Bonjour/Bonsoir/Holà !
Ce texte a été écrit dans le cadre de la 115ème nuit du FoF. Le but est d'écrire un texte sur un thème précis en 60min, un texte par heure de 21h à 4h du matin. N'hésitez pas à aller jeter un œil sur le forum. J'ai personnellement participé le lendemain, ne pouvant en être dans la nuit. C'est ma première tentative, donc j'espère avoir correctement répondu aux contraintes.
Ce texte participe aux thèmes « Partir » (Thème 5) et « Mémoire » (Thème 6), j'ai donc pris un peu de liberté en me laissant deux heures de travail au lieu d'une puisque j'avais deux thèmes à traiter…
Pour ceux qui me connaissent déjà pour mes fics GOT, c'est bien sûr moins développé que d'habitude parce que bon, deux heures ça reste court. Mais je voulais tenter l'exercice, et je ne suis pas trop mal satisfait de l'ensemble.
Il s'agit d'un Modern UA, donc aucun lien avec mes autres fics et la situation à la fin de la série. Juste un petit délire.
Bonne lecture !
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Prendre son envol
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- Le train numéro 6237 pour Port-Réal partira dans quelques instants, les personnes accompagnants les passagers sont priées de quitter le train, merci.
Jaime ébaucha un sourire crispé, grimace douloureuse, en saisissant la poignée de sa valise. La désapprobation paternelle se lisait dans chaque trait de Tywin Lannister, mais ce n'était pas le plus difficile. Non, le pire était cette expression de colère trahie qu'arborait Cersei et qui ne la quittait plus depuis qu'il avait annoncé sa décision, le mois dernier. Que son père ne voit pas d'un bon œil son éloignement et la liberté que cela induisait, il le comprenait, même s'il soupçonnait Tywin d'être secrètement heureux de le voir prendre enfin son avenir en mains après des années d'errance étudiante et de calvaire scolaire. Mais sa jumelle semblait y voir un abandon, la négation même de ce qu'ils étaient l'un pour l'autre. Jaime n'avait pas essayé de dialoguer, il la connaissait trop bien pour croire qu'elle lui laisserait en placer une. Et il n'en avait pas vraiment envie non plus. Depuis qu'il l'avait vue faire du charme à ce sale bâtard d'Euron Greyjoy lors de la fête du printemps, il se demandait si les promesses chuchotées dans la nuit, les caresses interdites et les serments éternels avaient jamais eu la même valeur pour lui que pour elle.
Nous aurons des enfants. Les plus magnifiques qui soient, blonds comme le soleil, et un jour, ils régneront sur notre empire.
Jaime refoula l'aigreur qui le prenait à la gorge. Ces mots, Cersei les avait si souvent glissés à son oreille qu'il sentait presque son souffle lui caresser l'épiderme. Il frissonnait à ce simple souvenir, comme si son corps avait tant appris sa sœur qu'il l'avait en lui, littéralement dans la peau. Peut-être, après tout. Il avait bien l'impression de ne respirer convenablement que lorsqu'elle était à ses côtés, qu'elle le touchait, que sa peau brûlait du contact interdit et pourtant si bon ?
Vingt-deux ans. Vingt-deux années à ne vivre que l'un pour l'autre, l'un par l'autre. Dans les couloirs de Castral Roc, depuis la mort de leur mère trop aimante et trop perspicace, plus personne ne s'était aventuré à se poser des questions sur la force du lien qui unissait le frère et la sœur. Un voile pudique, inquiet et mortifié, avait été jeté par-dessus l'innommable. Tywin lui-même devait se douter de quelque chose, au plus profond de lui, mais jamais il n'en ferait mention. L'opprobre ne souillerait pas sa famille de son vivant, et s'il le pouvait, pas davantage de sa mort non plus. On ne devenait pas l'une des plus grandes puissances militaires et financières de Westeros pour ensuite laisser la honte d'une tare détruire le travail de plusieurs générations.
- Eh bien, faites bon voyage, dit Tywin en posant sur ses deux fils un regard sévère à peine relevé d'un infime début de sourire – sa façon à lui de témoigner son affection. Soyez fiers de votre nom et honorez-le comme il le mérite. Nul ne dompte le lion, nul ne le juge. Si vous vous faites des ennemis, vainquez-les et dites-leur ceci…
- « Entends mon cri » complétèrent d'une même voix Jaime et Tyrion.
La devise familiale, qui remontait à des siècles, était l'une des choses les plus précieuses aux yeux de Tywin. Qu'il la leur fasse prononcer une dernière fois sur le quai de la gare où le train ne tarderait pas à les emmener loin de chez eux était presque une forme d'approbation.
Décidément, il se ramollit avec l'âge, songea Jaime.
Il se pencha pour déposer une dernière bise froide sur la joue de Cersei, en ignorant son regard accusateur qui s'emplissait peu à peu de haine, adressa un sourire à son père et, tandis que Tyrion les saluait tous les deux d'un dernier mot, hissa sa malle à l'intérieur du train. Un instant plus tard, son petit frère le rejoignait en sautillant, sans égard pour le sac aussi épais que lourd dont il avait gratifié Jaime. L'avantage du nanisme, lui avait-il déclaré au moment de partir. Puisque Tywin avait refusé que des serviteurs ne les accompagnent pour porter leurs affaires, arguant qu'ils étaient grands et déterminés à mériter leur titre et leur famille, Jaime s'était naturellement trouvé en charge de porter tous les bagages, à l'exception de la valise à roulettes de Tyrion.
Ils trouvèrent de la place dans une cabine vide et s'étalèrent sur les banquettes. Le train se mettait doucement en branle, le sifflement caractéristique retentissait déjà dans la gare et sous leurs pieds, les rouages commençaient à s'actionner. Ça y est, songea Jaime. Je pars. On part. Pour de bon.
Le regard trahi de Cersei le frappa à nouveau, violement, et il avala sa salive en s'efforçant de ne pas céder à la pulsion maladive qui lui tordait les entrailles. Avait-il arboré un visage semblable le jour où elle s'était embarquée pour le pensionnat d'élite de Hautjardin sans même le consulter, sans même lui en parler avant ? La brûlure qu'il avait ressentie à l'époque lui avait donné l'impression de le dévorer de l'intérieur. Il avait cru devenir fou en la voyant partir, et l'attente jusqu'aux vacances avait été interminable, comme s'il menaçait de se consumer sans elle. Pire, elle ne le prenait pratiquement pas au téléphone, prétextant avoir toujours quelque chose à faire, une amie à voir, un cours auquel assister, un devoir à rendre. Au début Jaime avait haï leur père, persuadé qu'il n'y avait que lui pour fomenter un plan pareil, puis il avait découvert la vérité. Cersei avait voulu s'y rendre. Elle savait que l'internat, ouvert aux jeunes filles dès leurs quatorze ans, était une porte d'entrée dans l'élite des femmes de la haute société, et qu'avec un nom comme le sien, il ne lui faudrait pas longtemps pour se faire une place importante. Elle rêvait de pouvoir, de politique, de puissance et de richesse, elle qui avait grandie dans l'une des familles les plus fortunées de Westeros. Alors à quinze ans, elle avait estimé qu'une année de retard était déjà trop, et elle était partie. Jaime avait cru mourir. Il ne savait pas vivre sans elle, sans sa douceur, sa façon de prendre les choses en mains, de le rassurer, d'offrir un cadre au monde et une chaleur à nulle autre pareille.
Maintenant, c'est mon tour.
Jaime doutait fortement que Cersei vive son départ aussi mal qu'il avait vécu le sien à l'époque. Il n'avait alors que quinze ans, il commençait à peine à entrevoir la réalité de leurs étreintes interdites, la saveur qu'elles avaient, la communion des âmes à laquelle il voulait croire à tout prix. Maintenant, il avait vingt-deux ans. Il venait de passer trois années à la fac de Castral Roc, à ne sortir diplômé que de justesse grâce à la donation annuelle de son père et à l'emploi de plusieurs précepteurs particuliers. Il n'avait aucun bagage, sinon un misérable licence en économie. Lui, il avait toujours été un homme d'action. Il aurait pu suivre un cursus professionnalisant dans un domaine sportif, comme il le souhaitait, si son père n'avait pas exigé qu'il obtienne un poste plus valorisant que simple troufion de base. Et pour ça, il fallait des diplômes. Peu importait qu'il ait déjà trois coupes d'escrime, une douzaine de médailles de course, qu'il sache faire de l'équitation, du tir, de la boxe à un niveau national. Tout cela ne lui serait d'aucune utilité pour donner des ordres, et c'était ça que Tywin voulait. La licence d'économie n'avait été qu'une première marche, mais si laborieuse que même le patriarche avait renoncé au master, et accepté que Jaime postule à différentes écoles de police et de corps d'armée. L'une d'elles, parmi les plus prestigieuses, était à Port-Réal, la capitale, et offrait non seulement un cursus physique en adéquation avec les ambitions de Jaime, mais aussi une obligation de niveau scolaire qui épousait les ambitions de Tywin. Et même si les choses seraient forcément difficiles, si loin de l'influence Lannister qui lui valait de survivre à chaque examen, Jaime avait besoin de cette indépendance. Il avait besoin, viscéralement, de se prouver qu'il était capable de faire quelque seul.
Cersei avait une vie toute tracée. Elle était entrée dans l'école de Science Politique la plus prestigieuse du royaume Lannister, connaissait suffisamment de choses en matières de bijoux et d'étoffes pour diriger une entreprise de stylisme et faire et défaire des modes avec aisance, et ferait certainement sa dernière année à Port-Réal, dans le temple de la politique – un nid de vipères, aux yeux de Jaime. Elle avait déjà approché le gratin des plus grandes écoles, avait commencé à flirter avec certains des héritiers les plus fortunés du continent et avait au moins deux soupirants. Elle voulait le pouvoir, et il ne faisait aucun doute qu'elle l'aurait.
- Ne broie pas du noir, grand frère, dit Tyrion en le ramenant à la réalité. Regarde plutôt ça ! Nous sommes enfin partis !
Ils avaient déjà voyagé hors du domaine Lannister et de Castral Roc, bien sûr, mais jamais pour voler de leurs propres ailes à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux. Le voyage en train prendrait huit heures, et durant ces huit heures, Jaime savait que Tyrion n'aurait rien d'autre en tête que sa soudaine liberté chérie. Dernier membre de la fratrie, moins aimé de la famille, nain et suprêmement intelligent mais indirectement jugé responsable de la mort de leur mère, qui n'avait pas survécu à l'accouchement, Tyrion n'avait jamais supporté la vie à Castral Roc. Sa réussite, avec un an et demi d'avance, de ses examens de fin de lycée avait commencé à intéresser Tywin quand il avait compris que Jaime n'arriverait jamais à atteindre le but qu'il lui avait fixé dans ses études. A l'issu de sa première année de fac, obtenue avec les meilleures mentions, Tyrion avait fini par accéder à son rêve : choisir lui-même le lieu de sa poursuite d'études. Il voulait goûter à tout, Histoire, Economie, Politique, Médecine. Son appétit intellectuel était sans limite. Mais impossible de laisser un adolescent de dix-huit ans livré à lui-même à la capitale. La réorientation de Jaime était tombée à pic.
- Tu n'imagines pas tout ce qu'on va pouvoir faire là-bas ! s'exclama Tyrion, extatique, en regardant le paysage. On va enfin être libre de manger ce qu'on veut, de lire ce qu'on veut, de faire ce qu'on veut !
- Quand on ne sera pas coincé par les cours et les devoirs, tempéra Jaime. Tu as déjà plus de cours en une semaine que je n'en aie eus en trois ans !
- Aucune importance !
Il était inutile de rappeler à Tyrion qu'ils avaient des cartes bancaires bloquées, que toutes leurs dépenses seraient surveillées à distance par leur père, qu'un de ses hommes enseignait dans la même université que celle qu'ils fréquenteraient et feraient de fréquents rapports à la demeure familiale. Tyrion avait rêvé de ce jour toute sa vie, il était cruel de l'arracher à sa joie.
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Le trajet fut interminable. Jaime en avait assez de lire, il n'avait jamais réussi à apprécier ça et sa dyslexie prononcée y était pour beaucoup, mais surtout, il n'en pouvait plus de ce train, il voulait sentir la capitale, la goûter, en profiter. Vivre, enfin.
Sans Cersei.
Il en avait besoin, il l'avait enfin compris à la fête du printemps. Il avait toujours su pour les ambitions de sa sœur, et pour les moyens dont elle était prête à faire preuve. Mais il y avait un monde entre le savoir et le voir. Apercevoir Cersei en train d'embrasser un autre homme lui avait toujours donné des envies de meurtres et l'impression que son sang prenait feu. La surprendre totalement par inadvertance au détour d'un couloir désert alors qu'elle se faisait prendre contre une colonnade par Euron Greyjoy était bien différent.
La mort devait ressembler à ça, à cette soudaine douleur qui déchire la poitrine, le sang qui boue, le cœur qui s'arrête, le monde qui s'écroule, le sol qui disparaît, la douleur, la peur, la certitude que plus rien d'autre n'existera. Elle lui avait toujours juré qu'il était le seul, et il l'avait toujours crue. Même quand il doutait, il s'était efforcé de ravaler ses craintes. C'était sa sœur, son âme-sœur, l'unique personne au monde à qui il avait livré ce qu'il avait de plus précieux sans jamais douter. Et elle l'avait piétiné. Ce soir-là, Jaime avait fait un malaise. Au moment de reprendre conscience, Euron était déjà parti, et il ne pouvait plus rien contre lui. Il s'était contenté de se jeter des remparts de Castral Roc. Un plongeon de trente mètres dans la mer, qu'il avait une seconde cru capable de le tuer, avant de se souvenir, en heurter l'eau avec violence, qu'il avait déjà fait ce plongeon quinze ans plus tôt et qu'il n'en avait récolté qu'un savon mémorable et une belle frayeur de son petit frère qu'il avait dû rassurer pendant des heures. Il avait dormi dans la crique, incapable de se traîner jusqu'au château. On l'avait cru mort, puis soûl, et Tywin lui avait passé un nouveau savon dantesque, plus incendiaire encore que celui de son enfance, et Jaime s'en était royalement moqué, réduit à une simple coquille vide qui n'avait même plus l'envie ou la force de provoquer Euron en duel. L'idée de lui coller une balle entre les deux yeux l'avait bien effleuré, mais sans qu'il la retienne. Il n'avait plus goût à rien, pas même à la vengeance. Il avait évité Cersei le temps qu'elle ne regagne sa fac et son internat, et s'était laissé mourir dans sa chambre.
Une conversation avec Tyrion, forcée par celui-ci, l'avait convaincu de poser sa candidature pour Port-Réal. Des litres d'alcool et des semaines de réflexions douloureuses lui avaient permis de se reprendre en mains. Au moins suffisamment pour donner le change.
Pour avoir envie de vivre.
Port-Réal me fera du bien, songea-t-il en contemplant le paysage sauvage qui défilait par la vitre. Forcément. Il n'avait pas emporté son téléphone portable, un modèle coûteux et tout récent qui lui aurait permis de rester en contact avec Cersei facilement. Il se servirait du téléphone fixe qui allait avec le studio qu'il avait réservé. Et peut-être qu'il résisterait même à l'envie de prendre des nouvelles de sa sœur.
Quand enfin ils arrivèrent en gare de Port-Réal, la surpopulation lui sauta à la gorge sitôt descendu du train. Il y avait plus de monde sur le quai que dans un quartier entier de Castral Roc. Les deux frères se faufilèrent péniblement dans la masse de voyageurs jusqu'à la sortie la plus proche. Une fois dehors, ils émergèrent dans des ruelles étroites, aux bâtiments clairs surmontés de toits de tuiles rouges. Des bicyclettes et des pousse-pousse se précipitaient dans tous les sens, mais aucune voiture n'apparaissait à l'horizon. L'étroitesse des rues ne l'aurait sans doute pas permis. Chargé comme une mule, les bras tendus sous le poids des valises, Jaime suivit Tyrion à travers la foule, esquivant les gamins qui jouaient, les mères de famille qui les coursaient, les vendeurs à la criée, pour finalement atteindre un tramway bondé dans lequel ils peinèrent à entrer. Ils passèrent la demi-heure suivante à se contorsionner entre les usagers fatigués, râleurs, en sueur, dans une ram sans ventilateur qui se traînait à l'allure d'un escargot dans les ruelles étroites et pentues, sous un soleil de plomb. Jaime ravala plusieurs répliques bien senties à l'égard de quelques dames énervées qui ne comprenaient pas qu'on puisse avoir l'idée d'emprunter un tramway à l'heure d'affluence avec autant de bagages. Enfin, Tyrion lui cria de descendre et ils purent sauter sur le pavé et se dégager de la puanteur des usagers comprimés.
- Chouette premier contact, ironisa Jaime en rassemblant ses valises alors que le tramway s'éloignait.
- On n'a jamais dit que la capitale était connue pour son calme, rétorqua Tyrion. Viens, c'est par là.
Il les entraîna en direction de la plage, bien que celle-ci ne soit pas visible, masquée par un ancien mur d'enceinte qui protégeait toute la ville. Collée à la muraille, haute de trois à quatre étages et si tarabiscotée que Jaime se demanda immédiatement comment elle faisait pour ne pas s'effondrer, se dressait la Résidence Lyanna Stark pour les étudiants. L'architecte donnait l'impression d'avoir perdu les plans et improvisé dans des directions totalement opposées à plusieurs reprises. Des balcons décoraient certaines fenêtres, d'autres avaient un vis-à-vis immédiat, d'autres encore paraissaient renfoncés dans la façade et d'autres étrangement avancés. Il n'y avait aucune espèce de logique.
Les deux frères échangèrent un regard perplexe, puis Tyrion poussa la porte d'entrée. Un comptoir bas et une sonnette habillaient le hall minuscule, et les murs étaient tapissés par le règlement de l'établissement et les annonces en tous genres. Un jeune garçon pâle disparaissait presque derrière le comptoir, le nez perdu dans son journal. Il se redressa en les apercevant.
- Les frères Lannister, c'est ça ? Je croyais que vous veniez à deux ?
- Ahem, fit Tyrion.
Le jeune homme se pencha par-dessus son comptoir et vira instantanément au rouge.
- Pardon, merde, excusez-moi… Je crains, désolé. Donc, je reprends : vous êtes bien les frères Lannister ?
- Eux-mêmes, répondit Tyrion avec un sourire encourageant. On a réservé deux studios pour l'année.
- Exact, j'ai votre commande. Les chambres 26 et 27, au deuxième étage. Suivez-moi, je vais vous faire visiter.
Leur hôte – qui se présenta comme un certain Pyp, lui-même étudiant à Port-Réal – leur fit effectivement rapidement faire le tour de la résidence, mais il n'y avait pas grand-chose à en dire. Chaque étage comportait un nombre changeant de studios, occupés par des étudiants et certains des élèves mineurs les plus prometteurs de leur génération, mais qui n'avaient pas trouvé de place en internat et avaient dû s'installer ici. Il était donc interdit de consommer de l'alcool et d'autres produits analogues hors des chambres des pensionnaires majeurs. Chaque étage comportait une salle de détente, plus ou moins bien agencée, qui avait un billard, une télévision, des sièges pour un coin lecture et plusieurs petites bibliothèques pleines de livres et de jeux de société. Les studios étaient tous faits sur le même modèle, mais plus ou moins bas de plafond selon la pente du toit : une fenêtre ou un velux, un lit, une armoire, un bureau et une chaise, un espace cuisine minuscule avec deux plaques ridicules et un frigo qui passait en-dessous du plan de travail, une salle de bain étroite pourvue d'une douche et de toilettes. Les étagères et bibliothèques étaient à l'achat du pensionnaire, mais on en trouvait bon marché dans l'arrière cour, quand les anciens occupants des lieux voulaient se débarrasser de leur mobilier sans tarder.
L'ensemble des deux studios atteignait à peine la taille de l'ancienne chambre de Jaime. Ridicule. Pourtant, le jeune homme se sentit étonnamment bien quand il se laissa tomber sur son nouveau lit. Rien ici ne lui rappellerait Castral Roc. C'était un excellent moyen de prendre un nouveau départ.
Décharger ses affaires lui prit peu de temps. Il n'avait apporté aucune décoration, juste ses gants de boxe et ses vêtements et affaires de cours. Il tassa le tout dans les espaces de rangement, étudia le règlement intérieur avec attention (« C'est super important ! » avait dit Pyp une demi-douzaine de fois avant de lui lâcher la clef du studio), et songea qu'il n'aurait sans doute pas beaucoup l'occasion de le mettre à l'épreuve avec les horaires que l'école de police lui imposerait dès la semaine suivante.
Oui, tout irait bien, il travaillerait d'arrache-pied et n'aurait pas une minute à lui de toute la semaine, et le week-end, il sortirait avec Tyrion qui lui parlerait de la douzaine de cours en amphi dont il se serait abreuvé, et tout irait bien, tout…
Mais qui croyait-il tromper ? La faim était là. La mémoire du corps était plus puissante que tout le reste, mais alliée à la mémoire olfactive et aux relents de déclarations torrides que Cersei murmurait toujours dans la chaleur de leur lit, elle avait la puissance d'une bombe. Jaime serra les dents, ferma les yeux et se roula en boule sur son lit. Il ne voulait pas y songer, mais son corps et son cerveau le trahissaient. Il n'avait pas touché Cersei depuis Euron, il avait fait tout son possible pour se montrer fort, pour ne pas retomber dans son piège, et il avait eu l'impression de crever tout l'été à la voir s'attarder dans sa salle de bain, l'étreindre doucement devant sa porte, lui demander d'une voix blessée pourquoi il ne lui parlait plus, pourquoi elle ne pouvait plus le toucher, pourquoi…
Respire, Jaime. Respire, putain.
Partir n'avait servi à rien, il se sentait aussi malade qu'à Castral Roc. Il avait l'impression de crever à petits feux, de revoir Cersei en larmes qui lui crachait au visage parce qu'il n'était qu'un lâche, un traître qui refusait de partager leurs misérables semaines de vacances avec elle et avait décidé de partir à l'autre bout du pays pour des années. Il avait bien essayé de lui dire, mais les mots n'étaient jamais parvenus à sortir dans le bon ordre, et il se retrouvait toujours à s'excuser plutôt qu'à l'accuser. Alors que c'était elle qui l'avait trahi. Elle qui avait baisé avec Euron Greyjoy dans le couloir, à deux mètres de sa putain de chambre, à l'endroit exact où ils l'avaient fait, des années plus tôt, quand Cersei était rentrée de l'internat après quatre mois d'absence et qu'ils n'avaient pas réussi à atteindre la chambre avant de se jeter l'un sur l'autre.
C'était elle qui l'avait abandonné, et lui qui sentait son corps la réclamer et sa raison se perdre à force de l'entendre lui chuchoter des insanités à l'oreille, toutes ces choses qu'il lui avait faites, qu'il avait voulu lui faire, qu'il avait rêvé de lui faire… Ces choses dont il aurait pu rougir s'il avait eu honte, mais il n'avait jamais honte, il ne pouvait pas avoir honte d'elle et de lui, c'était tellement pur, tellement…
Un coup à la porte lui fit lever les yeux. Il avait laissé celle-ci entrebâillée, de sorte à voir quand Tyrion aurait fini de s'approprier son nouvel espace, et même si elle était assez fermée pour le dissimuler à la vue, il s'étira avec raideur, un goût de cendres dans la bouche. Tyrion devait avoir fini, il devait vouloir l'emmener boire un verre, ou quelque chose, et il verrait au premier coup d'œil que rien n'allait, parce qu'il savait bien sûr, il avait toujours su et avait toujours fermé les yeux…
Mais ce n'était pas son frère sur le palier. Plutôt l'adolescente la plus bizarre que Jaime ait vu de sa vie. Elle avait le visage d'une gamine de douze ans environ, mais celui-ci aurait plus convenu à un garçon qu'à une fille, car il était assez ingrat et renfrogné, et elle mesurait assurément plus d'un mètre soixante-dix et avait la carrure d'un jeune rugbyman. Ses cheveux blonds, presque blancs, étaient attachés en une haute queue de cheval et elle portait une tenue de sport informe.
- C'est vous le voisin ?
- Jaime Lannister, se présenta-t-il en lui tendant machinalement la main.
Même dans son état, la politesse gravée dans ses veines l'empêchait de se laisser totalement aller. Il avait choisi de venir, il devait pouvoir échanger trois mots avec une voisine de couloir sans perdre connaissance et mourir de douleur.
En principe.
L'adolescente l'étudia brièvement avant de lui serrer la main.
- Brienne Tarth. Je suis dans la chambre 28, à votre droite.
- Tu fais partie de quelle école ?
- Je suis inscrite au collège de Cupulcier, mais je fais la prépa militaire du Donjon Rouge.
Avant d'avoir pu s'en empêcher, Jaime haussa un sourcil surpris. Une fille au Donjon, rien que ça ? Il avait postulé là-bas, il savait quels étaient les critères d'entrée, à quel point les maîtres qui le dirigeait n'avaient aucune patience et aucune tolérance. Lui-même y ferait bientôt sa rentrée, dans l'aile attribuée à l'école de police. Et s'il y avait bien des femmes dans la promotion, pour ce qu'en avait compris Jaime, il n'avait jamais entendu parler d'une telle chose dans l'aile militaire.
- Ils prennent les filles, là-bas ?
- J'ai quatorze ans, c'est l'âge minimal, grogna la jeune fille, sur la défensive. Et j'ai passé toutes les épreuves de sélection avec 83% de réussite. Mathématiques, littérature, histoire et géographie, course à pieds, endurance, boxe, natation, équitation, escrime, judo, premiers secours, les épreuves d'escalade et la planche. J'ai simplement pas pu être évaluée au tir parce que je n'en ai jamais fait et que les mineurs n'ont pas le droit de toucher à une arme à feu. Et j'ai eu du mal à l'escalade, mais 83%, c'est plus que la plupart des mecs de mon âge.
Elle avait débité tout ça d'une traite et pris un air revêche qui aurait presque prêté à sourire si Jaime n'avait pas senti chez elle assez de hargne pour lui sauter à la gorge et un besoin vital de faire ses preuves. Une seconde, il la détailla à nouveau. Elle était grande, bien sûr, mais son allure était aussi assez sportive, et deux gants de boxe pendaient sur son épaule droite. Ses yeux, d'un bleu étonnant, avaient pris une dureté peu commune pour son âge. Au milieu de ses taches de rousseur, plusieurs fines cicatrices témoignaient de vilains coups qui avaient laissé des traces.
- C'était pas dit pour te vexer, dit-il avec un ton d'excuse. Je suis étonné, c'est tout, je les croyais plus vieux jeu que ça. Je fais mes débuts à l'école de police la semaine prochaine.
La gamine – Brienne – hocha la tête, mais sans un mot. Génial, une grande bavarde dans l'âme. Jaime se força à ravaler le commentaire qui lui brûlait la langue. C'était une gamine, il ne pouvait pas se permettre de décharger sa frustration et sa douleur sur elle. D'ailleurs, il sentait la douleur et le manque de Cersei refluer à mesure qu'il participait à cette conversation stupide. Il n'en avait rien à faire de cette môme, mais si elle pouvait lui donner de l'air, la force de retrouver ses résolutions et sa détermination, alors…
- T'as un sac de frappe ? s'entendit-il demander.
- J'ai pas pu l'accrocher dans ma chambre, je l'ai mis dans la cour, attaché à la poutre de la terrasse – je vous montre, si vous voulez, ajouta-t-elle devant son air perplexe. Comme ça, je pourrais vous montrer que je mens pas.
- Je te crois.
- On dirait pas. Vous venez ?
Son regard s'était arrimé aux gants de boxe laissés à l'abandon sur un coin du lit, et Jaime réalisa soudain que c'était peut-être en les apercevant par la porte entrebâillée que la gamine avait eu l'idée soudaine de l'aborder. Il ne devait pas y avoir beaucoup d'adolescents entre les murs de la pension, quatre ou cinq de ce qu'il s'en souvenait du discours de Pyp, et la plupart étaient en dernière année de lycée. Et si cette môme était vraiment entrée en prépa militaire au Donjon Rouge, elle ne devait pas avoir beaucoup d'amis. Même en vivant à Castral Roc, Jaime avait une idée précise du degré de machisme et de traditionalisme de l'établissement.
Peut-être qu'elle avait supposé qu'elle avait moyen de boxer un peu contre un autre adversaire que les gamins qui voudraient rapidement tous sa peau au Donjon Rouge, si ce n'était pas déjà le cas.
Jaime marqua une seconde d'hésitation, le temps de réaliser que le manque avait presque disparu, relégué au fond de son esprit, puis saisit ses gants de boxe et la rejoignit en deux enjambées. Il fit un rapide crochet par la chambre de Tyrion, lui glissa qu'il allait traîner dans l'arrière-cour pour voir s'il existait oui ou non un sac de frappe, et se retrouva à suivre l'étrange gamine dans les escaliers étroits et irréguliers.
Brienne, se força-t-il à se corriger quand il foula le sol de la cour et avisa le sac de frappe effectivement accroché à une poutre maîtresse d'un enchevêtrement étrange qui surplombait la terrasse déserte. Elle s'appelle Brienne.
Et quatorze ans ou pas, elle savait bouger avec des gants. Elle savait tenir un sac de frappe et lui donner des indications inutiles parce qu'il était Jaime Lannister et que, bons dieux, il savait s'y prendre, mais à force de l'agacer, il ne put retenir une provocation. Puisqu'elle savait s'y bien donner des ordres et se la jouer professeur, avec ce naturel qui laissait entendre à Jaime qu'elle ne se prenait pas de haut, elle se disait simplement qu'il avait l'air d'un fils de riche un peu déboussolé qui essayait de passer ses nerfs.
- Un petit match ? suggéra la gamine – Brienne – après une dizaine de minutes.
- Tu te crois de taille ?
- Pourquoi pas ?
Un peu de bravade innocente, cocktail étrange sur une gamine à l'allure de rugbyman, et ils se retrouvèrent face à face, en posture de garde.
Sans le savoir, elle venait peut-être de lui sauver la vie. Au moins, de lui faire gagner une journée. La peau de Cersei, ses lèvres, ses seins, ses paroles, tout ça se dissipait peu à peu dans la sueur et l'effort. Il survivrait.
Coup après coup, jour après jour, il survivrait.
…
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Alors ? Un p'tit avis ?