Hello tout le monde ! Oui, je sais, je suis monstrueusement en retard, mais le thème "Royauté" de la Magefam Week 2020 m'a tellement inspirée que les mots se sont déversés sans aucune possibilité de fermer le barrage.

L'inspiration est évidente, mais j'espère que ça vous plaira quand même. Pour les mots-valise, allez voir en bas de page.

Bonne lecture !

Madou.


Naguère courait parmi les nobles et les cours étrangères la plaisanterie suivante : "Katolis a deux maîtres : Viren, et… comment s'appelle l'autre, déjà ? Oh, j'ai oublié."

Mais maintenant que Katolis ne comptait plus que le premier, tout se liguait pour prononcer silencieusement le nom, l'existence et la mort du second.

Claudia avait beau se fourrer le nez dans les pages de son livre et avancer aussi vite que lui permettait l'usage, pas moyen de ne pas voir les gens -les soldats surtout, plus nombreux que jamais. Sur son passage, ils s'arrêtaient, s'inclinaient, murmuraient "Votre Altesse" et ne reprenaient leur marche qu'après elle. Jardins, cours, corridors, galeries, cuisines, ni la bibliothèque qu'elle venait de quitter, aucune salle n'était épargnée par l'étrange épidémie de révérencite ou d'obséquiosipeste. Elle en venait à se demander si elle ne préférait pas lorsqu'ils ricanaient dans son dos, "la bouquineuse, la corbillate, la sorcière, la bouchère, la bâtarde du corbeau", à une époque qui paraissait si loin... Et la semaine dernière encore, on ne lui jetait que des regards au pire méprisants ou craintifs, au mieux empreints de pitié quand on ne l'évitait pas. La fille du traître.

Aujourd'hui, elle était la fille du roi -et la Haute Mage.

En la voyant, la paire de gardes qui flanquait désormais la porte du bureau de père écarta de concert ses hallebardes. Claudia se souvint brusquement de la fois où, défiée par Soren, elle avait jeté un sort de tentacule sur ceux en poste devant la chambre de feu sa Majesté Harrow. L'exercice nécéssitait une certaine adresse -il fallait que l'appendice se glissât sans se faire voir sous l'acier de l'armure avant de commencer à chatouiller. Elle avait huit ans, c'était pour rigoler, elle l'avait déjà fait sur à peu près tous les autres gardes et le roi se trouvait alors à une partie de chasse à des lieues de là; mais ça ne l'avait pas empêchée de se prendre une rouste. Enfin, "rouste" façon de parler : père lui avait juste fait recopier des tableaux de déclinaisons méroviennes, draconiques et latines.

Son livre sous le bras, Claudia s'arrêta devant le garde de gauche et murmura : "Guili-guili."

Un petit gloussement lui tordit sa face couturée de cicatrices: "- Vous n'avez pas changé, votre Altesse."

"Altesse"... Il lui faudrait bien s'y faire, tôt ou tard.

"- Pour la énième fois, appelez-moi "Haute Mage".

"- Il en sera fait selon votre volonté, votre Altesse."

Elle le considéra brièvement, saisie d'une envie de rire, et regarda l'imperturbable garde de droite.

"- Euh…" Le semestre se mordit la lippe. "Je m'en suis rendu compte en le disant."

Claudia gratifia son casque d'une pichenette. "Guili-guili" lui répéta-t-elle en se faufilant entre les hallebardes. Si toute la Garde est aussi crétine, pas étonnant que Soren en soit le seigneur commandant. Comment avaient-ils pu prétendre repousser des Elfes de Sélènombre sans pouvoir résister à ça ? Comment pouvaient-ils prétendre protéger Père ?

Il se tenait face à la fenêtre en ogive lorsqu'elle poussa la porte. En pleine lumière de fin d'après-dîner. Cela ne lui ressemblait pas. C'était une des manies de feu Harrow. Un lion veillant sur son territoire. Père, lui, mains dans le dos, dans ses atours tout de noirs, de gris et d'ors, faisait davantage figure du corbeau sur son arbre perché. Mais aucun renard ne lui arracherait son fromage à coups de flatteries : face à lui, les flagorneurs qui entouraient jadis Harrow n'avaient aucune chance.

"- Papa ?"

Il ne daigna même pas tourner la tête :

"- Où est Soren ? J'ai demandé à vous voir tous les deux."

"- Oh, la dernière fois que je l'ai vu, il faisait le tour des remparts en courant," répondit Claudia. Sur un vague geste de Père qui l'invitait à s'asseoir, elle se dirigea vers l'autre bout de la vaste pièce, où une table basse garnie de verres et des chaises rembourrées flanquaient la cheminée éteinte. "Tu comprends, il est tellement content d'être enfin débarrassé de ses béquilles. Il a retrouvé comme qui dirait un béquille-libre."

La couronne d'or de Katolis jeta un éclat dédaigneux de soleil lorsque Viren se retourna :

"- J'ai passé près de six semaines dans le cachot le plus reculé du donjon. Enchaîné, sans lumière, avec pour toute compagnie la faim, la soif, la fièvre et la gangrène. Pour autant, je ne me suis pas senti obligé de caracoler à travers tout le château comme un chien fou sitôt qu'on me retira les fers."

Claudia s'abstint de lui faire remarquer que Soren, de son côté, ne s'était pas contenté de se rompre la colonne vertébrale. Contrairement à la gangrène de Père, la magie noire n'avait pas pu guérir toutes ses blessures en une fois. Père avait certes perdu un rien de muscle, avait le teint un rien plus cireux et les yeux un rien plus ombrés, mais si on le comparait à Soren une semaine après leurs libérations respectives, il se portait comme un charme.

Enfin, si on exceptait l'air soucieux et irrité qui ne quittait plus ses traits depuis qu'il avait saisi la couronne. Dans son dos, les doigts tambourinaient le dos de la main, frottaient le poignet.

Mais comme Père n'aimait pas qu'on lui témoignât trop de sollicitude, même venant d'elle, Claudia retint aussi le énième "Est-ce que ça va ?" qui lui montait aux lèvres :

"- Sur quoi est-ce que tu travailles ?" demanda-t-elle. "Le ralliement des maisons pose-t-il beaucoup de problèmes ?"

Viren adressa au soleil un reniflement de mépris :

"- Tu sais comment sont les barons. Impossible de les faire renoncer à leurs chamailleries personnelles sans leur promettre mille compensations. L'une veut justice pour sa soeur assassinée, l'autre assiège ce banneret turbulent qui refuse de venir lui rendre hommage, l'un accuse sa voisine de bâtardise, celui-là-bas trépigne pour qu'un contingent de mages rende à nouveau ses vignes fertiles… Entre les Anjoumaine, les Emhyr, les Bourbat, les Martel, les Vaulois et consorts... " Il soupira et ses doigts tambourinèrent l'améthyste glyphique de son sceptre. "Les dragons ont beau transformer les villages et les champs de la Brêche en torchères et en cendres, les barons ne lèveront pas le petit doigt tant qu'ils ne se sentiront pas directement concernés."

"- Oh." fit Claudia. Dans les romans et les chroniques, ce genre d'histoires la passionnait, mais maintenant qu'elles la concernaient, elle, elles prenaient des allures de livres de comptes ou de tableaux de déclinaisons. "Et qu'est-ce que tu leur promets pour les rallier à notre cause ?"

"- Outre la vie sauve, les montagnes de richesses que nous trouverons à Xadia. Cela devrait suffir à apaiser leurs pleurnicheries. Je ne reviens même pas de devoir jouer à la carotte et au bâton dans une situation aussi critique."

Claudia se demanda si la Pentarchie comptait suffisamment de mages pour exploiter tous ces trésors correctement. Elle et Viren étaient les deux seuls à mille lieues à la ronde, et la magie noire en particulier, faute d'accessibilité et d'une certaine hérésie, n'était pas des arts qui couraient les rues.

"- Et Duren ?" risqua-t-elle. "Toujours aucune nouvelle ?"

Une grimace filtra dans la voix de Viren :

"- Pas un mot. J'ignore même si la reinette est encore en vie. Les frontières sont barricadées, et il ne filtre ni coursier, ni corbeau. Il ne passe plus aucun chariot de nourriture, et les espions sont muets. Le Jardin de la Pentarchie semble brusquement gelé par l'hiver."

Un ange passa dans la pénombre de l'étude. Claudia pinça les lèvres. Qu'est-ce qui m'a pris de mentionner Duren ? songea-t-elle en se tordant les mains. Tu sais à quel point il déteste qu'on en parle depuis qu'on est rentrés de mission. Et puis, oh, il a parlé de l'hiver, juste pour Duren… Pour le mage ayant sublimé l'éternel été de Magma au risque de sa vie, voilà qui dénotait un certain pessimisme. "Pessimisme" ? Non, peut-être pas jusque-là. Nous partons en croisade dans trois semaines, et la deuxième puissance militaire n'a toujours pas répondu à l'appel. C'est juste un peu d'appréhension, c'est tout. Du déconfutur. Du dorénavrant.

"- Et toi ?" demanda Viren en saisissant son sceptre posé contre le bureau de bois vernis, noyé comme à l'ordinaire sous un bazar méticuleusement rangé de parchemins, d'infolios, de dossiers. "L'accueil des soldats se passe bien ?"

"- Euh… Aussi bien que possible." répondit-elle d'une voix hésitante. "D'après le rapport des intendants, le départ des nobles a laissé le château vide. Leurs appartements ont été alloués aux commandants et seigneurs capables de tenir une épée, et leurs hommes se sont disséminés dans les casernes et les auberges de la capitale, et nous avons même commencé la réquisition les sanctuaires et les maisons des notables, comme tu l'as ordonné, mais, euh, j'ai bien peur que cela ne soit pas suffisant... sans compter le ravitaillement de tout ce beau monde."

La réquisition des sanctuaires avait déjà soulevé quelque tollé parmi la populace, sans grande gravité cependant. Lorsque la Sainte Pope avait osé envoyer une lettre de protestation, Viren l'avait jetée au feu sans même en décacheter le sceau, et il n'y avait pas eu la plus petite escarmouche depuis. Dénuée d'armée en propre depuis près de deux cents ans, l'Eglise n'allait certainement pas riposter; mais elle avait d'autres armes : les Prêcharlatines et les Gouroucoulades. Rien de tel qu'une Apocalypse Xadienne imminente pour attirer les fidèles apeurés dans un sanctuaire comme des mouches autour d'une bouse, ce qui, bien sûr, ne faisait que semer davantage d'angoisse; mais fermer d'un seul coup tous les sanctuaires, ça faisait gronder des dents.

"- D'ailleurs, à ce sujet…" Claudia se tordit les mains. "Bien sûr que nous avons besoin de tout l'espace disponible, mais… le peuple de la capitale et alentours n'a pas apprécié qu'on lui ferme tous les sanctuaires si vite. Tu as fait une… abrupture, héhé ?" Le jeu de mots ne rencontrant aucune réaction, elle tenta d'enchaîner. "Les délégués des disricts disent que c'était la seule chose qui tenait debout au milieu de ce cauchemar. Je ne dis pas que c'était une mauvaise décision, hein, papa," se rattrapa-t-elle, "c'était la meilleure chose à faire, mais… peut-être as-tu fait un peu trop brusquement..."

"- S'ils pensent que leurs patenostres vont les protéger face à la véritable brusquerie, les dragons ne devraient pas tarder à les détromper. Pour ma part, il est hors de question de céder le moindre pouce à ces charlatanes de prélates. La guerre se joue autant à l'intérieur qu'à l'extérieur des murailles, et celle-ci, plus que n'importe quelle autre, demande d'être impitoyable."

Claudia gonfla les joues. Le Trône et l'Autel, hein… Si quelqu'un doutait encore de la séparation, le divorce est désormais signé, tamponné, tout ce qu'il y a de plus officiel. Elle se rencogna dans la chaise rembourrée avec un soupir. Pour une fois que ce surplus de soldatesque sert à quelque chose...

Car, bien sûr, en effet, les couloirs du château étaient infestés de soldatesque. Soldatesque courtoise, seigneuriale et chevaleresque, certes, mais même aux grandes heures de la Guerre de Cent Ans où l'armée d'Evenere avait mis le siège devant la capitale, la tête du royaume n'avait jamais été sous une telle pression, sans compter les torrents de réfugiés perdus, hagards, affamés et terrifiés qui affluaient depuis l'est. Le guet avait bien du mal à maintenir l'ordre et sa cheffe avait demandé une centaine d'hommes supplémentaires que Claudia s'était empressée de lui accorder. Tout cela se bousculait, s'entraînait dans les cours, sentait la sueur, mangeait des plats barbares, se jetait des injures en langues incompéhensibles ou en patois ou en dialectes. Des bagarres avaient éclaté dans les auberges, certains s'étaient même déjà entretués. Le prince Kaseef de Néolandia les avait attirés à Katolis avec des promesses de sang; mais comme ça ne coulait pas assez vite à leur goût, ils se défoulaient entre eux. Bah ! Au moins, leur présence dissuade les gens de toute velléité d'émeutes, c'est toujours ça de pris…

Une partie de l'armée royale de Katolis, quant à elle, était déjà dispersée dans les forteresses et avant-postes de la Brèche, supposément sous les ordres de la générale Amaya... mais ne donnait aucune nouvelle depuis plusieurs semaines. "Sans doute le commandant rouquin s'est-il empressé de chouiner dans les jupes de sa supérieure," avait prétendu Viren, qui s'était dépêché de faire envoyer pléthore de corbeaux, de coursiers et messagers pour avoir des détails sur la situation. Le peu de nouvelles qui revenait de la Brèche était absolument catastrophique : les dragons avaient incendié plusieurs forts; la peur, la confusion et l'incertitude régnait parmi les soldats; la générale Amaya s'était faite piéger de l'autre côté de la Brèche -sans doute les Elfes du Soleil l'avaient-ils déjà massacrée, ou pire encore, capturée et interrogée... La générale était connue pour sa bravoure et son courage, ah ça oui, (Soren l'idôlatrait et la nouvelle lui avait fait un choc), mais qui savait combien de temps elle tiendrait sa langue -ou plutôt ses mains ?

La croisade n'avait pas encore commencé, mais Claudia la jeune rêveuse bouquineuse en avait déjà jusque-là.

"- Mais ne t'en fais pas, papa," ajouta-t-elle avec un petit sourire. "J'ai expressément donné des ordres pour que les appartements cléricaux d'Opélie soient refilés au plus miteux du lot, à un soudard, un poivrot, un pécheur impénitent de la pire espèce."

La saillie ne le fit pas rire, ce qui inquiéta Claudia. Elle laissa son regard traîner vers l'oreille de Père, où le mignon était toujours agrippé. Est-ce que cette fichue chenille lui aspire toute sa bonne humeur ? Une chenille qui donne le cafard, la cervelle de Père va se changer en vivarium pour insectes. De la bonne humeur, Père n'en avait jamais eu beaucoup à revendre, et depuis la mort du roi Harrow, ça n'avait fait qu'empirer. Mais même au plus bas, il avait toujours un sourire pour une vanne Opéliesque. Alors que là… Personne ne savait ce qu'il était advenu au juste de la Haute Prélate après le coup d'Etat, mais elle était probablement parvenue à fuir vers Duren ou Evenere avec Corvus. L'art et la manière de se volatiliser chez les curées, de dispaprêtre. Viren ne l'avait pas faite arrêter et n'avait même pas retrouvé sa trace, mais il n'avait pas spécialement essayé non plus. De toutes manières, ce n'est pas comme si cette femme allait à nouveau leur mettre des bâtons dans les roues, si … ?

"- Sire !"

Annoncé par les mille cliquetis de son armure partie qui rutilait de noir et de blanc malgré la pénombre de l'étude, ser Soren, commandant de la garde royale, s'inclina devant son souverain et fit quelques pas de géant vers la table basse : une entrée toute en finesse et raffinement.

"- Tu ne t'es pas pressé." commenta Viren.

"- Désolé, papa ! Mon entraînement !"

Sa voix était hachée, son visage était rougi par l'effort, ses yeux brillaient. Il prétendait que ses béquilles lui avaient fait perdre du muscle. Claudia avait eu beau lui dire qu'elle ne voyait pas la différence et qu'il était toujours aussi athlétique qu'avant, son premier soin sitôt débarrassé de ses béquilles avait été de retrouver ce muscle perdu en suivant un entraînement intensif à l'épée, à la lance, à la course et à toutes sortes d'autres tortures qui faisaient frémir Claudia la rate de bibliothèque. Son plastron luisait, son armure cliquetait, sa cape noire était assez large pour couvrir un lit, il lui fallait deux fois plus d'air à respirer qu'au commun des mortels. Dans l'atmosphère confortable et feutrée du bureau, il faisait l'effet d'un Shaelmaar dans une échoppe de porcelaine... Il repoussa une mèche gluante de sueur et s'épongea le front dans sa paume. "Tu as demandé à nous voir ?"

"-Oui." Viren fit un vague geste de la main. "Prends un siège."

"- Oh, t'en fais pas, je suis plus à l'aise debout !"

Les yeux de Père jetèrent un éclat tranchant. "Prends un siège. C'est un ordre."

Soren eut un bref mouvement de recul, puis il haussa les épaules. "Comme tu voudras." Son pas de cent quatre-vingt livres résonna le dallage, il tira bruyamment une chaise près de Claudia et se jeta dedans dans un dramatique mouvement de cape et des cliquetis de métal, bras croisés et pattes sur la table basse sans même prendre le temps de détacher son épée.

Ce ne fut qu'à ce moment-là que Claudia remarqua un gros rouleau de toile cirée posé près des verres.

Viren, lui, ne s'assit pas. Il inspira, voûta ses interminables muscles-le mouvement fit brièvement étinceler sa couronne, et il attrapa un pichet de vin. Cela inquiéta Claudia. Pendant le travail, il ne buvait jamais autre chose que de l'eau ou de la potion marron chaude, jamais.

"- Mes enfants." commença-t-il en servant trois verres.

Puis il resta silencieux.

Cape ou pas cape, se dit Claudia alors qu'il posait un verre devant elle, nul besoin d'arbitre pour déterminer lequel est le plus dramatique des deux.

"- Comme vous le savez, vous faites désormais partie de la famille royale." finit-il par dire.

Claudia sirota une gorgée en retenant une moue de dégoût. Pouah. Acre, amer, le goût lui pourrirait la bouche pendant des heures. Mais elle avait reconnu le sceau gravé sur l'argent du pichet. Une larme sur fond des deux tours de Katolis. C'était du Sang-Réal, le meilleur cru de la principauté de Sans-Retour, célèbre à Katolis et dans la Pentarchie entière pour ses vins, mets de choix, fromages et gastronomies. Celui-ci ne se trouvait qu'à la table des grands, et encore, seulement pour les grandes occasions. Bref, tellement de grandeur qu'il en passerait pour légendaire. Même si Claudia était une quiche en bonnes manières, elle savait qu'on ne refusait pas un tel cru.

"- Non merci", dit Soren en repoussant son verre. "Pas pendant le service."

Visiblement, à côté de lui, Claudia était un véritable parangon de civilité. Viren lui jeta un regard de travers, mais posa le pichet.

"- Des membres de la famille royale, disais-je, et il est grand temps que vous vous comportiez en tant que tels."

"- Ah, les Tells ?" le coupa Soren avec le sourire ravi qu'il avait quand il avait compris quelque chose. "Ce sont des archers, non ? Une famille de rois inventeurs légendaires, c'est eux qui ont inventé le scorpion pour tuer les dragons!" Viren soupira et roula des yeux, Soren insista : "Si, attends, pour une fois que je sais quelque chose ! J'en suis sûr, c'est eux ! Hein ? Hein ! "

Claudia eut un petit rire. Il n'avait définitivement pas inventé le fil à couper l'eau tiède.

"- Tu as raison pour la famille Tell," glissa-t-elle alors que Viren dégustait une gorgée consternée, "mais "en tant que tels", ça veut dire qu'on doit agir comme des membres de la famille royale, tous les deux, et que pour commencer, tu devrais enlever tes pieds de la table." De son côté, elle rajusta la mèche blanche qui s'était mise à pendouiller devant son front et aplatit vite fait un faux pli du damas noir et or de sa robe.

"- Ah, d'accord, mais, attends, les Tells ont régné sur la Comté pendant des siècles, donc, ça-"

"- Cesse de faire semblant de comprendre, Soren." lâcha Viren du ton familier où l'agacement le disputait à la lassitude, le ton froid que Claudia appelait aglacé.

Son pas résonna sur le dallage jusqu'à la place de Soren, à qui il posa une main sur l'épaule. Ouh-lààà. Mauvais signe. Claudia se raidit sur son siège, toute ouïe.

"- J'ai besoin que tu écoutes attentivement ce que je vais te dire. La semaine dernière…" Il soupira, se racla la gorge. "Mes mots ont dépassé ma pensée."

Soren et Claudia ouvrirent des yeux ronds de concert, se jetèrent un coup d'oeil furtif. On disait de Père qu'il était têtu, et c'était vrai. De mémoire d'homme, jamais l'on vit le seigneur Viren revenir sur un tort fait à quelqu'un… excepté, peut-être, devant Harrow seul -mais personne n'en avait la preuve. Qu'est-ce qui t'arrive, papa ? songea Claudia, inquiète, en tripotant son bracelet serpentin en argent. Ta fierté s'est envolée par la fenêtre alors que tu te couronnais ?

Soren ne répondit rien. Les motifs du tapis de Gar le fascinaient, visiblement, et sa jolie face de chiot battu avait pris comme un air que Claudia ne lui connaissait pas. Ce n'était pas de la froideur, non. C'était comme un air de reproche muet et triste. Du mutristme… ? Il a changé, se dit Claudia. Cet imbécile est toujours persuadé d'avoir bien compris ce que lui avait dit papa avant qu'on parte en mission… oh, quel imbécile. Mais c'est mon imbécile.

Soren prétendit tourner la tête vers elle, mais Viren lui captura le menton avant qu'il n'en ait eu le temps.

"- Je ne voulais pas te blesser, Soren. Crois-moi. Mais je ne pouvais me permettre des sensibleries alors que la situation était aussi critique. La noblesse obstinément sourde, les chefs de la Pentarchie morts ou qui se fourraient la tête dans le sable, les Elfes piaffant à la frontière et …"

"- Pas la peine de me chapitrer sur les dragons, père." lâcha Soren en le coupant et en dégageant sa main, un geste qu'il n'aurait jamais osé faire autrefois. "On en sait quelque chose, Claudia et moi."

"- Peut-être un peu trop à mon goût." gronda Viren. "Je ne sais pas ce qui vous est passé par la tête en allant faire joujou avec un dragon tous seuls alors que l'arme la plus puissante de Xadia n'attendait que vous pour s'en emparer…"

Frchh frchh, faisaient les doigts de Claudia alors qu'ils enroulaient d'eux-mêmes la mèche de cheveux blancs. Elle avait eu beau la teindre, la neige revenait toujours étouffer le corbeau. Soren avait raison : les motifs soignés de ce tapis étaient un véritable travail de fée.

"- Mais peu importe," continua Viren."Ce qui est fait ne peut pas être défait. Le passé est peut-être immuable, baignant dans les erreurs et les malentendus, mais nous pouvons encore faire quelque chose pour le futur."

Claudia sirota un roulement d'yeux dans sa coupe de Sang-Réal. Viren s'écarta et saisit avec mille précautions le lourd ballot de toile cirée qui, posé près du pichet, encombrait la table basse. Claudia se dévissa le cou pour tenter d'en apercevoir le contenu. Elle l'avait presque oublié. C'était un machin tout en longueur, ferme et visiblement assez lourd. Aucun ingrédient de magie noire ne correspondait à cette description.

"- Euh… c'est quoi ?" demanda Soren en le recevant -ce qui l'obligea à mettre ses bottes par terre dans un nouveau cliquetis d'armure.

"- Ouvre-le." répondit Viren.

Soren jeta un coup d'oeil désemparé à sa soeur, qui haussa les épaules, aussi larguée que lui. Viren était plutôt avare de cadeaux, en tant normal. Il oubliait les anniversaires de tout le monde, même le sien propre. Un adepte de la génézérosité, en somme. Mais il n'oublie jamais le mien, songea Claudia, et certainement pas celui du roi.

Les yeux bleu de Soren firent des allers-retours confondus entre sa soeur et le paquet. Il posa ses grosses pattes calleuses dessus, fit mine d'en soulever un coin, le rabattit. Tellement méfiant. On le croirait prêt de gronder, oreilles basses et queue entre les pattes. L'un repentant, l'autre craintif, mais qu'est-ce qui leur prend, à tous les deux ? Une épidémie de décaractérisastionisme ?

"- Ouvre-le." La voix grave du roi Viren claqua si sèchement sous le plafond de pierre que Soren se dépêcha de déplier la toile.

"- C'est…"

Claudia retint le cri qui lui montait du fond de la gorge. Même une parfaite profane comme elle eût reconnu cette garde entre mille.

Le jour vint frapper l'or du pommeau et y fit courir des flamboiements de deuil; la garde forgée de motifs géométriques se vit elle aussi gagnée par les flammes, et lorsque Soren jeta la toile cirée sur le tapis de Gar, la chappe et la bouterolle du fourreau reprirent en écho le même chatoiement.

Claudia était bouche bée :

"- Est-ce que c'est bien celle que je crois ?" couina-t-elle.

Soren, lui, était incapable d'articuler le moindre son. Ses mains calleuses manipulaient l'objet avec d'infinies délicatesses. Il osait à peine l'effleurer.

"- Il la tenait à la main lorsqu'il est mort," murmura Viren après une gorgée. "Mais l'eût-il balancée dans son pot de chambre qu'il l'aurait davantage utilisée face aux Elfes. Il s'est à peine battu." Claudia regarda une larme de rubis descendre du coin des lèvres de Viren. Il ne paraissait pas s'en apercevoir, ses yeux gris regardaient loin, loin vers le portrait officiel. "En camouflant son orgueil sous des oripeaux de bravoure, d'honneur et de dévouement, il n'a fait que précipiter l'humanité dans sa chute…" Viren revint à Soren, qui n'avait toujours pas détaché ses yeux de l'épée, avec un rien de tendresse dans la voix. "... et il t'aurait volontiers laissé périr, toi, sous les lames des assassins, si cela pouvait lui donner l'illusion de se battre sous les auspices d'un héros."

Claudia se faisait trahir et enfermer dans les cachots par l'ex prince consort Callum au moment où son père et son frère se battaient pour protéger le roi. Elle n'était point stupide au point de penser qu'elle aurait pu faire une différence, mais penser que Sa Têtuosité avait refusé son plan pour préférer risquer inutilement la vie de sa famille sans qu'elle pût y changer quoique ce soit la fit à son tour grimacer. Un imbécile heupreux. Elle songea soudain -les Sources savaient pourquoi, à la chanson Jeannette des Vieillespierres.

Soren finit par se lever de son siège. Claudia se demanda brièvement si ses yeux n'étaient pas irrémédiablement collés à ce machin. Elle n'aurait jamais pu penser ça un jour, mais Soren lui rappela soudain Callum, Callum qui piquait des fards, bégayait, balbutiait, regardait ses bottes, se grattait la tête quand on lui demandait si d'aventure il avait passé une bonne journée.

"- Eh bien ? Tu as oublié comment on dégaine ?"

"- Non, je... " Il déglutit et regarda Viren. "Euh… C'est- c'est pour m-moi ?"

"- Oui." La voix de Père, malgré l'ombre d'un sourire sur ses traits, trahissait une insondable amertume.

"- Mais… c'est une régalia… l'épée que…" Soren déglutit. "... l'épée forgée pour son couronnement..."

Soren était d'une ignorance crasse -il n'avait pas la moindre notion d'érudiment, mais dès que ça parlait d'épées, il était pratiquement incollable.

"- Je connais l'histoire de cette épée, Soren," le coupa Viren en levant la main, "et ce n'est pas toi qui m'apprendras jamais quoique ce soit. Par ailleurs, il est d'usage de remercier celui qui vous offre quelque chose."

"- Merci. Enfin, euh… Merci, papa." Soren souriait, mais il ne savait plus où se mettre, c'était évident. Emue par la tendresse de l'instant, Claudia porta son verre de Sang-Réal à ses lèvres, davantage pour se donner une contenance que pour étancher sa soif. Pouah. Ce truc est vraiment immonde.

"- Un fils de roi se doit d'arborer une épée royale."

"- J'ai très envie d'être d'accord, hein, papa, mais, euh… C'est toi, le roi."

"- Et que veux-tu que j'en fasse, au juste, hm ?" Il fit tinter son bâton contre les dalles. "J'ai mon sceptre et je n'ai pas tenu d'épée depuis des années." Chose immensément rare, un sourire s'était invité sur ses traits. "Prends-la. Elle sied parfaitement à un futur roi."

Claudia avala sa gorgée de Sang-Réal de travers. Le vin lui brûla la gorge, elle fit un vague signe pour leur dire de ne pas se faire du mauvais sang d'encre. Mais si, il y avait tout lieu de s'en faire.

Soren, comme elle, fut incapable de dire quoique ce soit.

"- Je veux que tu quittes la garde royale. Rends l'écu partite, rends l'armure blanche et deviens une bonne fois le prince héritier de Katolis."

"- Je refuse."

Comme Soren ne pouvait ni hériter ou gérer des terres à cause de son serment, c'était à Claudia qu'avaient été confiés les titres et terres de Viren, déchu suite à sa trahison. Une fois la couronne sur la tête, il les lui avait laissés. Claudia s'était figurée, avec fierté mais sans enthousiasme -la gestion la barbait au plus haut point et elle n'avait aucun goùut pour les manigances de pouvoir -, que ce serait son entraînement en prévision d'un jour funeste et lointain, lointain, très, trèèèès lointain. Apparement, Père avait changé ses plans, et Claudia toussait dans sa manche noire des postillons éplatourdis.

"- C'est non," répéta Soren, "je refuse."

Pourquoi, Père ? Qu'est-ce qui te prend ? Soren n'est pas un roi, il ne le sera jamais. C'est un soldat, un épéiste, le meilleur épéiste du monde, pas un roi, non, pas un roi.

"- Non, je refuse."

"- Je ne crois pas t'avoir posé la question.

"- Eh bien, voilà ma réponse, je refuse."

Viren posa ses mains dans le dos.

Les seules fois où Claudia avait vu Viren tenir une épée, c'était lorsqu'il avait commencé d'inculquer à Soren les mouvements et les bases techniques du combat, alors que Soren n'avait pas six ans. Ça le changeait tant de son habituel sceptre de mage que Claudia s'en souvenait encore. A l'époque, leurs échanges se faisaient bien sûr avec des bouts de bois, mais Soren avait tellement été impressionné par la technique et l'adresse de Viren qu'il avait décrété vouloir devenir un vrai chevalier, comme dans les contes et les chansons.

Aujourd'hui, c'était un véritable duel qui se jouait, et, chose incroyable, sans bouts de bois ni chant d'acier : juste des mots. Soren avait beaucoup trop changé. Claudia finit de tousser dans le damas noir et or de sa manche et retint son souffle en jouant avec une mèche de ses cheveux.

"- Si tu crois que ton honneur -"

"- Je tiens à en conserver les miettes que tu m'as laissées." dit Soren, reposant l'épée sur la table basse avec des prévenances d'amant. L'hésitation faisait trembler sa voix. "Pas beaucoup. Mais il m'en reste un peu, quand même, mais pas beaucoup."

Les sourcils de Viren se froncèrent encore davantage -ce qui lui donnait l'air terrifiant.

"- C'est-à-dire ?"

"- Papa, je…"

Soren s'accrocha à Claudia dans l'espoir de trouver une corde de sauvetage, mais elle était la plus noyée de la pièce. Il était voûté, et soudainement, les plates rutilantes de son armure nivéenne semblèrent trop grandes pour lui, lui le géant, lui le joyau d'or de la garde royale. Pathlétique. Il soupira, se gratta ses cheveux blonds collants de sueur :

"- Le roi est mort -le roi Harrow, hein. Il savait pour les Elfes. Qu'ils viendraient. Mais nous aussi, on était au courant, et on a quand même failli."

Les traits de Viren se contractèrent brusquement, ses main se crispèrent autour de la poignée de son sceptre, le tonnerre fit éclater le gris de ses yeux. Sur la chaise rembourrée, Claudia eut un mouvement de recul.

"- Tu-tu te souviens de ce que tu m'as dit ce soir-là ?"

"- Inutile de me le rappeler."

"- Ben, voilà… On a quand même failli. J'avais juré de mourir pour le protéger, un voeu sacr -un voeu. C'était dans le texte du serment, "vous ferez tuer pour votre roi sauver", et -et j'ai quand même raté. Et puis… ce que tu m'as demandé avant de partir -"

"- De ramener les princes sains et saufs ?" coupa Viren en levant la main, une telle colère contenue dans la voix que Claudia eut l'impression de revoir cette horrible cellule, dans cet horrible donjon obscur. "Je ne vois pas en quoi cela nourrit ta stupide rébellion. Il y a un an, nous avons cru que Xadia laisserait impuni le meurtre de son roi, et aujourd'hui nous nous apprêtons à marcher sur sa reine et son rejeton avec la plus puissante armée que ce monde n'a jamais connu. Nous nous préparons à des décennies de guerre, Soren, est-ce que tu comprends ça ?"

Claudia se ratatina sur sa chaise. Elle se demanda qui Viren désignait par "Nous". Leur famille, le royaume, la Pentarchie, l'humanité entière ou tout simplement lui-même ? Elle préférait ne pas savoir.

"- Tu n'es peut-être qu'un soldat, Soren," gronda Père, qui n'en avait manifestement pas terminé. "Mais Katolis est le bouclier protecteur des royaumes humains, et face aux hordes de dragons, de wyverns, de basilics, de Sélènombres, de Feusolaires, de Terresang et autres monstres, la couronne ne réclamera pas un bouquineur. Elle réclamera un meneur d'hommes, un stratège, une volonté de fer, elle réclamera le génie militaire dont tu t'enorgueillis tant, Soren. J'ai besoin que tu deviennes celui que tu es censé être, pas dans vingt ans, pas demain, maintenant."

Soren s'était reculé à mesure que le discours enflait. Il avait l'air si perdu parmi cette tempête que Claudia prétendit se porter à son secours :

"- Mais-mais papa, les-les, on se battra contre des créatures magiques, a-alors peut-être qu'un m-mage comme toi…"

La couronne de Katolis lança vers elle un éclair d'or exaspéré :

"- Tu es l'unique porteuse d'un savoir que les elfes seraient trop ravis de voir perdu à jamais, Claudia."

Non. Pas tout à fait. Je suis juste la meilleure, après toi.

"- Il est hors de question que tu ailles crapahuter à Xadia avec uniquement des simples soldats pour te protéger alors que la magie noire constitue notre seule arme sur le long terme, grâce à vous et à votre absence de cervelle, la seule ! Une épée se remplace aisément, mais un mage noir ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval."

Les lèvres de Soren se contractèrent, mais il resta muet. Viren désigna la salle d'un large geste circulaire, forteresse de livres, d'infolios, de grimoires, de formules, de témoignages, de cartes, d'herbiers, de classifications, de traités en mille et un langages morts-vivants. "Le savoir est une arme, Claudia. C'est un savoir que tu dois transmettre. D'autres que nous doivent connaître les secrets de la sublimation. Et ce ne sont pas les préchi-précha des curées qui vont y changer quoique ce soit : c'est une question de vie ou de mort. Il faut que nous sachions l'utiliser pour nous défendre de façon efficace, il faut munir nos gens, nos armées, combattre le feu par le feu, la magie par la magie !"

"- Et pourquoi est-ce qu'elle ne pourrait pas le faire depuis le trône ?" fit une mine chafouine sur des bras croisés.

Bougre d'idiot. Mon idiot. Claudia lui fut presque reconnaissante d'avoir détourné l'orage sur lui-même, mais elle s'entendit répondre :

"- Parce que le trône demande un peu de férule, de-de charisme, quoi. Surtout celui de Katolis, et encore plus si on est en temps de guerre."

Viren se retourna. Claudia crut voir de la peine filtrer sur ses traits, de la filtrepeine, mais elle continua quand même.

"- Les livres d'histoire dépeignent nos armées comme les mieux entraînées. Les plus disciplinées, les plus nombreuses, les plus inflexibles, expertes en toute forme de violence. Surtout depuis la reine Sarai et la générale Amaya. C'est Duren qui a la plus grande frontière commune avec Xadia, mais ce sont les deux tours or et gueule qui flottent sur toute la Brèche, les deux tours, pas le nénuphar. Enfin, même si la reinette a réussi à couper les messages entre son côté et notre côté de la Brèche, mais enfin, ce que je veux dire, c'est que…"

Elle s'aperçut soudain qu'elle s'était levée de son siège et qu'elle s'était mise à déambuler dans l'étude, mains dans le dos, tac-tac-tac, faisaient ses talons contre les dalles. Elle se retourna : derrière elle, son frère la regardait comme si elle le poignardait dans le dos.

"- Katolis est un royaume de brutes." Un rire désabusé se fraya un chemin entre deux phrases. "La plus civilisée des brutes, mais de brutes quand même. Pas de rats de bibliothèque. La couronne sur ma caboche, ça ne rassurera pas, Soren. Surtout en pleine guerre. Surtout que les gens…"

Elle revit le prince Callum au Nexus de la Lune, Callum et sa petite bouillie toute tordue de frousse et de dégoût.

"- … ils n'aiment pas la magie noire. Ca leur fait peur. Tu n'es pas le seul que ça débecte, Soren."

Viren lui jeta un long regard. Le tonnerre dans ses yeux était devenu pensif. Il comprenait, lui.

"- Et pour papa…ce n'est pas pareil. Les petites gens le connaissent. Il a été la main du trône pendant neuf ans. C'est le héros qui a sublimé l'éternel été de magma, c'est le Pourfendeur du Tonnerre. Moi…"

Elle loucha tristement sur ses damas et l'argenterie qui lui cerclait les poignets. Sa main vint tripoter le trait blanc de ses cheveux. "Je suis la corbillate. Le rat de bibliothèque."

Et un truc fugace lui traversa la cervelle. Le Pourfendeur du Tonnerre. Quand Père lui avait conté la mort de l'affreuse bestiole, c'était Harrow qui avait lancé le trait fatal, pas lui. Mais Père avait forgé l'arme, convaincu le roi, l'avait escorté, l'avait guidé, il avait entravé la bête, sauvé l'oeuf. Impossible que Xadia n'ait pas entraperçu ce déploiement de magie noire, non, impossible… Mais les elfes l'avaient mis sur le compte d'Harrow, et c'était vers lui que s'était concentrée leur vengeance… Lui et le petit Ezran.

Et si c'est moi qui arme Soren ou ses armées… Claudia secoua la tête. Je me fais des idées.

"- Clo… ça va ?" Derrière Soren, l'âtre éteint faisait figure de gouffre dans fond.

"- Oui, bien sûr !" Elle forma un sourire rassurant. "Pourquoi ça n'irait pas ? Hein ?"

Ils faisaient tous deux des têtes de six pieds de long. Elle esquissa quelques pas de danse vers Soren, lança son coude dans son armure qui cliqueta de toutes ses plates. "Eh bah, qu'est-ce qui lui prend, au futur roi ? Il fait la tête ?"

"- Clo…"

"- Avec une belle épée comme celle-là ? Avec la meilleure famille du monde ?"

"- Clo, arrête…"

"- Allez, fais-moi risette ou c'est moi qui te chatouille." Elle se hissa sur la pointe des pieds pour lui gratter ses cheveux blonds. "Guili-guili…"

"- Un peu de tenue, voyons, Claudia." murmura Viren, sur sa chaise, son verre à la main; il sirotait quelque chose qui ressemblait à un sourire attendri. "Tu te rends coupable d'indélicaltesse."

Soren lui saisit les bras, la dégagea, "Clo, écoute-moi", mais elle se baissa dans un froufrou de soie noire pour saisir l'épée :

"- Regarde-moi ce gros machin !" s'esbaudit-elle. "Oulah, c'est plus lourd que ce à quoi je m'attendais. Allez…" Elle n'avait jamais tenu une épée de sa vie. Elle devait s'y prendre à deux pattes pour la tenir, manqua de se prendre les pieds dans le baudrier. L'or de la garde géométrique scintilla entre ses doigts crispés. Elle tendit la pointe vers Viren, qui saisit l'étui sans bouger de son siège, elle recula, et à eux deux, ils la dégainèrent, et entre les pierres de la vaste étude, l'acier chanta. On dirait qu'on dépèce une bête. Un éclat de lumière pâlotte fit scintiller de blanc la lourde lame. Elle rayonnait de force, de brutalité, de noblesse. Claudia arrivait à peine à la tenir, tous les muscles des frêles brindilles qui lui servaient de bras protestaient sous l'effort; mais même une parfaite profane comme elle avait l'impression qu'elle était vivante.

"- Non vraiment, haha, pour qu'il soit mort en maniant une telle lame, il faut vraiment qu'il ait eu envie de crever, hein ? hein ?"

"- Clo, non, pose-la, tu vas te faire mal…"

Soren avait levé les bras comme pour maîtriser un animal sauvage, et Viren lui-même avait les traits un rien crispés, mais elle ne les écouta pas :

"- Papa, tu penses qu'on pourrait trouver un sort pour la rendre encore plus légendaire ? En sublimant du venin de Wyvern Fer-Née, ou un -oh, je sais ! Tu as encore la roche magmite ?" Elle esquissa un pas de danse alourdi vers la fenêtre, fit mine de fouetter l'air, ce qui lui fit faire un tour complet tout froufroutant de soie. "Tu seras en sûreté, avec ça, Sosso. Tu vas voir, on va en faire une lame encore plus royale, royalissime, même, encore plus exceptionnelle, exceptionnellissime, digne d'être chantée, d'être célébrée dans tous les contes, les chansons et les livres d'histoires, et -"

"- Claudia, arrête." Soren lui avait attrapé les bras. "Pose ça. Je n'en veux pas. Je ne veux pas de la couronne."

Il n'en veut pas ? Claudia se figea, un bloc de glace dévala sa gorge. Soren prit la fusée entre ses mains, avec une douceur inattendue chez un tel colosse, puis reposa l'épée sur la table basse avec les mêmes délicatesses. L'or et l'acier clinquèrent dans le silence. "Je n'en veux pas." répéta-t-il.

Il a l'air tellement, tellement désolé.

D'un gris pâle assombri de tonnerre, la prunelle unique du roi Viren était aussi bileuse que fulminante.

"- Tu n'en veux pas ?" énonça-t-il.

"- Non."

Soren risqua une oeillade, mais baissa dare-dare le nez vers ses bottes. Le mot demeura entre eux, navré, amer, écrasant, énorme.

Puis Viren se leva de sa chaise, un pas, deux pas, trois pas. Soren se recula, paumes en avant. La cellule au fond du donjon, toute froide et obscure.

"- Tu refuses de résigner ton serment ?"

"- Caté- catégoriquement." Cinq syllabes, il se surpasse. "Je suis le capitaine de la garde royale. J'ai juré de -"

"- Servir et protéger ?" le coupa Viren. "Eh bien, sors d'ici. Si c'est là le résumé de tes ambitions, sors d'içi, va-t-en et sers."

Mon imbécile heupreux. Harrow s'appelait lui-même le roi-serviteur, pensa Claudia, mais il rêvait tant de s'abaisser devant le mendiant que c'était Père qui devait le redresser. Et pour finir, c'était Père qui avait repris ce surnom. Il le sortait dès que quelqu'un le regardait de travers, ce qui arrivait souvent.

"- Papa, je…"

"- Hors de ma vue."

La bouillie de Soren était bourrée de peine. Claudia voulut ouvrir la bouche, dire quelque chose. Non. Reviens. Reste. Mais son troisième tiers s'effaça, s'inclina devant son souverain dans un cliquetis de métal, la main sur l'épée de garde royal, fit volte-face et passa la porte, les pans de son immense cape noire battant derrière lui.

Les doigts de Claudia revinrent s'enrouler autour de sa mèche de cheveux blancs. Dehors, le soleil dégringolait le ciel. Le rose, l'or et l'écarlate faisaient saigner la pénombre de l'étude. Sur la table basse, la lame émit un dernier chatoiement avant de regagner l'ombre, comme aspirée par les ténèbres de l'âtre éteint.

Comme un fait-exprès, la vieille rengaine de Jeannette revint marteler aux oreilles de Claudia. Ca lui jetait du sel sur le couteau. Elle secoua la tête pour l'en chasser.

"- Tu es encore là ?"

Le roi Viren s'était assis à son bureau et s'était mis à griffonner des trucs dans le halo d'une chandelle. Dès qu'il n'allait pas bien, il s'enterrait dans son bureau sans rien avaler d'autre que de la potion marron chaude et on ne le voyait plus pendant des jours. Claudia étouffa un soupir.

"- Bien sûr que je suis là, papa."

Viren lui adressa un maigre sourire chagrin et replongea le nez dans ses gribouillis.

En proie à une hélasticité aigüe, Claudia se fit la réflexion que, depuis onze ans que sa mère avait disparu de sa vie, elle n'avait toujours trouvé aucun sort pour raccommoder les coeurs et les familles qui se déchiraient.

Mais alors, que diable, que diable avait-elle à faire d'un titre de Haute Mage, de seigneure en titre et de reine de Katolis ?

Le soir tomba, dehors. Un claquement de ses doigts alluma les autres torches et chandelles de la salle, et Claudia sortit de la pièce sans demander si tout allait bien, parce que tout allait bien; ce n'était pas une simple épée de royale brute qui allait tout ficher en l'air...

Si ?


Et voilà !

Qu'est-ce que vous voulez, ce thème gueulait "Hear me roar" à chaque lettre ^^ Mais ouiii, puisqu'on vous dit que Viren aime ses enfants mais ne sait pas comment le montrer...

Une petite ref à la Guerre des Deux-Roses parce que cette période est juste trop stylée !

Je me suis demandée comment équilibrer le côté médiévalisant avec la personnalité de Claudia... et les mots-valise et néologismes m'ont paru un bon compromis ! La plupart piqués dans le Nouveaucabulaire de Jean-Jacques Thibaud. J'ai juste aucune idée de comment je vais les traduire en anglais, mais c'était marrant quand même.

- béquille-libre : équilibre - paix intérieure atteinte par un infirme

- déconfutur/dorénavrant - déconfiture/futur + dorénavant/navrant : appréhension et cynisme vis-à-vis de l'avenir.

- précharlatine/gouroucoulade - précheur/charlatan/latin + gourou/roucoulade : Opium du peuple.

- gronder des dents : être en colère et se retenir de tout casser

- abrupture - abrupt/rupture : séparation violente et imprévue

- génézérosité - générosité/zéro

- décaractérisastionisme - dé+caractérisation+isme : changement de caractère inexpliqué

- pathlétique - athlète/pathétique.

- imbécile heupreux - heureux/preux : un héros qui ne réfléchit pas, un bourrin, un noble sans ciboulot

- érudiment - érudit/rudiment : minimum à connaître pour avoir l'air de tout savoir

- hélasticité - hélas/élasticité : propriété des regrets qui n'en finissent pas de s'allonger.

J'espère que ça vous a plu !

Reviews ? :3

Madou.