Genre : Drame psychologique, death-fic, biographie ( ou connerie suprême gagatisante, c'est au choix ), angst, un peu de yaoi. Un genre de conte cruel.
Persos : Aphrodite surtout, mais aussi quelques autres...
Précaution : Violence psychologique, physique, verbale peut-être ? Mais pas de quoi se relever la nuit…
Disclaimer : Malgré mes incessantes prières et autres rituels vaudous, tous les persos et l'univers de cette fanfic issus de StS appartiennent encore à Masami Kurumada, je n'ai donc aucun droit dessus. Pour les quelques créations qui se perdront dans cette histoire, elles sont tatouées et fichées chez Isatis, donc merci de ne pas les ré-employer sans accord.
UN OISEAU BLEU
Chapitre 1 : L'Enfer Blanc
Tu me déchires,
M'écrasant de l'intérieur.
Tu as l'habitude de me soulever,
Maintenant, tu m'as abaissé.
Si je
Devais m'éloigner
De toi (…),
Pourrais-je rire de nouveau ?
Archive – Again
Au début, il faisait noir.
Au début, il faisait chaud.
La femme haleta. Elle avait froid brutalement, alors que les élancements dans son ventre reprenaient de plus belle. Le front en sueur, elle faisait tout pour ne pas abandonner, pour concentrer ses forces vers son unique objectif : réussir. Ne surtout pas échouer. Son mari se tenait près d'elle, lui serrant sa main dans la sienne, l'encourageant avec quelques mots doux. L'hôpital était trop éloigné et le travail, déjà trop amorcé : la transporter aurait été plus nocif que tout. Elle devait mettre au monde ses enfants ici. Dans la douleur, seulement assistée du médecin local qui avait pu se déplacer à son chevet. Elle se remit à contracter ses muscles, soufflant, haletant, gémissant, se concentrant pour oublier la sensation de déchirure de son corps, pour écouter les indications du docteur. Dieu que c'était dur, douloureux ! Ses oreilles bourdonnaient sous l'effort et ses tempes semblaient de plus en plus prises dans un étau. Elle entendait de loin, comme dans un bocal. Svend restait les yeux rivés sur le médecin qui semblait… Elle ne distinguait plus son visage. Tout semblait pris dans le brouillard. Elle se sentit lourde et ferma les yeux.
– Amaryllis ?
Cette voix à travers la noirceur… Elle gémit et ouvrit les yeux.
– Comment vous sentez-vous ? demanda le médecin, penché à son chevet.
– Fatiguée…
Elle chercha des yeux son mari, se sentant trop faible pour faire le moindre mouvement.
– Svend est sorti… anticipa-t-il. Nous avons craint pour votre santé, mais…
– Les enfants… Comment vont les enfants ? le coupa-t-elle.
Le visage du médecin se referma. Elle sentit une main froide se poser sur son cœur.
– Docteur…?
Sentant la panique qui prenait sa patiente, il posa sa main calleuse sur le bras qu'elle lui tendait pour la rassurer. Puis il se leva et disparut brièvement de sa vue, avant de finalement revenir avec un couffin dans les bras. Il le déposa précautionneusement contre elle. Elle s'empressa de chercher parmi le tissu le visage de ses enfants…
– Je dois toutefois vous prévenir, ma chère… Nous… n'avons pu sauver que l'un des jumeaux, dit-il d'un ton triste mais résigné. Il était déjà trop tard pour la petite fille, nous n'avions pas prévu que…
Amaryllis leva sur lui un regard où se lisaient à la fois l'incompréhension et la tristesse. L'un des jumeaux qu'elle attendait était… ? Mais comment réagir correctement…? Pleurer la disparue, se réjouir pour le survivant ? Elle était un peu perdue. Un léger gazouillis la fit revenir à la réalité. Elle reporta son attention sur le bébé qu'elle tenait.
Il venait de faire émerger sa bouille ronde des draps de coton et la regardait, ses petits yeux encore ensommeillés mais déjà brillants. Elle le serra contre elle, et ses nerfs lâchèrent, libérant les larmes qui lui étreignaient le cœur et la gorge depuis qu'on lui avait annoncé que seul son garçon allait vivre. Curieuse sensation de pleurer de joie et de douleur à la fois.
Détestable sensation.
– Aphrodite ! Viens manger !
L'enfant se retourna en entendant la voix aimée, un sourire radieux sur le visage. Amaryllis admira un instant le délicat mouvement de ses cheveux azur clair. Du haut de ses 4 ans, il avait gardé ses yeux brillants et rieurs, aux teintes bleutées à faire pâlir le ciel de la Suède, ainsi que son sourire aussi doux qu'une caresse. Elle regrettait parfois de vivre si loin de la ville. Ici, en campagne, il était à l'abri des dangers des cités, mais il était seul. Il passait la plupart de son temps dehors, à jouer à des jeux connus de lui seul dans cette vaste plaine qui entourait leur modeste demeure. Parfois, elle le voyait s'asseoir pendant des heures, face à la forêt, et rester là à observer quelque chose. Il était turbulent lorsque du monde l'entourait, mais seul avec lui-même, il savait être sage et calme.
Aujourd'hui, il avait été dans la petite véranda que son père avait fabriquée à l'arrière de la maison. Il y avait là les quelques plantes de la famille. Aphrodite aimait beaucoup s'en occuper, leur parlant parfois comme s'il s'agissait de personnes vivantes. Elle avait eu un peu peur de cette attitude au début, puis elle avait décidé de le laisser faire. C'était un moyen pour lui de se détourner de sa solitude…
– Maman, viens voir, elle va mieux ! lui annonça-t-il joyeusement sans se lever.
– Vraiment ?
Elle s'approcha et se pencha au-dessus de lui. Il était agenouillé devant le pot qui contenait le seul rosier de la famille. C'était sa plante favorite et il lui arrivait de passer des heures entières à en prendre soin. Elle fut surprise. La plante respirait la santé, ses feuilles d'un vert éclatant accueillant un timide bouton. Pourtant, quelques jours auparavant, elle avait semblé perdue, prête à être jetée dans la cheminée après avoir été oubliée dehors…
– Aphrodite, c'est toi qui l'as soignée ? Mais comment as-tu fait ? On dirait qu'elle n'a jamais été aussi belle !
– Elle est belle, hein ? J'avais bien dit à papa qu'il fallait pas la jeter ! Il lui fallait juste un peu de temps… ajouta-t-il en passant une main amoureuse sur le bouton.
Sa mère le regarda faire. Le temps n'expliquait pas tout. Le rosier avait été pratiquement gelé sur pied après que Svend l'eût laissé à l'extérieur de la véranda pendant toute une nuit. Aphrodite avait d'ailleurs beaucoup pleuré d'avoir retrouvé son "amie ", comme il l'appelait, dans un tel état. Que Svend pouvait être cruel. Il n'avait pas choisi le rosier par hasard. Quand comprendrait-il que l'enfant n'était pas responsable de la mort de sa sœur ?
– Mais tu sais, elle a peur que papa revienne…
– Hum ?
Elle cligna des yeux, tirée de sa réflexion. Elle posa une main sur ses cheveux soyeux.
– Qui ça ? La rose ?
Il inclina la tête, continuant à caresser la plante comme il l'aurait fait avec un petit animal.
– Je pourrai la garder dans ma chambre, maman ? Elle ne veut pas rester seule…
Il leva un regard suppliant sur elle. Il arrivait parfois à Aphrodite de dire des choses étranges, presque aussi étranges que son aptitude à soigner les plantes. Elle savait qu'elle ne s'y ferait jamais… Surtout quand il lui faisait ce genre de regard plus fort que toutes les paroles. Il aimait trop son rosier pour le laisser courir à nouveau le risque de geler dehors à cause d'un père irascible.
– Très bien… concéda-t-elle. Ton amie est contente ?
– Oui ! Merci maman !
– De rien, mon chéri.
Elle lui embrassa les cheveux. Du moment que ça touchait sa plante, Aphrodite était facile à contenter. D'ailleurs, ce n'était pas un enfant très difficile à vivre. Il était tellement gentil et doux. Peut-être était-ce pour cela que les plantes qui se retrouvaient entre ses mains devenaient si belles en si peu de temps…
– Allez, viens manger, tu iras la mettre dans ta chambre après.
– J'arrive…
Il se leva et frotta sa joue au bouton de la fleur comme pour lui dire au revoir.
– Je me demande de quelle couleur elle sera… lança sa mère.
Le rosier, don d'un voisin éloigné, n'avait en effet jamais fleuri. Svend s'en était pourtant occupé avec ferveur, mais rien n'y avait fait, pendant de longues années. Aphrodite glissa sa main dans celle de sa mère et lui sourit.
– Rouge.
– Quoi ?
– La rose, elle sera rouge.
– Comment le sais-tu ?
– Elle me l'a dit.
Amaryllis n'ajouta rien, le regardant presque gravement. Par moment, elle devait reconnaître que son petit lui faisait peur à dire qu'il parlait avec les roses.
Le repas était morne et silencieux, comme d'habitude. Il leva un regard timide.
Son père ne parlait jamais lorsqu'il mangeait. Il gardait le nez baissé dans son assiette, assis au bout de la table. Il évitait tout particulièrement de lever les yeux vers son fils. Au début, il s'en était étonné et avait pensé, dans la candeur de son jeune âge, que le harceler réglerait la situation. Mais la baffe qu'il s'était prise ce jour-là avait définitivement calmé ses ardeurs à se faire remarquer à table et depuis, il n'avait pas retenté l'expérience. De toute façon, à chaque fois qu'il ouvrait la bouche, c'était pour le gronder. Comme s'il avait fait une bêtise énorme dont il ne se souvenait plus mais qui le poursuivrait à jamais. Une bêtise que son père lui reprocherait toujours… Il n'aimait vraiment pas ça. Ça lui faisait mal.
Il regarda sa mère, en face de lui.
– Maman… Est-ce que je suis un vilain garçon ? demanda-t-il.
– Mais non, mon chéri. Pourquoi penses-tu ça ?
– Pourquoi papa ne m'aime pas alors ?
Son père arrêta sa cuillère tandis que sa mère devenait un peu plus pâle. Il eut presque l'impression que l'air se gelait dans la cuisine. Il regretta presque instantanément d'avoir posé la question, même si elle l'obsédait depuis quelques temps déjà.
Son père repoussa violemment son assiette.
– Aphrodite, commença sa mère d'une voix qu'elle voulut la plus sûre et la plus douce possible. Ton père t'aime voyons…
– C'est… hésita-t-il un instant.
Son père se leva et vint lui poser une main sur l'épaule, mais le geste n'avait rien d'amical. Il sentait ses doigts durs et courts s'enfoncer dans son articulation comme les serres d'un rapace, provoquant une légère douleur.
– Tu réponds à ta mère ?
Les serres se resserrèrent encore et un faible gémissement lui échappa. Sa mère n'osait pas bouger, les yeux rivés sur son mari comme si elle voyait un fantôme.
– Non…Non… fit Aphrodite pour obtenir la libération de son épaule qui commençait à être franchement douloureuse.
Les serres allaient toujours plus profondément dans sa jeune épaule, juste au niveau de l'articulation.
– Redis-le bien, que ta mère entende !
– Non, je répondrai plus !
L'emprise se relâcha lentement, comme à regret. Aphrodite ne put s'empêcher de porter sa main à l'épaule pour la masser. Les griffes étaient parties, mais elles avaient oublié d'emporter leur douleur avec elles. Son père retourna s'asseoir en lui jetant un coup d'œil méprisant.
– Et c'est un garçon ça, lâcha-t-il. Tu n'es qu'une fillette ! J'ai bien l'intention que ça change ça !
– Svend !
– Ama, tais-toi.
Le ton était cassant. Sans réplique possible. Aphrodite se maudit d'avoir posé sa fichue question.
– Toi, tu vas te coucher tout de suite !
– Mais il n'a pas fini de…
– Justement, c'est le début de son renforcement. Tu le chouchoutes et l'élèves dans la soie, c'est normal qu'il ait un caractère pareil, habitué à tout avoir. Dès demain, je vais prendre son éducation en main et redresser la barre.
Aphrodite n'aimait pas du tout l'attention que lui portait son père brutalement. Vraiment pas. Avec quelqu'un pour qui un contact physique avec son fils se résumait à lui broyer l'épaule, il ne fallait pas être devin pour deviner que l'éducation ne serait pas agréable. Tâchant de se lever sans montrer qu'il s'était mis à trembler, le petit garçon quitta la table et se dirigea vers sa chambre. La rose… Penser à la rose. Il irait la chercher lorsque son père dormirait. Et elle lui murmurerait des mots doux au creux de l'oreille pour l'endormir.
Juste avant qu'il ne quitte la cuisine, la voix de son père se fit entendre, encore plus méprisante et agressive que d'habitude.
– Tu veux savoir pourquoi tu es un sale garçon ?
Aphrodite ne se retourna pas.
– C'est parce que tu as tué ta sœur ! révéla Svend avec un plaisir à peine dissimulé.
Aphrodite sursauta. Non… Non… Mensonge… Il n'avait jamais eu de sœur ! Il courut jusqu'à sa chambre sous l'appel de sa mère et se jeta sous les draps. Il pleurait. Quelque chose en lui savait que son père disait vrai. Il ne voulait pas écouter cette petite voix, il ne voulait pas ! C'était… Il se recroquevilla.
– C'est un mensonge, murmura-t-il au milieu de ses sanglots. C'est un mensonge…
Plus tard dans la soirée, sa mère se glissa dans sa chambre en veillant à ne pas réveiller son père. Il ne dormait pas, le visage creusé de larmes. Elle les avait essuyées et avait tâché de lui expliquer que parfois, lorsque des jumeaux vont naître, un petit cordon semblable à celui ombilical se forme entre eux. Alors, l'un d'entre eux se met à littéralement absorber la vie de l'autre, jusqu'à épuisement. Il le vide de sa substance. C'est rarissime. On ne peut rien y faire, et le survivant n'en est pas responsable.
Mais Aphrodite continua à pleurer. Son père avait bel et bien raison. Il était… Il était… Il s'enfouit la tête sous les draps pour forcer sa mère à le laisser. Elle le quitta à regret. Il resta un instant dans la même position puis il se leva brusquement et alla jusqu'à la véranda.
Quelques minutes plus tard, il posa le pot du rosier contre son lit et il se ré-enfouit dans son abri de laine et de coton, les yeux rivés sur le bouton. Il avait si mal et il était si en colère après lui-même, après sa mère, après son père. De sa petite main, il serra le pied fortement épineux de toutes ses forces. Il ressentit immédiatement une vive douleur. Même son amie le détestait à présent. Mais il lui semblait que sa colère était apaisée par cette petite souffrance. Que la rose l'absorbait. Alors il serra davantage. Vu son état et sa force, il ne pouvait pas endommager la plante, mais elle, le soulageait. Il n'était… qu'un meurtrier.
Devant lui, le bouton de la rose se mit à grossir et à éclore en partie lentement, dévoilant les bords de délicats pétales rose sang.
A l'aube, la porte de sa chambre s'ouvrit brutalement. Une claque le mit rapidement sur pied. Son père était engoncé dans un épais manteau, comme s'il s'apprêtait à sortir. Il le somma de s'habiller.
– Pourquoi ?
Une claque lui répondit.
– Ne pose pas de questions idiotes. Tu le sauras bien assez tôt.
Son père s'attarda sur le petit visage rond, semblant chercher quelque chose. Il lui releva brutalement le menton pour confirmer ses soupçons.
– Des yeux bien rouges, dis-moi… Tu as chialé, c'est ça ?
Aphrodite inclina la tête.
– Vraiment, tu n'es qu'une femmelette, mais heureusement que je m'en suis aperçu. Je vais faire de toi un homme, un vrai, pas une fillette qui pleure à la moindre occasion. Dépêche-toi maintenant !
Aphrodite obtempéra. Il avait le cœur qui commençait à battre trop vite. Son père qui d'habitude ne lui adressait jamais ni geste ni parole… venait soudain le réveiller aux aurores, le touchant, l'engueulant ? Pourquoi quelque chose dans sa tête hurlait de se méfier ? Lorsqu'il fut prêt, il fit mine de prendre son manteau mais son père attrapa son poignet et le serra.
– Tu n'en auras pas besoin.
Il le traîna à sa suite jusqu'à la salle de bain. Il prit une paire de ciseaux et entreprit de couper les longs cheveux du petit garçon, qui, à son goût, faisaient bien trop " gamine ". Aphrodite voyait du coin de l'œil ses longues mèches bouclées couleur mers du sud qui s'accumulaient au sol, formant un doux tapis. Mais qu'est-ce qui arrivait à papa ? Et maman, où était-elle ?
Dès qu'il eût fini son semblant de carré, Svend reposa l'instrument et reprit Aphrodite sans aucune douceur, mais cette fois, il l'entraîna au-dehors.
Il frissonna. Le soleil apparaissait tout juste à l'horizon, pour l'une des dernières fois avant le long hiver sombre de la Suède. La température était basse et il grelotta presque immédiatement alors que son père l'entraînait toujours plus loin sur la plaine enneigée. Au bout de quelques minutes, il ne sentait déjà presque plus ses orteils, le froid les atteignant à travers les chaussures qu'il portait. Sa respiration et celle de son père formaient de petits nuages, qui en temps normal, l'auraient fait sourire. Ils lui faisaient peur pour l'instant. Le sentant ralentir, Svend serra davantage son poignet et le tira vers lui, manquant de le faire trébucher.
– P…Papa ! appela Aphrodite, à la fois frigorifié et apeuré.
Aucune réaction de son père. La forêt se rapprochait d'eux lentement. C'était là-bas qu'il comptait l'emmener ? Mais pourquoi faire ?
– Papa !
Nouvel échec. Les arbres déplumés formaient déjà un labyrinthe étroit.
– Papa, où on va ! Lâche-moi, tu me fais mal !
Les larmes menaçaient de réapparaître dans ses yeux. Il n'arrivait presque plus à bouger les doigts de sa main captive.
Sans crier gare, Svend s'arrêta, se retourna, et sans le lâcher, lui administra une double volée de revers de la main. Aphrodite en perdit l'équilibre mais la poigne ferme de son père le releva presque aussi sec.
– Première leçon : Ne me donne jamais d'ordre ! enseigna-t-il à l'aide d'une nouvelle claque. Deuxième leçon : Ne pleure jamais ! Pleurer, c'est bon pour les filles ! La fragilité, la sensibilité, c'est de la foutaise ! Seule la force compte, tu as compris ? ( Il serra encore le poignet ) Tu as compris ?
Aphrodite gémit sous la douleur cuisante de ses joues et de son poignet, mais il était trop secoué pour pouvoir répondre. Son père afficha un étrange sourire qui finit de le terrifier.
– Les cours commencent maintenant. Et retiens bien : la Force ! Rien que la force !
Et il l'entraîna dans la forêt.
Là où ses cris ne pourraient pas être entendus.
Sa main se resserra autour du pied de la rose. Le sang gouttait sur les épines avant de suivre un sinueux chemin le long du pied pour rejoindre la terre. Aphrodite serrait les dents. Il ne sentait presque pas la morsure de sa fleur sur ses piqûres de la veille, percevant juste que les dents acérées s'enfonçaient doucement dans les blessures à peine cicatrisées. A nouveau, la douleur semblait être aspirée par la plante, mais la colère, elle, était toujours là. Et elle, elle faisait terriblement mal.
Svend n'avait jugé opportun de rentrer que bien après la tombée de la nuit, alors que le blizzard s'était levé, balayant la neige, la forêt et eux qui s'y trouvaient de son souffle froid. Mais papa avait voulu rester. Il l'avait fait courir pendant des heures à travers bois, marquant la cadence à suivre de sa voix forte et autoritaire. Au début, Aphrodite s'était rebiffé mais les grandes mains tombant de toutes leurs forces sur sa nuque avaient rapidement muselé ses revendications. Aucun gémissement n'avait été toléré. La claque était la sanction immédiate et douloureuse. Alors, le petit garçon avait obéit, se maudissant de ne pouvoir rien faire d'autre devant cet homme. Il avait couru, s'efforçant d'oublier la neige qui lui gelait les pieds, les mains, la douleur de son cou, meurtri par les coups. Svend avait guetté en retrait la moindre faute, prompt à corriger la moindre incartade. Plusieurs fois, l'enfant s'était retrouvé le visage dans la neige pour être brutalement arraché du sol par les cheveux et sommé de reprendre sa course.
Papa avait aussi tenu à ce qu'il grimpe aux arbres avec autant d'habilité qu'un singe. Ce n'était pas encore ça. Les écorces gelées devenaient aussi tranchantes que des rasoirs si on les cassait, et elles étaient trop lisses pour offrir la moindre prise. Au début, sa main blessée par les épines du rosier lui avait fait très mal… Puis le froid avait endormi la douleur. Avant d'endormir son nez, ses lèvres, ses pieds. Aphrodite savait ce que ça impliquait malgré son jeune âge. Il avait beaucoup pensé à maman. Elle ne voulait jamais qu'il sorte dehors sans écharpe, bonnet, gants, manteau, disant que sinon, c'était la mort assurée. Il avait pourtant tenu bon, malgré la fatigue, la faim, la soif dévorante. Svend avait refusé qu'ils rentrent pour manger à midi. Il avait obligé son fils à poursuivre son escalade, tandis qu'il sortait de sa poche un sandwich de fortune. La rage dans le regard, Aphrodite s'était tu et avait concentré ses forces pour ne plus sentir le froid. Viendrait l'heure de la revanche. Il le sentait.
L'enfant desserra son étreinte autour du rosier et le regarda d'un œil morne. Il était fatigué, courbaturé, frigorifié. Il s'était roulé en boule dans son lit et s'était enrubanné comme une momie dans ses plus chauds draps, mais il continuait à trembler de froid. Il avait froid, mais ses doigts et son nez étaient bouillants, comme chauffés à blanc. Qu'est-ce qui lui arrivait ? Il regarda la rose. Le bouton avait encore un peu éclos. La rose sang ne tarderait pas à ouvrir totalement ses pétales. Un deuxième bouton, plus timide, était apparu. Quand ? Il l'ignorait. Il venait juste de le remarquer.
Il n'avait pas vu sa mère de la journée. Peut-être que papa avait raison. Peut-être qu'il avait dit la vérité aujourd'hui. Que maman le détestait en fait. Parce que sa sœur Aphrodite était morte à cause de lui.
– Pourquoi Svend ? Pourquoi t'acharnes-tu sur ce petit ?
– Je lui forge le caractère, Amaryllis, je ne vois pas où est le mal.
Il but un peu de café chaud et plongea son regard dans l'âtre. La jeune femme laissa ses mains violemment tomber sur la table.
– Je ne te laisserai pas lui faire du mal ! Tu as profité de ma confiance ! Ça ne se reproduira pas !
Svend avait prétendu qu'il emmènerait Aphrodite faire une promenade en ville aujourd'hui, pour lui montrer autre chose que les mornes forêts qu'il avait toujours connues. Quelle imbécile ! Elle n'avait compris que lorsqu'elle avait vu revenir son petit à moitié frigorifié. Elle… Elle n'avait voulu comprendre qu'à cet instant.
– Peu importe ce que tu prétends faire ou non, aujourd'hui, tu as failli le tuer ! reprit-elle.
– Je t'en prie, ne me fais pas rire ! Ama, ce petit est toujours vivant ! Un peu de froid ne le tuera pas. Un peu de sport, de la discipline, et il deviendra assez costaud pour devenir immortel, ton sucre d'orge.
– Svend…
Elle secoua lentement la tête.
– Tu as tellement changé. Où est le Svend qui me murmurait des mots doux au creux de l'oreille ce jour-là ? Où est passé le Svend qui voulait que cette maison déborde de rires d'enfant ?
– Il est toujours là, Ama, c'est toujours moi. Seulement, le ciel a été cruel avec nous. Il nous a arrachés l'un de nos enfants, notre petite fille, pour ne nous laisser que cet avorton maigre comme une brindille !
– Il n'est pas responsable ! Le docteur te l'a expliqué pourtant, c'était totalement imprévisible ! Et même si nous l'avions su, nous n'aurions rien pu faire. Une opération aurait tué les deux enfants !
– Ça n'aurait pas été plus mal ! ragea-t-il en se levant brutalement.
Elle écarquilla les yeux.
– Comment… Comment peux-tu oser dire ça ? souffla-t-elle, incrédule.
– Ça serait revenu au même. Ça n'aurait pas changé grand-chose à aujourd'hui, à part le fait que nous n'aurions pas eu ce pleurnicheur dans les jambes.
– Mais... Mais… C'est de ton fils dont tu parles ! Ton fils de 4 ans !
– Un enfant qui naît en en tuant un autre ne mérite pas l'affection de ses parents. Tout ce qu'il mérite, c'est d'obéir à ce qu'on lui dit, sans rechigner, pour se faire pardonner d'oser se montrer à la face du monde ! A chaque fois que je le vois, je… je ne peux pas m'empêcher de revoir notre petite fille, notre petite Aphrodite… C'est à cause de lui qu'elle n'est pas née ! Coupable, responsable : tout ça, il l'est, consciemment ou non.
Il ne dit plus rien et se laissa retomber devant l'âtre, une main sur la tête. Svend avait tellement été heureux lorsque, à l'échographie, le médecin leur avait montré les deux petits cœurs palpitants à l'unisson, quand, au fur et à mesure de la croissance, les jumeaux avaient pris forme. Un garçon et une fille. Constamment lovés l'un près de l'autre. Des jumeaux transfuseur-transfusé. Svend avait tenu à donner des noms grecs aux enfants, pour sa femme. Aphrodite et Damalis. Et puis était venu le jour de la naissance. Svend avait simplement dit au docteur que le petit porterait le nom d'Aphrodite. Déjà à cet instant-là, n'avait-elle pas osé répliquer, trop affaiblie.
Elle baissa les yeux sur lui, qui était à présent si petit, secoué de petits spasmes. Il sanglotait. Il haïssait ce petit enfant qui l'avait privé d'une petite fille à chérir. Et elle… Quelle mère était-elle, à ne pas arriver à détester ce scélérat ? Elle ne put s'empêcher de venir près de lui et de poser une main sur son épaule.
Pourquoi pleures-tu ?
– Je ne pleure pas.
Pourquoi me mens-tu ?
– Je ne mens pas, c'est pas vrai.
Pourquoi pleures-tu ?
– …
Pourquoi ne m'aimes-tu plus ?
– C'est pas vrai, je t'aime.
Pourquoi pleures-tu ?
– …Parce que papa et maman ne m'aiment pas…
Pourquoi ton cœur souffre-t-il ?
– Parce que… Parce que j'avais une sœur et qu'elle est morte à cause de moi…
Pourquoi ne fermes-tu pas les yeux ?
– J'ai mal…
Pourquoi ne dors-tu pas ?
– J'ai froid… Je suis tout seul…
Alors, laisse-moi te bercer…
Aphrodite tendit le bras et enserra doucement le pied du rosier. Il était vraiment fatigué d'un coup… Il ferma les yeux. Enfin, le sommeil le gagna.
Comme la veille, Svend vint le tirer du lit dès l'aube. Mais cette fois, alors qu'il poussait Aphrodite dehors, Amaryllis le retint par la manche. L'enfant n'osa pas s'approcher pour mieux entendre. Il y avait des cris, des intonations de voix cassantes, des reproches. C'était à cause de lui ? C'était la première fois qu'il voyait ses parents se disputer et il savait en être la raison. Il n'aimait pas ça. Cette fois… Peut-être que papa serait plus gentil. Il ne l'avait toujours pas laissé prendre de vêtements chauds, mais il voulait s'accrocher à ce mince espoir. S'y cramponner. Il serra ses mains l'une dans l'autre et fit quelques pas pour ne plus entendre les vociférations étouffées à l'intérieur de la maison.
La plaine était silencieuse à cette heure-ci de la journée. Les animaux dormaient. Il n'y avait que le souffle du vent. Les squelettes arboricoles au loin se dressaient comme des barrières infranchissables à perte de vue. Une cage… On aurait dit une cage. Le soleil avait du mal à se lever aujourd'hui. Aphrodite se rappela que bientôt, d'ici quelques jours, il ne se lèverait plus durant tout l'hiver. Il ferait encore plus froid. Papa arrêterait sûrement son " éducation ". Seulement quelques jours à tenir.
La porte se rouvrit et Svend se dirigea vers lui, l'air énervé. Qu'est-ce que maman et lui s'étaient dit ? Impossible de le savoir. Il lui tapa l'arrière du crâne et lança :
– Avance au lieu de rester planté là !
Il sentit la peur revenir, instinctivement. Papa voulait retourner dans la forêt. Il avait emmené quelque chose avec lui. Un fusil.
Ils marchaient dans la forêt depuis longtemps à présent. Svend restait derrière Aphrodite, avançant de son pas soutenu. Il administrait des tapes dans le dos du gamin lorsque celui-ci ralentissait ou lui tapait la nuque, au même endroit que la veille, sachant pertinemment que cela serait très douloureux. Aphrodite ne protestait pas. Ses pensées se dirigeaient toutes vers l'arme à feu. Papa ne s'en servait pas beaucoup. Il allait parfois, au début de l'année, avec des amis, pour tirer avec. Il ramenait à la maison des oiseaux, de mignons oiseaux avec lesquels Aphrodite jouait innocemment au début. La première fois que son père en avait ramenés. La perdrix était belle, douce, ses plumes étaient si soyeuses que l'enfant l'avait prise dans ses bras. Sa mère, mi-amusée, mi-inquiète, la lui avait reprise en lui expliquant avec des mots simples que l'oiseau était mort. Il avait eu un mouvement de recul. Puis avait demandé ce que c'était d'être mort. Et il n'avait pas aimé du tout, fondant en larmes pour le pauvre oiseau. Il n'avait pas voulu en manger.
Papa n'était pas allé chasser depuis longtemps. Pourquoi avait-il pris le fusil ? Il ne devait pas penser à de mauvaises choses. Papa ne lui ferait rien. A part les claques sur la tête et la nuque et les poussées dans le dos qui manquaient à chaque fois de le faire tomber, c'était une balade entre un papa et son garçon. Et puis… Maman le protégerait. Toujours.
Son père lui attrapa les cheveux pour le faire arrêter et revenir vers lui. Il lui commanda de se mettre à genoux et de ne plus bouger ni faire de bruit. Il obéit. La neige lui arrivait à mi-jambe dans cette position et il ne pouvait poser la main gauche sur le sol, car le froid rendait les blessures plus douloureuses. Elles cuisaient comme chauffées à blanc. Il ne tiendrait pas très longtemps ainsi. Il vit son père se lever, les sens aux aguets. Svend s'éloigna et disparut de son champ de vision. Que faisait-il donc ? Aphrodite avait très envie de se lever pour le suivre mais le souvenir des claques qu'il distribuait depuis peu le faisait réfléchir. Il n'attendit pas très longtemps avant d'entendre un coup de feu, suivi d'un cri aigu et déchirant. Son père réapparut.
– Debout, nous allons apprendre la leçon 3 ! commanda-t-il en le relevant, ses serres agrippées à sa nuque.
Aphrodite tut le gémissement qui menaçait de passer ses lèvres. Ne montre pas que tu as mal. Il fut à moitié traîné, à moitié poussé vers l'endroit duquel venait Svend. C'était une petite clairière dégagée en plein cœur de la forêt. La lumière y était douce. Mais… Aphrodite n'arriva pas à réprimer un sursaut. Il y avait une biche étendue au sol. Du sang l'entourait, tandis qu'une monstrueuse blessure s'étalait sur son arrière-train. La pauvre bête essayait de se redresser en soufflant et geignant, les pattes arrières en miettes. Ses grands yeux noirs se posaient successivement sur les humains et les bois alentours. Ses longues pattes fines faisaient d'inutiles efforts. La biche cracha du sang. Aphrodite voulut se reculer, fermer les yeux, partir loin, mais son père lui tourna violemment la tête et la maintint pour le forcer à regarder l'animal agonisant.
– La leçon 3 : Ne fais jamais montre de pitié ou d'autres sentiments ridicules ! Les sentiments font perdre ! La Force est tout ce que tu as besoin de connaître.
Aphrodite ne put empêcher ses larmes de couler. Svend s'en aperçut et reposa sa main sur sa nuque, serrant.
– Tu ne dois plus jamais pleurer, ni avoir de sentiments, tu entends ?
– P…Papa… Je veux partir, je t'en prie ! supplia Aphrodite.
Son père sourit méchamment.
– Pas avant que tu n'aies bien compris la leçon.
Sur ce, il l'entraîna avec lui au plus près de la bête, s'aidant des deux mains pour retenir le gamin qui tentait de s'enfuir. Même les claques n'arrivaient pas à le calmer. A mesure que l'odeur du sang se faisait plus forte à son nez, il se débattait plus et était agité de frissons nerveux. Il balbutiait qu'il voulait partir. La leçon 3 allait vraiment être utile.
– Tu étais pourtant si pressé de naître, morveux, lança-t-il d'une douce voix, en maintenant de force le visage d'Aphrodite près de celui de la biche. Aussi pressé que cette bête. Tu as même tué ta sœur jumelle pour ça ! Mais tu es faible, un lâche, un poltron ! Comme la biche ! Alors comme elle, tu te feras avoir si tu ne changes pas ! C'est pour ton bien.
Aphrodite tentait de fermer les yeux et de ne plus respirer. Il détestait cette odeur de sang mêlée au musc animal, il ne supportait pas de sentir les mouvements désespérés de la souffrance si près de lui, alors qu'il ne pouvait rien faire pour l'aider. Svend le traîna face au cervidé, de sorte que leurs regards se croisaient à chaque mouvement de la mourante pour tenter de fuir. Il la regardait fixement, incapable de détacher ses yeux de ceux de l'animal, dans lesquels il parvenait à lire la plus grande des douleurs, mêlée à la peur, à l'espoir. Un si maigre espoir. Il scintillait si faiblement dans ses yeux. Svend regarda un instant le visage pâle de son fils. Vraiment, il était trop sentimental. Il fallait arranger ça.
– Maintenant, tu vas appliquer la leçon 3.
Aphrodite sentit qu'on lui mettait quelque chose dans les mains. Lourd. Dur. Long. Froid… Il baissa lentement les yeux. Le fusil. Son père venait de lui cramponner les mains dessus. Il leva un regard affolé sur lui.
– Tire.
Sa bouche s'ouvrit, frissonna, se referma, plusieurs fois, sans qu'aucun son ne puisse en sortir. De part sa longueur, le canon du fusil touchait pratiquement le front de la biche qui faiblissait mais continuait de se débattre, hurlant de plus belle. Il… Il ne voulait pas. Il ne pouvait pas !
– Tire, j'ai dit, répéta son père plus méchamment.
Il secoua doucement la tête.
– N-Non… Non…
– Tu vas obéir !
– Non…
– J'ai dit : Tire !
– Non, je veux pas ! hurla l'enfant en essayant de jeter le fusil au sol.
Son père alla plus vite que lui. Il lui donna un violent coup de pied derrière le genou. Dans un cri étranglé, il tomba à genoux et sentit tous ses muscles se tendre… La détonation éclata comme mille tonnerres à ses oreilles. Il ne comprit pas tout de suite. Quelque chose de chaud et un peu visqueux l'éclaboussa. Il ne tremblait plus. Il n'y avait plus de bruit, et devant lui, il y avait une fine fumée qui s'élevait. Une odeur de poudre non loin… Comme figé, l'enfant de 4 ans baissa les yeux.
Le crâne de la biche avait explosé à moitié, s'épandant en morceaux de cervelle et liquides gélatineux tout autour d'elle et en partie sur Aphrodite, tandis que son sang avait formé une magnifique rosace brillante alentour. Une partie de l'épaule et du cou avait été arrachée sous le choc et laissait à nu les muscles, tendons et autres artères palpitant encore.
Svend lui retira le fusil et donna un coup de pied méprisant dans le crâne en gelée.
– Tu vois, c'est ça la défaite. Perdre. C'est laid, n'est-ce pas ? C'est dégueulasse ! Les sentiments mènent à la défaite, toujours ! Perdre est la chose la plus laide qui soit. Ne l'oublie jamais.
Il tapota d'un air satisfait sur l'épaule froide d'Aphrodite. Ce mioche était fait pour tuer. Il était né du meurtre. Il était normal qu'il apprenne par ce biais. Et il se débrouillait bien. Vu l'angle, la biche avait dû sentir son crâne être emporté "lentement". Tuer était la seule chose que ce poids mort faisait correctement.
Toujours tétanisé, Aphrodite ne pensait plus à rien, les yeux tremblants. Il était aussi blanc que la neige. Le mélange de sang et de liquide crânien qui l'avait aspergé coulait doucement sur lui, imprégnant ses courts cheveux et ses vêtements. Il parvenait à distinguer l'odeur étouffante du sang autour de lui, accompagnée d'une autre plus amère provenant du cerveau éclaté tout près de lui. Comme vidé de toute substance, il ne broncha pas quand son père le releva par les cheveux pour le tirer derrière lui afin de continuer le dressage. Il titubait, se laissait faire comme une poupée, malgré les baffes et les commentaires qu'il n'entendait ni ne sentait. Il lui semblait qu'il flottait.
Perdre est la chose la plus laide qui soit. La défaite est horrible. Elle sent le sang. La douleur. Elle s'imprègne. Elle rampe sur moi. La défaite est horrible. Il ne voulait plus sentir ça. Plus jamais. La défaite était une mauvaise chose. Très mauvaise, à fuir, à éviter, à oublier. La victoire… La victoire devait être beauté alors. La beauté. La seule chose bonne. Beauté. N'oublie jamais. Sinon, il hurlerait comme la biche jusqu'à ce que quelqu'un vienne l'achever. Il avait encore tué. Il était un…
Le coup de pied dans le dos le fit revenir à la réalité tandis qu'il s'effondrait dans la neige dure.
– Continuons à réviser nos leçons.
Pourquoi es-tu triste ?
Il serrait le rosier, mais avec moins de force que d'habitude. Il gardait les yeux fixés sur la rose rouge éclatante qui avait éclos ce matin. Son parfum délicat avait un peu réussi à couvrir l'odeur du sang.
Pourquoi es-tu triste ?
Il caressait les épines d'un geste mécanique, le regard vitreux. La biche hurlait tellement. Il la revoyait, se débattant pour lui échapper alors qu'il s'approchait, fusil armé.
Pourquoi es-tu triste ?
Le bouton qui était apparu ce matin était en train de se faner. Mais il n'y pensait qu'à moitié, perdu dans un autre monde. La biche voulait partir loin de moi. La défaite…
Pourquoi es-tu triste ?
Elle voulait vivre. La défaite est horrible. La beauté… Il jeta un regard hagard sur le bouton desséché. Lui aussi était mort. Il mourait à vue d'œil depuis qu'Aphrodite avait posé la main sur le rosier.
– Parce que je suis un monstre, murmura-t-il.
Pourquoi…
Il ferma les yeux et lâcha la plante. Un monstre qui tuait tout ce qu'il touchait.
La nuit tomba bientôt sur la Suède. Le soleil vint saluer une dernière fois ses enfants avant de se cacher pour les 6 mois à venir, laissant la terre se débattre dans les ténèbres. La température baissa brutalement, le blizzard se mit à souffler presque sans discontinuer et beaucoup prédirent que ce serait là l'hiver le plus rigoureux de ces 20 dernières années. Un temps parfait pour endurcir. Svend ne s'arrêta pas comme l'avait espéré Aphrodite. Il continua à l'entraîner dehors tôt le matin pour ne le ramener que tard le soir, ne lui permettant ni de boire ni de manger pendant qu'il était avec lui. Il devenait plus dur. Les coups de pied avaient succédé aux claques. Les courses étaient de plus en plus longues, les exercices de plus en plus exigeants. Régulièrement, Svend contraignait le petit à rester dehors de longues heures, le laissant se débrouiller pour survivre malgré le froid polaire. Amaryllis, malgré sa colère, ne pouvait pas l'en empêcher. Elle était tombée malade au début de l'hiver et ne pourrait quitter son lit avant quelques semaines, devant rester sans rien faire alors qu'elle voyait le sourire de son fils devenir rare, son visage autrefois radieux se durcir petit à petit, ses yeux rieurs perdre leur éclat de vie.
Son père lui coupait régulièrement les cheveux. Elle ne pouvait plus les lui caresser. Aphrodite ne la laissait plus faire. Il se reculait doucement dès qu'elle tendait la main vers lui, un sourire triste sur le visage pour l'adoucir. Il parlait peu mais elle l'entendait murmurer, le soir, parfois. Il avait également maigri progressivement. Il n'était pas squelettique, mais Svend avait considéré que son endurcissement passait par une réduction de la nourriture qui lui était allouée. Amaryllis avait peur. Elle voyait son fils mais le reconnaissait de moins en moins, à mesure que son père passait plus de temps avec lui, à l'entraîner quelque part au-dehors, à le forcer à courir sans relâche pieds nus dans la neige, à y ramper, à achever lui-même lapins et lièvres.
Aphrodite… Comme elle s'en voulait. Elle devait guérir, vite, pour sauver son petit…
…ou ce qui pouvait encore l'être de lui.
– Pourquoi tu meurs ? murmura-t-il.
Le rosier n'allait pas bien. La rose rouge magnifique s'était desséchée peu après le bouton, et depuis, la plante ne produisait plus que de petites feuilles qui se racornissaient dès qu'il y posait la main. Etait-ce parce qu'il ne passait plus beaucoup de temps ici, dans sa chambre ? Peut-être que son père versait quelque chose dans la terre pour la faire mourir.
– Tu étais si belle…
Depuis peu, un maigre bouton avait émergé, au pied de la plante, à l'endroit où il posait sa main pour s'enfoncer les épines dedans. A croire que la rose absorbait son sang pour s'en nourrir. Il se concentra un peu plus.
– Pourquoi tu meurs ? Tu ne m'aimes plus ?
Je meurs… Parce que tu meurs…
Il posa la main et s'enfonça les épines. Son sang coulait. Il était toujours vivant. Et malgré ce que voulait son père, il était comme le petit bourgeon inespéré du rosier : né de la laideur, il devenait beauté. De plus en plus beau. Même sa mère le disait, et il le voyait dans le regard de son père. Je suis beauté. La beauté, c'est la victoire.
Un an déjà. Douze longs mois. Il ne voulait pas penser en jours, cela était trop déprimant. Son corps, bien qu'ayant maigri un peu, était devenu plus fort, plus résistant. Malgré toute sa hargne, Svend n'avait pas réussi à le tuer ni à le briser. Aphrodite ne baissait pas les bras. Il ne pouvait lutter contre son père, il ne pouvait s'empêcher de crier lorsque celui-ci le battait ou lui faisait subir un amer entraînement dans les bois, mais il faisait tout pour garder intact une petite bribe de son cerveau qui lui soufflait des mots doux et courageux pour ne pas s'avilir totalement à cet être méprisable. Svend n'avait pas tort : il avait changé en un an. Il avait perdu une partie de son apparence androgyne, pleurait moins facilement, était plus mâture. Mais il ne supportait plus la moindre remarque. Il devenait agressif. Ce qui ne faisait qu'attirer de nouvelles foudres de la part de son père, et de nouvelles nuits glacées à dormir dehors.
Sa mère s'était remise de sa maladie, mais elle non plus n'arrivait plus à endiguer la vague de violence et de folie de son mari. Aphrodite dut se résigner à rapidement reconnaître… qu'il éprouvait pour elle du mépris. Un mépris profond et certain, un mépris né de la rancœur qu'il lui vouait. Pourquoi ne l'arrachait-elle pas de ce lieu ? Pourquoi ne le défendait-elle pas contre lui ? Faible… Faible créature ! Si toutes les femmes étaient ainsi, Aphrodite n'en voulait pas. Il ne se marierait jamais.
Une seule femme lui semblait irréprochable : sa sœur jumelle, qui avait eu le bon goût de ne pas naître. Il l'avait tuée, mais il avait certainement dû lui épargner bien des souffrances en le faisant. Elle aurait été gentille avec lui, elle se serait dressée fièrement entre lui et leur père pour le sauver, elle l'aurait protégé. Et il aurait pu se blottir entre ses bras paisiblement jusqu'à ce que le sommeil l'emporte…
Il frissonna et se frotta les épaules. La lune était haute dans le ciel, et la nuit plus froide que tout en ce froid hiver sans fin. Ne pas s'endormir. Dormir, c'est mourir. Il se le répétait constamment. Il se sentait fatigué en ce moment, et certainement pas à cause du manque de sommeil causé par ses nuits à la belle étoile forcées. Il éprouvait tellement de colère, de ressentiment, de rancœur ! Contre tout et tous, contre ses parents, contre lui-même, contre la Nature si cruelle ! Il aurait tant souhaité pouvoir les balayer d'un revers de la main ! Et ensuite… fermer les yeux… se laisser aller, une fois pour toutes…
Il secoua la tête. Garder la colère en tête. Elle lui tenait chaud au moins. La garder précieusement, comme un trésor du ciel. Colère… Non… De la haine véritable. Une haine bouillonnante, vibrante, coulant à travers ses veines. Il avait l'impression de l'avoir toujours ressentie. Et que cela n'aurait pas de fin.
– Tu faiblis déjà, mauviette ? Ce n'est pas ainsi que les hommes se tiennent !
Il serra ses poings enfantins. Svend avait l'air particulièrement énervé ce matin. La lanière du fouet avait laissé une trace sanglante sur son dos, et la douleur était cuisante bien que supportable. Aphrodite était tombé à genoux, exténué, et la sanction était tombée rapidement. Un second coup le fit trembler. Cette fois, il serra les mâchoires. On lui arrachait la peau avec cet instrument barbare ! Svend s'était pris d'affection pour ce vieux fouet à cheval trouvé il ne savait où et en usait et abusait à loisir sur lui. Il s'était peut-être lassé des coups de poing ou de pied. Le gamin aux cheveux bleus n'aimait pas cette nouvelle lubie, plus douloureuse que les autres. Comme il le haïssait ! Une haine étouffante, aveuglante ! Il était là, à 4 pattes dans la neige, se faisant déchirer le dos à coups de fouet à bestiaux par cet être qui, comble de l'ironie, était son père et aurait dû veiller à son bonheur ! L'impuissance, la haine, l'humiliation le faisaient enrager.
– Lève-toi !
L'injonction fut suivie d'un coup qui le toucha sur les reins. Aphrodite étouffa un gémissement. Qu'il… Qu'il aurait voulu le…! Il abattit son poing fermé contre le sol, les yeux clos de rage. Mais le sol se déroba soudain sous sa main, s'éparpillant en morceaux carbonisés et chauds, comme si une foudre s'était abattue sur lui. Aphrodite ouvrit les yeux, surpris. Son poing reposait 20 centimètres en-dessous du niveau normal du sol, au milieu d'un cratère miniature encombré de neige fondue et de débris de terre. Il retira sa main lentement : un halo lumineux doré l'entoura un bref instant encore avant de s'effacer. Qu'est-ce que c'était ? Et comment avait-il réussi à briser le sol gelé sans même avoir mal ? Il en oublia totalement la douleur du fouet et la menace de son père. Le trou devant lui, c'était lui qui l'avait fait. Si c'était vraiment sa force, alors il pourrait… Il abattit de nouveau son poing, mais il se heurta douloureusement à la terre enneigée.
– Je t'ai dit quelque chose, flemmard ! fit Svend en le relevant durement.
Il le traîna derrière lui. Aphrodite réagissait à peine, frottant son poing blessé. Pourquoi ça n'avait pas marché ? Il avait peut-être rêvé… Ce fut l'eau glacée de la rivière toute proche qui le tira de ses réflexions.
Cette nuit-là, son père l'autorisa à rentrer dans la maison pour dormir au chaud. Les températures annoncées étaient très largement en-dessous de tout ce que pouvait supporter l'enfant et Svend n'avait pas envie d'avoir ensuite des démêlés éventuels avec la police. Aphrodite se terra dans sa chambre. Il regarda longuement les murs, les vêtements, tentant de se réapproprier cet endroit qu'il savait être son domaine mais qu'il perdait de plus en plus. Etranger en ses terres. Rien n'avait changé, à part qu'il faisait encore plus chaud que dans ses souvenirs, même s'ils ne remontaient qu'à quelques jours. Il alla s'asseoir sur le lit et regarda immédiatement son amie.
Le rosier dépérissait toujours. Ses feuilles étaient ternes, sans éclat, tandis que son seul bourgeon demeurait clos depuis des mois et des mois. Maman disait que la rose boudait le jour. C'était peut-être vrai. Aphrodite étendit la main pour caresser la plante. Il ne ressentait plus de colère en sa présence, plus de souffrances, il se sentait bien, en sécurité. C'était ridicule évidemment – comment une simple rose aurait-elle pu le défendre contre son adversaire , mais il ne pouvait s'empêcher de le penser. Il enserra le pied de la plante, à l'endroit habituel, près du bourgeon, et la légère douleur l'apaisa totalement.
Un coup à la porte le fit sursauter.
– Aphrodite ?
Maman. C'était la voix étouffée de maman. Elle n'avait pas mis longtemps à venir l'enquiquiner ! Il la détestait plus que tout.
– Je ne veux pas te voir ! ragea-t-il en serrant plus fort encore sa main.
– Mais…!
– Laisse-moi tranquille !
Sa mère hésita un instant puis ses pas s'éloignèrent dans le silence de la maison. Aphrodite souffla. Quand il regarda sa main, il lui sembla entrapercevoir une lueur dorée. Il cligna des yeux. Plus rien. Il avait dû rêver. Il libéra la plante et contempla un moment les blessures qu'elle lui avait infligées. De minuscules piqûres. Ca ne saignait même pas. Par contre, le bourgeon avait grossi. Il en était certain. Et les feuilles avaient retrouvé un peu de leur éclat. Peut-être que la rose avait besoin de son contact, qu'il lui manquait autant qu'elle manquait à l'enfant au cours de ses nuits solitaires dans la cage des bois.
Il embrassa le bout de ses doigts et les posa sur le bourgeon.
Il ne se passa pas dix minutes avant que sa porte ne soit brutalement ouverte, le réveillant. Il reconnut au premier coup d'œil la haute silhouette de son père. Elle se découpait sur la lumière du couloir et le faisait ressembler à une terrifiante ombre chinoise. Il s'approcha du lit de son fils et lui saisit le poignet.
– J'ai entendu comme tu as parlé à ta mère tout à l'heure.
C'est elle qui a été le lui dire oui ! ne put s'empêcher de penser Aphrodite. Il sentit revenir sa haine.
– Tu as encore besoin de réviser tes leçons, on dirait ! Debout, ce n'est pas encore temps de te reposer.
Il le tira du lit et l'entraîna dans la véranda, dont il ferma soigneusement la porte à clé.
L'air confiné était plutôt froid et la pièce était plongée dans l'obscurité, seulement éclairée par la lune. Svend alluma une petite veilleuse près de la porte. La lumière n'atteignait pas Aphrodite. Celui-ci restait debout devant son père, affrontant son regard noir du mieux qu'il le pouvait, tâchant de dissimuler le début de frissons qui lui parcourait le dos.
– Les leçons, fit calmement son père de sa voix grave. Récite-les !
– Leçon 1 : ne jamais te donner d'ordres ; leçon 2 : ne jamais pleurer : seule la force compte ; leçon 3 : ne jamais avoir de sentiments, la défaite est la pire des laideurs…
Le petit garçon répétait d'une voix monocorde, pareil à un robot ou un automate bien réglé. Les coups avaient gravé chacun des mots dans son esprit, plus lumineux que tout autre pensée ou souvenir encombrant son cerveau.
– …leçon 6 : ne jamais désobéir au plus fort ; leçon 7…
– Stop. La leçon 6, tu l'as comprise ?
– Oui.
– Qui sont les plus forts ici ?
– Toi…et… et maman.
Il détourna la tête rageusement. Svend s'avança.
– Et tu n'as pas respecté l'obéissance que tu lui dois ! Une obéissance absolue ! Tu ne dois plus jamais la contrarier ou ne pas faire ce qu'elle te dit, tu as compris ?
Aphrodite garda les lèvres scellées. Non, il ne pouvait pas obéir à sa mère. Son père fonctionnait aux coups, c'était ainsi qu'il l'avait un peu maté… Mais sa mère était plus sournoise, elle ne disait ni ne faisait rien et venait ensuite quémander la moindre parole gentille ou caresse volée. Elle ne méritait que sa haine, son mépris, sa rébellion ouverte. Il se sentait bouillir.
– Réponds ! lui ordonna Svend en lui faisant claquer la joue.
La tête du garçonnet partit sur le côté sur le coup, mais il resta sur ses pieds, droit. Il ne pourrait jamais obéir à celle qui le maltraitait plus que ce monstre humain face à lui. Jamais. Aphrodite se redressa, plantant son regard dans celui de son père, les yeux brillant de rage.
– Non. Je ne veux pas. Je ne lui obéirai plus jamais, c'est fini !
– Voilà un ton qui ne me convient guère !
Un deuxième coup. Mais Aphrodite se remit fièrement d'aplomb. La différence de taille ne l'impressionnait plus depuis longtemps. Ces claques étaient dues à sa mère. Même à distance, même indirectement, elle le blessait. Maudite ! Il vit le poing de Svend se préparer à le frapper de nouveau.
– Tu vas tenir ta langue, petit…
– Jamais je ne lui obéirai et tes coups n'y changeront rien ! RIEN !
Dans le dos d'Aphrodite, plusieurs fenêtres se fissurèrent tandis que la veilleuse explosait. Svend recula. Le gamin face à lui avait les yeux lumineux et étrangement félins, les pupilles presque réduites à des fentes… L'aura qui émanait de l'enfant… le paralysait littéralement, l'air dans la véranda s'était soudain fait lourd, horriblement oppressant, comme s'il était fait de couteaux et d'épées prêts à s'enfoncer dans son cœur au moindre de ses pas vers lui. Maintenant que la seule lumière disponible était celle de la lune, il la voyait… Il voyait cette faible lumière dorée qui entourait le corps du gamin aux cheveux turquoise.
– Démon… murmura-t-il entre ses dents. Tu n'es rien d'autre qu'un démon…
Aphrodite avait l'impression de voir à travers un brouillard épais. Il se sentait étrangement chaud, léger, et bien. Son souffle s'était accéléré tout comme son cœur, et son regard restait fixé à celui de son père. Tant de haine… Tant de colère… Elles bouillaient en lui, dans ses veines, s'échappant de son corps, soulageant un peu sa peine. Il vit les lèvres de son père remuer. Qu'avait-il dit ? Il n'entendait pas… Sa tête se fit plus lourde… Il allait exploser… De nouvelles fissures s'ajoutèrent à celles qui couraient sur les vitres de la véranda. Etait-ce de la peur qu'il voyait dans les yeux de Svend ? Le brouillard s'intensifia, la fatigue aussi. Aphrodite finit par fermer les yeux et tomba, évanoui.
– Ne t'approche pas, Amaryllis ! commanda Svend d'un ton qui trahissait en partie son inquiétude.
– Ne dis pas de bêtises, il est brûlant ! Il faut bien le soigner !
Svend soupira bruyamment et s'adossa au mur de la chambre. Après que le môme se soit effondré dans la véranda, il l'avait ramené dans sa chambre. Il avait fallu que sa mère insiste lourdement pour obtenir cela. Elle avait pourtant bien vu les fenêtres lézardées, il avait bien senti que c'était l'enfant qui en était responsable, mais elle n'hésitait pas à s'approcher à présent pour passer et repasser des gants imbibés d'eau froide sur son front en sueur.
– C'est ridicule, souffla-t-il. Il n' a pas de fièvre !
– Il est bouillant, tu appelles ça comment toi ? lui lança-t-elle en essayant de modérer sa voix pour ne pas réveiller son fils.
– Tu sais très bien ce que c'est. Il n'est pas normal et ça ne date pas d'aujourd'hui.
Le ton s'était fait cassant. La jeune femme soupira.
– Tais-toi, Svend. Je ne veux plus entendre parler de ça.
– Que tu le veuilles ou non, c'est la vérité.
Vérité ou non, elle ne voulait pas remettre ça sur le tapis, comme Svend se plaisait à lui répéter tous les soirs. Non, elle n'avait pas oublié les quelques fois où des objets avaient été brisés alors que le bébé en colère pleurait non loin d'eux, comment une sorte de légère luminance jaune était apparue sur ses mains… Comment Aphrodite avait un don pour octroyer aux plantes une vie et une vitalité sans précédent. A cette pensée, son regard glissa sur le rosier. Il avait repris vie, son bouton presque éclos. Le matin, elle aurait juré que la plante mourrait le lendemain. Il avait suffi que son petit soit près d'elle pour que brutalement, elle renaisse de ses cendres… Mais comme toutes les mères, elle ne voulait pas reconnaître les bizarreries de son unique enfant, elle voulait fermer les yeux et continuer de vivre dans un monde d'illusions, même amer.
– C'est de ta faute Svend. Tout est de ta faute !
– Ma faute ?
Il se redressa et vint poser une main sur son épaule.
– C'est parce que nous parlions de toi que ça s'est produit. Mon entraînement devait briser son caractère, devait le neutraliser pour de bon… Mais je crains qu'il ne faille tout reprendre à zéro.
Elle n'aima pas le plaisir qu'elle décelait dans ces paroles. Et elle aima encore moins sentir sa force de révolte s'épuiser. Une partie d'elle… voulait croire Svend, croire que… sa cruauté serait utile au final à l'enfant. Elle se faisait horreur.
Elle se releva.
– Je dois aller chercher une bassine d'eau froide.
– Ce n'est pas la peine, ça lui passera. Comme à chaque fois. Laisse-le donc.
– Mais… Sa fièvre…
– Tu trouves qu'il a l'air de souffrir, ton sucre ? Allez, viens.
Le moins que l'on pût dire, c'était que l'enfant était paisible. Il n'avait rien de la personne tourmentée par une fièvre maligne. Elle sentit la main de Svend se refermer sur son poignet pour l'entraîner dehors. Elle se dégagea doucement. De nouveau, sa volonté la quittait. Maudite lâcheté ! Elle s'approcha d'Aphrodite et déposa un baiser sur son front, puis se retourna, frôlant le rosier.
– Aïe…!
– Qu'est-ce qu'il y a, Ama ?
– Rien… Je me suis griffée avec les épines.
Elle contempla sa main, où s'étalaient deux grandes marques rougissantes. Ça cuisait un peu. Elle porta la plaie à la bouche par réflexe.
– Ce n'est rien.
– Faudra que je pense à me débarrasser de cette plante.
– Il y tient tant !
– Justement.
Amaryllis le suivit hors de la chambre, continuant à souffler doucement sur sa petite blessure toute superficielle. Ça ne saignait même pas, mais la sensation de brûlure ne s'en allait pas. Elle jeta un dernier regard à son fils, et le rosier qui était devant lui. Le bouton s'était un peu ouvert, déployant le bord de pétales rouges marbrés de blanc. Elle était lugubre. Amaryllis ne put réprimer un frisson.
Aphrodite ne rouvrit les yeux que deux jours plus tard. Pas un seul instant, la fièvre n'avait baissé durant ce laps de temps, en dépit des soins prodigués. La première chose qu'il vit fut la rose éclatante. La bouton s'était totalement ouvert. Rouge, mouchetée de blanc. Elle était belle. Encore un peu affaibli et à cheval sur le monde des rêves, il tendit un bras hésitant vers elle et caressa les pétales généreux. Le rosier était éclatant.
– Tu vas aller mieux maintenant ? murmura-t-il.
Dors, repose-toi…
La fatigue le reprit. Sa tête était si lourde. Agrippant le pied du rosier, il s'endormit de nouveau, glissant dans un monde où tout était lumière.
Repose-toi, je veille sur toi…
Blanc. Blanc à perte de vue. Il avait l'impression de flotter et un arrière-goût de sang et de métal dans la gorge. Il se sentait léger tout en n'arrivant pas à se déplacer. Y avait-il seulement un sol ici ? Ses pensées elles-mêmes se perdaient hors de son esprit. Il était… déjà venu ici… Où était-il donc ?
– Dans le Ciel…
Il cligna des yeux. Une voix de fille, de petite fille quelque part. Il la chercha du regard, ses gestes lents et sans énergie. Il ne vit personne.
– C'est normal. Je ne suis personne.
Il eut envie de parler mais sa bouche restait obstinément fermée. Qui donc lui parlait ? Depuis quel endroit ? Et où était-il, quel était ce lieu où régnait une lumière apaisante, douce, et aimante ? Comme il aurait voulu se perdre ici.
– Ce n'est pas possible ça. Mais ne sois pas triste. Ne les laisse pas t'arracher les ailes.
Triste ? Pourquoi aurait-il été triste ? Il lui semblait avoir toujours vécu ici, flottant légèrement, ébloui par cet instant de paix qui s'éternisait. Quelque chose émergea devant lui, une sorte de silhouette. Elle avait la même taille que lui et de longs cheveux qui s'agitaient, bercés par le vent. Une enfant… Du même âge que lui à première vue… Pourquoi n'arrivait-il pas à distinguer son visage ? Elle s'approchait de lui, doucement, et lui ressentait de plus en plus d'apaisement, de bonheur. D'amour. Comme si soudainement, ce qui lui avait été arraché lui était rendu. Elle passa ses bras autour de son cou pour se blottir contre lui.
– Je suis avec toi, nous serons toujours ensemble, grand frère.
Aphrodite…
Il voulut tourner le visage vers elle.
Aphrodite…
Mais elle disparaissait déjà dans les ténèbres.
– Aphrodite ?
– M…Maman…?
Il garda les yeux mi-clos durant un moment, le temps de s'habituer à la lumière crue de la lampe de chevet. Sa mère était assise sur le bord de son lit et tenait un livre à la main. Ses yeux doux se posèrent sur lui. Elle se pencha et lui embrassa le froid. Ses lèvres étaient froides.
– Tu te sens mieux, mon chéri ? Si tu savais comme tu m'as fait peur…
– Pourquoi ?
– Tu t'es évanoui depuis deux jours, tu sais. J'ai presque cru que tu ne te réveillerais jamais.
Il ferma brièvement les yeux. Il avait fait un rêve doux et merveilleux, mais il en perdait déjà le souvenir, n'arrivant qu'à en étreindre le bonheur qu'il lui avait procuré. Il regarda sa mère et se rappela sa haine, sa rancœur. Elle le veillait, fidèle à elle-même, pour éviter d'avoir mauvaise conscience ! Demain, elle le laisserait de nouveau aux mains de Svend, tout recommencerait, le jeu de la survie infernale. Même si à présent, il savait qu'il avait quelque chose de spécial. La lumière dorée. Il ne se souvenait plus très bien de l'incident de la véranda, mais le trou dans le sol lui apparaissait très nettement. Il aurait presque voulu que son père l'abandonne de nouveau dehors dans l'instant, en dépit de sa faiblesse. Il lui fallait du temps pour comprendre ce que c'était. Et surtout, comment y maîtriser. La revanche viendrait bientôt. Très bientôt.
Sa mère lui tendit un verre d'eau et l'encouragea à boire pour se réhydrater, avant de se lever pour aller lui chercher à manger. C'est alors qu'il le remarqua.
– Maman, pourquoi ta main est bandée ?
Amaryllis regarda la blessure puis l'enfant. Son visage était bien pâle aux yeux d'Aphrodite, et elle avait l'air fatiguée. Effet dû à la lumière ?
– Une égratignure sans importance, va. Repose-toi, je reviens tout de suite.
Elle sortit.
Aphrodite avala sa salive.
– Je ne veux pas que tu reviennes, jamais, souffla-t-il dans la solitude de sa chambre.
Elle avait les lèvres et les mains froides, le teint cendreux. Aucun doute là-dessus. Bizarre. Aphrodite n'arrivait pas à éprouver de l'inquiétude. Ou plutôt, il se forçait à taire la petite voix au fond de son être qui lui disait de se laisser à pleurer, de s'inquiéter, de laisser s'exprimer ses émotions.
La leçon 3 : Ne fais jamais montre de pitié ou d'autres sentiments ridicules
Pleurer, c'est transgresser les règles. Les transgresser, c'est la défaite. La défaite est laideur. Je ne veux plus jamais voir une telle laideur. Il se tourna vers le rosier, s'immobilisa un instant, et s'approcha de la fleur pour l'examiner plus avant.
Elle dégageait un doux parfum délicat et enivrant, et ses couleurs étaient chatoyantes. Pourtant, un frisson parcourut le dos de l'enfant : les mouchetures blanches sur les pétales… Elles avaient diminué en nombre et en taille. La fleur était maintenant presque totalement rouge sang. Il la caressa, dubitatif. Il avait dû mal voir. Après tout, il sortait d'une crise de fièvre. Il huma le parfum et se renfonça dans son lit, le regard aimanté vers la plante.
Je te protègerai…
– Alors je peux dormir tranquillement.
L'assiette alla se fracasser au sol. Amaryllis se disputa d'être si maladroite ces derniers temps. Ce n'était pas la première qu'elle cassait. Elle ramassa les débris et les jeta, avant de se remettre à essuyer le reste de la vaisselle. Aphrodite n'avait presque rien mangé. Lorsqu'elle était revenue avec son plateau-repas, elle l'avait trouvé endormi tout près du rosier. Il avait l'air si paisible. Comment arrivait-il à dormir à côté de cette fleur qui dégageait une telle puanteur ? A mesure que le temps passait, la rose développait un parfum… nauséabond, qui lui retournait le cœur à chaque fois et lui piquait les yeux. Elle détestait de plus en plus la plante, et si elle l'avait cru possible, elle aurait juré que la réciproque était vraie.
Elle délaissa son ouvrage et s'assit à la table de la cuisine, défaisant le bandage entourant sa main. Les marques de griffures étaient toujours là. Elles n'avaient pas disparu comme elle l'avait prévu, elles restaient et demeuraient, sanglantes, narguant leur victime. La brûlure qu'elles occasionnaient s'était faite plus lancinante mais elle persistait.
Depuis la veille, elle se sentait fatiguée et chaude, alors que son front demeurait froid avec obstination. A la fin de la journée, ses yeux la brûlaient de fatigue et elle avait de la peine à se déplacer. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes et les aliments lui paraissaient fades. Que lui arrivait-il ? Elle avait dû prendre froid… Après tout, Svend et elle avaient passé la journée précédente dans la véranda pour changer les vitres cassées. Il y faisait très froid et sec. La douleur lancinante de la griffure gagna en force et elle appuya dessus pour essayer de la faire passer. Rien n'y faisait, elle se sentait toujours aussi mal. Svend avait raison. Ils devraient se débarrasser de cette plante. Aphrodite y tenait beaucoup mais elle, ne pouvait plus la voir. Son parfum, ses fortes épines, tout la répugnait. Savoir son fils tout près de cette chose l'inquiétait. La douleur se calma de nouveau. Elle se releva, but un peu d'eau, et se remit à s'occuper de la vaisselle luisante. Pourquoi était-elle convaincue à ce point que c'était la blessure de la plante qui la fatiguait autant ? Elle n'aurait su l'expliquer. Tout comme elle n'expliquait pas le fait qu'Aphrodite, pendant qu'elle le veillait, n'avait cessé d'appeler sa sœur…
Comme un enfant,
Aux yeux de lumière,
Qui voit passer,
Au loin les oiseaux ;
Comme l'oiseau bleu,
Survolant la Terre,
Vois comme le monde
Le monde est beau…(…) Blanc l'innocent,
Le sang du poète,
Qui en chantant
Invente l'amour,
Pour que la Vie
S'habille de fête
Et que la nuit,
Se change en jour…
Marie Myriam– Comme un Oiseau
Amaryllis s'allongea sur son lit, le front brûlant. Elle avait du mal à respirer, comme si sa gorge était obstruée par un poids énorme, et chacun de ses souffles lui tiraillait les côtes comme une piqûre. La maison était vide ; Aphrodite et son père étaient à l'extérieur, comme d'habitude. Elle était seule… Trois semaines avaient passé depuis la crise de l'enfant, mais une nette tension s'était installée entre lui et Svend. Le moindre mouvement, le moindre regard devenaient prétexte à une sorte d'affrontement muet. C'était difficile à supporter. Amaryllis soupira et se tourna sur le côté, le corps lourd. La bouche sèche et les yeux brûlants, elle respirait par à-coups profonds. Sans doute la grippe. Du moins, elle tâchait de s'en convaincre. Elle jeta un bref regard à sa main toujours bandée : et si… Non, c'était stupide. Si elle se mettait à délirer à présent ! Elle clôt ses paupières. La tête lui tournait à mesure que son corps devenait plus lourd, plus froid…
C'était si apaisant en fait, de rester ainsi… Si calme, alors que dehors soufflait le blizzard de l'hiver…
Aphrodite poireautait à l'extérieur de la maison depuis une bonne demi-heure, mais cela ne le dérangeait pas plus que cela. Au moins, à cause de la présence des ambulanciers, Svend ne le tourmentait pas. Il s'assura que personne ne faisait attention à lui avant de s'éloigner vers la plaine déserte et blanchie par la neige. Le vent était tombé peu de temps auparavant. Il faisait une température déjà plus supportable. Svend avait quand même eu un comportement bizarre. Il était rentré le premier à la maison, puis… Il lui avait semblé entendre un cri et il l'avait entraperçu par les fenêtres en train de courir de partout, complètement affolé. Aphrodite n'avait pu s'empêcher de sourire : son bourreau ressemblait à une petite bête paniquée dans une cage de verre. C'était amusant. Il aurait aimé le voir comme cela plus souvent. Il avait gardé sa bonne humeur jusqu'à l'arrivée de l'ambulance, trente minutes plus tard. Revêtu de son masque d'impassibilité, seuls ses yeux guettant le moindre mouvement, il avait regardé les hommes entrer et sortir avec du matériel, d'un pas rapide mais professionnel. On faisait comme si sa présence ne comptait pas. Voilà qui le changeait de l'ordinaire, où il aurait aimé que son père fasse pareil plus souvent. Il voulait profiter de ce répit.
Il arriva enfin au cœur de la plaine et se mit à genoux, gardant droit son dos douloureux. Il fallait qu'il essaie de faire revenir cette lumière, encore… S'il arrivait à la faire apparaître à volonté, alors Svend n'oserait plus rien lui faire. Il avait bien remarqué dans son regard cette petite lueur qui s'était mise à briller depuis un mois. Celle de la peur. Peut-être était-il un peu sorcier ou magicien, comme dans les contes. Prisonnier d'un dragon cruel à visage humain et d'une marâtre aveugle, sourde et médisante. Seulement, il ne pouvait pas compter sur un prince charmant pour le libérer. Ici, au milieu de nulle part, il n'avait d'autres choix que de s'en sortir tout seul. Il leva le regard vers le ciel, ses iris se mêlant au bleu aérien. Y avait-il un endroit différent d'ici, quelque part sur la Terre ? Un endroit où les petits enfants de 5 ans souriaient tout le temps ? Comme il aurait voulu effleurer ce paradis… S'il existait, il n'était pas pour lui. Il n'y avait pas d'endroits heureux pour ceux qui avaient tué leur sœur.
Sentant une boule amère se gonfler dans sa gorge, il secoua la tête et se reconcentra sur sa main. Il l'ouvrit, écartant bien les doigts, et en approcha la paume tout près de la surface gelée du sol. Il ferma les yeux et approfondit sa respiration, vidant ses pensées, tendant ses muscles. Se concentrer… Se concentrer au maximum, sentir une chaleur près du cœur qui dérivait doucement vers l'épaule, puis vers l'avant-bras, puis vers la main… La diriger… Il ouvrit les yeux. L'aura dorée, bien que faible, entourait bien sa main ouverte et la neige toute proche s'était mise à fondre légèrement. Il sourit : il arrivait à faire ça à peu près à volonté et pratiquement sans étourdissement à présent ! C'était bon signe. Il fallait persévérer, bander encore plus l'aura, la chaleur, la faire jaillir… Il sentit ses doigts picoter comme parcourus de milliers d'aiguilles.
– Aphrodite ! hurla son père derrière lui.
Il sursauta et referma vivement la main, étouffant un gémissement de douleur. Il avait la sensation de s'être brûlé la paume… Il se tourna vers Svend et crut que celui-ci allait l'assommer. Son regard était celui d'un fou, fixe, vitreux, posé sur son fils comme s'il regardait au travers. Il leva un bras. Aphrodite ferma les yeux par réflexe, et ne les rouvrit que lorsqu'il sentit une paume étrangement amicale se poser sur son dos et le pousser en avant sans force.
– Viens, on doit aller avec les ambulanciers.
Le ton était las, presque indifférent. Aphrodite ne savait trop qu'en penser. Il ne lui avait jamais connu pareil… découragement. Il marchait les épaules un peu courbées en avant comme s'il portait le poids du monde sur ses épaules. Le gamin ne posa pas de questions et se laissa amener jusqu'à la voiture familiale.
Son père suivit immédiatement l'ambulance qui filait sirènes hurlantes sur la route de campagne en direction de la ville la plus proche, Lycksele.
Sainte Marie Mère de Dieu…
Le temps était pluvieux et froid. L'assemblée silencieuse. L'horizon noir.
…Priez pour nous, pauvres pécheurs…
Le cercueil était recouvert de roses rouges et blanches. Svend avait refusé qu'il y mette la rose rouge sang de son rosier, lui tendant une rose achetée au fleuriste du coin. Il avait obéit. Toujours obéir au plus fort. C'est la loi. Il était immobile, dressé au milieu d'autres conviés au mortuaire spectacle. Il s'élevait de la terre une odeur d'humidité agréable, et la voix du prêtre le berçait un peu. Ses yeux bleus restaient fixés sur le cercueil, non par horreur mais parce qu'il fallait bien qu'il regarde quelque part durant le long discours. Il n'arrivait pas à se représenter un corps dans cette boîte en bois verni. Ni que l'un de ses tourmenteurs était désormais hors circuit. Que disait le prêtre ?… Ah oui…
– Priez pour nous pauvres pécheurs, aujourd'hui comme à l'heure de ma mort, murmura-t-il entre ses dents.
Il leva un regard vers son père : son visage était arrosé par la pluie, nul moyen de savoir s'il pleurait comme le reste de l'assistance. Il était le seul à ne pas pleurer visiblement. A rester insensible. Le cercueil se mit soudain à trembler et à s'enfoncer dans la terre, guidé par deux employés des pompes funèbres, et le cortège jusque là immobile éclata en une multitude de visages anonymes et assombris, qui se rassemblaient comme autant de corbeaux autour du trou dans le sol. Une main se posa sur son épaule, et une voix de femme lui souffla, entrecoupée de pleurs contenus :
– Courage mon petit, courage…
La main s'éloigna alors, laissant Aphrodite seul au milieu des pierres tombales sous la pluie battante. Ses cheveux turquoise apportaient une touche de lumière insolente à la scène. Il serait bien resté là où il était mais son père vint le chercher pour lui faire jeter une poignée de terre afin d'ouvrir le chemin à sa mère.
Aphrodite avait l'impression que son âme devenait soudain plus légère.
Il y eut par la suite une célébration mortuaire chez eux, mais Aphrodite s'esquiva rapidement pour rejoindre sa chambre. Il percevait encore les échos étouffés des voix à travers la cloison, mais au moins était-il seul. Il avait eu de grandes sensations aujourd'hui. Il avait vu une vraie ville, un vrai cimetière et un vrai cadavre. Sa mère avait l'air paisible. Il en était presque déçu. Il s'assit sur le lit et retira ses petits souliers noirs et sa veste du même ton, secouant ses cheveux humides.
Je prendrai soin de toi…
Il regarda le rosier. La fleur sanguine qui avait éclos peu après le début de la maladie de sa mère vivait encore en dépit de toute logique, plus éclatante encore que le matin. La plante n'avait jamais été aussi resplendissante et son parfum doux… Il tendit la main vers elle et caressa les pétales.
Toujours… Je te protègerai du Mal…
Il baissa les yeux. Sa main… L'aura dorée… Elle y était, presque en filigrane… Etait-ce pour cela qu'il pouvait entendre la rose ? Ça avait fait ça pour les fois précédentes aussi ? Il n'avait jamais fait attention…
Calme-toi, je te protègerai…
– Je n'ai pas besoin qu'on me protège. Je sais que je peux y arriver tout seul, bougonna-t-il en s'allongeant, perdu dans ses pensées.
Alors, je te bercerai…
Le médecin à l'hôpital avait dit que c'était un empoisonnement multiple qui avait emporté maman. Il avait même jeté un regard bizarre à Svend. Sans doute le même que celui qu'il jetait à sa plante maintenant.
Je te bercerai, dors…
Un endroit blanc… Encore le même… Encore une fois, il en serait séparé, il serait obligé de revenir dans cette froide et cruelle réalité, désormais seul avec Svend, seul face à ce tyran, son bourreau, le croque-mitaine de ses cauchemars. Il ne voulait pas, il voulait rester ici, tellement…
– Le Ciel n'est pas pour toi, tu sais…
Je sais. Mais je ne veux pas.
– Il le faut pourtant.
Pourquoi toi tu peux y aller ?– Parce que j'ai trouvé des ailes pour y monter, s'amusa la voix.
Moi, j'ai perdu les miennes je crois…
– Ne sois pas triste. Tu les retrouveras.
Je suis si seul, reste avec moi, s'il te plaît…– Ce n'est pas possible.
Alors… Je continuerai d'être triste, jusqu'à ce que j'arrive à te rejoindre…– Aphrodite ! Ne…………………………………
Il ouvrit les yeux lentement. Il avait entendu le pas lourd et cadencé de Svend. Il approchait. Rapidement. Avec force. Il faisait encore nuit noire dehors, la lune était haute. Jamais il ne s'était levé de nuit ! Un frisson étreignit le cœur du garçon soudainement. Une situation anormale. Même la rose semblait guetter, tendue, l'ogre qui s'approchait.
Sans surprise, la porte s'ouvrit sur un Svend qui n'avait pas quitté son regard de fou. Il regarda tour à tour Aphrodite et la rose, puis contourna la plante pour saisir son fils au collet et l'éjecter du lit sans cérémonie. Il tapa contre le mur et étouffa un gémissement, essayant de se redresser. Son épaule lui faisait mal… Svend, lui, s'était penché sur la plante, l'œil mauvais. Un éclat métallique dans sa main, qu'était-ce ? Totalement réveillé de par la douleur et la panique qu'il sentait grandir en lui, il parvint à reconnaître un sécateur. Son père écarta les deux lames et les approcha du pied de la plante.
– Non ! hurla Aphrodite.
– La ferme ! Cette damnée plante, j'aurais dû m'en débarrasser depuis longtemps !
Les lames se refermèrent sur leur victime.
– Ne la touche pas ! cria Aphrodite en se relevant.
La chaleur !
La porte claqua brutalement contre son montant, s'arrachant presque. Svend sursauta.
– Je t'interdis de la toucher !
Un violent coup ébranla encore la porte en bois qui trembla. Des copeaux de bois volèrent alors qu'un impact de bonne taille apparaissait. Svend tourna immédiatement les yeux vers Aphrodite. Comme il l'avait deviné, une aura dorée l'entourait à nouveau, peut-être même plus forte que la dernière fois. Elle était chaude et froide à la fois. Il lâcha les pinces et se redressa de toute sa hauteur.
Aphrodite perçut le mouvement dans son semi-éveil et se calma aussitôt. Il avait senti la chaleur puis tout s'était obscurcit… Avait-il sauvé son amie ?
Le coup qui le fit cogner contre le mur derrière lui le lui confirma. Cette fois, Svend avait tapé du poing contre son front, et sonna à moitié Aphrodite. Le gamin glissa au sol en gémissant, les yeux fermés. Il avait l'impression d'entendre le carillon de Notre-Dame dans sa tête et il n'arrivait pas à faire un mouvement pour se relever. Quelque chose de chaud et visqueux coulait de son front sur son nez… Il se sentit soulevé et transporté à l'extérieur. Quelque chose en lui lui hurlait de s'enfuir, de se débattre. De lutter.
Peu m'importe. Je suis fatigué. Je veux dormir à présent.
Puis il perdit complètement connaissance.
Une nouvelle année s'écoula presque, avec son lot de nouveaux supplices et entraînements. Svend était féroce, bien plus qu'autrefois, du temps d'Amaryllis. Il avait à de nombreuses reprises tenté de détruire le rosier, mais il avait dû à chaque fois renoncer. La plante… était menaçante. D'une manière ou d'une autre, il sentait qu'il ne devait pas s'en approcher. Son parfum était doux pourtant et elle fleurissait pratiquement en permanence, mais toutes ses fleurs étaient d'un rouge si proche du sang… Il ne parvenait pas à ne pas penser au fait que, curieuse coïncidence, sa femme s'était blessée avec elle trois semaines seulement avant de mourir. Et pas de n'importe quoi. Quant à Aphrodite, il commençait à faire montre de rébellion. Il se rebiffait parfois, rechignait à certains exercices. Ne pleurait plus aux coups, mais en riait par moment. Et de plus en plus souvent, il y avait cette aura dorée autour de lui lorsqu'il se mettait en colère. A peine âgé de 6 ans et déjà manipulateur…
Ce petit salaud avait bien compris sa frayeur devant ce… ce don surnaturel et il en usait à loisir. Il suffisait d'un bon coup de fouet et d'un rappel serré des leçons pour le calmer mais encore fallait-il qu'il trouve en lui la force de le faire. A chaque fois que cette lumière apparaissait, il avait l'impression pendant un instant qu'elle entrait en lui, froide comme un serpent, s'immisçant jusqu'au plus profond de son âme. Quoi que ce fût, Aphrodite commençait à bien y contrôler et c'était mauvais. S'il continuait ainsi, il finirait par faire la loi dans la demeure et ça, Svend s'y refusait. Ce môme avait tué sa sœur et sa mère. Il n'avait même pas pleuré à l'enterrement. Il méritait un châtiment exemplaire. La faim, les bains en eau gelée, les courses interminables, les nuits dehors n'y faisaient plus rien ? Alors ce monstre miniature ne méritait que de finir attaché à un arbre et de crever sous les coups, expulsant à chaque assaut son sang noirci. Surtout qu'il devenait d'une affolante beauté. A six ans à peine, il avait déjà de quoi faire tourner quelques têtes. Que se passerait-il lorsque plus âgé, il allierait cette apparence à sa force dorée ? Svend n'osait l'imaginer. Rien de bon n'en naîtrait… Et il serait facile de prétendre à une fugue ; avec le froid ambiant, il s'écoulerait des années, voir peut-être même des siècles avant que… C'était plus que certain.
Il devait se débarrasser une bonne fois pour toutes de ce démon incarné dans un enfant.
A défaut d'avoir réussi à briser son caractère, il briserait son corps. La dernière chance.
Aphrodite leva le nez vers le ciel et secoua ses cheveux couverts de neige. Il s'obstinait à garder le compte des jours, pour ne pas perdre totalement pied. C'était le 25 décembre. Il savait bien qu'il n'aurait à attendre ni julklappar, ni riz bouilli à la cannelle fourré au porte-bonheur. Svend n'avait même pas pris la peine de décorer la maison. La seule chose qui pouvait rappeler Noël, c'était cette neige.Il neigeait dru depuis quelques jours, ce qui ne lui facilitait pas la vie avec Svend. Celui-ci se plaisait à l'obliger à ramper dedans, ou à s'en servir pour se frictionner les bras ou les jambes. Cela endormait la douleur due aux coups et aux morsures du fouet, mais faisait aussi naître de nouvelles brûlures tout aussi insupportables. Heureusement qu'il arrivait par moment à concentrer l'aura dorée pour se réchauffer un peu. Il arrivait à s'arrêter juste à temps pour éviter de tomber épuisé, mais ses capacités ne lui convenaient pas encore. Il sentait bouillir cette chaleur en lui, endormie, cachée quelque part, prête à ressurgir comme un torrent déchaîné. Il ne devait pas encore éprouver assez de douleur et de haine. Que Svend continuait à le bastonner, si cela pouvait augmenter la chaleur.
Mais lorsqu'il surprit le regard de Svend ce jour-là, il sut que cette fois-ci, il ne fallait pas se laisser faire, à aucun prétexte. Il eut à peine le temps d'esquisser un mouvement en arrière que le manche dur du fouet frappait son crâne et l'étalait sur le côté. Il se releva immédiatement et porta sa main près de sa tempe. Il était un peu écorché, mais rien de grave. Quelques centimètres plus bas… Il leva des yeux furieux vers Svend.
– Ça va pas ! Tu aurais pu me tuer !
Il ne répondit pas, se contentant de le toiser de son regard froid. Aphrodite ravala toutes les insultes qu'il avait pensé lui jeter à la figure. Ces yeux… Ceux d'un chasseur. Svend s'avança et Aphrodite parvint à éviter de peu le second coup qu'il lui destinait.
– Tu es devenu fou, Svend ! s'époumona Aphrodite, à présent sur ses gardes et à distance respectueuse de son père.
– Non, j'ai juste ouvert les yeux. Tu te souviens de la règle 8 ?
– Oui.
– Récite-la !
– Règle numéro 8 : Tu ne souffriras que vive plus faible que toi…
Il écarquilla les yeux. Svend eut un sourire malsain. Son instinct ne l'avait pas trahi. Svend voulait le…
Tout à sa surprise, il n'esquiva pas les coups suivants. Svend s'employait à utiliser le manche solidifié du fouet, ses pieds engoncés dans des bottes ferrées, la partie la plus dure de ses poings refermés. Aphrodite encaissa deux attaques dans le ventre avant de retrouver son agilité de chat et réussir à se mettre hors de portée. Son père avait définitivement pété un plomb. Il se sentait comme une bête traquée. Encore heureux qu'il n'ait pas pris le fusil… Sans doute voulait-il éviter, au cas où on retrouverait son corps, des tests balistiques… Sale sadique ! maugréa-t-il en pensée. Mais face à la masse qu'était son père, il n'avait pas beaucoup de choix qui s'offraient à lui : la fuite et le retour à la maison étaient les meilleures options. Il… Il devait rentrer vers la rose. Elle tiendrait sa promesse.
Son père fit une brusque accélération et le renversa de tout son poids contre le sol. Un pied douloureux vint s'écraser sur sa colonne vertébrale, au niveau des côtes. Pour étouffer son cri, il se mordit violemment la lèvre, se faisant saigner. Il joua des épaules pour rouler sur le côté et éviter le nouvel assaut. Le temps qu'il se redresse, le fouet avait déjà lézardé son visage. Ne traîne pas ici, Aphro ! Casse-toi ! Il cavala en direction de la maison, là-bas, au-delà des bois. Les troncs entremêlés ralentissaient son père, mais pas suffisamment pour qu'il puisse éviter les claquements du fouet sur sa peau. C'est un malade, fuis, vite !
Enfin il parvint à la plaine. Là-bas, tout au bout, se dressait la maison. La porte du Paradis. Il reprit brièvement son souffle et entreprit de courir de nouveau. Le fouet qui s'enroula autour de ses jambes ne lui en laissa pas le loisir. Brutalement tiré en arrière, il cogna contre un morceau de sol à nu particulièrement dur, se râpant le menton. Il battit des jambes pour se libérer, mais son père lui avait déjà saisi la nuque d'une main, le maintenant à terre. Il le retourna sur le dos et posa rudement son genou sur son ventre pour l'obliger à rester tranquille.
– J'ai toujours su que je finirai par en venir à cette extrémité, démon. Je regrette juste de ne pas avoir eu le courage de le faire plus tôt…
Le poing s'abattit sur le visage de l'enfant avec un bruit sourd à peine couvert par le gémissement étranglé. Il se releva et s'abattit encore et encore, visant plus ou moins à l'aveuglette. Ce qui comptait, c'était la douleur. Les petites mains d'Aphrodite n'arrivaient pas à parer cette débauche soudaine de haine et de violence. Son épaule lui faisait toujours mal et le gênait presque autant que ce genou qui s'enfonçait dans son estomac. Ses cris se turent bientôt. Aphrodite sentait le sang qui coulait dans sa bouche depuis son nez. Ce n'était pas possible, il n'allait quand même pas vraiment… C'était tellement irréaliste !
– Je l'ai su dès le premier jour ! continua Svend en frappant plus fort.
Si je meurs, je pourrai peut-être rejoindre ma sœur.. Mais elle ne sera pas contente…
– Du moment que tu es né en tuant ta sœur, on aurait dû te noyer dans la rivière !
Ma sœur !
Aphrodite rouvrit les yeux et bloqua des deux mains le poing de son père. Svend regarda tour à tour le visage de l'enfant et les petits doigts qui retenaient sa main. Comment pouvait-il avoir encore assez de forces ? Le gamin redressa la face. Ses yeux étincelaient de haine. L'évocation de sa sœur ? Il sentit les doigts se refermer encore sur son poing.
– Ne… Parle pas… d'elle… articula-t-il lentement, la voix tremblante.
Une aura dorée apparut soudain autour de lui, semblant émaner directement de son corps. Le froid intense, mêlé à la chaleur, l'assaillit. Il entrait en lui à travers les mains d'Aphrodite. Le môme plissa les yeux davantage. L'aura devint encore plus lumineuse.
– Tu n'en as pas le droit !
Chaleur, tue-le !
Toute l'aura dorée se résorba directement dans les mains d'Aphrodite et immédiatement, frappa Svend en plein visage avec un claquement sourd. Son corps fut projeté à plusieurs mètres et s'écrasa contre le tronc d'un jeune arbre, qui rompit sous le choc et s'écroula, entraînant l'homme avec lui. La neige alentour s'était constellée de gouttes de sang.
La tête d'Aphrodite retomba lourdement contre le sol, et il eut du mal à garder les yeux entrouverts. Il était complètement vidé, sans force, essoufflé, le cœur battant à tout rompre. Il avait chaud et froid à la fois, ses cheveux turquoise étalés autour de son visage formant une diaphane couronne. Il comprenait à moitié ce qui venait de se passer. Il n'avait pas voulu que Svend profane le nom de sa sœur, qu'il la salisse de sa sale voix… Il… Il s'était mis en colère… Et avait ordonné à l'aura de frapper Svend de toute sa force. Il avait ensuite distingué quelque chose qui volait… puis deux bruits mats. A présent, le silence de la plaine. Il n'arrivait plus à bouger, le sang s'écoulant en filaments de ses blessures au visage, au cou et aux bras. Il se retrouvait plaqué au sol, n'arrivant même pas à redresser le dos. Svend… Est-ce que Svend était mort ? Il ferma les yeux. Non, ne t'endors pas ! Pas maintenant ! L'ogre va se relever et te dévorer ! Le froid te gèlera ! Tu dois te relever, tu dois aller chez nous ! Il aurait voulu…
Mais il n'avait plus aucune énergie, juste une chaleur persistante en lui. Tout ce qu'il eut la force de faire, ce fut de fermer les yeux. Une dernière fois.
Svend se releva difficilement au milieu des débris de bois. Son bras droit pendait le long de son corps, en miettes, tandis qu'une large plaie béante courait sur son front ; la moitié de son visage était pleine de sang. Quelques dents cassées avaient laissé la place à de véritables fontaines à douleur, cuisantes, lancinantes, à se taper la tête contre les murs. Il n'arrivait pas à s'appuyer sur son pied gauche. Sans doute une fracture. Et sa main droite était brûlée sévèrement. Qu'était-il arrivé ? Il avait vu l'aura se concentrer puis avait eu l'impression qu'une masse de 100 tonnes lui avait foncé dedans pour le projeter dans l'air avec autant de facilité que s'il avait été en papier. Puis il y avait eu l'arbre… Et le trou noir. La tête lui tournait et il devait s'appuyer d'une main contre le restant du tronc pour ne pas tomber. Il devait garder un œil fermé à cause du sang coulant dedans et une douleur persistante au niveau du thorax ne lui inspirait pas confiance. Si jamais il avait une côte cassée, le moindre mouvement pourrait aggraver la situation et lui être fatal. Mais il ne pouvait rester ici.
Il ne savait pas combien de temps il avait passé dans le coma, mais le jour avait cédé la place à la nuit sans fin, et à l'horizon, il percevait les quelques maigres rayons de l'aurore, qui mourrait sans tarder dans l'hiver austral. Il avait survécu plus d'une nuit dehors avec ses blessures ? Par quel miracle ? Etait-ce à cause de la chaleur incroyable dégagée par… l'aura d'Aphrodite ? Où était-il d'ailleurs ?
Svend avança à pas lents vers la plaine, là où il avait le souvenir d'avoir vu le gamin pour la dernière fois. A coups sûr s'était-il enfui à toute jambe depuis longtemps…
Il s'arrêta. Non, Aphrodite était là. Les yeux clos, toujours sur le dos, les bras un peu en croix. Son visage était encore plus pâle que d'habitude et ses lèvres prenaient une teinte bleutée morbide. Le froid et sa sueur avaient collé entre elles les mèches de ses cheveux turquoise, et le petit corps était recouvert d'une fine couche de neige. Il n'avait pas survécu. Ça aurait été impossible. Malgré son pouvoir, passer une nuit dehors ainsi et se réveiller le lendemain était irréalisable. D'ailleurs, il était blessé, à en juger par les filaments de sang gelés qui maculaient sa peau.
Il voulait être sûr. Un je-ne-sais-quoi le poussait à vouloir être sûr, à poser la main sur le front du petit, à guetter les battements de son cœur… C'est alors qu'il le remarqua.
Il n'était pas seul. Il y avait un homme juste devant Aphrodite. Il ne l'avait pas entendu venir. Il avait de longs cheveux argentés et des yeux du même ton, et sa prestance était remarquable. Il se dégageait quelque chose de lui. Par contre, son accoutrement était étrange. Il portait une sorte de combinaison comme dans les séries B japonaises. Une… Une armure, toute faite d'argent, luisant incroyablement aux prémisses de l'aube.
– Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous voulez ? demanda Svend, peu affable de se trouver pris sur le fait.
– Je m'appelle Lucas. J'ai reçu pour mission de ramener avec moi votre fils.
– Une… mission ?
– Je ne peux vous en dire plus. Une grande destinée l'attend. Laissez-le-moi sans faire d'histoires. C'est pour son bien et le vôtre. Sans entraînement convenable, ce que vous venez de vivre ne fera que s'aggraver.
Même s'il ne le laissait pas transparaître, ce Lucas n'était pas de bonne humeur. Il gardait les yeux fixés sur Aphrodite. Le gosse était donc encore vivant ? Après tout, s'il pouvait l'en débarrasser…
– Je me fiche après tout de savoir qui vous envoie ou pour quoi. Aphrodite est à vous si vous y tenez tant, mais embarquez aussi sa saloperie de rosier !
– J'y ai déjà pensé, fit Lucas de sa voix douce.
Il se pencha, enleva la neige et prit avec précaution le petit corps presque froid dans ses bras, le serrant tout près du sien. Une aura blanche l'entoura soudain et se répandit sur Aphrodite. Svend sursauta.
– Vous… Vous êtes comme lui…!
– Non. Il est bien au-dessus, laissa échapper Lucas.
Il regarda encore le petit garçon dans ses bras qui était profondément dans le coma.
– Aphrodite… C'est un bien étrange nom pour toi, petit ange… ( Il lança un regard dur à Svend mais continua ) … Rassure-toi, je suis venu te sortir de là.
Sans plus un mot, il tourna les talons. Svend remarqua alors qu'il y avait deux autres hommes en retrait, en costumes noirs, qui attendaient. L'un d'eux tenait la rose, l'autre, deux sacs de voyage. Etait-ce les affaires d'Aphrodite ? Mais qui diable étaient-ils tous ? D'où sortaient-ils !
Il tomba assis, ne cherchant plus à comprendre. Quel était cette impression qui chuchotait à son cœur ? Il leva un regard vers ces hommes qui emportaient l'unique jumeau survivant. Sans doute ne le reverrait-il jamais et seul le diable savait ce qu'ils allaient lui faire. C'était un moyen de ne plus en entendre parler. De ne plus être encombré de la présence de l'assassin de sa famille. Mais alors… S'il le détestait autant…
…Pourquoi ce pincement au cœur ?
– Est-ce qu'il est…? hasarda l'un des deux hommes en ouvrant en vitesse la portière de la voiture.
– Non, mais il faut se dépêcher, dit précipitamment Lucas en s'installant à l'arrière de la berline, son précieux fardeau toujours dans les bras. J'ai beau stimuler mon cosmos, je le sens qui faiblit. Il n'y a pas une minute à perdre.
– Le jet est déjà prêt à décoller. Nous serons à l'aéroport d'ici une heure, expliqua l'autre homme en prenant place derrière le volant, à côté de son collègue.
– Une heure…
Lucas caressa le visage marqué de souffrance d'Aphrodite, et intensifia encore son cosmos. L'aura blanche qui l'entourait était plus brillante que du cristal.
– Allez petit, accroche-toi. Nous serons bientôt chez nous.
Le chauffeur jeta un œil à son collègue et démarra en trombe. La berline avalait la route comme si les trompettes du Jugement Dernier étaient à sa poursuite. A l'arrière, le Chevalier de Cassiopée avait fermé les yeux pour se concentrer au mieux sur l'étroit fil de vie du petit garçon qu'il tenait dans les bras, se jurant de ne le laisser s'effilocher sous aucun prétexte.
Moi, je ne suis,
Qu'une fille de l'ombre,
Qui voit briller
L'Etoile du Soir.
Toi, mon Etoile,
Qui tisse ma ronde,
Viens allumer
Mon Soleil Noir.
Marie Myriam – Comme Un Oiseau
NotesJulklappar : En suédois, " Coups pour Noël". Il s'agit de cadeaux que l'on offre à Noël en faisant une farce.
Note d'Isa : C'est parti pour une très longue fic en 5 chapitres, mais comme ici le poids est limité, je vais sûrement la découper en plusieurs petites parties plus faciles à poster... :D Enjoy ! Evidemment, cette vision d'Aphro n'engage que moi