Chapitre 1: Tu es un chanteur Harry

Articulant ses premiers mots avec application, Connor laissa claquer les dentales et referma amoureusement ses lèvres sur les consonnes avant de susurrer le mot suivant, liant les deux d'une faible ondulation de la tête avant d'attaquer une envolée lyrique harmonieusement placée entre deux syllabes. Il aimait et redoutait à la fois cette envolée interminable, le va et vient des archers sur les cordes des violons derrière lui marquant les mesures de cette blanche prolongée au-delà d'une respiration normale. Alors qu'il dévoilait la fin du mot, à bout de souffle, Connor dût fermer les yeux sur la presque douleur qui le gagna alors que ses poumons rendaient leurs derniers centimètres cubes d'air. L'audience pourrait croire à une marque de passion pour des paroles latines profondes mais Amanda ne manquerait pas de lui reprocher cette faiblesse à la fin du concert.

Ignorant la perspective désagréable de sa fin de soirée et laissant les violons le bercer sur la suite de son interprétation, Connor reprit le couplet en casant méthodiquement ses respirations, offrant à sa voix de contreténor plus de force et réduisant le risque de décevoir Amanda sur une fin de phrase essoufflée. Elle lui reprocherait de ne pas avoir été assez ambitieux, mais il préférait encore cette critique plutôt que devoir se faire pardonner d'avoir commis une faute technique en ne parvenant pas à tenir une note jusqu'au bout – ou pire, la sortir fausse.

Il salua la foule qui l'applaudit chaudement, une fois, deux fois, puis il s'éclipsa dans les coulisses, tandis qu'une autre chanteuse montait sur scène. Déjà, Amanda l'attendait. À la raideur de sa posture, il sut immédiatement qu'il allait passer un mauvais quart d'heure et une petite voix perfide lui fit remarquer qu'il l'avait un peu cherché tout de même. Il connaissait cette chanson, Amanda l'entraînait sans relâche depuis des mois. Ce soir aurait dû être facile – surtout à quelques jours à peine du concours d'entrée au prestigieux conservatoire de Detroit.

_ Je ne te ferai pas l'affront de te demander ton ressenti, commença Amanda. Tu sais très bien que tu étais bien en deçà de ce qu'il te faudra donner la semaine prochaine.

_ C'est vrai, je ne sais pas pourquoi j'ai loupé la première envolée, avoua Connor. Ça m'a perturbé pour la suite et je suis resté un peu en retrait.

_ Ça s'est senti.

_ Désolé.

_ Tu sais ce que ça veut dire.

Qu'il ne dormirait pas encore ce soir.

Le dernier chanteur quitta la scène sur les coups de 22h. Le temps que la salle se vide de ses spectateurs et que le staff remette le théâtre dans son état original, minuit avait sonné.

De son côté, alors que Connor attendait d'un un coin sombre du théâtre, Amanda en avait profité pour sortir manger avec un ami à elle – un ancien élève prodige qui connaissait un succès mondial et auquel elle ne cessait de le comparer : Elijah Kamski.

Démocratiseur du chant baroque et des contre-ténors, Elijah surfait sur le haut d'une vague médiatique sans fin. Malgré sa profession éloignée du grand public, il enchainait plateau de télé après plateau de télé, signant des dizaines d'autographes aux jeunes prépubères en fin d'émission, comme un chanteur de pop. Lors de ses nombreuses interviews, Kamski avait toujours répondu avec un sourire à moitié gêné que l'envie de chanter lui était venue naturellement tout petit, grâce à un environnement familial ouvert et aimant. Les hosts et le public lâchaient sans faute un petit gémissement attendri tandis que, derrière son écran, Amanda bouillonnait.

Connor savait bien que sa manager mourrait d'envie de le voir ajouter une note à son attention, ajouter un 'c'est aussi un peu grâce à ma professeure de chant au lycée qui m'a dirigé vers un conservatoire prestigieux' mais il se garda bien de lui demander confirmation. L'hommage à ses talents de professeur, comme d'entremetteuse, n'avait jamais eu son demi paragraphe dans un quelconque magazine mais cet outrage ne l'empêchait pas de travailler Kamski au corps lorsqu'ils se trouvaient dans la même ville. Comme ce soir.

C'était la force d'Amanda. Une force froide et insidieuse, continue et entêtée, comme le ruisseau tranquille qui grignote son passage dans la pierre, atome par atome.

Ne pouvant qu'imaginer leur soirée dans un grand restaurant de la ville, Connor de son côté avait attendu que le théâtre soit vide de toute âme, un sandwich à la main et une petite bouteille d'eau achetée à l'épicerie ouverte 24h/24 à quelques pas d'ici. Amanda avait tout vu avec le gardien pour qu'il puisse utiliser la scène après la fermeture. Et personne ne refusait rien à Amanda.

Personne au-dessous d'elle en tous cas.

Montant sur la scène d'un pas alourdi par la fatigue, Connor posa le métronome au sol devant lui et se lança dans quelques vocalismes avant de reprendre les premières mesures de la courte pièce de Vivaldi, ces mêmes mesures sur lesquelles il avait buté un peu plus tôt. Demain, il présenterait la pièce à Amanda, impeccable de bout en bout.

Elle arriva à 8h, fraichement coiffée quand sa sieste sur un des sièges de la première rangée l'avait laissé le cheveu poisseux et le costume fripé.

_ Maintenant chante.

Toujours ce même ordre.

Maintenant chante, maintenant tiens-toi plus droit, maintenant va te coucher. Depuis la mort de ses parents et le transfert de sa tutelle à sa marraine, Connor en était arrivé à détester ce mot. Plus encore depuis qu'elle avait réussi à lui faire signer un contrat la liant à lui comme son agent exclusif. Depuis ce jour, comme l'entraineur qui récupère un yearling prometteur mais pas encore au niveau pour gagner sa première course, Amanda le maintenait en place avec une bride serrée et la cravache le long de ses flancs.

L'éternelle injonction était comme un coup sec sur sa croupe.

Maintenant.

Ravalant son agacement qui, il le savait, provenait seulement de son état avancé de fatigue, Connor chanta.

Son interprétation était impeccable, même son cerveau drogué par l'épuisement s'en émerveilla. Son galop souple et efficace, Connor se laissa bercer par sa propre voix, fermant les yeux et oubliant Amanda qui le regardait avec une moue concentrée. Il monta dans les aigus sans peine, malgré sa prise de souffle minimale et les lettres roulèrent sur sa langue comme une série de perles précieuses. Il délivra la dernière syllabe en un souffle à la fois assuré et délicat, avant de rouvrir les yeux.

Un silence l'enveloppa, bizarrement étranger après ces minutes durant lesquelles sa voix avait pris possession de chaque mètre cube de la pièce. Seul sur le devant de la scène, il se sentit nu sous le regard de sa manager qui arrivait à le regarder de haut malgré sa position en contrebas.

_ Maintenant retourne à l'hôtel et va te reposer, lâcha-t-elle. Je ne voudrais pas que ces nuits blanches ressortent sur ton bilan médical de mardi prochain.

Connor prit l'absence de reproche comme le plus beau des compliments qu'elle pouvait lui avoir fait ces derniers temps, et s'exécuta.

Dieu, qu'il détestait ces consultations médicales. Il détestait ces mains froides et brusques qui le poussaient dans une position particulière, ces médecins qui lui donnaient des ordres – ouvre la bouche, monte là-dessus, souffle là-dedans.

Amanda insistait. "Si tu développes quelque chose, il faut pouvoir l'enrayer au plus vite. Les cordes vocales sont une chose fragile."

Oui, surtout quand on les travaillait au-delà de leurs capacités.

Le médecin nota une légère inflammation qu'il inscrit dans son dossier, insistant de longues minutes pour lui tirer des informations personnelles dont Connor ne voyait pas l'intérêt de lui partager. Il ne voulait pas lui parler. À quoi bon. Il serait certainement en tournée dans une autre ville le mois prochain, un autre médecin survolerait son dossier avant de lui poser les mêmes questions inutiles.

Tout allait bien.

Sortant presque en courant du cabinet médical, Connor enfila sa veste à la va-vite, scrutant sa montre en espérant avoir loupé le passage à l'heure d'hiver. Mais sa petite version personnelle d'Amanda lui fit remarquer d'une voix nasillarde depuis son épaule que les changements d'heure ne se produisaient pas un mardi, et qu'il avait bien une heure de retard. Il dégaina son téléphone aussitôt. Mieux valait prévenir en avance plutôt que de la faire attendre.

La voix d'Amanda lui gela presque l'oreille par sa froideur et il se rua vers le métro, prenant à peine le temps de vérifier le meilleur itinéraire avant de sauter dans la rame.

Amanda avait arrangé un rendez-vous avec le directeur du conservatoire de Détroit, prétextant avoir sous la main le nouveau Kamski quelle mourrait d'envie de lui présenter. Elle avait d'ailleurs certainement joué la carte de l'ancienne professeure d'Elijah pour attirer l'attention du directeur et le nom de Kamski lui avait laissé de quoi glisser le pied dans la porte.

Amanda n'avait pas besoin de plus pour avoir ce qu'elle voulait.

Le concours d'entrée ne portait que sur la technique des concurrents, leurs talents, et non leurs relations sociales ou leurs origines, mais ça n'empêchait pas Amanda de tisser sa toile et exercer sa pression.

Comme toujours.

Sortant de la bouche de métro avec un air de mangouste paniquée, Connor tenta de prendre ses repères sur la grande place qui s'étendait tout autour de lui. Sur les photos qu'il avait pu voir sur les prospectus du conservatoire, la façade était plutôt reconnaissable avec ses grands murs de brique et ses nombreuses fenêtres encadrées de pierre blanche. Il fit un tour sur lui-même. La place subissait de gros travaux de rénovation, tout comme plusieurs bâtiments en sa périphérie et le cheminement des piétons était canalisé en de larges couloirs faits de palissades recouvertes de pubs toutes plus insignifiantes que les autres. "Detroit fait peau neuve !" lui susurrait une blonde imprimée en grand format.

Mais il s'en foutait bien que Detroit fasse peau neuve ! Il devait trouver ce fichu conservatoire dans les cinq prochaines minutes ou Amanda allait le crucifier sur place !

Un rien angoissé, le jeune chanteur se dirigea au hasard sur sa gauche, en direction d'un grand bâtiment dont la façade était recouverte d'un échafaudage sur toute sa hauteur. Arrivé au pied, les palissades lui indiquèrent "pour vous, l'hôtel de ville fait peau neuve !" et il rebroussa chemin en jurant dans sa barbe - c'est lui qui allait faire peau neuve, une fois qu'Amanda la lui aurait arrachée. Le prospectus lui indiquait seulement Hart Plaza, sans aucun numéro, sans plan d'accès.

Et mince.

Il allait sortir son téléphone pour chercher la position exacte avec son GPS quand une silhouette de musicienne, une caisse de guitare dans le dos, lui fit relever la tête.

_ Excusez-moi !

La jeune femme se retourna sous l'interpellation et Connor marqua un temps d'arrêt devant l'expression agacée qui lui faisait face. Le GPS aurait peut-être été moins dangereux.

_ Quoi ?

_ Pardon, s'excusa Connor en forçant sa bouche à coopérer sans trémolo. Je cherche le conservatoire de Détroit.

_ J'ai une tête à aller au conservatoire ?

_ Je… c'est juste que.

_ C'est de l'autre côté de la fontaine.

Il se retourna pour suivre l'axe du bras que la jeune femme avait levé aussi bien pour lui indiquer la direction que par exaspération. Elle le rabaissa vite et Connor réalisa avec horreur que la fontaine était presque à l'autre bout de la place. Il se retourna pour la remercier malgré la mauvaise nouvelle mais celle-ci avait déjà repris son chemin, s'éloignant d'un pas vif en marmonnant quelque chose comme 'putain de touristes'.

Imaginant déjà l'air réprobateur de sa manager, Connor traversa la place en courant. Amanda mettait toujours ses reproches et attaques incisives en sourdine lorsqu'ils étaient en bonne compagnie, de façon à maintenir l'illusion d'être la parfaite manager d'un poulain exemplaire. Mais quand arrivait leur retour à leur hôtel, Amanda lui remettait les pendules à l'heure avec plus d'acharnement qu'une hyène sur une carcasse fraîche.

Lorsque l'assistante du directeur Fowler le fit rentrer dans le bureau, il trouva Amanda installée au coin du bureau, ses coudes en appui sur le bois massif afin offrir un angle de vue optimal au directeur sur son téléphone. Sans nul doute Amanda lui montrait-elle la vidéo d'une de ses nombreuses auditions, et si dans cette position elle donnait l'occasion au directeur de se rincer l'œil sur son décolleté, ce n'était que pur hasard.

Elle se redressa promptement en convertissant habilement son agacement en un 'ah' soulagé.

_ Ah, Connor ! Te voilà enfin ! Je commençais à m'inquiéter !

_ Pardon il y a eu un accident sur ma ligne de métro.

Deux pouvaient mentir.

Le directeur, un afro-américain dans la quarantaine, avec une carrure plutôt imposante, le salua avec une poignée de main ferme. Connor répondit avec un sourire réservé mais cordial, même s'il savait déjà comment la conversation allait se dérouler. 'Une voix et un visage d'ange, et une manager dévouée. Tu vas aller loin ! Ça serait un comble de laisser passer un élève aussi prometteur. J'espère que l'audition ne sera qu'une formalité.'

Même si le conservatoire ouvrait sa formation musicale avancée à une dizaine de jeunes artistes classique, les cours approfondis sur l'instrument de prédilection (dans son cas, la voix) étaient des cours particuliers. Même si d'autres artistes seraient admis avec lui, il devait être le seul vainqueur dans sa catégorie à la fin des auditions. Le directeur pouvait lui donner son vote, le reste du jury restait à convaincre.

Ils déjeunèrent ensemble dans une salle isolée du reste de la cantine, et Connor s'efforça de s'enthousiasmer pour les conversations en cours alors qu'il regardait Amanda tisser sa toile sans même que sa victime ne s'en aperçoive. Un contact de la main du directeur au cours d'une histoire, un frôlement de pied alors qu'elle changeait de croisement de jambes : des contacts furtifs et insignifiants qui marchaient redoutablement bien sur les hommes de cette tranche d'âge. Le pauvre n'avait aucune chance. Il lui mangerait dans la main d'ici ce soir, et saurait argumenter avec véhémence en sa faveur lors de la délibération du jury, la volonté d'Amanda s'exprimant au travers de sa bouche aussi efficacement que si elle l'avait assis sur ses genoux et inséré une main dans-

Vaguement dégouté par l'image que son cerveau venait de lui présenter, Connor s'excusa de la table, son appétit soudain envolé.

Après une visite du conservatoire, Connor abandonna Amanda et Fowler afin de reprendre le fil de sa routine obligatoire - routine que cet entretien et la visite médicale de ce matin avaient totalement chamboulée. Il n'abordait jamais ses deux heures de cardio avec joie mais l'idée de se retrouver seul sur son tapis de course, sans avoir à subir les reproches de sa manager ni assister à sa manipulation outrancière, allégea sa démarche. Il leur avait à peine tourné le dos qu'Amanda l'interpela.

_ Connor, tu m'attendras pour manger ce soir ?

Le point d'interrogation était pour la forme, pour Fowler qui buvait toujours ses paroles comme du petit lait, s'émerveillant de leur relation symbiotique en un petit 'aaw'. Connor de son côté traduisit sans peine la promesse d'une conversation douloureuse lorsqu'elle rentrerait.

Amanda n'avait jamais laissé de marque sur sa peau – trop incriminant. Les mots, aussi affutés fussent-ils, ne laissaient jamais de trace, et c'est cette arme là qu'elle utilisait sans relâche, ses paroles le guidant dans son ascension, vers la gloire, comme le bâton du berger sur le flanc d'une brebis qui se disperse. Les jours les plus durs, elle pouvait aussi être le border collie refermant ses mâchoires sur ses jarrets.

Connor savait qu'il n'y aurait pas de bâton ce soir.

Comment osait-il ? Comment pouvait-il cracher sur son travail ? Il pensait qu'elle faisait ça pour s'amuser ? Son retard avait nécessité un tel surplus de travail alors que l'affaire aurait dû être dans le sac au bout de quelques minutes. Amanda avait tant baratiné ce porc bedonnant qu'elle en avait la gorge sèche.

_ Maintenant sers-moi un verre et va t'entrainer pour le concours. Je ne veux pas t'entendre t'arrêter avant 23h.

Dans la pénombre de la chambre de son airBnB du moment, il s'exécuta, ignorant les coups de pieds insistants des voisins du dessus. Leur rage n'était rien comparée au courroux de sa manager.

Il se réveilla le jour du début des épreuves avec un mélange de soulagement et d'anticipation. Après ces trois jours d'épreuves, Amanda se focaliserait seulement sur qui manipuler pour trouver une salle prestigieuse dans laquelle il pourrait se produire le weekend. Ils loueraient enfin un appartement fixe, sa routine de travail serait diversifiée par les différents cours, et il pourrait enfin toucher son violoncelle sans voir Amanda l'interrompre d'un regard noir car, lui crachait-elle, ça ne lui rapporterait aucun point au concours.

Lorsqu'Amanda avait jugé sa voix plus remarquable que ses talents de violoncelliste et la concurrence moins rude dans le milieu des contre-ténors, tout son entrainement s'était articulé autour du chant et rien que le chant. Il n'en demeurait pas moins un très bon musicien et prenait presque plus de plaisir à faire glisser l'archer contre les cordes du violoncelle de sa mère que de chanter avec le plus bel orchestre du pays.

Les écrits furent une formalité qu'il passa avec diligence, visant le sans faute – autant pour se placer en tête des quelques chanteurs qu'il avait pu repérer dans le groupe que pour s'épargner le fait de devoir justifier ses erreurs après d'Amanda.

Il entra dans la salle des oraux avec une pointe de nervosité, la pièce ridiculement grande pour si peu de public. Les jurys étaient tous installés dans la fosse destinée à l'orchestre et il ne manqua pas les messes-basses envoyées par le directeur à ses collègues. Le travail d'Amanda était dangereux. Un peu trop de zèle et son cirage de pompes devenait flagrant, démasquant leur combine et nourrissant une amertume qui pouvait le mettre aussi facilement sur la touche.

Le directeur lui envoya un sourire sincère et l'invita à prendre place sur le devant de la scène d'un geste de la main et une voix sans inflexion.

_ Nom et œuvre interprétée, s'il vous plait.

_ Connor Jarosky, 'Cum Dederit' de Vivaldi.

_ Nous t'écoutons.

Des hauts parleurs crachouillèrent l'enregistrement sur lequel il avait l'habitude de s'entrainer et Connor ferma les yeux pendant l'introduction de la mélodie par les violons. Il n'y avait rien de compliqué, il n'y avait pas plus de monde dans la salle que son concert du mois dernier. Tout allait bien. Les violons ralentirent et il inspira profondément avant de laisser sa voix remplir la pièce de ses notes claires. Comme l'aigle sur une colonne d'air chaud, il prit son envolée lyrique, libre, glissant au travers de la pièce comme si son corps ne pesait plus rien, comme si chacun des atomes de son être était soufflé par la musique, comme le sable dans le désert.

Il flotta pendant plusieurs minutes avant de rouvrir les yeux, sans savoir vraiment ce qu'il avait chanté, ni comment il avait interprété le morceau. Le regard enjoué du directeur suffit à le rassurer et il quitta la pièce sous les félicitations du jury.

La lettre arriva deux semaines plus tard. Il la trouva ouverte sur la table basse en rentrant d'une excursion en ville pour son violoncelle. Il prit l'absence de reproches dès son entrée dans l'appartement pour une bonne nouvelle. Le reste de la lettre confirma ses soupçons et il lâcha un soupir de soulagement.

Amanda l'interpella depuis la cuisine.

_ Maintenant, on va pouvoir sérieusement travailler à faire décoller cette carrière. Tâche d'être exemplaire et écoute ton professeur de chant comme s'il était Dieu incarné. Tu entends ?

_ Oui Amanda.

Il savait bien où elle voulait en venir. Kamski avait fait une percée fulgurante dans le monde de l'Opéra grâce à une voix remarquable, une prestance notable et une jeune professeure complètement sous ses charmes qui l'avait sponsorisé dans tous les conservatoires du pays. Les rumeurs laissaient entendre que Kamski et son ancienne professeure étaient toujours ensemble. Cependant, Connor avait aperçu le professeur de chant dans le jury. Il était prêt à beaucoup de sacrifices pour sa carrière, mais pas à battre des cils devant un quarantenaire à la calvitie avancée et au cheveu gras.

Il commença les cours le mois suivant, callant ses nouveaux horaires à son emploi du temps habituel. Sa classe était plutôt hétéroclite mais il ne parvint à tisser de lien avec aucun de ses camarades. Une partie de lui s'interrogea sur son avenir, s'il n'arrivait même pas à intéresser des passionnés de musique mais sa version miniature d'Amanda reporta son attention sur le tableau d'une tape à l'arrière du crâne. Peu importait sa capacité à papoter entre les cours, pour tout ce qu'il en savait, ses camarades ne lui parlaient pas parce que son talent les impressionnait. Deux étudiants rigolant en sa direction le firent lourdement douter des paroles de mini-Amanda mais il obéit tout de même à son ordre, recopiant assidûment les notes écrites sur le tableau blanc sans se soucier de ses voisins.

Tout allait bien.

À la recherche d'une salle vide pour y faire ses gammes journalières, Connor parcourut plusieurs étages fraichement rénovés avant de trouver une aile presque déserte aux salles sans noms, loin de la foule et de ses regards moqueurs. Frappant délicatement sur la première porte venue, Connor n'obtint aucune réponse et poussa lentement la poignée pour dévoiler une vieille salle de cours. Il allait refermer la porte derrière lui quand une voix rauque le fit sursauter.

_ Si tu cherches une salle pour faire la sieste, celle-là est déjà prise.

Il se retourna pour faire face à un homme dans la cinquantaine, les cheveux mi-longs d'un gris argenté, installé les pieds sur le bureau au fond de la salle, un magazine sur les cuisses et des écouteurs dans les oreilles.

_ Pardon, bafouilla Connor en rouvrant la porte. Je cherchais simplement une salle pour faire mes gammes.

_ Reste donc gamin !

Reculant dans la pièce avec confusion, Connor se sentit obligé d'objecter.

_ Je chante assez fort, je ne voudrais pas vous déranger.

_ Que tu te mettes ici ou la salle d'à côté, ces cloisons ne feront rien pour m'empêcher de t'entendre. Installe-toi, ça me changera de ma playlist.

Pour appuyer son affirmation, l'homme retira ses écouteurs et tripota son téléphone, sans doute pour mettre ladite playlist en pause. Il reprit son magazine en main avant de lever un sourcil interrogatif.

_ Un problème ?

_ Non.

Enfin si, mais il avait déjà refermé la porte et n'avait pas envie de passer pour un idiot en fuyant la pièce.

La tête haute et fais preuve d'assurance, maintenant ! Amanda le lui avait assez répété pour qu'il intègre ce mantra dès que le doute s'immisçait en lui.

Après avoir réalisé ses arpèges en un crescendo régulier face au tableau noir, Connor s'élança dans une courte pièce baroque, empreinte d'une tristesse dans laquelle il se laissa flotter, oubliant vite l'homme qui continuait de lire son magazine dans son dos. Il enchaina sur la pièce qui lui avait valu sa place au conservatoire, réalisant avec bonheur que l'acharnement d'Amanda ne lui avait pas ôté de plaisir de chanter cet air lyrique.

Il termina la séance là-dessus, satisfait, avant de se retourner.

L'autre homme avait la bouche partiellement ouverte sur un mélange de surprise et d'autre chose, que Connor identifia comme de l'effarement.

_ Pardon, c'était trop fort ?

_ Nan, euh. Nan, répondit l'autre homme en fronçant ses sourcils grisonnants. Ce n'est pas la voix que je m'attentais à entendre sortir de ta bouche, c'est tout. L'émotion que tu y mets est poignante. Continue comme ça.

Connor resta interloqué plusieurs secondes, peu habitué à tant d'éloges. Il ravala difficilement et cligna rapidement des yeux, soudain saisit par la peur de se voir fondre en larme devant un inconnu parce que celui-ci lui avait fait un compliment. Ridicule, chuchota une voix acerbe à l'arrière de son crâne.

_ Merci, souffla-t-il en cherchant de quoi dévier la conversation vers un sujet moins gênant. Vous travaillez ici ?

_ En effet.

L'homme s'étira en un bâillement sonore.

_ Et je suis en retard pour mon cours de batterie.

Il roula son magazine sous le bras et sortit de la pièce.

_ À la prochaine, gamin.

Déstabilisé par la rencontre pourtant brève, Connor espérait bien ne pas réitérer l'expérience de sitôt. La semaine ne lui en laissa pas l'occasion, de toute façon. Entre les cours d'histoire, de langue vivante, de solfège et de chant, Connor peinait à caser tous les intitulés de sa routine en une seule journée. C'était sans compter sur les activités annexes auxquelles Amanda l'avait poussé à s'inscrire et qui l'amenaient souvent à faire une croix sur son déjeuner et l'idée d'une nuit complète. Il dût peser longuement ses mots avant de présenter le sujet à Amanda.

_ Trop de chose à faire ? Kamski a eu le temps de passer un master en informatique en parallèle de sa carrière, tu vas bien pouvoir tenir les deux ans de cette formation et continuer ta routine habituelle, non ?

_ J'ai peur que la fatigue et le manque de repas équilibrés ne me permettent pas d'être au meilleur de ma forme au conservatoire. Je ne voudrais pas entacher le travail collectif qu'il nous a fallu pour que j'arrive ici, par des bâillements intempestifs et des poches sous les yeux.

Il regarda Amanda réfléchir en silence, priant pour qu'elle ne lui suggère pas des vitamines ou du maquillage pour cacher ses cernes.

_ Soit.

Connor retint un soupir soulagé.

_ Merci Amanda.


Yo!
petit chapitre pour gentiment mettre en place cet univers alternatif DBH:Opera qui traine sur mon pc depuis bien trop longtemps.
pour ceux qui se demandent, l'idée vient de cette vidéo : /Pms4a0Gih4U?t=62.
Le chanteur est si jeune et coincé.. il m'a immédiatement fait penser à mon good boi Connor. Le rôle d'Amanda en manager s'est imposé assez naturellement et vous vous doutez bien qu'elle ne fait que s'échauffer dans sa bitchitude. *rire démoniaque*
à la prochaine pour un nouveau chapitre de hurt&comfort !
des gros poutoux !