Immobile face à la cheminée, installé dans un fauteuil confortable, Tom avait près de lui deux verres d'excellent whisky. Le second était pour Stephen. Ils prenaient toujours un whisky ensemble le samedi soir à 19 heures.

Il leva les yeux vers l'horloge qui frappait les secondes avec insistance. 18h50.

Stephen était la ponctualité même. En presque vingt ans d'amitié, il n'avait jamais été une seule fois en retard.

Amitié ? Un mot étrange, et sûrement peu adapté aux circonstances… Néanmoins, Stephen avait certainement été ce qui était le plus proche du concept d'ami pour Voldemort.

De tous ses anciens camarades de Poudlard, il était le seul que Tom n'avait pas eu envie de tuer. En lui, il avait trouvé un partenaire. Une intelligence redoutable, un talent magique indéniable, et le fanatisme de ceux qui savent n'avoir plus rien à perdre. Un orphelin, lui aussi. Son père avait assassiné sa mère, si Tom se rappelait bien… Puis était mort à Azkaban quelques années plus tard.

En entrant à Poudlard, déjà, il avait sur les lèvres ce sourire d'ange, et dans les yeux cette lumière de démon. Un enfant blond qui connaissait le goût du sang.

Tom avait compris dès leur première rencontre tout ce qu'il pourrait tirer de lui. Il n'avait eu aucun mal à l'attirer dans ses rangs. Ce que Stephen avait pour Tom était plus que de l'admiration. C'était de la fascination.

Oh, déjà à l'époque, Tom avait beaucoup d'autres serviteurs. Mais aucun n'était semblable Stephen. Sa fidélité était aussi inébranlable que son intelligence était fine. C'était en toute conscience qu'il avait fait don de sa liberté, en toute conscience qu'il avait consacré sa vie et son talent au service de Voldemort. En toute conscience, sachant ce qu'il perdrait, sachant quel prix il aurait à payer, un jour…

19h01.

Tom se resservit du whisky, laissant le verre de Stephen intouché.

Il était bien placé, pourtant, pour savoir qu'il ne serait pas bu par celui auquel il était destiné. Mais cela l'amusait, quelque part. Ou bien y avait-il là une trace de nostalgie ?

C'est vrai qu'il n'avait pas eu envie de faire tuer Stephen. C'était dommage, d'une certaine manière. Il n'avait jamais eu à lui reprocher ni un échec, ni une déloyauté. Mais il valait mieux faire ce sacrifice maintenant. Tom avait des projets. Beaucoup de projets. Ces projets étaient ambitieux et risqués, il y avait quelques menus détails qui pouvaient – éventuellement – les mettre en difficulté, et Stephen… Stephen était un trop gros détail. Il y avait trop longtemps… Il savait beaucoup de choses, et sûrement en avait comprises beaucoup d'autres encore ; dans quelle mesure, Tom ne pouvait le savoir…

Il avait toujours su que les alliances étaient un subtil équilibre entre les risques et les avantages. Stephen avait longtemps présenté de nombreux avantages. Mais aujourd'hui, le risque était trop important. Il trouverait d'autres serviteurs, plus jeunes, plus faciles à abuser et manipuler, tout aussi fidèles. Pas aussi doués peut-être, mais peu importait, il n'avait besoin de personne. Le contrat de Stephen avec Tom arrivait donc à expiration. De la seule façon possible.

19h12.

Ce devait être finit, à présent. Tom reposa son verre et alluma une cigarette. Il allait peut-être s'ennuyer, désormais…

Il eut un léger rire. Non, non… Il avait des projets… Suffisamment pour occuper plus que la vie d'un homme ordinaire.

― Bonsoir, Tom, murmura une voix.

Il sursauta. Sa baguette fut dans sa main en un instant, mais l'homme debout dans l'entrée ne le menaçait pas. La baguette baissée, appuyé contre le mur du salon, il avait de toute évidence du mal à tenir debout. Sa respiration était irrégulière et la douleur crispait ses traits.

― Et bien, tu ne me proposes pas de siège ?

Tom, presque par réflexe, désigna d'un air absent le fauteuil que son ami occupait d'habitude. Stephen s'y laissa tomber.

― Excuse-moi, je suis en retard, dit-il. Mais c'est qu'il m'est arrivé une intéressante aventure. Tu ne devineras jamais qui m'attendait lorsque je suis sorti de chez moi.

Voldemort, silencieux, toujours en garde, ne répondit pas.

― Ce con de Sanders ! poursuivit Stephen. Avec toute sa petite bande, au complet. Il a pensé que s'y mettre à dix suffirait pour avoir le dessus. Sur moi ! C'est un imbécile, je te l'ai toujours dit. La quantité ne remplace pas la qualité. Je t'en ai tué quelques-uns, j'espère que tu ne m'en voudras pas. Le reste a disparu comme une volée d'étourneaux.

― De toute évidence, je les ai surestimés, fit Tom, pensif.

― Il semblerait, dit Stephen, prenant dans sa main le verre de whisky qui l'attendait.

Il le leva à hauteur de ses yeux, cherchant dans le liquide doré la réponse à une question informulée. Son visage était pâle et son regard enflammé, comme si une mauvaise fièvre s'était emparée de lui.

― Je suis un peu vexé, tu sais, que tu m'aies envoyé de tels incapables.

Voldemort étouffa un soupir. Cette scène commençait à l'agacer. Sa main s'affermit sur sa baguette quand soudain, une force brutale l'envoya s'écraser contre le mur. S'il avait pu, il aurait juré de frustration mais il ne pouvait pas prononcer un mot, pas bouger un muscle, et sa baguette avait glissé au sol, hors de portée. Stephen vida d'un trait son verre de whisky, puis se leva lentement.

― De nous deux, tu es le plus puissant. Mais j'ai toujours eu les meilleurs réflexes. D'autre part, tu as trop confiance en tes capacités. Vraiment, tu aurais dû me tuer quand j'ai passé cette porte, Tom.

Il posa sa main sur la gorge de Voldemort. Il avait toujours ce même sourire, ce sourire d'enfant perdu et meurtrier, de génie égaré, d'ange possédé. Stephen était un des sorciers les plus puissants de son temps, mais dans son âme instable existait une fêlure que Tom avait habitée, exploitée, tournée à son avantage. Une folie profonde qu'il ne contrôlait pas complètement et qu'il avait, secrètement, toujours redoutée.

Il avait commis une grave erreur.

Il aurait dû le tuer lui-même.

― Tu te trompes, murmura Stephen. Tu n'as jamais compris. Je suis déçu, vraiment. Je pensais que tu m'estimais davantage. Essayer de m'éliminer ainsi, comme le dernier des abrutis. C'était un geste sans grâce. Je ne pouvais pas te laisser faire ça.

Il le lâcha et recula. Son pas était incertain et son souffle plus irrégulier encore que quand il était entré. Comme si quelque chose en lui s'épuisait.

― Je sais mieux que toi qui tu es, Tom Jedusor. Je sais que ce monde pleurera de t'avoir mis au monde. Je sais que ceux-là même qui espèrent se servir de toi se maudiront bientôt de t'avoir soutenu. Je sais que ton ambition, un jour, te dévorera toi-même. Tu n'es que destruction. C'est ce qui est magnifique en toi. C'est pourquoi tu ne devrais pas manquer de grâce.

Brusquement, ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s'effondra sur le tapis, se rattrapant de la main au dossier du fauteuil. Il souriait toujours. Comme à la chute d'une histoire qu'il aurait été seul à entendre.

― Tu n'as jamais compris. Du poison dans le verre. Honnêtement. Tu pensais que je ne le verrais pas ? Mais c'est la mort que je sers, à travers toi. Tom Elvis Jedusor. Tu ne laisseras que cendres derrière toi. Tu veux la vie éternelle, mais tu feras, oh... tellement mieux que ça. Tu entraîneras ce monde avec toi dans la tombe. J'aurais aimé… voir ça. C'est regrettable. C'était inévitable, je ne pouvais pas… rester toujours… Tu croyais que je ne le savais pas ? Je te l'ai dit, pourtant. Quand tu voudras, seigneur. Quelque soit le lieu ou l'heure. Il suffisait… de me le demander…

Son souffle soudain se figea. La fièvre dans ses yeux s'éteignit. Sa main crispée lâcha prise et son corps inanimé s'effondra sur le sol, désordre incongru dans le salon parfaitement rangé. Le sort se dénoua, et Tom, à bout de souffle, tomba à genoux. Sa main tremblante se jeta sur la baguette qui avait roulé sur le parquet. Il resta un instant immobile, à deux pas du cadavre, à moitié suffoqué. Sans autre son que son cœur battant trop vite et le feu crépitant dans la cheminée. Fou de rage, humilié, et plus terrifié qu'il n'aurait pu l'admettre.

Et seul.


Ecoute, prends ce cor. Quoi qu'il puisse advenir,

Quand tu voudras, seigneur, quelque soit le lieu, l'heure,

S'il te passe à l'esprit qu'il est temps que je meure,

Viens, sonne de ce cor, et ne prends d'autres soins,

Tout sera fait.

Hernani, Victor Hugo


C'est un bout de texte inachevé sur lequel je suis tombée il y a quelques jours, et que je me suis décidée à terminer. J'espère qu'il vous a plu.