Tus s'efforçait de leur cacher son angoisse et sa frustration, mais personne n'était dupe. La tension qui logeait dans son corps se devinait à des lieues de distance. Mais comment lui en vouloir ? soupira Dastan en son for intérieur. Il se tourna vers Ara et termina le nœud qui devait servir à maintenir dans son dos un petit paquetage contenant de l'eau et des bandages si jamais il se faisait mal. S'efforçant de faire preuve d'autant de courage que possible, l'enfant se tenait bien droit. Garsiv s'approcha et glissa dans le paquet un couteau de poche à la lame d'ivoire.
"Je l'ai reçu de Père à l'occasion de ma première mission d'espionnage, quand j'avais dix ans, expliqua-t-il. Considère-le comme acquis si tu arrives à repérer ton frère.
-Merci, oncle Garsiv ! s'exclama le petit prince, les yeux brillants.
-Et si jamais on t'attaque, n'oublie pas de viser les jarrets. Les hommes qui sont là-dedans auront du mal à te poursuivre s'ils sont cloués au sol."
Le guerrier fit un signe de connivence à son neveu et s'éloigna avec Dastan pour permettre à leur frère de transmettre ses derniers encouragements à son fils.
"Surtout, fais bien attention où tu mets les pieds, lui recommanda Tus. Pas seulement à l'intérieur des galeries, mais aussi quand tu grimperas jusqu'à l'ouverture la plus proche. Prends garde à ne pas tomber, à ne pas déclencher une avalanche de pierres ou aux serpents qui pourraient se tapir dans les ouvertures. Quand tu auras pénétré dans le tunnel, déplace-toi aussi silencieusement que possible. Repère un chemin sûr jusqu'à ton frère et revient nous prévenir aussitôt. Et surtout, ne te fais pas prendre."
L'enfant acquiesça, aussi solennel que possible malgré ses yeux agrandis de peur. Tus poussa un soupir, la gorge nouée, et se pencha pour le serrer très fort dans ses bras.
"Tiens, conclut-il en ôtant la boussole magique pour la passer autour de son cou. Tu en auras sans doute besoin. Que les dieux te protègent."
Il se pencha sur le petit garçon pour le serrer très fort dans ses bras.
"Reviens-nous vite, petit guerrier, ajouta Garsiv.
-Et sors de ces grottes sain et sauf, précisa Dastan."
Ara acquiesça une seconde fois et se tourna vers les montagnes. La première ouverture béait à quelques pas au-dessus du sol, à moitié cachée d'en bas par les buissons épineux et rachitiques. Sans attendre, il rassembla tout son courage et s'éloigna vers le pied des falaises, dont il entreprit la délicate escalade. Son père, ses oncles et leur escorte de marchands le regardèrent progresser grâce à la pleine lune, le perdant parfois de vue lorsqu'il se dissimulait derrière un aplomb rocheux ou un buisson brûlé par le soleil. Il ne faisait véritablement aucun bruit. Les petites pierres qui se détachaient de la pente roulaient à peine sous ses pieds.
"Quel petit furtif ! fit remarquer Garsiv en tapant dans le bras de Dastan. On jurerait voir un jeune voleur des rues. Il doit tenir ça de son oncle."
L'intéressé le fit taire en lui donnant une bourrade dans les cotes, le sourire aux lèvres. Tus ne broncha pas. Il garda les yeux levés vers son enfant qui progressait agilement. Il n'y avait rien qu'il pouvait faire pour lui, désormais. Le reste était entre les mains d'Ara.
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Une fois à l'intérieur du boyau, l'éclat surnaturel de la pleine lune ne fut plus d'aucune utilité au petit garçon. Cependant, l'artefact que lui avait donné son père paraissait doté de sa lumière propre, comme si ce n'était pas uniquement l'or dont il était composé qui, sous les rayons du soleil, lui donnait son éclat, mais également une brillance intérieure. De plus, l'aiguille continuait de luire doucement. Elle pointait le fond du tunnel, dans lequel Ara s'enfonça après avoir poussé une grande inspiration.
Le boyau déboucha assez rapidement sur un enchevêtrement de cavernes hautes de plafond et reliées par des tunnels si larges qu'ils pouvaient passer pour une succession de salles immenses. Des gens avaient forcément dû vivre dans cet endroit à un moment où à un autre. En tout cas, pour l'heure, l'aiguille pointa en direction d'un chemin qui partait sur la gauche, vers lequel Ara se précipita, avant de s'arrêter net. Son père et ses oncles lui avaient bien ordonné d'être très prudent ! C'était vrai... sa mission était de repérer les lieux, non pas de foncer dans le tas pour sauver son frère ! Prudemment, il s'approcha donc du tunnel et balaya l'espace alentour du faisceau de la boussole. Il ne vit que de la pierre. Le sol aussi paraissait uniformément gris, sans aucune trace de trappe ou autre traquenard du genre. Les couloirs qu'il visita se succédèrent ainsi durant de longues minutes sans qu'il ne trouve rien. À chaque tournant, il avait eu l'idée d'accumuler de petits tas de cailloux pour être certain que son père et ses oncles retrouveraient le chemin en venant. Cependant... ces marques ne leur seraient jamais d'une quelconque utilité.
En effet, alors que la boussole s'était mise à briller d'un éclat encore plus éblouissant à l'approche d'une nouvelle salle, l'air tout autour d'Ara devint soudain d'un noir d'encre. Même la lumière ne parvenait pas à percer ces ténèbres, et l'enfant, terrifié, tourna fébrilement sur lui-même en observant sans pouvoir rien faire l'épaisse brume noire qui recouvrait la pierre sous ses pieds, le plafond et les parois de la caverne. Il poussa un cri de peur qui ne trouva son écho nulle part et un souffle froid parvint soudain jusqu'à lui, glissant sur ses chevilles. Puis, sans prévenir, quelque chose lui bondit dessus.
Ça ressemblait à un homme, mais le petit garçon était bien en peine de voir, avec toute cette obscurité. Son premier réflexe fut aussitôt de se ramasser sur lui-même pour se protéger. Cependant, son agresseur ne sembla pas s'en émouvoir, parce qu'il l'empoigna immédiatement sous les aisselles pour tenter de le soulever du sol. Ara couina de peur et se débattit, avant de se dégager d'un coup de pied. Dans l'affrontement, le lien qui retenait la boussole s'était en partie détaché et, après un mouvement trop brusque du petit prince qui essayait de s'enfuir, il cassa et l'objet magique glissa au loin. La personne qui attaquait Ara se tourna aussitôt en direction de l'artefact, une lueur intéressée s'allumant dans ses yeux sombres. Une demi-seconde avant lui, l'enfant eut cependant le réflexe de se jeter sur la boussole pour éviter qu'il la lui prenne. Les coups reprirent immédiatement, et Ara, mort de peur, ne put s'empêcher de crier :
"Arrêtez ! Je veux juste retrouver mon frère ! Père ! Père, au secours !"
Il n'était vraiment pas prêt à affronter de tels dangers ! Maintenant, à cause de lui, sa famille allait devoir supporter le poids de deux prisonniers au lieu d'un seul !
D'un revers violent, l'assaillant inconnu parvint à projeter le petit garçon contre le mur. Et là, ce fut le noir pour Ara.
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"'ra ! Ara ! Ara, réveille-toi ! Ara !"
La tête du petit prince palpitait douloureusement lorsqu'il reprit conscience du monde autour de lui. Il se souvint rapidement où il se trouvait et pourquoi il s'y trouvait. Le coeur battant, il tenta de se redresser.
"Ara, du calme... Il est parti... Je crois qu'il est parti..."
Il reconnut immédiatement cette voix.
"Diwan ! s'exclama-t-il en sentant des larmes lui monter aux yeux. Diwan, tu es là !
-Oui, répondit son frère dans un soupir. J'aurais préféré que tu ne te mettes jamais en danger comme ça... mais je suis tellement heureux de te voir !"
Le petit garçon se jeta aussitôt dans les bras de son frère et se serra contre lui. Pendant une seconde, tout le reste n'avait plus d'importance. Il avait enfin retrouvé son frère ! Après tout ce temps ! Il avait l'impression que ça faisait des mois qu'il attendait ce moment. Diwan lui rendit son étreinte, puis le cadet des deux princes se dégagea pour regarder autour de lui. Il était persuadé que le ravisseur de Diwan l'avait traîné auprès de son frère une fois assommé, mais il se trouvait toujours dans la salle où il avait été attaqué.
"Où est passé ton ravisseur ? s'enquit-il d'une petite voix inquiète. C'est lui qui t'a amené ici ?
-Non... Je ne sais pas ce qui lui a pris, mais il s'est précipité vers toi dès qu'il a vu la lumière à l'autre bout du tunnel. Peut-être qu'il pensait que des renforts arrivaient.
-Et... et les autres brigands ? Il n'avait pas de complices ?
-Non, je suis seul avec lui depuis qu'il m'a enlevé."
Dans l'obscurité quasi-totale qui entourait les deux enfants, Ara devina quand même l'angoisse et la fatigue de son frère. Attendez... l'obscurité ?
"La boussole ! s'exclama le petit garçon en fouillant vainement les replis de son vêtement. Elle a disparu ! Il a dû me la voler !
-Une boussole ? répéta Diwan, perplexe. C'était ça qui brillait ?
-Oui... C'était une boussole magique qui était censée pointer la direction dans laquelle tu te trouvais. C'est comme ça que nous avons réussi à te retrouver. Elle venait d'Alamut... Oh, qu'est-ce que je vais dire à oncle Dastan ?
-Je... Je ne pense pas que cette boussole soit le plus important, pour l'instant. Viens, sortons d'ici avant que cet homme affreux ne revienne ! Tu parviendras à retrouver la sortie ?
-Je crois, oui..."
Diwan aida son petit frère à se relever et, ensemble, main dans la main, ils se précipitèrent vers la sortie en suivant les petits monticules de cailloux.
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Tus guettait toujours l'entrée des cavernes, si bien que Dastan se demanda si sa nuque n'avait pas commencé à le faire souffrir horriblement. Garsiv, lui, entretenait ses armes, assis à quelques pas de lui, un oeil résolument gardé sur le même endroit que son frère. Derrière eux, les marchands ne faisaient aucun bruit, dans l'expectative. Quant à Dastan, il avait commencé à prier tous les dieux qu'il connaissait, tout en élaborant des plans de secours. L'idée que ces neveux soient là-dedans le rendait malade.
"Regardez ! s'exclama soudain Tus en empoignant Dastan par l'épaule pour lui montrer l'entrée de la caverne. Je suis certain d'avoir vu quelqu'un en sortir !
-Ara ? espéra le jeune roi, mais c'était bien mieux encore."
Pendant que tout le monde se rassemblait autour de Tus, deux petites silhouettes se faufilèrent, moitié courant, moitié glissant, le long de la pente. Dastan, le coeur battant, avait du mal à y croire. Est-ce qu'Ara était même parvenu à libérer son frère ?
"Père ! s'exclama le petit garçon en se libérant des bras de son aîné qui l'aidait à descendre du dernier surplomb rocheux. Père !
-Ara ! Diwan ! Je n'arrive pas à y croire... Tu as réussi à libérer ton frère ?"
Tus s'accroupit juste à temps pour recevoir ses deux fils dans ses bras. Dastan ne voyait pas son visage, mais il devinait fort bien qu'il était en train de pleurer de joie. Garsiv le rejoignit et les deux frères échangèrent un sourire, avant de poser une main sur l'épaule de leur aîné. Tus sembla comprendre le message et, après une seconde de plus à câliner ses fils, il se redressa, un enfant dans chaque bras.
"Est-ce que les ravisseurs de Diwan sont toujours dans les grottes ? demanda Dastan aux petits garçons.
-Dans ce cas, on devrait aller les chercher tout de suite, gronda Garsiv, qui devait commencer à ressentir de la frustration après plusieurs jours sans se battre.
-Je ne crois pas qu'il soit encore là, murmura Diwan en se blottissant un peu plus dans les bras de son père. Il était seul, et... je l'ai vu quitter la caverne en courant lorsque je suis arrivé pour secourir Ara.
-Le secourir ? répéta Tus en tournant son attention vers son cadet. Ara, est-ce que cet homme... t'a vu ?
-Il m'a attaqué, répondit doucement le petit garçon, presque coupable. Je... Je ne l'avais pas vu arriver. Mais il m'a poussé contre la paroi de la caverne et, quand je me suis réveillé, Diwan était à mes côtés mais lui n'était plus là.
-Il vous a laissés là ?"
Les adultes s'entreregardèrent, abasourdis. Dastan échangea un regard d'incompréhension avec Garsiv. Cet homme avait deux jeunes princes sous la main, il avait un moyen de pression colossal sur l'empire perse et il avait laissé échapper cette chance ? Comme ça ? Ça n'avait aucun sens !
Et puis, il se souvint qu'aucune demande de rançon n'avait été envoyée en échange de Diwan de toute façon. Qu'est-ce que ce ravisseur mystérieux avait donc derrière la tête ?
"Il a peut-être pris peur en comprenant que des renforts étaient arrivés, proposa Garsiv en haussant les épaules. Ou alors, cet homme était complètement fou. Dans tous les cas, nous n'allons pas nous plaindre d'avoir récupéré ces deux garnements en un seul morceau, n'est-ce pas ?"
Il ébouriffa les cheveux d'Ara en souriant.
"Oncle Garsiv, murmura justement le petit garçon. Tiens... tu devrais reprendre ton poignard. Je... je n'ai pas réussi à l'utiliser contre cet homme, j'avais trop peur...
-Tu nous as ramené ton frère ! rétorqua son oncle. C'est un exploit bien assez grand pour que tu mérites ce couteau."
Ara lui rendit son sourire et serra le précieux cadeau contre lui.
"Je n'y comprends vraiment rien, marmonna Tus en tournant les talons pour amener ses fils près des feux. Tous ces risques qu'il a pris pour ne même pas faire l'effort de garder son prisonnier ? Diwan ? Comment se comportait-il avec toi ?
-Heu... je... je ne sais pas... Il ne me parlait jamais et se tournait vers moi uniquement pour me donner de la nourriture... qu'il avait trouvée je ne sais où, d'ailleurs. En tout cas, sa présence était véritablement terrifiante !"
Tus hocha la tête et embrassa la tête de son fils, conscient que le traumatisme serait, à partir de là, très long à évacuer. Un marchand lui apporta immédiatement de l'eau, un autre des vêtements chauds, un troisième des restes de nourriture pour le jeune prince et le dernier, qui était un peu médecin, entreprit d'examiner les deux enfants, toujours logés sur les genoux de leur père.
"Je ne sais pas si nous apprendrons quoi que ce soit de plus sur cette histoire, grommela Garsiv en se dirigeant vers leur frère avec Dastan. Qu'est-ce que tu en penses ?
-Je n'en sais rien, admit le jeune roi. Cette affaire est beaucoup trop étrange pour que je puisse t'en dire quoi que ce soit."
Même lui, il n'arrivait pas à faire coller tous les évènements ensemble. Soudain, il se souvint de la boussole.
"Ara, où est passé l'artefact que je t'avais donné ? demanda-t-il en rejoignant son neveu. J'ai besoin de la récupérer pour la rendre à Alamut.
-Je... Je suis désolé, oncle Dastan, répondit le petit garçon en baissant le nez. Je... je ne l'ai plus...
-Quoi ?
-Je... je crois que c'est cet homme qui me l'a volée..."
Dastan échangea un regard avec ses frères, interdit.
"Eh bien, soupira Garsiv en serrant le bras de son frère, je pense que tes voisins à Alamut ne vont pas apprécier."