« Tout le mystère de sa beauté est dans l'éclat, dans l'énigme surtout de ses yeux. »

Lettre de 1893 à Robert de Montesquiou, Marcel Proust


— Bonjour !

Un silence pesant, plus froid qu'une nuit d'hiver, se heurta à la chaleureuse salutation de Rengoku. L'inconnue lui adressa même une œillade assassine, ne cherchant pas à camoufler son ostensible hostilité à son égard. Néanmoins, Kyoujurou ne se laissa pas intimider. Il avait besoin de réponses et cette femme les détenait, il en était persuadé.

Son œil manquant et les ailes de l'étrangère l'empêchaient de voir avec précision ce qu'elle fabriquait, mais au vu des cliquetis métalliques qu'il percevait, sans doute préparait-elle un quelconque instrument pour l'ausculter. Les soupçons du pourfendeur se confirmèrent quand il la vit s'approcher de lui avec un outil à l'apparence familière.

— Oh, je reconnais ça ! s'exclama-t-il. C'est le truc pour écouter le cœur, non ?

À nouveau, l'étrangère lui adressa un regard dur, presque méprisant. Pourtant, Rengoku ne s'en formalisa pas le moins du monde et continua à lui sourire. Son attitude dut énerver la médecin – la guérisseuse ? L'infirmière ? Il ne savait pas trop. – car elle claqua sa langue contre son palais tandis qu'un éclat de colère illumina pendant un instant le violet de ses yeux.

— On appelle ça un stéthoscope.

Tout aussi rêche que son regard, son ton paraissait plus agacé que véritablement énervé. La jeune femme s'installa en face de lui et retira ses bandages avec précaution, laissant apparaître une immense cicatrice là où l'attaque d'Akaza l'avait touché. Pourtant, elle ne sourcilla pas une seule seconde et prit le temps de le faire asseoir sur le rebord du lit avec des gestes lents et doux, en total contradiction avec les signaux qu'elle lui envoyait jusqu'à présent.

— Comment vous vous appelez ?

— Taisez-vous, ordonna-t-elle en plaquant la membrane de son instrument contre son torse. Prenez une grande inspiration, puis expirez.

Mais, il décida de l'ignorer royalement.

— Je suis Rengoku Kyoujurou ! se présenta-t-il

Les sourcils de la jeune femme se froncèrent, et quelques plumes dans son dos se hérissèrent d'exaspération.

— Je m'en fiche. Faites ce que je dis.

Rengoku se figea d'un coup et commença à la dévisager avec intensité. Ses yeux accrochèrent ceux de l'inconnue. Leur violet pâle lui rappelait les fleurs de glycine, emblèmes des Pourfendeurs de Démons, mais leur éclat menaçant jurait avec la douceur d'une telle couleur et rappelait plutôt la lame affûtée d'un katana. Cette étrangère était l'incarnation même de l'opposition entre austérité et délicatesse. Toute sa contradiction transparaissait à travers son apparence et ses gestes. Malgré ses traits sévères, elle le soignait avec précaution. Ses ailes se dressaient d'irritation, mais pas une seule fois sa main n'avait tremblé. Elle le détestait, mais elle lui avait sauvé la vie.

— Vous êtes vraiment très belle, lança-t-il tout naturellement.

— Gardez vos compliments et tournez-vous.

Il obtempéra et frissonna lorsque le métal froid de la membrane rencontra son dos. Une idée presque saugrenue lui traversa soudain l'esprit. Rengoku était un homme spontané, et pour cette raison, les mots franchirent d'eux-mêmes sa bouche.

— Seriez-vous un ange ?

— Un ange aurait la capacité de vous faire taire en un claquement de doigts, chose que je ne possède pas, malheureusement.

— Vous ne m'avez toujours pas dit comment vous vous appelez.

Un nouveau soupir. Une nouvelle contrariété. La médecin s'écarta et lui lança un regard encore plus noir que le premier qu'elle lui avait adressé.

— Si je vous le dis, vous arrêterez enfin de parler et vous me laisserez vous examiner ?

— Je vous le promets sur mon honneur ! sourit Kyoujurou.

Elle marmonna quelque chose d'inintelligible et replaça l'instrument dans son dos.

— Tori. Maintenant, plus un mot sauf si je vous pose une question, compris ?

Il acquiesça, son sourire habituel toujours aux lèvres, et Tori poursuivit son auscultation. Elle changea l'emplacement de la membrane du stéthoscope à plusieurs reprises et nota des choses incompréhensibles pour Kyoujurou sur son carnet. Ses yeux l'analysèrent une nouvelle fois, mais le pourfendeur n'y décela pas cette lueur de mépris qui les habitaient quelques instants plus tôt.

— Comment vous sentez-vous ?

— J'ai connu des jours meilleurs ! plaisanta-t-il. Mais, je vous dois la vie. Merci beaucoup !

— Ne me remerciez pas. Si ça ne tenait qu'à moi, je vous aurais laissé mourir.

— Pourtant, vous n'en avez rien fait, sourit-il.

Pour toute réponse, Tori se contenta de lâcher un profond soupir à la fois exaspéré et fatigué. Rengoku se demandait bien pourquoi elle le haïssait autant alors qu'elle lui était venue en aide… De ce qu'il pouvait déduire à partir de ses paroles, quelqu'un avait obligé Tori à le soigner.

Il n'eut pas plus le temps d'approfondir ses pensées, car la jeune femme l'interpella.

— Et votre œil ? Pas de douleurs particulières ?

— Juste quelques élancements !

Tori écrivit encore dans son carnet avant de le refermer d'un mouvement sec et de se relever.

— Je suppose que vous n'êtes pas en état de marcher ?

— À moins que vous ne me supportiez, je ne pense pas…

— Hors de question, l'interrompit-elle sans ménagement.

Sans plus de précision, Tori se dirigea vers le fond du chalet où se situait une deuxième porte que Kyoujurou n'avait pas remarquée. Elle en ressortit quelques minutes plus tard, munie d'un… fauteuil roulant ? Le pourfendeur haussa un sourcil, surpris de trouver un tel appareil ici alors que l'endroit entier semblait sortir d'une autre époque.

— Vous comptez m'emmener en balade ? s'amusa-t-il. C'est vraiment très gentil de votre part !

— Ne rêvez pas. On va voir la Matriarche.

— Qui ça ?

— Quelqu'un qui pourra répondre à vos questions incessantes et particulièrement irritantes.

Sur ces mots, la jeune femme l'aida à s'installer dans le fauteuil. Kyoujurou se sentait comme un enfant qui découvrait un nouveau jouet. Jamais auparavant, il n'avait eu à utiliser un tel appareil. Il observa avec intérêt la construction du fauteuil, ses roues, ses quelques éléments en métal, etc.

— Cessez de gesticuler ! le réprimanda Tori. Vous allez vous faire mal.

Rengoku se redressa et lui lança un regard par-dessus son épaule.

— Vous ne m'avez toujours pas dit si vous étiez un ange, vous savez ?

— Nous ne sommes même pas encore sortis que vous m'exaspérez déjà, grommela-t-elle. La Matriarche vous répondra bien mieux que moi.

Et sur ces mots, ils franchirent la porte de sortie.

Kyoujurou ne put retenir malgré lui une exclamation de surprise et d'émerveillement. Un village rustique et grouillant d'activité s'étendait en contre-bas du relief où il se trouvait. Comme Tori, Ran et Ryu, tous les habitants possédaient de grandes ailes noires dans leur dos, et Kyoujurou en aperçut même un ou deux faire des cabrioles dans le ciel azur. Son sourire naturel s'élargit tandis qu'il suivait des yeux les cercles et les loopings des acrobates.

L'air pur et rafraîchissant de la montagne secouait les épines des sapins environnants et s'engouffrait dans ses mèches rouges et dorées. Revigoré, le pourfendeur inspira profondément. Il ignorait combien de temps exactement il avait dormi dans ce petit chalet, mais il semblerait que l'hiver touche doucement à sa fin.

— Quel endroit magnifique ! s'exclama-t-il.

Tori ne répondit d'abord pas, trop concentrée à éviter une quelconque chute alors qu'elle descendait le sentir de son chalet pour aller vers le centre du village. Rengoku se sentit d'ailleurs un peu ballotté de droit à gauche, mais au final ils arrivèrent sans encombre en bas sans encombre.

— C'est parce que les humains ou les démons n'ont jamais eu l'occasion de le saccager.

Kyoujurou fronça les sourcils un éclair de compréhension traversa soudain son esprit.

— Vous vivez reclus ici ?

Un reniflement dédaigneux lui répondit.

— Vous venez à peine de vous en rendre compte ?

Pour la première fois depuis leur rencontre, Rengoku décela dans les paroles de Tori autre chose que de la haine ou du mépris. Pendant une seconde, sa voix si froide et dure s'était voilée du chagrin amer de ceux portant ou ayant porté le deuil. Le pourfendeur reconnaîtrait cette inflexion entre milles pour l'avoir entendue maintes fois dans son métier… Comme beaucoup dans ce monde injuste, cette jeune femme se cachait derrière un mur d'aigreur pour protéger son cœur sans doute déjà blessé.

Rengoku s'apprêtait à répondre quand un cri venant du ciel l'interrompit. Curieux, il leva la tête et aperçut un jeune homme à peine plus vieux que Ryu se diriger vers eux à grande vitesse. Le pourfendeur écarquilla son œil valide et se prépara à l'impact… qui ne vint jamais. Il sentit plus qu'il ne vit Tori passer devant lui, suivie d'un bruissement d'ailes et d'une glissade sur le sol.

— Ouf ! Atterrissage réussi !

— Mirai, soupira la médecin d'un ton réprobateur. Si je ne t'avais pas rattrapé, tu te serais littéralement pris un sapin.

— Mais non ! Je maîtrisais la situation !

Soudain, le regard du jeune homme croisa enfin celui de Kyoujurou. Ce dernier nota la ressemblance flagrante entre lui et Tori malgré leurs différences. Là où la jeune femme intimidait par ses yeux de glycine et ses mèches noires et blanches retirées en une tresse sévère, le dénommé Mirai paraissait plus joyeux avec sa tignasse d'un blanc ivoire, ses taches de rousseur mutines et ses grands yeux ambrés pétillants.

— C'est lui le fameux patient ? lança-t-il en s'approchant du pourfendeur. Waouh, vous avez l'air en meilleure forme que lorsqu'on vous a trouvé !

— Mirai !

Kyoujurou sourit.

— Merci de m'avoir trouvé dans ce cas !

— Y a pas de quoi ! lui sourit-il en retour. Et vous en faites pas pour ma sœur, elle est exécrable avec tout le monde ! Mais, elle a bossé dur pour vous ramener, vous savez. Elle l'admettra juste jamais à voix hau…

— Mirai, ça suffit. Tu n'as pas des choses plus importantes à faire ?

Le sourire de l'adolescent se fana tandis qu'il tournait un visage grave vers son aînée. Tori fronça les sourcils et Rengoku comprit que quelque chose se tramait avant même que ces mots ne franchissent la bouche du cadet.

— En fait, je venais te voir. Est-ce qu'on peut parler en privé ? C'est à propos de papa.

La jeune femme se raidit en une fraction de seconde. Elle jeta un regard indécis au pourfendeur, réfléchit quelques secondes à peine et poussa un soupir résigné. Kyoujurou comprit sans difficulté que leur père constituait un sujet très important pour Mirai et Tori. Durant un infime instant, le pourfendeur pensa à son propre paternel. Avait-il pleuré sa mort ? Comment réagirait-il en le retrouvant ? Se noierait-il encore dans l'alcool ? Il ne put laisser ses sombres pensées s'insinuer dans son esprit, car Tori le sortit de sa rêverie.

— Laisse-moi juste un moment.

Sans plus d'explications, elle écarta ses ailes et, en un puissant battement, décolla du sol. Rengoku et Mirai n'eurent cependant pas beaucoup de temps à attendre puisqu'elle revint quelques minutes plus tard en compagnie de Ran et Ryu.

— Surveillez-le, ordonna-t-elle, sévère. Et amenez-le chez Ayame-sama, je serai de retour dans peu de temps.

— Bien, Tori-sensei ! répondirent-ils en chœur.

Sur ces mots, le frère et la sœur s'envolèrent tandis que de nouvelles questions venaient s'ajouter à celles que Rengoku se posaient déjà. Il espérait que cette « Ayame » lui donne les réponses qu'il attend depuis son réveil.

— Tu crois qu'il se passe quelque chose de grave ? demanda Ran à son comparse.

— Je ne sais pas, mais on n'a pas intérêt à la décevoir cette fois ! Mettons-nous en route ! Au fait, Rengoku-sans, je suis content de voir que Tori-sensei ne vous a pas réduit en charpie !

Un rire bruyant franchit les lèvres du pourfendeur, attirant les regards des autres sur eux. Ran grimaça de gêne et prit les poignées du fauteuil roulant pour le pousser en avant.

— Elle n'est pas si terrible que ça !

— Vous rigolez ? s'horrifia Ryu. C'est un véritable tyran !

— Je la trouve attachante !

— Vous êtes sûrs que vous ne vous êtes pas cognés la tête ? À moins qu'elle ne vous ait fait un lavage de cerveau !

Ran les interrompit.

— Dis… Tu pense que si elle est partie, ça a un lien avec Seiya-san ?

Ryu se figea.

— Ran, ce ne sont pas nos affaires.

— Qui est Seiya ? interrogea Kyoujurou, curieux.

Les adolescents échangèrent un regard, et le pourfendeur sut qu'il n'obtiendrait aucune réponse de ces deux-là. D'ailleurs, ils se murèrent dans un silence très peu habituel, surtout pour Ryu, jusqu'à ce qu'ils arrivent face à une habitation en bois plus grande que toutes celles que Kyoujurou avait pu apercevoir jusque maintenant.

Il ignorait à quoi ressemblait la Matriarche, mais une chose restait certaine. Rengoku ne partirait pas d'ici sans avoir obtenu des réponses aux trop nombreux mystères qui l'entouraient jusqu'ici.


Hello ! Voici pour ce deuxième chapitre ! J'espère que vous aimez ma petite Tori ! Malgré son sale caractère, elle est adorable ! N'hésitez pas à laisser une review, ça fait toujours plaisir et ça me motive à continuer !