés sur son frère.
- T'inquiète, d'autres comprendront, dit-il en haussant simplement les épaules.
Il se retourna effrontément vers Shaolan, qui n'avait pas bougé. Son culot alla jusqu'à poser une main sur l'épaule de son beau-frère. La réaction de Shaolan fut pire que s'il eût fait une réaction allergique.
- J'ai sauvé la Princesse, non, mon Seigneur ? railla-t-il. Tu vas arrêter de me traquer maintenant, hein ? T'as trop de conscience, mon vieux, alors maintenant que t'as plus de raison de me poursuivre…
Shaolan n'avait pas bougé, la mâchoire tellement crispée qu'il semblait avoir changé de visage.
- Bien, sur cette amicale ambiance, je me retire, s'amusa Toya, car je n'ai pas trop envie de rester dans cette pièce qui pourrait me rôtir à nouveau. Sur ce, braves gens…
Le plus naturellement du monde, il passa, clopinant, par le shôji ouvert et continua son chemin sur le couloir de bois. Sakura pour sa part se tourna vers Shaolan qui ne s'était même pas retourné. Elle se demandait si tout allait bien. Tous ces événements venaient de se succéder si rapidement, qu'elle aussi en était coi.
- Saloperie, fit Shaolan en se laissant glisser à terre. Sa… loperie !
Il se jura à cet instant que s'il se mettait à pleurer comme la dernière fois, il se flagellerait ensuite. Il n'en pouvait plus, de ce maudit Toya ! Sa fille avait été donc une monnaie d'échange malgré tout. Il aurait pu la tuer ! Pourquoi s'en serait-il privé ?
Shaolan se releva alors brusquement. Cela ne pouvait finir ainsi. Il devait rattraper Toya. Même s'il ne savait ce qu'il allait lui dire, ce qu'il allait faire, il devait le rattraper. Il ne serait plus pathétique – plus autant qu'avant, du moins.
Sakura le suivit comme elle put, puisqu'elle portait toujours Bailan dans les bras, mais surtout se demandait ce qui prenait à son amant. Bailan était saine et sauve. Alors pourquoi ? Pourquoi poursuivre Toya ? Ce n'était tout de même pas pour lui dire merci ! Cette hypothèse-là relevait de l'utopie.
Shaolan détestait bien une chose : les témoins trop nombreux. Voire les témoins tout court. Moins il y avait de monde, mieux il se portait. Ce n'était que pour lui montrer que cette journée resterait dans les pires de sa vie qu'il put attraper un Toya boiteux devant ses domestiques et ses amis intimes qui venaient enfin d'arriver à éteindre le feu, ce qui, après ce moment d'euphorie, leur permettait de profiter tout à loisirs de ce contact entre leur maître et son ennemi juré. Cependant, ce fut réciproque.
En effet, Shaolan écarquilla les yeux, premièrement parce que tous ses domestiques allaient se retrouver témoins de son degré de pathétisme actuel, et deuxièmement, parce que parmi les domestiques encore à la chaîne pour éteindre le feu, il y avait les hommes de Toya.
C'était le bouquet. Non seulement le chef de bande sauvait sa fille, mais les sous-fifres sauvaient ce qui restait de son domaine. Quelle vergogne pour lui ! Comment continuer d'aboyer dans ces conditions ?
Sakura arriva à sa suite, et engendra un grand cri de la part de Tomoyo qui accourut vers elle en comprenant parfaitement qu'un paquet de lange remuant ne pouvait s'apparenter qu'à une seule personne assez minuscule.
- Oh, elle est saine et sauve, oh, merci Bouddha, merci, merci, merci ! pleura-t-elle tandis qu'elle serrait Sakura dans ses bras, piégeant Bailan entre leurs poitrines.
Tandis que le soulagement se propageait tel la fumée auparavant, Shaolan ouvrit la bouche pour dire à quelque chose à Toya. Mais rien ne sortit, car il ne savait pas quoi dire. Seuls des malheureux « euh » de gorge sortirent. Amusé, Toya attendait patiemment qu'un vrai mot sortît enfin.
- Ça va, ta jambe ? demanda Shaolan en désespoir de cause.
- Elle va parfaitement bien, sourit Toya, d'un sourire plus moqueur que sincère.
- Tu boites, mais tu ne saignes pas, remarqua Shaolan. Tu as glissé un bout de bois pour faire attelle ?
- Si je te dis ce que c'est, tu vas te fâcher, répondit Toya.
Un ange passa, lorsque Bailan se mit à tousser, rappelant sa présence. Toya se dirigea alors vers elle, libérée de sa tante, et la prit dans ses mains, ce qui provoqua un hoquet de stupeur parmi les autres personnes présentes.
- Permettez qu'on se dise au revoir, quand même ! Hein ? ajouta-t-il en s'adressant à Bailan qui se mit à rire.
Il fit une bise sur la joue de sa nièce, puis tendit les bras pour la rendre au père, qui la récupéra vite et la serra contre lui, comme un enfant qui y aurait vu l'occasion de se faire piquer son jouet et qu'il garderait donc précieusement.
- Je ne t'embrasse pas, tu n'y vois pas d'inconvénient, hein ? railla Toya. Bon, je pense que nous pouvons partir tranquillement, sans nous prendre une flèche dans le dos, dit-il, la voix haussée, pour rameuter ses compagnons.
Les hommes de Toya commencèrent à se mettre en marche en saluant avec un grand sourire les domestiques, malgré leur piteuse apparence.
- Euh… fit Shaolan en regardant le sol. M… Merci…
Ce fut la seule réplique de Shaolan à laquelle Toya ne répondit pas par une raillerie. Toya ne répondit même pas du tout, et se contenta d'un « humf » accompagné d'un haussement d'épaules, malgré un sourire.
Shaolan traîna des pieds en longeant son domaine. Quel désastre ! Tout était brûlé. Les rares morceaux de bâtiments encore debout faisaient bien pâle figure à côté de la masse noirâtre que formait le reste. Il pouvait, par endroit, apercevoir la vallée qui était d'habitude cachée par l'imposante bâtisse. Très jolie vue.
Les domestiques, braves gens qu'ils étaient, étaient allés récupérer les chevaux qu'ils avaient faits échapper dans la panique, dans le but de leur sauver la vie. Ils étaient marqués au fer, donc nul inconvénient ne devait survenir.
- Bon, soupira Shaolan qui traînait toujours des pieds tandis qu'il rejoignait les autres. Dégâts plutôt considérables pour le bâtiment. Et les effets ?
Takashi lui montra une grosse pile d'objets en tous genres.
- On fait l'inventaire maintenant ? sourit-il avec un Eiji qui dormait dans ses bras.
- Non, inutile, sourit Shaolan en posant ses yeux sur ses armes posées en vrac dans le tas. Je vois globalement que tout y est.
Il caressa doucement le katana bleu qui était emprisonné sous son arc et des bibelots. Il se mit machinalement à trier les armes pour éviter que quiconque les ramassât ne se blessât. Au bout d'un moment, il se mit à crier :
- Ah ! Mon katana !
- Quoi ? demanda Sakura. Il est cassé ?
- Non ! dit Shaolan avec effroi en se retournant vers elle. Il n'y est pas !
- Il a dû se perdre dans l'effervescence, dit doucement Tomoyo. Il doit traîner quelque part dans la cour.
- Il n'y a qu'un homme pour se préoccuper en premier lieu d'une arme, remarqua Tsukiko, assise sur une pierre à côté de Tomoyo et Eikichi.
- Ah, non, c'est pas vrai ! gémit Shaolan sans leur accorder la moindre attention. Mon katana !
Décidant de l'ignorer, Sakura se retourna vers Tomoyo et Eikichi.
- Je ne comprends pas comment vous avez pu vous retrouver tous les deux devant la salle de musique. Vous étiez à ce point désorientés ?
- Non, je suis sûre qu'on avait atteint la chambre, dit Tomoyo qui secouait négativement la tête. Je ne l'explique pas, mais…
- Et Wei dit qu'il était arrivé au foyer du feu lorsqu'il s'est fait agresser, rajouta Shaolan. C'est ça ?
- Oui, jeune Maître, approuva le vieil homme, la main posée sur son pansement de fortune sur son crâne. Je cherchais celui qui a fait ça…
- Pourtant, intervint Takashi tandis que Eiji remuait quelque peu dans son sommeil de plomb, je suis certain de vous avoir ramassé au point d'eau. Sans quoi, vous seriez mort asphyxié, si vous étiez resté près du foyer.
- Mais j'y pense, dit Sakura. Si on se rappelle la configuration des lieux…
- Maintenant que les murs sont ouverts, tu peux vérifier sans problème, l'interrompit Eikichi qui ramassa une claque de Tsukiko derrière la tête.
- Je veux dire, reprit Sakura, le point d'eau est bien à quelques mètres derrière l'entrée sur la salle de musique, non ? Tu vois où je veux en venir, n'est-ce pas ? s'adressa-t-elle à Shaolan.
Un simple grognement lui répondit sans que Shaolan ne se retournât. Oui, il avait tout compris.
- Et il suffit de passer par le couloir pour arriver jusqu'à votre chambre qui est à l'autre bout, renchérit Tomoyo.
Tandis que Shaolan grognait à nouveau, Sakura se laissa glisser derrière son dos, et murmura simplement :
- Tu te rappelles de ce que disait Toya à propos de quatre et d'un qui compte pour deux ? Remercie-le !
Elle put apercevoir Shaolan froncer le nez, et s'en amusa grandement en lui déposant une bise sur la joue.
Shaolan se grattait la tête, aux côtés du chef de la police qui constatait l'ampleur des dégâts. Ce n'était guère brillant. Evidemment, les questions fusaient comme pour tous les autres domaines brûlés, et Shaolan se doutait que quelque part, cet officier se lassait de devoir répéter ces interrogatoires.
Tout comme pour le domaine Kaibaiji, la police était sur les lieux dès le lendemain matin du drame. Dans l'air frais du matin, le maître des lieux et le chef de la police faisaient le tour de ce qui restait du propriétaire. Ils arrivèrent au foyer. Le policier s'accroupit et constata ce que tous avaient pu constater auparavant quant à l'origine du feu.
- Incendie volontaire, à ce qu'il semble, fit le policier.
- A ce qu'il semble, répéta Shaolan pour acquiescer. Mais je ne vois pas qui pourrait l'avoir fait.
- Vous ne voyez vraiment pas ? demanda l'officier en plissant les yeux, avec un ton soupçonneux.
- Eh bien… ma foi, non, fit Shaolan.
Il devait avouer qu'il avait arrêté de penser à l'auteur de l'incendie dès lors que ledit incendie s'était déclenché. Et puis, rien ne prouvait que cet homme fût encore en vie.
- Ecoutez, jeune Seigneur, fit le policier en se relevant. Je vais être franc avec vous. Je soupçonne quelqu'un. Peut-être avez-vous chassé cet homme de vos pensées, histoire de reprendre une vie normale…
- Quel homme ? demanda Shaolan avidement.
- Vous savez, je ne suis pas venu souvent au domaine Li. Mais la dernière fois que je m'y suis rendu, c'était pour recueillir votre témoignage après qu'on vous a trouvé rampant vers Edo. Des brigands venaient de tuer toute votre famille. La deuxième fois que je viens, quelqu'un déclenche le feu à votre domaine. Je pense qu'il s'agit de la même personne. Si elle n'a pas réussi à vous tuer dans la forêt, elle tente de vous supprimer maintenant.
- Oh ? dit simplement Shaolan qui tenta d'avoir l'air surpris.
Il essaya de garder cet air quelque peu candide. Il ne devait pas froisser cet officier qui était tout sauf sur la bonne voie.
- Je comprends votre raisonnement, fit Shaolan en regardant ailleurs, mais… tous ces autres domaines brûlés… seraient donc l'œuvre d'un autre criminel ?
Le chef de la police resta immobile, sans réaction devant la réplique de Shaolan, qui se demanda ce qui arrivait à l'inspecteur.
- Nous allons poursuivre l'enquête, dit alors simplement le policier qui vexé, n'arrivait pas à cacher son désappointement de voir son hypothèse piétinée en quelques secondes.
Alors que Shaolan raccompagnait le chef de la police jusqu'à son cheval, un des sous-fifres de celui-ci arrivait essoufflé. Hélant son chef, il fit se retourner vers lui pas mal de têtes, parmi lesquelles Sakura et Wei, qui s'approchèrent pour voir ce qui se passait.
- Ch… Chef ! Ve… Venez voir ! On a trouvé… un homme mort !
Tous s'arrêtèrent. Sakura, Shaolan et Wei se regardèrent comme des ahuris. Seule Bailan, dans les bras de Wei, semblait être en dehors de cette bulle.
- Ah, vraiment ? fit l'officier. Bien, allons voir. Ah ! Je crois que le médecin est là, non ? Allez me le chercher !
Voyant à quel point le pauvre policier était sur le point de s'effondrer d'avoir tant couru, Shaolan se tourna vers un domestique qui avait tout entendu, et lui donna l'ordre d'un signe de tête.
- L'incendiaire serait aussi un assassin ? demanda Sakura. Peut-être a-t-il tué quelqu'un qui voulait l'empêcher d'accomplir son dessein ?
- A moins que ce ne soit l'incendiaire lui-même, dit Shaolan en haussant les épaules. Il aurait très bien pu se suicider après.
Sakura frissonna, la première hypothèse comme la deuxième ne la rassurait pas du tout. Enfin, elle vit le médecin arriver. Le pauvre homme courait, avec sa trousse dans les bras, visiblement effrayé par ce qu'on allait lui demander de faire.
Ils suivirent le policier qui avait à peine repris son souffle. De toute manière, il n'y avait cette fois nul besoin de courir. Ils grimpèrent la colline, celle-là même par laquelle Sakura était arrivée au domaine, lorsque Toya l'y avait envoyée. Ils s'approchaient de plus en plus de la lisière de la forêt. Sentant le trajet devenir de plus en plus pesant à cause du silence qui régnait, Sakura se tourna vers le médecin pour faire la conversation.
- Comment vont Tomoyo et Tsukiko ? Ce n'est pas trop grave, j'espère ?
- Oh, Demoiselle Daidoji a quelques légères traces de brûlure, mais se porte très bien. Quant à Demoiselle Kaibaiji, elle n'a pas de blessure externe. C'est surtout dans sa tête que ça a dû faire mal. Pensez, elle subit un incendie pour la seconde fois. Mais tout va bien, à présent. Elles ont été très courageuses.
- Il est là ! s'exclama alors le policier qui était un peu plus avancé puisqu'il montrait le chemin.
Avant même de s'approcher, Wei mit sa main sur les yeux de Bailan, tandis que Sakura s'agrippait au bras de Shaolan. Elle ne voulait pas regarder. Ou seulement son visage. Mais elle verrait tout. Peut-être allait-elle vomir ?
Wei et Shaolan découvrirent le spectacle avant Sakura qui n'osait toujours pas regarder. Seule Bailan s'amusait, du fait qu'une grande main lui englobait la moitié de la tête.
Un homme en haillons était étendu dans les fourrés, ses habits maculés de rouge au niveau du ventre. Une barbe grise de plusieurs années le faisait passer pour un quelconque vagabond. La conclusion que c'en fût un aurait été tirée si sa mort n'avait paru volontaire.
Le médecin s'approcha et examina le corps.
- Sa tête me dit vaguement quelque chose, souffla Shaolan à Wei pour que personne d'autre ne l'entendît. Mais avec cette barbe, c'est difficile à dire.
- Je comprends, mon maître, dit Wei en se retournant pour confier à Bailan à Sakura qui n'arrivait toujours pas à regarder. Cela remonte à loin.
- A loin ? répéta Shaolan. Alors… Est-ce bien lui que nous avons rencontré chez les Kisugi après la mort de mon père ?
Wei tourna la tête vers Shaolan, surpris.
- Ainsi, vous vous en souvenez ?
- Très peu, dit Shaolan. Juste qu'il n'avait pas l'air heureux, surtout en me voyant.
Sakura gardait obstinément le dos tourné à la scène, mais s'était aussi ostensiblement rapproché du dos de ses deux compagnons, écoutant comme elle pouvait leur conversation. Shaolan regarda un moment l'homme tandis qu'il se mettait la main sur le nez pour se garder de l'odeur que dégageait le cadavre frais.
- Il est effectivement méconnaissable. Déjà que plus de dix années se sont écoulées… Ce n'est guère étonnant qu'il fût passé pour mort.
- Oui. Quelque part, c'était tant mieux, souffla Wei.
- Explique-moi donc ce qu'il tramait, murmura Shaolan à son serviteur. Que lui avons-nous fait ? Toute vengeance a son mobile : je sais de quoi je parle !
Pour être sûrs de ne pas être entendus dans leurs messes basses, Wei et Shaolan reculèrent de quelques pas, prétextant avoir la nausée devant ce cadavre. Ils heurtèrent au passage Sakura.
- Eh bien, commença Wei, tout est parti d'un trafic. Un trafic qui, s'il avait été approuvé, aurait été couvert par le domaine Li. Le Seigneur Komochi – que voici – si je puis dire – avait en tête de faire un trafic, un réseau d'êtres humains.
- Dans quel but ? demanda Shaolan.
- Pour tous les buts : prostituer les femmes, mettre les hommes en esclavage, utiliser les enfants pour les tâches où ils auraient besoin de travail méticuleux – les enfants ont les mains si petites.
- Comment le domaine Li aurait pu couvrir cela ? C'était beaucoup trop gros…
- C'est pour cela, dit Wei en replaquant une de ses mèches blanches sur son crâne encore douloureux, que Komochi a voulu mettre plusieurs domaines dans le secret. Si tous se mettaient d'accord, il n'y avait aucun risque, puisqu'ils se couvriraient mutuellement.
» Il n'avait pas besoin d'avoir tous les domaines sous sa coupe, poursuivit Wei. Mais ceux qui seraient mis au courant ne pourraient dénoncer les autres, sous peine de tomber avec eux.
» Je dois avouer que l'idée était très bonne. Choisir le domaine Li était stratégique. Pensez, mon maître, comment s'attaquer à des diplomates chinois ? C'est inconcevable, et ce serait très mal vu : un seul faux pas, et les négociations entre les Nations seraient rompues ; C'est ce que pense le Japonais moyen, il ne sait pas comment se déroulent les rencontres entre les diplomates, mais pour lieu, ce serait comme déclencher une bombe.
- Qu'est-ce qu'une bombe ? demanda la voix de Sakura derrière eux, qui se retournèrent vers elle.
- C'est… dit Shaolan en cherchant ses mots. Tu te souviens du pistolet ? tenta-t-il, et Sakura acquiesça. Et bien, c'est comme lorsqu'on appuie sur la détente, mais en bien plus dense. Ça crée une explosion. C'est occidental, ça aussi. Et là, Wei l'a utilisé comme métaphore, pour dire que le Japonais moyen croit que c'est toujours à couteaux tirés, et que la moindre contrariété romprait toute négociation.
- Ah… dit Sakura qui n'était pas sûre d'avoir tout compris, mais qui saisit le fait que ce n'était pas si important de savoir ça.
- Je crois que je commence à comprendre, dit Shaolan en regardant le domaine dévasté, de son poste sur la colline à l'herbe verte et dense. Puisque le domaine Li était la couverture idéale, il fallait convertir ses amis.
- Exact, dit Wei. Ainsi, peut-être les Seigneurs proches des Li auraient pu convaincre eux-mêmes ces derniers, si ce n'était Komochi. De plus, la mort de votre père était l'occasion idéale pour Komochi, ajouta le vieux domestique qui regarda dans la même direction que son maître. Votre mère se retrouvait fragilisée. C'était du pain béni pour Komochi. Mais il oubliait à qui il avait affaire. C'était Dame Li, après tout. Elle a repris et dirigé le clan comme personne. Elle ne s'est pas laissée faire. Elle a refusé. Pensez donc, du trafic d'êtres humains !
- Et tous ont refusé ? fit Sakura.
- Oui, acquiesça Wei. Le plan de Komochi quant à la solidarité entre les clans était exact. Mais il eût préféré que les clans fussent de son côté d'abord.
- Pourtant, dit Shaolan tandis que Sakura s'agenouillait dans l'herbe car Bailan voulait en arracher des brins, quand il m'a regardé… J'avais l'impression qu'il voulait me faire disparaître… Je n'étais pourtant pas un témoin gênant : je ne comprenais rien à ce qui se passait.
- Tu es peut-être tout simplement paranoïaque, dit Sakura en lui adressant un sourire.
- Charmante, dit Shaolan après lui avoir rendu son sourire ironique. Mais je pensais… Enfin… il appelait ma mère Yelan… Enfin, je crois… A moins que je ne mélange mes souvenirs ?
- Dame Li était encore belle et jeune, je comprends ce que vous voulez dire, dit Wei en fermant les yeux. C'est possible que… Oh, réalisa-t-il. C'eût même été très malin… Courtiser la veuve du Seigneur Li…
- Oui, dit Sakura tandis que Bailan en avait assez d'être assise dans l'herbe et voulait être portée à nouveau. En épousant Dame Li, tout aurait pu être simplifié…
- Enfant de putain ! ne put s'empêcher de vociférer Shaolan en une grimace.
Il se retourna un instant pour voir où en étaient les policiers et le médecin. L'officier semblait une fois de plus étayer une théorie, vu le pli sur son front qui semblait être un avertissement comme quoi il ne fallait le déranger. Shaolan se demandait s'il n'allait pas se retrouver suspect dans les prochaines minutes.
- Mais… dit Sakura… S'ils ont tous refusé, qu'est-il advenu de lui ? Comment s'est soldée cette affaire ? Ont-ils été voir la police ?
- Certainement pas, dit aussitôt Shaolan. Même s'ils étaient innocents dans l'histoire, il suffit qu'un domaine se retrouve mêlé à quelque chose pour que les gens s'en méfient. A fortiori si le domaine est chinois, et diplomate !
- A forsi quoi ? répéta Sakura. Ça te dérangerait de parler japonais ?
- A fortiori, répéta Wei avec un sourire. C'est du latin. Ça veut dire « à plus forte raison ».
- D'accord, dit Sakura en détournant les yeux. Mais dans ce cas… Qu'est-il advenu du Seigneur Komochi ? Ils n'ont tout de même pas tenté de l'assassiner ? dit-elle en haussant les épaules.
Wei caressait le petit duvet que formaient les cheveux de Bailan et répondit :
- Komochi savait bien que les domaines ne pouvaient le livrer à la police sans entacher leur nom. Ce fut un peu un rapport de forces entre lui et les autres Seigneurs. A attendre celui qui cèderait le premier.
» Mais, les « fournisseurs » de Komochi avaient des délais à respecter. Ils faisaient venir leurs esclaves de Corée, et aussi de Chine – d'où une autre raison de cibler le domaine Li. Il a donc dû choisir une autre alternative…
- Tokubei, comprit Shaolan. Evidemment, il n'y avait qu'un pourceau comme lui pour accepter pareille affaire. Mais Tokubei ne s'est fait découvrir que récemment… Et Komochi ?
- Honnêtement, je n'en sais rien, dit Wei en secouant doucement la tête, ce qui fit rire la bambine et voyant ses cheveux blancs flotter dans la brise matinale. Peut-être se doutait-il que Tokubei n'était pas viable, peut-être a-t-il été mis à l'écart par ses commanditaires ? Je n'en ai aucune idée.
» Lorsqu'il a cessé de paraître, Dame Li et les autres Seigneurs se sont inquiétés. S'était-il fait tuer ? Etait-il parti chercher d'autres Seigneurs à courtiser ? Il avait réussi à filtrer que Tokubei s'était laissé séduire par la proposition. Peut-être Komochi était-il finalement aux côtés de Tokubei ? Nous n'en avons jamais rien su, et finalement, cette histoire fut oubliée. Les domaines étaient à nouveau tranquilles.
- Alors… reprit Sakura… Tous ces incendies… C'était pour montrer qu'il était encore vivant ? Seulement pour ça ?
- Si notre clan avait accepté le marché, nul doute que tout eût fonctionné comme il le désirait, dit Shaolan en tournant ses yeux vers le cadavre sur lequel était penché le médecin. Même moi, je trouve ce plan très ingénieux.
- Mais, intervint une nouvelle fois Sakura, et le domaine Kumon ? Cela m'étonnerait qu'il fît partie de vos amis !
- Je pense que Komochi devait traîner dans edo, et nous voir ensemble, avec Kumon et les Kaibaiji, expliqua Shaolan. Il a dû avoir vent du mariage, et quitte à brûler le domaine des Kaibaiji, autant brûler celui de Kumon.
Il soupira grandement, avant de se tourner vers Wei et Sakura :
- Mieux vaut garder cela pour nous, dit-il. Sinon, le nom de notre domaine pourrait être de nouveau entaché. Je parlerai aux autres Seigneurs. C'est la moindre des choses. Par leur fidélité, ils ont sacrifié leur domaine. Je leur dois bien des excuses, au nom de notre clan… souffla-t-il en perdant son regard dans les herbes.
Ils retournèrent finalement vers le médecin et les policiers, à l'exception de Sakura et Bailan, bien que la future Dame Li pût tout entendre de la conversation.
- Vous vous êtes remis ? railla l'officier, et Shaolan ne put s'empêcher de constater qu'il était bien plus sympathique lors de la première rencontre.
- Oui, un peu, dit Shaolan en paraissant toujours sous le choc. Qui est cet homme ? Et pourquoi l'a-t-on assassiné ? Car, ça ne m'a pas l'air d'être un accident, vu cette concentration de sang…
- Votre vue est toujours aussi perçante, sourit le médecin avant que l'officier n'ouvrît la bouche. En effet, c'est un meurtre. Un coup de katana dans le dos. Tué dans la nuit, à ce qu'il parait.
- De katana, répéta Shaolan. Intéressant. Vous savez, j'envisage une hypothèse, dit-il au chef de la police.
- Allez-y, dit ce dernier, apparemment ravi de mettre Shaolan à l'épreuve.
- Eh bien, vous voyez, décidément, cette forêt, il ne s'y passe jamais rien de bon… Je veux dire… Ma famille y a été tuée, et ça n'est pas à coups de cailloux… Elles ont été… égorgées, dit-il en avalant difficilement. Pensez-vous que cela soit possible que les mêmes brigands aient commis ce crime-là ?
Alors que les deux policiers se regardèrent pour réfléchir à cette hypothèse, Shaolan eut juste le temps de se retourner pour voir Sakura qui avait froncé les sourcils et ouvert la bouche, le regarder avec un air estomaqué, traduisant très bien sa pensée de le trouver culotté de tout mettre sur le dos de Toya. Shaolan ouvrit les mains sur les côtés en soulevant les épaules, comme pour lui demander ce qu'elle aurait inventé, ou lui dire qu'il n'avait pas eu le choix.
Il se retourna prestement vers les autres avant de mentir à l'interrogation du chef policier qui voulait savoir s'il connaissait cet individu.
Libéré de cet entretien, Shaolan redescendait doucement la colline avec sa famille et son domestique. Mais ses souffrances n'étaient pas terminées.
- Dites-moi Wei, dit Sakura d'une voix étonnamment forte. La salle de musique se trouve bien à côté de la salle d'armes ?
- Mais tout à fait, répondit le vieil homme, entrant dans son jeu. A ce propos, maître, avez-vous retrouvé votre katana ?
- Encore un mot, et je vous fais descendre la colline d'une autre manière, bougonna ledit maître, accentuant malgré lui leur sourire.
Wei prit Bailan avec lui et redescendit le premier, tandis que Sakura souriait toujours. Elle se colla au dos de Shaolan et entoura sa taille de ses bras, portant toujours son yukata quelque peu brûlé par endroit depuis la veille.
- Tu crois qu'il le savait ? demanda-t-elle en tournant son regard vers le forêt.
- C'était sans doute facile à deviner. Le seul misérable proche du domaine qui ne cherche pas à éteindre le feu ou sauver quelque chose…
Après un moment de silence, Shaolan, qui semblait repenser à quelque chose, dit simplement :
- Pour arriver aussi vite sur cette colline, il n'a pas dû clopiner bien longtemps…
- Tu es vraiment quelqu'un de formidable, sourit Sakura. Sincèrement, je ne dis pas ça pour te mettre mal à l'aise, sachant maintenant ton inconfort vis-à-vis de Toya. Arriver à passer au-dessus de ta rancune... et accepter la réalité… C'est digne de toi. Je sais que j'aime quelqu'un de vraiment bien… souffla-t-elle contre son dos.
- Si ce n'était pas pour toi, je ne l'aurais peut-être pas fait, avoua-t-il. Oui, c'est pour toi que je l'ai fait. Mais ne le répète pas, c'est entre toi et moi.
Sakura sourit contre son dos, puis reporta une nouvelle fois son regard vers la forêt. Elle y avait grandi. Elle y avait passé toute son enfance, avec son grand frère et cette bande qui s'était peu à peu constituée. Puis un drame survint, et elle fut chassée de cet endroit. Depuis, cette forêt lui avait fait peur. Comme un lieu maudit, qui cachait des créatures dangereuses. Un lieu dont il ne fallait pas s'approcher : au début, parce qu'elle ne pouvait pas y revenir, et après, parce qu'elle ne voulait plus y revenir. Finalement, à présent, elle la revoyait comme la douce mère protectrice qu'elle avait été.
Sakura resta sur le dos de son compagnon, qui la tête posée sur la sienne, regardait lui aussi les arbres qui donnaient une vue de plus en plus sombre sur l'intérieur de la forêt, comme cachant un grand secret. Pour lui aussi, cette forêt avait été le lieu d'une tragédie, et à présent celui du réconfort. Il le savait. Il y avait désormais une force pas si mystérieuse qui les protégeait.
Fin de la dixième et dernière partie.
Merci à vous tous d'avoir suivi cette épopée.
Clairette
Eh bien nous y sommes. La dernière partie de Pour Toi Seulement est publiée.
Je ne sais comment vous remercier tous de m'avoir soutenue. Parce que votre soutien m'a permis d'aller jusqu'au bout. Savoir que vous étiez derrière moi me stimulait, et me donnait vraiment envie de m'appliquer pour vous offrir une agréable lecture.
Car il est facile de se contenter soi-même. Il est facile de me faire une histoire à moi et qui ne plait qu'à moi.
Mais partager celle-ci avec vous fut vraiment une superbe aventure. Vous avez tous été gentils et patients avec moi. Et je vous en remercie. Je ne sais comment exprimer cette gratitude.
Peut-être serez-vous d'accord de renouveler l'expérience avec d'autres fanfictions ?
Je crois qu'il m'est désormais interdit de répondre ici à vos reviews, mais je vais essayer de m'appliquer à vous répondre individuellement…
Allez, je vous remercie tous du fond du cœur pour m'avoir suivie et soutenue !
Clairette