CHAPITRE 13
OoO
Un dernier sac dans la benne, et il pourra rentrer. Retourner chez lui, à sa solitude. Il n'aime pas la nuit : souvent, le sommeil tarde à venir et, quand il vient, les cauchemars prennent le dessus. Parfois, ses collègues lui demandent pourquoi il a l'air si fatigué. Il ne peut pas leur raconter, car Henry Smith, lui, ne fait pas de cauchemar.
La pluie tombe, drue. Malgré le bruit des gouttes, il sent une présence, comme quelqu'un qui l'observe. Il se retourne et, à travers le rideau de pluie, il aperçoit une silhouette. Un homme, plutôt petit, perdu dans un imperméable trop grand pour lui.
La pluie troublerait-elle sa vision ? On dirait qu'il s'approche. Ses cheveux bruns sont plaqués sur son visage et ses lunettes sont constellées de gouttes. Il fait encore quelques pas. Drago croit le reconnaître, mais chasse cette pensée de son esprit : ça ne peut pas être lui, pas après toutes ses années.
Son instinct s'agite. Il lui commande d'avoir peur, d'adopter une posture de repli. Alors, il recule d'un pas. Mais l'autre s'avance. Cette fois-ci, il en est sûr. Il discerne les lignes de son visage, la rondeur de ses lunettes, même la cicatrice en forme d'éclair.
« Potter ? Qu'est-ce que… » lance-t-il d'une voix incrédule.
Il n'a pas le temps de finir de poser sa question. L'autre a déjà sorti sa baguette et la tend vers lui. Depuis combien d'années n'a-t-il pas vu de baguette magique ? Depuis combien d'années n'en a-t-il tenu une au creux de sa paume ? Il redoute l'objet, il redoute ce qu'il pourrait lui faire. Et en même temps, il lui semble si familier…
Il a peur. Il recule encore. Potter marche sur lui, menaçant. Il va me tuer, songe Drago. Mais Potter s'arrête, baisse sa baguette et lance :
« Drago Malefoy, en ma qualité d'Auror, je vous astreins à m'accompagner au Ministère de la Magie. Immédiatement.
- Qu'est-ce que tu racontes, Potter ? »
Il ne comprend pas. Il ne comprend rien à cette situation ubuesque. En vérité, il est persuadé d'être le prisonnier d'un de ses cauchemars. Rien de ce qui se déroule sous ses yeux n'est en train de réellement se passer.
Même lorsque l'autre hurle : « Stupefix ! », il est encore convaincu d'être dans un rêve. S'il n'avait pas évité le sort, il ne lui serait rien arrivé. Parce qu'il est dans son lit et qu'il dort. Autour de lui, il n'y a ni rue, ni restaurant, ni benne à ordures. Il n'y a que sa chambre, sa maison et la forêt.
Et cette brise légère sur sa joue, est-elle réelle ? Ce craquement dans ses oreilles, l'a-t-il rêvé ? Cette figure qui apparaît, est-ce un simple fantôme ?
Oui, un fantôme, de quoi d'autre pourrait-il s'agir ?
Il n'y a que dans ses cauchemars que son père lui rend visite…
oOo
Il est ligoté magiquement à une chaise, au milieu d'une salle vide. Sa tête pend vers l'avant, ses longs cheveux graisseux comme un rideau devant son visage. La robe de sorcier, si propre et bien taillée, est à présent couverte de poussière. Ses épaules sont courbées, étroites. Lucius n'est plus que l'ombre de lui-même.
« Quinze minutes, maximum, lâche le garde en laissant entrer Drago. Après, il faudra qu'on prépare son transfert pour Azkaban. »
Drago est parcouru d'un frisson. Le corps de son père aussi, se met à trembler lorsqu'il entend ce nom. Mais il ne relève toujours pas la tête. Ils sont seuls, à présent. Un père et son fils, dans un espace clos, séparés par un mur invisible de regrets, de colère, de chagrin, de deuil.
Drago reste immobile. Il n'ose pas bouger. Il n'ose pas parler. Que pourrait-il dire ? C'est lui qui a demandé à le rencontrer, pourtant. Mais maintenant qu'il est en sa présence, le mutisme l'envahit. Fort heureusement, Lucius n'a jamais été du genre silencieux.
« Drago… dit-il d'une voix affaiblie.
- Oui, père. C'est moi.
- Je suis si content de te voir. Cela fait si longtemps…
- Navré de vous décevoir, mais ce ne sont pas d'émouvantes retrouvailles. Je suis venu pour avoir des réponses. Pour pouvoir tourner la page.
- Quelle page, Drago ? demande Lucius en relevant la tête, révélant son visage aux joues creusées et aux yeux cernés.
- La vôtre. Je suis venu vous remettre à votre place : dans mon passé.
- C'est impossible, Drago. Je ferai toujours partie de ton existence, que tu le veuilles ou non. Ce tu es, c'est grâce à moi. C'est moi qui t'ai forgé, qui ai fait de toi un sorcier puissant, insoumis.
- Insoumis ? Ouvrez les yeux, père ! Je me suis soumis à Voldemort, tout comme vous. Nous avons été ses larbins, des torchons dans lesquels il s'essuyait. Nous avons été des lâches, vous comme moi.
- Je t'accorde que nos derniers moments avec le Seigneur des Ténèbres n'ont pas été les plus…glorieux. Mais tu ne l'as pas connu au sommet de sa gloire ! Tu ne sais pas ce que cela faisait, que d'être son disciple, son favori. Sa puissance était la mienne, Drago. »
Il essaye de chasser de son esprit les images de mort et les cris d'agonie qui hantent ses souvenirs. Il essaye de ne pas se souvenir de la peur, qui lui serrait les entrailles. Il essaye de mettre de côté sa propre honte, cette sensation d'humiliation permanente. Cette impression d'être un moins que rien.
« Vous vous bercez d'illusions ça a toujours été le cas. Sa puissance n'était pas la vôtre. Vous étiez son laquais. Vous avez besoin de l'ombre d'un puissant pour vous épanouir. Comme la mauvaise herbe, vous ne fleurissez que dans l'obscurité ! »
Le regard de Lucius se fait dur. Il toise son fils de haut en bas. Sa bouche se déforme en une grimace dédaigneuse. Mais il ne dit rien. Alors, Drago comprend qu'il a visé juste.
« De qui s'agit-il, cette fois ? lance-t-il, incisif.
- Sören Falk. Un mage noir. Je l'ai rencontré après le décès de ta mère, tandis que je trouvais refuge dans notre château en France. Il m'a accueilli dans sa Suède natale. Ensemble, nous allons y renverser le ministère de la Magie et…
- Et rien du tout, père. Vous allez être envoyé à Azkaban. Les Aurors vont prévenir leurs collègues suédois. Votre Sören Falk sera arrêté. Ce sera la fin de cette soi-disant gloire que vous convoitez tant.
- Ma gloire ne prendra pas fin avec moi, Drago ! Tant que le nom Malefoy perdure, il sera associé à la puissance et à la pureté. Tu en es l'héritier !
- C'est pour ça que vous m'avez chassé à travers toute l'Ecosse et l'Angleterre ? Pour ça que vous avez lancé ce sort de traçage à Harry ? Parce que je porte le nom Malefoy ? »
La voix de Drago meurt dans un craquement. Il aurait préféré que son père lui veuille du mal. Qu'il le renie. Au moins, cela aurait signifié pour de bon qu'il n'avait plus aucun lien avec lui. Savoir que, dans l'esprit de son père, il est toujours l'héritier du clan Malefoy…c'est une souffrance atroce.
« J'ai changé de nom ! hurle-t-il, incontrôlable. J'ai changé de nom parce que je ne supportais plus d'être un Malefoy ! Vous me l'avez rendu insupportable. J'ai changé de vie, parce que ce que vous en aviez fait me dégoûtait !
- Drago, je…
- Elle est morte à cause de vous ! Vous êtes responsable de la mort de ma mère ! Vous n'êtes qu'un vieil illuminé si vous vous imaginez une seule seconde que j'aurais pu accepter de vous rejoindre.
- Drago… »
La voix de Lucius n'est plus qu'une plainte. Comme si Drago venait de le poignarder, encore et encore. A chaque coup, il est un peu plus meurtri, un peu plus petit, un peu plus vieux. Ce n'est plus Lucius ce n'est que son fantôme.
« Les quinze minutes sont écoulées, Malefoy, lance abruptement le garde en ouvrant la porte de la cellule.
- Drago…gémit à nouveau Lucius.
- Adieu, père. »
Sans se retourner pour le regarder une dernière fois, Drago sort de la cellule. Il quitte l'obscurité de la prison, pour pénétrer dans la lumière. La lumière aveuglante des couloirs du Ministère. Il fait quelques pas avec le garde, avant de tomber à genou. Le long de ses joues, il sent les larmes rouler, lentement.
« Monsieur Malefoy ? Tout va bien ? » demande le garde, avec une once d'inquiétude dans la voix.
Mais Drago ne peut pas répondre. Sa gorge est serrée, ne laissant passer aucun son, pas même celui de ses sanglots. Il sent ses membres trembler sous lui. Pathétique.
Je m'en carre de ce que pense ton père ! Il est vil et cruel. Et toi, tu es pathétique.
La voix de Potter surgit des confins de sa mémoire. Pathétique, le mot n'était pas si mal trouvé, finalement.
« Monsieur Malefoy ?
- Laissez, je m'en occupe. »
Sa voix n'est pas comme dans ses souvenirs. Elle est plus grave, plus mature. Plus sombre, aussi. Et pourtant, elle a quelque chose de réconfortant à ses oreilles. Ses mains ne tremblent plus. Ses larmes se tarissent.
Il sent Harry s'agenouiller devant lui. Mais il n'ose pas relever la tête pour le regarder.
« Drago, est-ce que ça va ? s'enquit-il doucement.
- Je suis au sommet de ma forme.
- Je vois ça. Que dirais-tu de te relever et de venir boire un thé ?
- Pourquoi pas… »
Il attrape la main qu'Harry lui tend et se relève lentement. Sans doute ses yeux sont-ils rougis et bouffis. Il doit avoir une mine affreuse, pourtant, Harry lui sourit. Il le suit jusqu'à un petit bureau en désordre où règne une odeur de pain beurré.
« Assieds-toi, dit Harry en désignant une chaise. Je vais préparer le thé. »
Il a l'air mal à l'aise, constate Drago. Bien sûr, qu'il est mal à l'aise. Qui ne le serait pas, dans pareille situation ?
La bouilloire se met à siffler atrocement. C'est un son qu'il déteste, alors qu'il est familier et réconfortant. Il est étrange que quelque chose puisse être à la fois désagréable et rassurant.
Harry finit de préparer le thé, pose une tasse devant Drago, puis s'assoit en face de lui. Il souffle un temps sur sa propre boisson. Drago voit bien dans son regard qu'il réfléchit. Sans doute ne sait-il pas quoi dire. Drago pourrait détendre l'atmosphère en prenant la parole, s'il avait la moindre idée d'un sujet de conversation à aborder. Il n'a pas la tête aux frivolités.
Fort heureusement, lorsqu'Harry prend enfin la parole, ce n'est pas pour échanger des frivolités.
« Comment ça s'est passé ? Avec ton père ? »
Drago avale une gorgée de thé. Il est bouillant. Il lui brûle le palais et la langue. Il aimerait que cette dernière se mette à fondre. Comme ça, il n'aurait pas besoin de parler. Il pourrait se contenter de rester assis en face d'Harry, de le regarder sans rien dire. Personne ne lui en voudrait : il n'aurait plus de langue pour parler. Mais ils se comprendraient très bien sans mot. Alors, autant user de sa langue.
« Aussi mal que ça pouvait se passer. Quoique, je suppose que ça aurait pu être pire, il aurait pu essayer de m'attaquer ou quelque chose du genre…
- Je suis vraiment désolé, dit Harry, l'air sombre. J'espère que cette rencontre t'aura au moins apporté les réponses que tu cherchais.
- Elle m'a confirmé quel immonde lâche est mon père, oui. Elle m'a confirmé que toute mon éducation n'est qu'une vaste blague. Elle m'a confirmé que certaines personnes ne changeront jamais…
- J'en déduis qu'il t'a parlé de Sören Falk ?
- Le nouveau mage noir dont mon père peut allègrement lécher les bottes ? Oui, il m'en a parlé, soupire Drago.
- Le bureau des Aurors est en train de monter des équipes d'intervention en ce moment même. Dès que nous aurons le feu vert du Ministère Suédois, il sera appréhendé, je te le garantis.
- Des équipes d'intervention ? Pourquoi en avez-vous besoin de plusieurs ?
- Elles ne sont pas toutes destinées à Sören Falk… »
Harry attrape une cuillère, échouée sur la table, et commence à remuer son thé. Il n'y a rien à mélanger, puisqu'il n'y a mis ni lait, ni sucre. Mais il remue, longuement. Lorsqu'il repose la cuillère, un petit cercle de buée se forme sur la table.
« Quand ton père était sous l'influence du Veritaserum, il nous a enfin donné le nom de certains de ses complices. Principalement, de celui qui m'a lancé le sortilège de traçage.
- Vraiment ? dit Drago, modérément intéressé par le sujet. Et de qui s'agit-il ?
- D'un Auror. »
Là, la curiosité de Drago est piquée. Les Aurors, les implacables chasseurs de mages noirs, qui peuvent décider à loisir de sa liberté, ne seraient-ils dont pas si purs et vertueux qu'on le prétend ? Dans leur petit monde en noir et blanc, sont-ils réellement surpris de découvrir des nuances de gris ?
« Et pas n'importe quel Auror, poursuit Harry. Le chef des Aurors de Liverpool en personne : Blockswing.
- Connais pas.
- Moi, si. Je l'ai rencontré, lorsque j'étais en mission pour te…retrouver. Je ne l'ai pas trouvé très sympathique, mais jamais je n'aurais imaginé… »
Harry pousse un profond soupir, découragé
« Je me suis fait complètement avoir, admet-il. J'aurais dû me rendre compte que quelque chose clochait, mais j'étais tellement obnubilé par mon enquête que je suis passé à côté. Pendant ce temps, Blockswing m'a berné : il s'est fait passer pour une assistante à l'aide de Polynectar et m'a ensorcelé pendant que j'avais la tête dans une pensine… »
Lorsque Drago s'imagine la scène, il doit convenir qu'elle n'a rien de glorieux pour Harry. A une époque, il en aurait jubilé et il n'aurait pas hésité une seconde à railler son infortune et son incompétence. Mais il n'est pas le même Drago qu'à cette époque, et ce n'est plus le même Harry. Il est le Harry qui est venu dans sa cellule et lui a tenu les mains, sous sa cape d'invisibilité. Il n'a aucune envie de se moquer de ce Harry-là.
« Tu ne pouvais pas le savoir, dit-il avec empathie. Ce type était sous le nez d'un bureau entier d'Aurors et personne ne s'est rendu compte de rien. Alors, ne soit pas trop dur envers toi-même.
- En attendant, ce type est responsable de la mort de deux personnes. Il a tué l'un de ses subordonnés, l'Auror Snosy, parce qu'il s'approchait trop de la vérité concernant Sören Falk. Et il a assassiné un témoin gênant en la personne d'Hannah Abbott, l'épouse d'un de mes meilleures amis…
- Ne me dis pas que tu culpabilises ? Tu n'avais aucun moyen d'empêcher ces meurtres ! s'exclame Drago, avant de prendre les mains d'Harry et de planter son regard dans le sien. Harry, écoute-moi. Tu n'as rien à te reprocher : tu as fait de ton mieux.
- Je n'en suis pas certain, mais…c'est gentil. »
Il lui sourit. C'est un sourire qui fait rougir Drago et qui fait danser des papillons dans son ventre. Il ne saurait expliquer pourquoi.
« Et donc, dit Drago en lâchant ses mains, une équipe d'intervention sera chargée d'appréhender ce Blockswing, je suppose ?
- Oui et…Robards aimerait que je m'en charge. »
oOo
« Bienvenue au Bureau des Aurors, Monsieur Potter ! Ou plutôt devrais-je dire…Auror Potter ! »
Gawain Robards lui tend la main. Harry la saisit. Il a une poigne puissante et affirmée. Harry sent sa propre main dans la sienne. Elle semble si faible, si impuissante.
Les Aurors attroupés devant eux applaudissent plus ou moins chaleureusement. Certains ont l'air sincèrement ravi de l'accueillir dans leurs rangs. D'autres ont des mines nettement plus renfrognées.
Lorsque la présentation officielle est terminée, il essaye de se mêler à ses nouveaux collègues. Immédiatement, un jeune sorcier s'approche. Il tient dans chaque main une coupe d'un liquide pétillant.
« Une eau glouglousse ? offre-t-il.
- Avec plaisir ! » dit Harry en prenant la coupe. Il n'est pas contre un peu de courage en bulles. Après plusieurs grandes gorgées qui viennent picoter son palais, il se sent déjà un peu mieux.
« Je tenais à vous dire que c'est un honneur de vous avoir parmi nous, Harry Potter ! dit le jeune sorcier, le regard émerveillé.
- Merci. C'est un peu un rêve qui se réalise, pour moi. Je veux être un Auror depuis que j'ai…
- Quatorze ans ! l'interrompt-il. Oui, je sais. Je l'ai lu dans votre biographie officielle : Harry Potter, l'homme derrière le Sauveur. Un livre admirable, vraiment ! J'étais choqué d'y apprendre que vous aviez été élevé par des Moldus. Et quels Moldus ! … »
Et le jeune sorcier se met à lui faire le récit de sa propre existence. Très vite, Harry cesse d'écouter. Il n'a pas besoin qu'on lui résume sa vie : il l'a vécue ! C'est d'autant plus pénible que cette fameuse biographie est extrêmement romancée. Comme de nombreux écrits à son sujet, elle fait de lui un héros sans peur et sans reproche, éclipsant ses défauts. Jamais il n'est fait mention de la chance – ou plutôt la malchance – qu'il a accumulée en route, ni le fait qu'il ne s'en serait jamais sorti sans ses amis.
Alors qu'il a terminé son verre depuis cinq bonnes minutes, l'autre n'a toujours pas terminé son monologue. Harry cherche des yeux une échappatoire, mais n'en voit aucune.
S'approche alors une sorcière blonde. Elle doit avoir à peu près son âge. Elle a le visage long et sévère. Son uniforme est impeccablement repassé et ses cheveux sont serrés dans un chignon dont pas un cheveu ne dépasse.
« Gramott, lance-t-elle, faisant sursauter l'interlocuteur d'Harry. Le chef te demande.
- Vraiment ? Mais je…
- Il a dit que c'était urgent, insiste l'Auror blonde. Et tu sais bien à quel point il déteste qu'on le fasse attendre…
- O..oui, tu as raison, Alicia ! Monsieur Potter, si vous voulez bien m'excuser… »
Et le voilà qui file, fendant le groupe des Aurors, occupés à boire et à discuter.
« Veuillez excuser Gramott, Auror Potter. Il est arrivé il y a un mois à peine, c'est un bleu. Vous êtes son héros et j'ai bien peur qu'il n'ait pas pu se contenir.
- Il n'y a pas de mal. » dit Harry en s'efforçant de sourire le plus cordialement possible. C'est un mensonge. Il n'a qu'une envie, désormais : prendre ses jambes à son cou.
Après avoir raté une demi-douzaine de fois ses ASPIC – celui de potions en particulier – il a enfin accédé à son rêve. En retard, certes, mais il y est arrivé, il est un Auror. La dernière chose dont il a envie, c'est qu'on le traite à nouveau comme l'Elu. Parce que, à chaque fois que c'est le cas, les gens finissent déçus. Comment leur faire comprendre qu'il reste une personne comme les autres ? Qu'il est un sorcier tout ce qu'il y a de plus normal, qui a ses faiblesses et ses doutes ? Comment répondre à leurs attentes, alors qu'elles sont irréalisables ?
« J'espère qu'il ne vous ennuiera plus. Ni les autres d'ailleurs. Avec toutes ces rumeurs qui circulent, ils risquent d'être ingérables, croyez-moi…
- Quelles rumeurs ? demande Harry.
- Les rumeurs selon lesquelles Robards va vous prendre comme second et vous formez pour que vous deveniez le futur chef des Aurors, bien entendu.
- Mais…je n'ai même pas commencé !
- J'imagine que c'est ça, être un Elu… » lâche l'Auror blonde en s'éloignant.
Il comprend mieux l'hostilité qu'il a ressentie de la part de certains de ses nouveaux collègues. A peine arrivé et on prétend déjà qu'il a des passe-droits. Il y a de quoi être agacé.
Il ne peut s'empêcher de se rappeler sa première année à Poudlard. Lorsqu'il avait obtenu une dérogation spéciale pour intégrer l'équipe de Quidditch, ce que les élèves de première année n'étaient pas censés pouvoir faire.
Il se souvient de l'air méprisant et jaloux de Drago Malefoy.
« J'imagine que c'est ça, être un Elu… »
Lui aussi avait dit quelque chose dans ce goût-là…
OoO
« Potter, j'aimerais que vous vous chargiez de l'équipe qui appréhendera Blockswing. Voyez ça comme une récompense, après le brio avec lequel vous avez géré le cas Malefoy. »
Tels avaient été lesmots de Gawain Robards. Ce qu'il voyait comme une récompense avait eu l'effet d'une bombe pour Harry. Il avait abandonné tout espoir de se voir un jour confier des responsabilités au sein du département des Aurors. Certes, il avait appréhendé Lucius Malefoy. Mais il ne l'avait pas fait par sens du devoir ou parce que c'était son travail, sa mission.
Non, il l'avait fait pour Drago.
Drago, assis en face de lui, plus blême encore qu'à l'accoutumée. Drago qui fixe son thé, le regard triste, égaré, apeuré. Drago, qui ne dit plus rien depuis qu'Harry a dit :
« Oui et…Robards aimerait que je m'en charge. »
Que ressent-il en ce moment ? A quoi pense-t-il ? Pourquoi ne dit-il rien ?
Les questions se bousculent dans la tête de Harry. Il se rend compte que son cœur se serre un peu plus à chaque battement. Dis quelque chose, pense-t-il, sans savoir s'il s'adresse à Drago ou à lui-même.
Mais que dire ? Le moment n'est pas approprié pour les confessions sentimentales. Drago vient de revoir son père, sans doute pour la dernière fois. Il est visiblement ébranlé. Quel effet cela lui ferait-il de s'entendre dire par Harry qu'il éprouve des sentiments confus à son égard ? Rien de bon n'en sortirait, il en est certain.
Harry se met à tapoter nerveusement la table. Il bat un rythme, qu'il voudrait régulier, mais qui est en fait complètement chaotique. Finalement, Drago l'arrête, en aplatissant ses mains avec sa paume.
« Quand pars-tu ? demande-t-il, en plantant ses yeux gris dans les siens.
- Où ? »
Harry est confus. Partir ? Il n'est pas question de partir, si ? Non, il veut rester. Demeurer auprès de lui. D'ailleurs, il n'a plus l'intention de quitter cette pièce, cette chaise, cette table, tant que Drago y sera aussi assis. Partir ? Alors qu'il n'y a qu'au creux de sa main qu'il se sent vivant ?
« A Liverpool. Pour appréhender Blockswink.
- Blockswing, le corrige machinalement Harry.
- Ne sois pas tatillon, son nom n'a aucune importance, dit Drago avec un geste de la main, comme s'il chassait une mouche.
- Je n'ai pas encore donné ma réponse. »
Drago retire sa main. On dirait un enfant qui aurait voulu toucher la flamme d'une bougie et qui, après l'euphorie de l'expérimentation, se serait rendu compte de la brûlure.
« Comment ça ? demande-t-il.
- Il m'a proposé de mener l'équipe et je lui ai dit que j'avais besoin de temps pour y réfléchir.
- Pourquoi ? »
En effet, pourquoi ? Il y a tellement de raisons pour lesquelles il devrait dire oui. C'est son rêve d'adolescent, d'être un Auror qui empêche les mages noirs de nuire. Depuis qu'il a intégré le Bureau, il ne rêve que de ça : qu'on lui confie enfin une mission d'envergure. Et puis, plus que tout, il veut que justice soit faite. Il veut être celui qui arrêtera le meurtrier d'Hannah. Il veut le faire, pour Neville.
« Parce que, si j'accepte, tu rentreras en Ecosse et je ne te reverrai plus. »
Il a parlé avec une candeur à laquelle lui-même ne s'attendait pas. A voir la mine de Drago, lui non plus d'ailleurs. Ses joues prennent une adorable teinte rosée et ses yeux gris s'agrandissent.
C'est pourtant la vérité. S'il hésite à accepter cette mission, ce n'est pas parce qu'il a peur d'échouer, parce qu'il ne supporte plus les responsabilités depuis la fin de la guerre ou parce qu'il en veut secrètement à Robards de l'avoir mis dans un placard durant toutes ses années.
Non, s'il hésite, c'est parce qu'il redoute d'être séparé de Drago. S'il s'éloigne, il a peur qu'il disparaisse. Il a peur de ne jamais le retrouver. Il a mis tellement de temps à le trouver. Trop de temps.
« Tu survivras sans moi, Potter. » dit Drago avec un air canaille, s'amusant à l'appeler par son nom de famille, comme il l'a fait durant toutes ses années.
Mais Harry n'est pas d'humeur à plaisanter. Il est tiraillé entre son devoir moral envers Neville, ses aspirations professionnelles, son désir de faire ses preuves et ses sentiments inavouables. Si Hermione est parvenue à dire les mots, il n'ose pas encore les formuler à voix haute. Pourtant, il en est sûr, à présent : il est amoureux de Drago Malefoy.
Il en a eu la certitude lorsque Robards lui a proposé cette mission. L'idée d'être séparé de l'autre fut terrible. C'était comme un déchirement, comme si on lui arrachait un grand morceau de peau. A la perspective d'être sans lui, il s'était senti incomplet. C'était si fort que ça l'avait terrifié.
Il sait qu'il faut en parler à Drago. Il ne peut pas garder ça pour lui, faire comme si de rien n'était. Il ne peut pas le laisser dire que son départ ne lui fera rien. Il faut qu'il comprenne l'étendue de ses sentiments.
Et en même temps, il a peur. Peur que ses mots effraient. Peur que son amour soit rejeté. Peur que ses émotions débordantes fassent fuir. Drago a déjà naturellement tendance à se rétracter dans sa coquille comme un escargot au moindre problème… Comment réagirait-il, s'il lui disait tout ? S'il étalait son cœur ouvert sur la table, ici, maintenant, entre eux ?
« Tu as raison, dit-il enfin. Je survivrais. J'ai bien survécu jusqu'à présent, non ? Mais survivre, ce n'est plus suffisant. »
Le son de sa propre voix le surprend. Elle est grave et austère. Le sourcil droit de Drago se lève. Lui non plus, n'est pas habitué à cette voix. Pourtant, Harry poursuit :
« Je suis le garçon qui a survécu. Personne ne s'est jamais soucié de se demander si j'étais l'homme qui vit. Je ne vivais pas, Drago. Je me contentais d'exister, d'être là. Et j'en ai assez.
- Je…comprends, murmure Drago après un long silence. Je comprends même trop bien. Mais quel est le rapport avec moi ?
- C'est que… »
Harry prend une profonde inspiration. Il n'arrive plus à regarder Drago dans les yeux. Il sent ses joues devenir chaudes et rouges. Sa poitrine est douloureuse. Faire face à Drago, à ce moment précis, est presque plus terrifiant que d'avoir fait face à Lord Voldemort, il y a dix ans.
« C'est que, sur les routes d'Ecosse, je me suis enfin senti vivant, lâche-t-il enfin. Juste toi et moi, dans la Vauxhall. Ce n'était rien, c'était un moment tout simple. Et pourtant, je crois que je n'ai jamais été aussi en paix avec moi-même. »
Il relève enfin les yeux. Drago ne le regardait pas non plus. Ses beaux yeux gris clair fixent le sol, avec obstination. Il est pâle. Trop pâle. Harry regrette immédiatement d'avoir parlé.
« Je suis désolé, dit-il. Le moment était sans doute mal choisi pour l'introspection. Tu viens de revoir ton père pour la première fois depuis des années et moi je te parle de mes états d'âme. Quel idiot ! Oublie tout ça, s'il-te-plaît.
- Pardon. Je ne sais pas quoi répondre.
- Alors ne répond pas. Tu dois être épuisé, après tant d'émotions ! Je te raccompagne chez moi : tu as bien mérité une longue nuit de sommeil. »
Harry repousse sa chaise et se relève. Il débarrasse sa tasse et celle de Drago, encore à moitié remplie. Il fait tout son possible pour fuir son regard. Il lui semble que, si ses yeux rencontraient les iris grises, quelque chose en lui se briserait.
Le chemin de retour jusqu'au Square Grimmaud se passe sans encombre et sans un mot. Après avoir installé Drago dans sa propre chambre et dans son propre lit – malgré les réticences de ce dernier, il estime qu'il mérite le matelas le plus confortable de la maison – Harry allume un feu dans la cheminée.
Il ne fait pas spécialement froid, mais il n'est pas en quête de chaleur. Il sort sa baguette et, d'un mouvement de poignet, il lance le sort. Il se penche avec vers les flammes et…y plonge la tête.
Il ne voit d'abord que des nuances d'orange et de jaune. Il lui faut un temps infini pour finalement décerner les contours d'un salon cossu. Dans le canapé, une jeune femme est absorbée par sa lecture.
« Psssst ! chuchote-t-il. Hermione ! Par ici, la cheminée !
- Harry ? s'exclame Hermione en bondissant et s'approchant du feu crépitant. Qu'est-ce que tu fais là ?
- J'avais besoin de te parler rapidement.
- Tu ne pouvais pas utiliser la poudre de cheminette, comme tout le monde ?
- Je voudrais te parler à toi, explique-t-il. Et seulement à toi.
- Oh…je vois. »
Elle regarde derrière pour s'assurer que Ron n'est pas dans les parages.
« Ron est au club d'échec sorcier le jeudi soir. Il devrait rentrer d'ici une petite heure au plus tôt.
- Tant mieux, soupire Harry. Ne le prend pas mal, mais il y a certains sujets dont je préfère ne pas parler avec lui…
- Laisse-moi deviner : le sujet en question est grand, blond, avec des yeux clairs et une méchante manie de traiter les gens de Sang-de-Bourbe ?
- Il ne fait plus ça, Hermione !
- Je plaisantais ! Je suis prête à te croire quand tu dis qu'il a changé. S'il était toujours le même, tu ne serais pas…enfin, tu vois.
- Amoureux de lui ? »
Hermione écarquille les yeux, en proie au choc.
« Oh…je ne pensais pas que tu serais prêt à l'admettre aussi vite.
- Il est temps que je me rende à l'évidence, non ?
- Ne le prends pas mal, Harry…mais parfois, tu manques cruellement de perspicacité. Je suis contente que, présentement, ça ne soit pas le cas. Bref ! Comment puis-je t'aider ?
- Je suis face à un dilemme. Un dilemme d'ordre…moral. Tu es assez douée pour les résoudre, n'est-ce pas ? »
oOo
De son mètre trente, il lui paraît immense. Il lui semble que, si une montagne s'était dressée sur son chemin, il n'aurait qu'à l'enjamber.
Caché derrière la porte, il l'observe à travers l'embrasure. Il regarde chaque geste avec minutie, pour s'entraîner à le reproduire dans le miroir. La manière dont époussette sa robe. La manière dont il rajuste sa chevalière. La manière dont il noue sa cravate et coiffe ses cheveux.
Drago n'est jamais si fier que quand on lui dit qu'il est le portrait craché de son père. Cela amuse beaucoup les adultes, la façon qu'il a de l'imiter en tout. Ils trouvent adorable ce bambin blond, à la coupe impeccable, qui emprunte l'accent pompeux et l'air arrogant de son papa.
Lorsqu'il récite fidèlement la litanie, il est félicité : « Les sorciers dont le sang est pur sont supérieurs aux autres. Les Sang-de-Bourbe font honte à notre communauté. Ils valent à peine plus que les Moldus. »
Il n'est pas idiot. Il comprend ce qu'il dit. Il n'en comprend pas les répercussions, cependant. Il n'a jamais rencontré de Moldus. Quant aux Sang-de-Bourbes, il ne connaît que quelques commerçants et gens de service. Ils sont un groupe abstrait, qu'il déteste sans savoir pourquoi.
Ou plutôt, si. Il sait pourquoi il les déteste : parce que son père les déteste.
Il y a de nombreuses leçons de vie que Lucius veut que son fils apprenne. Il doit savoir que les Malefoy sont supérieurs à tout le monde. Il doit savoir que, avec de l'argent et de bonnes relations, on peut obtenir ce qu'on veut dans la vie. Il doit savoir qui sont ses inférieurs ceux qu'il peut mépriser ouvertement, comme les elfes de maison et ceux qu'il doit mépriser plus discrètement, comme les Sangs-de-Bourbe et les Cracmols.
Et il apprend. Il retient ses leçons de magie, d'histoire, de Quidditch. Et ses leçons de vie. Pourtant, son père ne semble jamais fier. Contrairement à sa mère, il ne lui sourit presque jamais. Parfois, il l'enferme à la cave ou dans le placard à balais, pour le punir. « Pour que les leçons rentrent mieux », dit-il.
Alors Drago s'en veut. Il se dit qu'il n'en a pas fait assez.
Il s'installe devant le miroir, enfile la chevalière trop grande pour ses doigts enfantins, et passe la main dans ses cheveux gominés.
Il sourit à son reflet et redresse son nez pointu.
Là, il ressemble vraiment son père.
S'il devient son reflet, peut-être sera-t-il enfin fier.
OoO
Lorsque Drago se réveille, dans cette chambre inconnue, il est tout d'abord pris de panique. Il ne reconnaît ni la tapisserie qui tombe en lambeaux, ni la cheminée couverte d'une épaisse couche de cendres, ni l'armoire en bois. Tout ici lui est étranger.
Tout, sauf une odeur. Une odeur qu'il respire sur l'oreiller et dans les draps. Elle le rassure immédiatement. Apaisé, il plonge sa tête dans l'édredon et renifle compulsivement, comme un chien humant soudain l'odeur de son maître. Elle lui évoque une tiédeur tranquille, anesthésiante. Il pourrait se rendormir ainsi, la tête enfouie dans ce parfum…
Mais une paire de mains puissante lui saisit les épaules. Il est extirpé en arrière. Son dos se cambre et craque atrocement. Il pousse un juron et se tourne, pour découvrir un vieil elfe de maison décrépi, penché au-dessus de lui.
« Kreattur ? interroge-t-il d'une voix endormie. Qu'est-ce que tu fabriques ?
- Maître Malefoy s'est endormi avec la tête dans l'édredon. »
Drago se sent rougir. A la pensée que l'elfe ait pu le surprendre en train de sniffer l'odeur de Harry, la honte le gagne.
« C'est dangereux, Maître Malefoy aurait pu s'étouffer. Cela a failli arriver à ma pauvre Maîtresse. »
Kreatttur ne s'est rendu compte de rien. Drago pousse un soupir de soulagement.
« Merci, dit-il en se redressant.
- Il aurait été fâcheux qu'un sorcier d'une lignée telle que la vôtre périsse ainsi, Maître Malefoy.
- Kreattur ? lance Drago en essayant de refouler le malaise et le dégoût que lui inspire l'elfe. Pourrais-tu ne pas mentionner cet incident à Harry ?
- Quel incident ? Il ne s'est rien passé du tout, puisque Kreattur a empêché Maître Malefoy de s'étouffer.
- Oui, mais…laisse tomber. »
Il laisse l'elfe vaquer à ses occupations – en l'occurrence faire le lit dès qu'il l'a quitté – et descend dans la cuisine. Il est assoiffé et ne désire rien de plus qu'un thé ou, à défaut, un grand verre d'eau. Il traverse le salon, où il découvre, sur le canapé, une couverture en boule et un oreiller. Aucune trace de Harry. Peut-être est-il dans la cuisine, en train de se préparer un petit-déjeuner ? Ou bien dans la salle de bain, pour faire sa toilette ?
Pourquoi se préoccupe-t-il d'où est Harry, alors qu'il meurt de soif ? Sa bouche pâteuse et sa gorge desséchée devraient être sa priorité. Son cerveau doit arrêter ses errances et se focaliser sur ce qui est important. Et ce qui est important, dans l'immédiat, c'est boire. Le reste peut attendre.
Il traverse le salon en baissant la tête, pour ne pas se laisser distraire pas d'autres éléments dans son champ de vision – par Salazar, Harry serait bien du genre à laisser trainer des sous-vêtements par terre ! Arrivé dans la cuisine, il hésite entre boire à même le robinet ou opter pour une approche plus civilisée et chercher un verre. Non pas qu'il ait spécialement envie d'ouvrir et de fouiller dans les placards. C'est une question d'éducation, rien de plus.
Oui, cette rencontre m'a confirmé que toute mon éducation n'est qu'une vaste blague.
Il chasse la pensée de son esprit. L'essentiel, il doit se focaliser sur l'essentiel. Mais comment est-ce possible dans ce capharnaüm ? La vaisselle semble avoir été empilée dans les placards complètement au hasard. L'anarchie a pris possession de cette cuisine. Ce qui, pour Drago, est intolérable. Chaque personne a ses lieux sacrés. Pour lui, c'est la cuisine.
Après avoir rempli d'eau une tasse – à défaut de verre – et en avoir englouti le contenu, il se met à vider et à ranger méthodiquement chaque placard. Le charivari qu'il produit finit par attirer Kreattur, au comble de l'effroi.
« Maître Malefoy, que faites-vous ? s'écrit-il et sa voix, qui n'est d'habitude pas plus forte qu'un murmure, n'a jamais été aussi sonore.
- Je range, répond-il sobrement.
- Mais…ce n'est pas le rôle de Maître Malefoy de ranger. C'est le travail de Kreattur !
- Ne le prend pas mal, mais dans ce cas, tu n'es pas vraiment doué pour ton travail.
- C'est à cause de Maître Potter, se défend l'elfe avec véhémence. Il m'interdit de ranger certaines pièces.
- Il te l'interdit ? »
Pourquoi Harry interdirait-il à son elfe de ranger sa maison ? Certes, il a visiblement un peu honte d'employer – ou plutôt d'exploiter – un elfe de maison. Mais, de ce qu'il lui en a dit, il garde Kreattur à ses côtés plus pour l'elfe que pour lui-même. Alors pourquoi diantre refuse-t-il qu'il range ce taudis ?
Je suis le garçon quia survécu. Personne ne s'est jamais soucié de se demander si j'étais l'homme qui vit. Je ne vivais pas, Drago. Je me contentais d'exister, d'être là. Et j'en ai assez.
C'est vrai. Quand on se contente de survivre, quel besoin a-t-on de ranger ? Quel besoin a-t-on d'avoir une maison propre ? Tout est superflu, quand on ne ressent pas plus que le besoin d'exister. Un toit au-dessus de sa tête, à boire, à manger, une couverture chaude pour l'hiver. C'est pour ça, qu'il ne voulait pas que Kreattur range. Parce que ça ne servait à rien. Ça ne lui servait à rien.
Drago empile une dernière casserole dans le tiroir, sous le regard toujours effaré de Kreattur.
« Où est Harry ? demande-t-il.
- Maître Potter est sorti, Monsieur.
- Sorti ? Il a dit où il allait ? Il a dit quand il allait revenir ? »
Drago ne peut s'empêcher d'ajouter, pour lui-même : « Il a dit s'il allait revenir ? »
« Non, Monsieur. Il n'a rien dit à ce pauvre Kreattur… »
A-t-il accepté la mission de Robards ? Sans doute. C'est bien. Il n'a aucune raison de la refuser. Ces dernières années n'ont pas été faciles pour lui, il est temps que quelque chose de bien lui arrive. Même si ça consiste à venir en aide à ces fumiers d'Aurors.
Drago ne sait pas trop quoi faire de sa peau, en attendant. Si Harry est parti, il devrait sans doute reprendre la route. Sans dire au revoir ? Il peut attendre encore un peu, une heure ou deux. Peut-être que Harry reviendra. Il pourra alors faire ses adieux et rentrer chez lui. La maison dans la forêt l'attend.
D'ennui, il se met à fureter partout dans la maison. Le bazar omniprésent lui donne un peu des airs de caverne d'Ali Baba. Partout où il fourre son long nez, il fait une découverte. Une vieille botte. Un manuel scolaire. Un morceau de parchemin à moitié griffonné. Il remonte ainsi, de trésor en trésor, jusqu'à la chambre de Harry. Un instant, il songe à se recoucher, puis ses yeux se pose sur l'armoire.
C'est un haut meuble en bois sombre et ouvragé. Drago déglutit douloureusement. Il a de mauvais souvenirs avec les hauts meubles en bois sombre et ouvragé. L'armoire est fermée à clé, mais la clé est sur la serrure. Il la tourne et ouvre la porte. A l'intérieur, il découvre le seul espace correctement rangé de toute la maison.
Il n'y a pas grand-chose, sur les étagères. Mais tout est parfaitement en ordre. Il attrape le premier objet qui lui passe sous la main. Un album photo. Il est recouvert d'une fine couche de poussière, mais il est en parfait état. Drago commence à le feuilleter et dès la première page, il sait qu'il devrait arrêter. C'est trop intime, il n'a pas le droit.
« Tout comme Potter n'avait pas le droit de fourrer sa tête dans la pensine et de voir le dernier souvenir de ma mère. » songe-t-il.
Alors, c'est de ça dont il est question ? De vengeance ? Non, il n'est pas en colère. S'il ressent quoique ce soit envers Harry, c'est de la gratitude. Il se cherche des excuses. Une raison pour continuer de regarder les photos. Les photos de l'homme à lunettes, avec la femme rousse qui tient un bébé dans ses bras.
Son cœur se serre. Il ne possède aucune photo où ses parents et lui ont l'air si heureux. Tous les portraits de la famille Malefoy sont guindés, stricts, sévères. Pourquoi les parents d'Harry lui ont-ils été enlevés si tôt, alors qu'ils auraient pu lui apporter dans de bonheur ? Alors que ses parents avaient eu le temps de l'élever et de lui mettre dans le crâne des idées infâmes ?
La vie est bien cruelle. Et bien injuste.
Un bruit sourd, semblable à une explosion de fumée, retentie dans le salon. Drago s'empresse de ranger l'album photo et de refermer l'armoire. Il essaye de tout remettre en ordre dans l'espoir qu'Harry ne se rende pas compte qu'il a farfouillé dans ses affaires. Puis, il se jette sur le lit, prenant une pause qui sous-entend qu'il y est avachi depuis des heures. Il calme sa respiration affolée. De quoi a-t-il peur ?
Harry rentre dans la chambre. Il semble plus grand que d'habitude. Ses cheveux noirs sont moins ébouriffés qu'à l'accoutumée et c'est comme si une aura blanche scintillait autour de lui. A-t-il toujours été si beau ? Ou bien est-ce la chemine propre, la barbe rasée de près et cet air de savoir exactement où il veut aller.
« Drago ! » lance-t-il d'un ton déterminé en s'avançant vers le lit.
Drago se redresse pour s'assoir, soudain mal à l'aise. Il a une drôle d'intuition, comme si quelque chose de grave allait se produire. Harry se laisse choir sur le lit, à côté de lui. Le matelas s'enfonce légèrement sous son poids. Pourtant, il ne pèse rien, pas plus qu'une plume. Drago le sait, pour l'avoir porté. Alors pourquoi le matelas s'incline-t-il vers lui ? Pourquoi créé-t-il cette pente douce, qui l'entraîne vers lui ?
« J'ai quelque chose pour toi. » annonce Harry en lui tendant un paquet.
C'est un emballage de papier kraft, long, fin et léger. Drago le saisit d'une main tremblante. Il n'ose pas parler. Il n'ose pas deviner ce qu'i l'intérieur du paquet. Même si, bien sûr, il le sait déjà parfaitement. Cette forme ne peut tromper aucun sorcier. C'est…
« Ma baguette. » murmure-t-il.
Sa main reconnaît immédiatement la forme sobre et élégante. Ses doigts sentent tout de suite le bois d'aubépine, avec ses nuances de brun, du plus sombre au plus lumineux. Sa magie ressent le pouvoir, contenue dans le crin de licorne, à l'intérieur de sa baguette. C'est comme avoir perdu un membre et le retrouver. C'est un prolongement de lui-même, qu'il avait oublié.
« Pendant tout ce temps, elle était dans mon coffre, à Gringotts. Je ne savais même plus que je l'avais, heureusement qu'Hermione a une meilleure mémoire que moi. Je l'avais oubliée, je suis désolé.
- Ma baguette, répète-t-il hébété.
- Oui, ta baguette. Je pense qu'il est temps qu'elle te revienne. Elle ne m'a jamais vraiment appartenue, tu sais. Je n'ai jamais cherché à la posséder. C'était juste…une coïncidence, qu'elle me revienne. »
Mais Drago ne croit pas aux coïncidences. Sa baguette devait finir dans les mains de Harry. Sans cela, il n'aurait jamais pu vaincre Voldemort. Il avait fallu que Drago soit privé de son pouvoir, de sa force, pour que Harry puisse accomplir son destin. Si Drago avait gardé sa baguette, que ce serait-il passé ?
Harry serait mort. Voldemort aurait gagné. Son père aurait gagné. Et jamais il ne serait devenu Henry Smith. Jamais il n'aurait vécu autre chose, quelque chose de plus juste, de plus vrai. Jamais il n'aurait connu Harry comme il l'a connu, ces derniers jours.
Il lâche sa baguette, qui échoue au sol dans un craquement. Un goût infame envahi sa bouche. Elle n'est pas une extension de lui-même. Elle est un parasite. Un parasite qu'on a introduit en lui, pour le soumettre, le priver de sa liberté de penser. Pour faire de lui le garçon qui n'avait pas le choix.
« Drago ? s'exclame Harry en se penchant pour ramasser la baguette qui a roulé au sol. Qu'est-ce que tu fais ?
- Pourquoi ? Pourquoi me donnes-tu…ça ?
- C'est à toi ! C'est ta baguette, tu ne te rappelles pas ?
- Je me rappelle très bien et je n'en veux pas.
- Drago, c'est ta baguette. Sans elle, tu ne pourras pas pratiquer la magie. Pas à ta façon, du moins.
- Pas à ma façon ? Parce qu'elle vaut la peine d'être pratiquée, ma façon ?
- Tu es un sorcier, ça fait partie de toi ! »
Drago se lève d'un bond, faisant sursauter Harry. Il a envie de crier, envie de vomir. Vomir sa colère, sa rage et aussi la bile immonde qui a pris possession de l'intérieur de sa bouche.
« Drago ? »
Harry attrape sa main, il la serre dans la sienne.
« Ne fais pas ça… » songe-t-il. A l'intérieur de sa paume, il y a le souvenir de la baguette. Sa peau est corrompue, salie. Il écarte vivement la main.
« Je vais rentrer chez moi, annonce-t-il d'un coup et sa voix est étrangement calme.
- Quoi ? »
Harry se redresse d'un bond pour lui faire face. Il plante ses yeux dans les siens et ils sont paniqués. Ses iris vertes tremblent légèrement. Mais il ne se laisse pas émouvoir. Sa résolution est d'acier.
« Pourquoi ? demande Harry.
- Parce que…je dois rentrer. Je dois y retourner.
- Je ne comprends pas.
- Non, dit-il. Tu ne comprends pas. Tu n'as jamais compris. »