"Alors comme ça, tout l'entourage d'Odin se soulève ? Vous aurais-je inspirés, Mère et toi ? Je ne t'ai jamais connu aussi éloquent, mon frère. Hautain, oui, insolent, certainement, mais pas éloquent !

-Tais-toi, Loki. Rien n'est encore joué et Père pourrait très bien revenir exiger ta mort avant même la fin de la journée.

-Oh, mais je suis sûr que tu me protègerais ! Tu ne l'as pas fait avec tes amis midgardiens, mais je constate que tu te sens davantage d'ardeur devant une lance ou une hache qu'une arme à feu !

-Arrête ! Tu sais très bien que j'ai essayé de te sauver sur Midgard ! s'écria Thor en s'arrêtant pour plaquer violemment Loki contre le mur. Tu le sais ! J'ai fait ce que j'ai pu, Loki. J'ignore pourquoi tu ne m'as pas écouté, mais j'ai fait ce que j'ai pu."

La presque exécution de son frère avait profondément bouleversé ses convictions, mais pas assez pour lui faire oublier la résistance farouche que Loki qui avait opposée. Il ne voulait pas être sauvé, pourtant son comportement continuait de le tourmenter. Pourquoi son frère avait-il agi de cette façon sur Midgard ? La thèse de la folie ne le satisfaisait plus, et il n'avait jamais cru à la soi-disant soif de pouvoir de Loki. Alors pourquoi ? Il avait bien l'intention d'obtenir une réponse et, quelle qu'elle soit, de persuader leur père d'épargner la vie du jeune dieu.

"Tu n'as jamais fait tout ce que tu as pu, Thor, souffla Loki à voix basse, toujours plaqué contre son mur. Mais c'est sans doute dans le sang, de ne jamais faire cas des siens.

-Arrête, Loki, soupira le dieu du tonnerre d'une voix étonnamment douce. Ta voix se fissure à chaque mot et tu trembles de tout ton corps.

-Quoi ?"

Loki baissa les yeux vers ses bras et ses jambes, incrédule. Visiblement, il ne s'en était même pas rendu compte.

"Allez, viens, soupira Thor en le décollant du mur pour poursuivre leur chemin. Je crois que tu as besoin d'un bon bain. Et de changer de vêtements, ajouta-t-il en fronçant le nez.

-Et tu ne crois pas que tu pourrais me détacher d'abord ?"

Sans un mot, Thor fit sauter ses chaînes. Loki ne dit plus rien de tout le trajet.

/

Il avait conduit son frère directement dans ses appartements, qui n'avaient pas bougé d'un pouce depuis la disparition de Loki, plus d'une année auparavant. Il se doutait que son cadet devait avoir besoin de se reprendre et de rassembler ses esprits avant d'être prêt à lui parler. Après tout, il avait vu venir de très près le moment où il allait perdre sa tête... Le dieu du tonnerre savait qu'il aurait dû craindre que Loki prenne la fuite, maintenant qu'il n'était plus privé de sa magie, alors, avant de le laisser seul dans sa chambre, il fit en sorte de lui parler avec la plus grande sincérité :

"Loki, dit-il en le prenant délicatement par la nuque, je ne sais pas pourquoi tu as fait ce qu'on te reproche, mais je ne peux croire ni à ta soi-disant folie, ni au fait que tu as toujours voulu prendre ma place. Je sais que tu mérites d'être puni, mais je ne laisserai jamais ni Père, ni personne te faire du mal. Alors j'aimerais que tu entres là-dedans, que tu prennes un bon bain pour te détendre et, une fois que ce sera fait, que tu me dises ce qu'il s'est passé sur Midgard. Je ne te jugerai pas, Loki. Je veux juste comprendre afin de pouvoir t'aider."

Loki ne répondit pas et baissa les yeux, pourtant Thor avait eu le temps d'apercevoir les larmes qui scintillaient dans ses prunelles. Son frère avait l'air si faible, si misérable, tout à coup. Il y avait vraiment quelque chose que ni lui, ni Odin n'avaient vu. Loki ne méritait pas cette cruelle punition, il en était de plus en plus convaincu.

"À tout à l'heure, conclut Thor en lui pressant doucement la nuque, puis il rompit l'étreinte et s'éloigna dans le couloir."

Loki resta seul devant la porte. Ses doigts tremblaient tellement qu'il lui fallut un moment avant de réussir à l'ouvrir. De loin, Thor surveilla qu'il pénétrait bien dans la pièce, puis il prit la direction des buanderies. Si le mobilier, les livres et les objets de Loki étaient restés à leur place, ses vêtements, eux, avaient été retirés de la chambre. De même que les serviettes de toilette, or son frère en aurait bien besoin. Il continua d'espérer que sa docilité n'était pas un piège et que Loki ne se volatiliserait pas dans son bain. Et qu'Odin ne changerait pas d'avis. Si jamais il décidait de renvoyer une garnison pour ramener le jeune dieu à l'échafaud... L'estomac de Thor se contracta à cette idée. Il devait faire vite.

Ce fut en courant qu'il dévala les marches de la buanderie, et il saisit sans y réfléchir à deux fois les articles dont il aurait besoin. Des vêtements propres, un lot de serviettes de bain.

Parvenu devant la porte de la chambre, le dieu du tonnerre entra sans frapper et déposa les affaires sur le lit.

"Loki, je t'ai apporté des vêtements, et une serviette de bain, annonça-t-il en haussant le ton pour se faire entendre par-dessus le bruit de l'eau. Mon frère ? Tu es encore là ?

-Pour l'instant, marmonna le dieu de la malice d'une voix assourdie par l'épaisseur du mur qui les séparait."

Thor acquiesça et ressortit de la pièce. Sur le chemin entre la chambre et la buanderie, il avait pensé à quelque chose... Dans ses affaires se trouvaient un ou deux objets ayant appartenu à Loki, et dont il avait refusé de se séparer à la "mort" de son frère. L'un d'entre eux, que le jeune dieu avait trimballé avec lui pendant des années, lui serait assurément d'une aide précieuse pour le faire parler.

D'ailleurs, en parlant de communication, elle ne semblait pas au beau fixe entre Odin et Frigga. Thor les entendait hurler de là où il était. Et s'il n'avait pas le temps de s'arrêter pour s'assurer de qui avait l'avantage, il espérait que c'était sa mère. La survie de Loki dépendait tout autant, voire davantage, de l'éloquence de la reine que de la sienne.

Et, s'il parvenait à convaincre Loki de s'expliquer, peut-être le jeune dieu pourrait-il également plaider pour sa cause.

Le coeur serré, Thor entra une nouvelle fois dans la chambre. Il trouva Loki assis bien droit sur le bord de son lit, propre, vêtu de frais, les cheveux encore un peu mouillés. En voyant son frère entrer, il eut un mouvement, sans doute pour se lever, mais le dieu du tonnerre l'arrêta en lui brandissant quelque chose de doux et de rebondi sous le nez. Loki se figea, surpris. Puis, il reconnut l'objet.

À son froncement de sourcils, le dieu de la malice crut sans doute qu'il plaisantait.

"Tu n'es pas sérieux ! s'exclama-t-il avec dédain. Comme si j'avais encore besoin de cette chose !

-Je suis sûr que oui, rétorqua Thor d'un air sérieux. C'est ton vieux doudou. Je sais que tu l'as gardé très longtemps avec toi.

-Arrête, Thor, rétorqua sèchement Loki. Je n'ai pas besoin de... j'ai passé l'âge de... je n'ai pas... il n'y a aucune raison... aucune raison que... après tout ce que... je n'ai pas besoin de ça, je... je..."

Mais c'était trop tard, le dieu de la malice s'était mis à trembler. Thor ne fut pas capable de lire exactement ce qui se passait dans ses yeux verts, mais il comprit que son idée était la bonne. Les souvenirs, les émotions, les faiblesses de Loki étaient en train de remonter à la surface, enfin libérées des barrières qu'il s'imposait pour ne pas ressentir trop fort, paraître trop faible. Qui aurait cru qu'un ours en peluche était le seul objet à réussir un tel exploit ? Et une décapitation manquée, ça allait de soi...

Thor vit le jeune dieu crisper ses doigts dans la bourre épaisse et usée du doudou, puis continuer à trembler des pieds à la tête. Il détourna le visage, sans doute pour cacher sa détresse à son frère, mais le dieu du tonnerre n'avait pas l'intention de le laisser faire. S'il était là, c'était pour lui parler, le réconforter, comprendre. Il ne pouvait pas le laisser lui cacher ses pleurs.

Alors, Thor avança la main pour la poser sur l'épaule de son cadet et lui caressa doucement la clavicule du bout du pouce.

"Loki... Tu sais que tu peux tout me dire, l'encouragea-t-il avec tendresse. Je ne pourrai jamais t'aider si tu ne me parles pas.

-Je... je...

-Allez, Loki... Aies confiance en moi. Je ne te jugerai pas, tu devrais le savoir pourtant.

-Je..."

Loki ne tint pas plus longtemps. La pression et les émotions des derniers jours furent trop fortes et il éclata en sanglots. Comme ça, sur la poitrine de son frère, qui se pencha sans un mot pour le recevoir dans ses bras.

"Je n'ai jamais voulu ça, larmoya le jeune dieu en délaissant la peluche pour les vêtements de Thor. Je n'ai jamais pensé avoir davantage le droit de régner que toi, même si j'ai parfois trouvé injuste qu'on t'encense tant alors que j'étais tout aussi apte à gouverner que toi !

-Oui, je sais, Loki... Je n'en ai jamais douté, répondit Thor en lui caressant le dos pour le calmer.

-Ce qui est arrivé sur Midgard n'était pas de mon fait... J'aurais aimé pouvoir lui résister, mais je n'étais pas assez fort... Il m'a manipulé et le sceptre n'a fait que multiplier à l'infini ce que je ressentais...

-Qui ça, "il" ? De qui tu parles, Loki ?"

Jusqu'à présent, le dieu du tonnerre n'avait jamais prêté attention au "il" dont son frère avait vaguement laissé échapper l'existence. Mais ce "il" apparaissait de plus en plus clairement comme le véritable instigateur de l'attaque sur Midgard... Quelqu'un d'une ampleur bien plus grande que Loki... quelqu'un qui aurait pu le forcer à agir ? C'était bien ça qu'il avait laissé échapper à travers ses pleurs ? Ses sanglots étaient si forts que Thor n'était pas sûr de comprendre tout ce qu'il disait...

"Il... Il, c'est... c'est..."

Loki prit une grande inspiration tremblante et il se mit à raconter.

Et plus il raconta, plus Thor resserra ses bras autour de sa forme tremblante, brisée par les épreuves. Il avait vécu, au cours de l'année écoulée, un véritable calvaire.

C'était pire que tout ce que le dieu du tonnerre aurait pu imaginer.

C'était bien pire que tout ce que lui-même avait déjà enduré.

Chantage.

Captivité.

Torture.

C'était pire que tout ce qu'il avait jamais connu. Et il ne parvenait pas à comprendre comment Loki avait pu souffrir de la sorte sans qu'il le sache. Normalement, il aurait dû être toujours là pour lui, l'arracher au danger dès que son frère était en péril. Pourtant, un an de détresse et de souffrance, et il n'en avait jamais rien su. C'était insupportable. Thor lui-même faillit s'effondrer.

Au bout d'une trentaine de minutes à peine, durant lesquelles un flot de larmes et de mots ininterrompus sorti de la bouche de Loki, le jeune dieu finit par s'endormir. Comme une masse, après que Thor lui eut effleuré le front et les cheveux d'une caresse, et lui eut juré que, jamais, plus jamais, il ne laisserait quelqu'un le blesser de cette façon.

"Je parlerai à Père, Loki, chuchota-t-il contre la joue de son frère qui commençait à sombrer. Tu n'auras rien besoin de dire, je lui raconterai moi-même ce qui t'est arrivé. Il ne savait pas, Loki, mais il ne pourra plus te punir après ça. Il n'y avait aucun autre moyen pour toi de t'en sortir que d'obtempérer et d'attaquer Midgard.

-Il... me déteste..., murmura le dieu de la malice, luttant faiblement contre l'assoupissement qui le gagnait. 'me décapiterait lui-même... c'est ce qu'il a dit...

-Non, Loki, ne crois pas ça. Je pense qu'il était surtout en colère et... très déçu. Mais ne t'inquiète pas. Maintenant, il comprendra.

-'ne veux pas être faible..., chuchota Loki dans un dernier sursaut pour rester éveillé, bien que ses yeux fussent clos. 'n'a pas besoin de... pitié... de... mépris...

-Ne dis pas n'importe quoi, mon frère. Personne ne pourrait endurer ce que tu as vécu et s'en relever. Tu n'es pas faible, Loki, et tu ne l'as jamais été. Au contraire, tu es encore vivant pour en parler. Et ça, personne ne pourra jamais te l'ôter."

Pendant un instant, le dieu de la malice continua de remuer un peu dans les bras de son frère, puis il céda enfin et plongea dans un sommeil lourd et profond. Thor ne l'avait pas vu aussi faible et défait depuis longtemps.

Dire que c'était pour ça, pour n'avoir pu supporter plus de souffrance et d'angoisse, qu'on avait failli le condamner.

À mort.

Thor ferma les yeux, son coeur se souleva de nouveau à cette idée. Dire qu'ils avaient failli le tuer ! Pour ça ! Même si Loki avait vaguement conscience de ce qu'il faisait, ce n'était pas lui qu'il fallait châtier.

Thor s'efforça de se calmer. Il ne restait qu'à convaincre leur père, et s'il avait été dérouté par la rage et l'opiniâtreté d'Odin à condamner Loki, il savait que le roi ne pourrait pas maintenir son jugement après de telles révélations.

D'ailleurs, il ne tarda pas à se présenter à la porte de la chambre, l'ouvrant d'un geste violent qui aurait fait sursauter Loki s'il avait toujours été conscient. Or, il ne se réveilla pas. Frigga entra comme une tornade sur les talons de son mari.

"C'est donc là que tu cachais ce traître ! gronda Odin en avisant froidement Loki, pelotonné dans les bras de son frère. Depuis quand les prisonniers bénéficient-ils de ce genre de traitement de faveur ?

-Arrête, Père, tu n'as rien compris ! s'emporta Thor en se levant pratiquement du lit -ce qu'il aurait fait si le dieu de la malice n'avait pas reposé en partie sur ses genoux. Rien de ce qu'a fait Loki était de sa faute ! Ou, en tout cas, pas totalement.

-Je t'écoute ! Je suis curieux de voir ce que ce serpent t'a raconté !

-Ça suffit, Odin ! Laisse-le parler ! Et cesse d'employer de tels mots pour parler de notre enfant ! gronda Frigga, furieuse."

Alors, Thor raconta. Il répéta ce que Loki lui avait dit, oubliant certains détails, en mélangeant d'autres, mais il parla avec une douleur presque similaire à celle du jeune dieu, la souffrance de quelqu'un qui n'a pas pu protéger une personne qu'il aime. Une personne qu'il découvre brisée, anéantie, se relevant à peine, mais qu'on condamne encore par ignorance. Au fur et à mesure de son récit, il vit des émotions semblables aux siennes se peindre sur le visage de sa mère, et il ne fallut pas longtemps à Frigga pour se précipiter sur la couche de son enfant, s'assoir auprès de lui et tenir sa main, qu'elle recouvrit de baisers. Le visage d'Odin, pour sa part, se creusa lentement d'une expression indécise, non dépourvue de sa fureur première mais moins farouche, en tout cas, que ce qu'il avait laissé voir jusqu'alors.

"Tu affabules, marmonna-t-il, indécis, son oeil unique allant de son fils aîné à celui qui était toujours pelotonné dans ses bras. Comment ce Thanos aurait-il pu nous cacher la captivité de Loki si longtemps ?

-Je l'ignore, Père, mais tu vois bien que ce qui est arrivé sur Midgard n'était pas de son fait. Je sais que tu ne veux pas laisser ses destructions et ses meurtres impunis, mais je t'en prie, ne le tue pas. Ne le tue pas alors que tout ce qu'il a fait, c'était parce qu'il n'en pouvait plus de la souffrance !

-Il peut toujours t'avoir menti, objecta Odin en fronçant les sourcils. Il est le dieu de la duperie. L'aurais-tu oublié ?

-Comment oses-tu dire ça, Odin ?! s'emporta Frigga, qui caressait inlassablement la joue de son fils. As-tu donc si peu aimé notre enfant que, pour une erreur qu'il n'a même pas commise de son plein gré, tu lui retires toute ta confiance ? Est-ce ça, l'amour d'un père pour son fils, Odin ? Réponds-moi !

-Je tâche simplement d'être objectif, comme n'importe quel roi devrait l'être ! protesta Odin.

-Tu es surtout aveuglé par ta vexation d'avoir failli à assurer la splendeur d'Asgard dans ce conflit !

-Père, si Loki avait été coupable, il se serait enfui au lieu de rester ici pour attendre ton jugement."

Odin hésita encore. Il avait visiblement une foule d'autres arguments à opposer à son fils, mais sa main, presque sans qu'il s'en aperçoive, était venue se poser sur les cheveux noirs de Loki, lissés par l'eau du bain. Il acheva de démêler les boucles sombres d'un geste presque doux, puis il se redressa.

"Très bien, capitula-t-il. Je consens à lui laisser une chance. Mais il devra me fournir des preuves solides de ce qu'il avance !"

Frigga le fixa durement, exaspérée par son entêtement et son orgueil démesuré de roi. Thor le dévisagea aussi, désemparé de voir leur père accorder si peu de crédit à la parole du jeune dieu.

Mais l'air de sombre colère et de méfiance qui habitait les traits d'Odin avait presque totalement disparu. Ne restait sur son visage qu'une ridule de contrariété, mais Thor savait que le pire était passé. Odin croirait Loki à son tour, il en était persuadé.

Qu'il ait fallu que Loki passe à un cheveu de la décapitation pour qu'ils réalisent enfin sa détresse était par trop tragique, mais au moins, tous les non-dits avaient enfin une chance d'être expliqués.

Oui, songea Thor en rapprochant Loki de son coeur, et en tirant la couverture pour l'enrouler autour de ses épaules. Ils avaient parcouru un chemin difficile, mais retrouver la confiance qu'ils se portaient mutuellement était déjà un gage qu'ils surmonteraient ces épreuves.

Ils s'étaient pratiquement pardonnés. Ensuite, ils pourraient aller de l'avant.