Pays de Bouc, La Comté, 1350

En ce frais matin du mois de Thrimidge, Primula Brandebouc prenait le frais dans le grand jardin de Château-Brande, assise sur un petit banc de bois, un livre à la main. Mais son esprit rêveur n'était pas absorbé par les mots inscrits sur le papier. Non, dans son âme s'était imposée depuis quelques mois l'image d'un jeune hobbit, aussi charmant que mystérieux. Un hobbit qui avait su éveiller en elle un sentiment nouveau auquel elle ne parvenait pas encore à donner de nom. Un hobbit qui pourtant ne semblait lui accorder aucune attention.

Primula avait rencontré Drogon Sacquet à l'automne précédent, lors de l'anniversaire de son cousin Bilbon. Au cours de cette soirée, Primula, meilleur parti de la Comté, tant pour sa fortune que pour sa beauté peu commune chez quelqu'un de sa race, s'était vue courtisée par tous les jeunes gens en vue, excepté Drogon. Ce dernier s'était contenté de lui adresser un furtif regard, puis s'était aussitôt détourné d'elle pour ne plus s'en préoccuper de toute la soirée, au grand désarroi de la jeune fille. Habituée depuis sa prime jeunesse à de nombreux hommages masculins, Primula s'était d'abord sentie profondément vexée par tant d'indifférence, puis cette blessure avait laissé place à un sentiment plus fort, plus douloureux, que la jeune hobbite ne parvenait pas à identifier. Semblable aux chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, Primula s'était mise, depuis cette soirée, à idolâtrer Drogon Sacquet, à guetter la moindre bribe de conversation le concernant. Elle avait d'abord cru que son indifférence était liée au fait que le jeune hobbit était déjà engagé auprès de quelqu'un d'autre, mais son amie, la jeune Bell Bonenfant, lui avait assuré le contraire. La petite fermière habitait en effet à côté du Smial du vieux Foscon Sacquet, ses parents étant au service de la famille depuis de nombreuses années.

« Vous savez, Mademoiselle Primula, si Monsieur Drogon avait une bonne amie, je le saurais, avait dit Bell. »

Rassurée par cette nouvelle, Primula avait repris espoir. Mais cette conversation avait eu lieu au début du mois d'Astron, et depuis, Drogon ne s'était pas manifesté, laissant Primula dans le doute. Mais soudain, la rêverie de la jeune hobbite fut interrompue par l'arrivée intempestive de son jeune neveu Sarradoc. Le petit hobbit était couvert de terre de la tête aux pieds. Un sac de jute presque aussi grand que lui pendait par dessus son épaule, et son visage affichait une mine réjouie.

« Salut, Primula ! »

« Sarry, ou as-tu encore été traîner pour te mettre dans un état pareil ? Je te préviens que cette fois-ci, je ne te défendrais pas face à ton père ! Je t'ai déjà dit que c'était mal de voler dans les champs ! »

« Sois gentille, c'était juste pour rire ! »

« Pour rire ? Oui, bien sur ! »

« Et puis regardes ce que je t'ai apporté ! Dit fièrement le petit garçon en exhibant un bouquet de violette qu'il avait tenu caché derrière son dos. Je sais que tu les aimes ! »

« Oh, comme tu es mignon ! S'exclama Primula en embrassant son petit neveu. »

« Alors, tu ne diras rien à Papa ? »

« Et bien...c'est d'accord ! Répondit Primula en riant. Ah, pourquoi faut-il que je sois d'une si grande faiblesse avec toi ? »

« Parce que je suis adorable ? »

« N'en rajoutes pas, Sarry ! Mais promets-moi que tu ne recommenceras pas ! »

« Juré ! »

« Oui, oui, serment de gobelin, soupira Primula. Bon, va ranger tout cela et ensuite, va te laver. Tu es immonde ! »

« J'y cours ! S'écria joyeusement Sarradoc. Primula ? »

« Oui, mon grand ? »

« Tu es la plus jolie ses taties ! »

« Allez, files, vil charmeur, dit Primula en riant, avant de tenter de se replonger dans sa lecture. »

La quiétude de la jeune hobbite fut pourtant de courte durée. Bientôt, une voix forte, bien connue de Primula, retentit depuis l'intérieur du grand smial.

« Primula ! »

En entendant la voix de son père, Primula se leva d'un bond et s'engouffra à toute vitesse à l'intérieur du smial, laissant tomber son livre sur la pelouse. Puis elle se dirigea dans le bureau ou l'attendait le vieux Gorbadoc.

« Primula, mon enfant, assieds toi, j'ai à te parler. »

« Oui, père. »

« J'ai reçu ce matin la visite d'Adalgrim Touque, et ensemble, nous avons beaucoup parlé de toi. »

« Ah, oui ? »

« Oui, tu as déjà eu l'occasion de rencontrer son fils, le jeune Paladin ? »

« Oui, père, je...je suis très liée avec sa petite s?ur, Esmeralda. Mais je n'ai pas eu beaucoup d'occasions de discuter avec Paladin. »

« Et ben figures-toi que tu lui a fait forte impression, à ce jeune hobbit ! Et ce n'est pas le seul, d'ailleurs. Adalgrim te demande en mariage pour son fils ! »

« Quoi ? »

« Qu'y a-t-il de surprenant à cela ? Une telle union serait idéale ! Tu te rends compte ? La fille du maître du Pays de Bouc et le futur Thain ! »

« Mais Paladin n'a que dix-sept ans ! »

« Et alors ? Il va grandir ! Et puis le mariage ne serait célébré qu'à la majorité de Paladin ! »

« Je...je regrette, père, mais je ne veux pas, répondit timidement Primula, certaine de s'exposer par ce refus à l'une des colères mémorables dont Gorbadoc avait le secret. »

Mais contre toute attente, le vieil hobbit afficha un regard perplexe mais dénué de toute agressivité.

« Primula, ma petite fille, il y a une raison à ce refus ! Je t'en prie, parles-moi, dit doucement le vieillard en prenant la main de sa fille. »

« Père, je crois..enfin..je suis sure que...j'en aime un autre ! »

« Magnifique ! Qui est-ce ? »

« Mais je crois que lui...ne m'aime pas, répondit Primula en fondant en larmes. »

« Ne t'aimes pas ? Ne t'aimes pas ? Mais qui peut être cet abruti qui ne voit pas la chance qui s'offre à lui ? Sans doute un imbécile de Sanglebuc..ou un Fierpied ! »

« Non, non. »

« Qui est-ce, alors ? »

« Dro..Drogon Sacquet. Ça fait des mois qu'il m'évite ! On dirait qu'il a peur de se trouver en ma présence ! »

« Bon, je sais ce qui me reste à faire ! Dit fermement Gorbadoc. »

« Mais que voulez-vous donc faire ? »

« Je vais aller trouver Foscon ! Nous verrons bien si son crétin de fils aura le cran de repousser ma petite fille après la sortie que je vais lui faire ! »

« Non, père, n'en faites rien ! »

« Mais je ne puis tolérer qu'on laisse ainsi pleurer ma petite fille ! »

« Je vous en prie, père, laissez-moi régler cette affaire seule ! J'irais voir le cousin Bilbon. Lui saura que faire. Il est très lié à Drogon. »

« Mais, mon enfant, je...soit. Enfin, je vois mal ce que Bilbon pourra faire de plus que moi, mais..soit. »

« Merci, père. »