Hey ! Voici un petit texte retardataire de la nuit de juillet du Forum Francophone, sur le thème "Aube". Je l'ai écrit par petits bouts sur plusieurs jours donc ça dépasse surement une heure au total. Sinon, le texte est construit un peu étrangement : j'avais envie de me remettre aux drabbles (tout ça à cause des jeux du Forum de tous les périls) (et à force de lire ceux d'Aurore Heart) donc les petites tranches de vies sont découpées en un certain nombre de mots exacts (300, 200, 100, 200, 300, 200, 100). Voilà, c'est du Hurt/Comfort un peu Angst sur les bords, sur le couple chatoyant que forment Ace et Sabo. J'espère que ça va vous plaire, bonne lecture !


Des histoires à raconter.

Et si, plus tard, on voulait connaître mes histoires,

combien vaudront vraiment la peine d'être racontées ?

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Avec le recul, c'est toujours ce genre de moment hors du temps, un peu avant le jour, un peu après la nuit, qui marque de son empreinte indélébile un tournant irréversible dans leurs vies. La musique étouffée – reste d'une fête signant leur passage à l'âge adulte – résonne encore par-delà la baie-vitrée lorsque le phénomène se manifeste pour la première fois. La moissonneuse du sommeil les a laissés seuls rescapés, assis sur la terrasse à contempler le gris de la nuit – verre en main, clarté dans leur esprit, ivresse du bout de leurs doigts.

« Comment tu te vois, dans dix ans ? »

A l'oreille, la question n'a soudain plus aucun sens. Mais Ace s'esclaffe.

« Riche. Sur un yacht. Entouré des femmes les plus belles.

— Arrête ton char (Sabo lui frappe gentiment l'épaule), t'en penses pas un mot.

— Ou à l'autre bout du monde, à savourer chaque seconde de ma vie. Quelque chose comme ça. »

Le blond goûte sa réponse dans l'ambre de son verre. L'envie de ne rien regretter a toujours animé son meilleur ami ; sous la flamme de son regard, le futur n'a toujours été qu'argile à moduler.

« Et dans vingt ans ?

— Qu'est-ce que j'en sais, franchement, Sab' ? »

L'avenir s'ouvre comme un piège sous leurs pieds, et l'envie de sauter les tiraille autant que la peur les retient. Si je rate, si je réussis ? Si mes rêves sont des chimères et mes ambitions inaccomplies ? A quel point puis-je espérer que le sort me sourie ?

« Mais au moins heureux. Entourés de mes frères de sang et de cœur, ceux que j'ai choisi. Loin de la solitude. »

Après tout, pourquoi avoir peur ? Ils font la promesse de chérir les liens si précieux qui les unissent. L'aube se dessine alors qu'ils franchissent la ligne entre ce qu'ils étaient, et ce qu'ils vont devenir.

• •

Ils se croisent sur la terrasse deux ans plus tard, dans le clair-obscur de la fin de la nuit.

Deux ans, c'est rien et tout à la fois. Quand Sabo jette un œil par-dessus son épaule, il constate du chemin parcouru – c'est comme verser du temps, écoulé à l'infini, dans une petite éprouvette. Beaucoup de choses se sont passées sans qu'il n'ait rien à en raconter.

« Et toi, t'as fait quoi ? »

Ace a cet air de gosse trop pressé de vivre ; il a une petite copine et revient d'un an à l'autre bout du monde. Sabo a l'impression de vivre à reculons ; comme personne ne l'a prévenu qu'ils participaient tous à une grande course, il a raté le sifflet du départ. Le poids d'une injonction à l'efficacité, à une productivité glorifiée, le cheville, l'empêche d'avancer.

Leur vieille bande a changé ; Sabo n'arrive pas à savoir s'ils ont gagné en maturité ou si c'est lui qui n'a rien appris. Et puis le sourire de son meilleur ami lui donne mal au cœur. Peut-être espérait-il autre chose, à propos d'eux.

C'est à celui qui sera le plus heureux.

Quand l'aube sera là, il promet qu'il fera de grandes choses, à son tour.

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Sabo vient à la soirée avec l'intention de réparer ses erreurs. Il ne sait plus vraiment ce qu'il espérait y retrouver, mais ce qui manque, ce soir et tout ceux qui suivront, est flagrant ; constat irrévocable, glaçant.

Cinq ans viennent de s'écouler et l'aube va poindre à l'horizon.

Il s'assoit, essoufflé d'avoir couru après il ne sait vraiment quoi. Les fourmis remontent le bout de son annulaire, autour de l'alliance qui l'enserre ; il va pour la retirer, hésite, avant de s'y refuser.

Son regard humide glisse un moment sur la chaise vide à ses côtés, et le jour se lève.

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« Toujours ces vieilles chaises de jardin, hein ? »

La terrasse s'est figée dans le temps malgré le passage des années (si ce n'est la verdure qui émerge d'entre les dalles de pierre) et ça leur donne l'impression de pénétrer le décors d'une vieille boule à neige.

Le regard d'Ace louche sur la main de l'autre ; la trace rouge n'y figure plus depuis des semaines, mais il ne peut s'empêcher de constamment s'en assurer. C'est l'empreinte de ce qui aurait pu arriver de pire, dans sa vie.

« Ouais, rien n'a changé » et pourtant, tout est différent. Ils se sont paumés lorsqu'ils ont compris que la course stupide dans laquelle ils s'étaient lancés n'avait pas de ligne d'arrivée ; Sabo réfléchissait trop, Ace pas assez. Il est temps de simplement vivre, à présent. Tirer de nouvelles cartes au tarot de la vie.

Et dans dix ans, peu importe.

La barbe sur ses joues lui pique un peu la bouche quand Sabo se penche sur Ace et dépose le baiser au coin de ses lèvres ; il l'embrasse les yeux grands ouverts, comme s'il ne voulait pas en perdre une miette.

Ils ont trente ans et l'aube d'une nouvelle vie brille dans l'éclat de leurs verres.

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Dix ans plus tard, la terrasse est rénovée et ils se retrouvent sous la pergola, leurs invités abandonnés aux bras chaleureux de Morphée. La nuit est fraîche, alors Sabo sort un gros plaid dans lequel ils s'enroulent, assis l'un contre l'autre sur les vieilles chaises de jardin – ils en ont d'autres, et des plus belles, mais ils n'ont jamais pu se résoudre à jeter ces deux vestiges, vétérans des années écoulées.

« C'est dans combien de temps, le rendez-vous ? »

Sabo jette un œil à sa montre (il ne l'a pas lâchée des yeux de la soirée, et l'a consultée à peine dix minutes plus tôt ; mais le tic est tenace, parce qu'il a l'impression que le temps glisse comme du sable entre ses doigts, difficilement saisissable, toujours trop long à s'écouler).

« C'est à huit heure, donc d'ici trois heure.

— Ça va, on a le temps.

— On aurait peut-être dû dormir un peu, on va être exténué.

Tu sais comme moi qu'aucun de nous deux n'aurait pu fermer l'œil de la nuit. »

Le blond avale son sourire avec une gorgée du thé qu'il s'est préparé. Demain – non, aujourd'hui – débutera leur seconde jeunesse, apportera la concrétisation de tous leurs rêves et la preuve de leur victoire face à l'adversité. Alors forcément, il s'assoit pour que ses jambes cessent de trembler, et prend la main d'Ace, presque froide dans la sienne mais toujours amarre inébranlable l'empêchant de dériver.

Il y a une chambre d'enfant au deuxième étage qui n'attend qu'à être habitée.

Tout est possible tant qu'ils sont tous les deux. Les gosses qu'ils ont été ne sont plus assez égoïstes pour ne s'aimer qu'eux-mêmes.

« Chut, ça commence. »

Le violet du jour fait des trous dans la toile noire du ciel. L'aube sera grandiose ; plus belle encore dans le regard jumeau qui l'observe.

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La chambre est toujours vide quand ils ont cinquante ans.

Les cris de colère résonnent dans la maison, s'échappent par la porte menant à la terrasse pour se cristalliser dans l'air du dehors. Les mots sont âpres ; ils viennent couper la respiration à la fois de celui qui les entend, et de celui qui les prononce.

C'est plus douloureux encore quand ça vient de ceux qu'on aime.

Il est toujours des moments dans un couple où tout périclite ; qu'importe à quel point vous vous êtes battus pour cette relation, à quel point vous vous y êtes investis pour la faire prendre racine et s'épanouir, le froid de l'hiver fige les sentiments et la grêle tranche les dernières fleurs. Pour Sabo et Ace, c'est ce moment-là.

Quand la présence de l'autre vous fait suffoquer, mieux vaut parfois se séparer, avant de se détester complètement.

Ace sort sur la terrasse et offre à la nuit son visage le plus démuni. Quand le jour se lève, Sabo fait claquer la porte d'entrée et ne laisse dans son sillage que le silence. La vieille chaise de jardin est la dernière chose qui empêche Ace de ployer sous le poids de son propre malheur.

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A soixante ans, Ace s'imaginait à l'autre bout du monde, la besace des souvenirs de sa vie bien remplie serrée au chaud contre son cœur. Mais au final, c'est encore la terrasse, et rien n'a beaucoup changé depuis ses dix-huit ans.

Il se rappelle avoir craint la solitude, et elle a été plus présente que ce à quoi il s'était attendu.

Sabo le rejoint en silence, leur sert un verre pour savourer l'aube qui se fait désirer. Ils se chamaillent comme des gosses, et c'est finalement tout ce qu'ils sont.

C'est bien suffisant.

« Tu t'imagines comment, dans dix ans ? »

Fin.


Si chaque tranche de vie était une musique :

18 ans : reuf (version five), Nekfeu

20 ans : des histoires à raconter, Casseurs Flowters

25 ans : humanoïde, Nekfeu

30 ans : notes pour trop tard, Orelsan

40 ans : paradis, Orelsan

50 ans : plus de larmes (maquette 2018), Lomepal

60 ans : 10 ans de nous, Ben Mazué

Une review = de l'amour sous forme de barres chocolatées.