Raphaëlle fait les cent pas dans le hall du palais de justice, elle sait que l'avenir d'Astrid est en train de se jouer à quelques mètres d'elle. Il suffirait que le juge des tutelles ne lui accorde pas la levée pour que son monde s'écroule.
Astrid est prête, bien-sûr qu'elle est prête ! Elle a tellement évolué ces derniers temps qu'il est impensable qu'elle ait toujours besoin d'un tuteur. Elle est indépendante, forte, et prête ! Raphaëlle en est convaincue.
Elle tourne légèrement la tête vers la gauche et aperçoit la blonde remonter le couloir étroit pour se diriger vers elle. Sa respiration se coupe quelques instants et elle peut sentir son cœur battre la chamade. Elle pose implicitement la question en faisant un signe de la tête en direction d'Astrid.
- J'ai dit oui
Le cerveau de Raphaëlle tourne à cent à l'heure, tellement de questions se bousculent dans sa tête qu'elle est incapable d'en formuler ne serait-ce qu'une seule.
- Je suis une personne majeure et civilement responsable
La brune peut enfin respirer normalement, tout est fini ! Elle n'arrive pas à contenir sa joie plus longtemps et enlace Astrid sans réfléchir une seconde aux conséquences de son acte. Le corps frêle et menu de la blonde contre le sien procure à Raphaëlle un sentiment de béatitude. Il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était pas sentie aussi bien. Elle ferme les yeux de bonheur et se laisse imprégner par ce moment suspendu dans le temps. Lorsqu'elle met fin à l'étreinte, elle réalise combien Astrid a dû être gênée et embarrassée par cette intimité soudaine. Elle lève les mains en signe d'excuses mais est surprise de trouver un sourire sur le visage de la blonde. Elle s'attendait à tout sauf à ce joli sourire qui lui brûle le cœur. Leurs regards se croisent et elles comprennent toutes les deux ce que la levée de la tutelle implique.
Astrid est maintenant une personne majeure et civilement responsable. Elle est en mesure de faire ses propres choix, de vivre sa vie comme elle l'entends. Et ça Raphaëlle en a pleinement conscience. Elle sait que désormais, plus rien de l'empêche de ressentir ce qu'elle ressent pour la blonde. Juridiquement en tout cas. Parce que, pour ce qui est de le dire à Astrid, c'est une toute autre histoire. Et puis ressentir, ne veut pas dire agir n'est-ce pas ?
La brune su dès le premier jour qu'Astrid était différente de ses autres coéquipiers. Pas à cause de son autisme non, mais à cause du pincement au cœur qu'elle avait ressenti en la voyant la première fois. Comme une évidence qu'elles étaient faites pour se rencontrer. Alors bien-sûr, elle n'avait pas identifié tout de suite ce sentiment. Elle avait cru qu'elle était tout simplement une sorte de protectrice pour la documentaliste, elle avait pensé que sa présence pourrait aider Astrid à progresser, à évoluer dans ses aptitudes sociales. Elle n'avait pas anticipé qu'elle aimerait autant la compagnie de la jeune femme blonde, et qu'elle serait bientôt incapable de s'en passer.
- Il faut fêter ça ! Dîner à la maison ce soir !
- Nous sommes jeudi. C'est le lundi que je dîne chez vous, et nous sommes jeudi.
- Je sais Astrid, mais c'est exceptionnel, on ne peut pas laisser passer une occasion pareille !
- Ce n'était pas prévu… Je ne sais pas… Ce n'était pas prévu
- Bon… Tant pis alors… Nous fêterons ça lundi, ce n'est pas grave.
Le ton triste et déçu de Raphaëlle n'échappe pas à la blonde qui ne comprends pas pourquoi son amie est aussi peinée.
- Vous avez de la peine Raphaëlle… Pourquoi ?
- Disons que je suis triste… J'avais envie de passer la soirée avec vous… Histoire qu'on passe plus de temps ensemble
- Nous passons beaucoup de temps ensemble. Je dîne chez vous tous les lundis, nous travaillons ensemble, vous m'accompagnez faire mes courses, nous…
- Je sais tout ça Astrid, mais ça ne m'empêche pas de vouloir passer encore plus de temps avec vous.
- Pourquoi ?
- Comment ça pourquoi ? C'est ce qui arrive quand on tient à quelqu'un, on a envie de passer le plus de temps possible avec cette personne.
Astrid s'arrête nette devant la voiture et fixe son casque anti-bruit sur les oreilles. L'aveu de Raphaëlle est trop difficile à gérer pour elle. Raphaëlle tient à elle. Bien-sûr qu'elle tient à elle, elles sont amies après tout. Alors pourquoi cela la dérangeait-elle autant que la brune lui dise ces mots.
- Je préfère marcher. J'aime marcher, cela me fait faire de l'exercice
La blonde commence à se mettre en route en plantant une Raphaëlle complètement abasourdie devant la portière de sa voiture ouverte.
- Astrid ! Mais… Astrid !
Elle regarde la blonde s'éloigner, claque violemment la portière et lance un florilège de jurons dont elle seule a le secret. Mais quelle mouche a bien pu piquer Astrid ? Que s'ést-il passé dans sa petite tête pour qu'elle réagisse de la sorte. Ce n'était pas la première fois que Raphaëlle l'incitait à sortir de sa zone de confort, mais jamais elle n'avait réagi de la sorte. Jamais !
En rentrant chez elle, la brune trouve une note de la part de son fils sur la table de la cuisine.
Je reste chez Papa ce soir. Tu as les restes du dîner d'hier soir dans le frigo. Ne déprime pas trop ce soir parce qu'Astrid n'a pas voulu venir !
A demain. Je t'aime.
De mieux en mieux, même son fils l'abandonne aujourd'hui ! Elle se sert une bière dans le frigo et s'installe sur son canapé avec son téléphone dans l'autre main, se demandant si oui ou non elle devait envoyer un message à la petite blonde qui occupe son esprit depuis le début de l'après-midi.
Bonsoir Astrid, je me demandais si vous étiez bien rentrée et si vous alliez bien.
Bonsoir Raphaëlle. Je suis chez moi en effet.
Je peux vous poser une question ?
Vous venez de le faire !
Oui effectivement… Alors disons que j'ai une autre question… Pourquoi êtes-vous partie si précipitamment tout à l'heure ?
Astrid n'avait pas la réponse à cette question, pas encore. Elle avait bien tenté de demander à William de l'éclairer sur le sujet, mais leur conversation n'avait fait que de l'embrouiller davantage.
Devant le manque de réponse de la blonde, Raphaëlle décide d'arrêter de se torturer l'esprit et d'aller prendre un bain bien chaud pour se détendre. Quoi de mieux que de la mousse jusqu'au menton et l'Adagio de Bach pour terminer cette journée bien mieux qu'elle ne s'était déroulée.
Raphaëlle ferme les yeux et laisse son esprit divaguer au rythme de la mélodie, encore une chose qu'Astrid a chamboulé dans sa vie, écouter de la musique classique. Jusqu'à présent, ses gouts musicaux étaient légèrement plus Rock & Roll. Elle repense à la blonde, le geste de cette dernière au palais de justice pour lui caresser les cheveux, quelle était réellement la nature de ce geste ? Comment savoir avec Astrid… Rien n'était simple.
Alors qu'elle est perdue dans sa rêverie, la commandante entend la sonnette de son appartement retentir violemment. Elle sort rapidement de son cocon de mousse, entoure une serviette autour de son corps mouillé et se dirige sans bruits en direction de la porte. Elle ne veut pas être dérangée, donc vaut mieux vérifier par l'œil de la porte qui se permet d'arriver à une heure aussi tardive. Elle colle son œil contre la porte et sursaute en poussant un cri quand la sonnette retentit de nouveau.
- Raphaëlle, est-ce que tout va bien ? Je vous ai entendue crier.
La brune ouvre la porte sans délicatesse, autant agacée de sa réaction que ravie de découvrir la petite blondinette derrière.
- Astrid… Mais qu'est-ce-que vous faites là ? Il est tard. Tout va bien ?
La blonde s'aperçoit qu'elle n'arrive pas forcément au moment opportun. Elle sait pourtant qu'il ne faut pas déranger les gens sans les prévenir. Il faut toujours prévenir de son arrivée. Elle détourne le regard de sa co-équipière qui se tient presque nue devant elle.
- Vous êtes nue…
- J'étais dans mon bain !
- Et vous mettez de l'eau partout. Ce n'est pas bien
- Je nettoierai plus tard Astrid. Qu'est-ce qui se passe ?
- Vous devriez vous vêtir. Vous risquez d'attraper froid à moitié nue dans votre appartement.
- Bon Astrid, vous allez me dire ce qu'il se passe à la fin oui !
La documentaliste fait quelques pas dans le salon et finit par s'installer naturellement sur le canapé sans attendre que Raphaëlle l'y invite. La brune profite de cet instant pour aller passer un peignoir qui sera nettement plus confortable que la petite serviette autour de son corps et ainsi faire plaisir à Astrid. Elle s'assoit à côté de la blonde et attend patiemment que celle-ci se décide à parler.
- L'autre jour vous m'avez demandé si j'avais déjà ressenti des sentiments qui dépasseraient le cadre professionnel pour quelqu'un
- Oui je m'en souviens très bien…
- Je vous ai répondu que je ne savais pas… Mais aujourd'hui, il y a un faisceau d'indices concordants qui me laissent penser le contraire.
- Heu… d'accord… Et vous voulez m'en dire un peu plus ?
La brune commence à paniquer et à sentir sa respiration se saccader. Et si Astrid s'intéressait à l'autre nigaud de la scientifique après tout ? Et si elle le fait qu'elle soit maintenant majeure et civilement responsable lui ait fait reconsidérer cette éventualité ? Non, ce n'est pas possible. Astrid est quelqu'un de rationnel, et surtout, elle n'aime pas se tromper, donc lorsqu'elle analyse une situation, elle est très précise et factuelle dans son analyse. Comme si l'amour pouvait être précis et factuel.
- Si je me base sur les mêmes critères que ceux utilisés pour Monsieur Fréderic, je peux dire que quelqu'un ne me laisse pas indifférente.
- Mais encore…
- Ma pression artérielle augmente lorsque je suis en votre présence et mes pupilles se dilatent lorsque vous arrivez à la documentation. J'ai constaté une accélération de mon rythme cardiaque lorsque je reçois vos messages. Messages que je ne comprends pas toujours d'ailleurs. Pourquoi me souhaiter une bonne nuit puisque de toute façon, la qualité de mon sommeil est indépendante de votre volonté.
- C'est juste un petit message pour que vous sachiez que je pense à vous… répond la brune dans un sourire non feint.
- Ah… D'accord…
- Cela vous mets mal à l'aise ?
- Non. Cela me procure de la joie. Ce qui est un autre élément qui entre en compte dans mon analyse. Lorsque je pense à vous, ce n'est plus uniquement pour les besoins d'une enquête maintenant.
- Et vous pensez quoi alors lorsque vous pensez à moi ? demande Raphaëlle un peu lascivement
Astrid ne s'attendait pas à cette question. Elle sait pourtant qu'avec le commandant Coste, elle doit se préparer à toute éventualité. La brune est tellement spontanée et naturelle qu'il est impossible pour elle de prévoir chacune de ses réactions.
- Je ne sais pas si je peux répondre à cette question… répond la blonde en tapant nerveusement sur sa main.
- Pourquoi ? Rappelez-vous, on peut tout se dire…
- Entre amies oui, je le sais. Mais je ne sais pas si les pensées que j'ai pour vous relèvent de la sphère amicale. Et puis, je n'ai pas analysé tous les paramètres pour pouvoir répondre objectivement à cette question.
Raphaëlle laisse s'échapper un petit rire et tente de prendre les mains d'Astrid dans les siennes. Elle ne veut pas la brusquer, surtout pas. Elle sait combien les contacts physiques sont difficiles pour la blonde. Elle sait également, qu'elle est quasiment la seule personne avec Theo qui peut se permettre ce genre d'audace. Elle sent les mains de son amie se décrisper et cela lui donne le courage de continuer sur sa lancée.
- Astrid… l'amour… quel qu'il soit, n'a absolument rien de rationnel et d'objectif, on ne peut pas l'analyser. Par exemple… Moi quand je pense à toi, je me demande si tu vas bien, ce que tu fais. Quand je vois quelque chose de nouveau, je me dis que tu aurais probablement une quantité impressionnante de choses à dire sur le sujet. Je t'envoie un message le soir pour te souhaiter une bonne nuit parce que ton bien-être est important pour moi. Parce que tu es importante pour moi. Parce que chacune de tes attentions à mon égard est un bien précieux que je chéris. Parce que tu as apporté dans ma vie quelque chose qui me manquait depuis toujours sans que je le sache. Si je devais prendre une analogie qui t'es chère, je dirai que si ma vie était un puzzle, tu es ma pièce manquante, tu es venue compléter le désordre qu'était ma vie pour que l'ensemble soit harmonieux et s'emboite parfaitement. Tu comprends ce que j'essaie de te dire ?
La blonde prend quelques instants pour intégrer toutes les informations que Raphaëlle vient de lui donner. Elle n'est pas certaine de tout comprendre non, mais elle sait qu'une nouvelle page vient de se tourner dans leur histoire.
- Nous sommes passées au tutoiement. Dois-je en déduire que les sentiments aussi confus que j'éprouvent pour vous sont partagés ?
La brune porte les mains d'Astrid à ses lèvres et les embrasses tendrement en prenant soin de ne pas brusquer la blonde.
- A ton avis Astrid ?
La blonde esquisse un sourire et avance son visage de celui de la brune pour y déposer un furtif baiser sur la joue. Elle est différente pense-t-telle. Raphaëlle est différente.